[130,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 130 : Du soin de la mémoire après la mort. [130,1] Tu as tort de te mettre en peine de ce que les hommes diront de toi après ton décès car c'est une curiosité de saison puisque tu devais y pourvoir dès ta jeunesse. La réputation des personnes mortes est ordinairement semblable à leur vie. Toutefois, si tu me demandes quels discours on tiendra de toi, je ne te répondrai point autrement que par l'organe de Cicéron, un des plus savants et le plus éloquent de tous les hommes. C'est à faire à ceux qui viendront après toi, dit-il, de voir ce "qu'ils en doivent dire, ils en parleront pourtant. Mais tous les discours qu'ils en pourront faire seront limités par les bornes de ces régions que tu vois : toutefois, la mémoire d'aucun n'a été éternelle en ce monde; la renommée s'affaiblit par la mort des hommes et s'éteint par l'oubli de la postérité". [130,2] je te dirais d'autres choses sur ce sujet si je croyais qu'on pût mieux parler que l'Éloquence même, qui ajoute peu après "Que t'importe si ceux qui naîtront après nous parleront de toi, vu que ceux qui sont nés devant n'en ont point parlé, quoique ceux-ci n'aient pas été en moindre nombre et aient été plus gens de bien que ceux qui vivent ou que ceux qui suivront". Cette dernière observation, qui est peut-être douteuse et peut-être fausse du temps de l'orateur romain, est maintenant hors de doute et infailliblement véritable. En effet, qui peut douter que les hommes ne seront jamais tels qu'ils ont été, s'il considère que les siècles vont toujours de mal en pis et que tout penche à une dernière ruine. C'est donc une bien étrange inquiétude de craindre les discours des personnes, qui ne peuvent que vous être ou inconnues ou inférieures, après avoir méprisé les sentiments et les entretiens des plus connues ainsi que des plus excellentes. [130,3] J'ajoute que tu peux avoir une meilleure réputation après ta mort que durant ta vie, pource que l'envie, qui se fait maintenant entendre, se taira lorsque tu seras dans le tombeau. Et certes, cette peste de la vie des hommes les survit bien rarement et, comme la Vertu est la racine de la gloire légitime, c'est l'envie qui l'arrache ou qui la flétrit. De telle sorte que tout ainsi qu'une main jalouse de la réputation d'autrui l'empêche quand elle est présente, aussi la fait-elle croître quand elle est éloignée. C'est pourquoi l'entrée d'un sépulcre fatal, étant inaccessible à l'envie, a servi de porte à plusieurs pour entrer au vrai temple de l'honneur et d'une gloire éminente; car d'attendre autrement une longue réputation, c'est faire voir qu'à la façon ordinaire des hommes tu mesures peut-être mal la vraie longueur. Il n'y a rein de longue durée parmi vous et c'est la seule Vertu qui peut faire que toutes choses soient durables voire éternelles. La justice principalement a cet avantage comme l'Écriture l'enseigne : "Que le Juste sera dans un souvenir éternel". Et le poète même a exprimé comme il a pu cette même vérité quand il dit que c'est comme l'ouvrage de la Vertu d'étendre "au loin la réputation d'un homme par des actions héroïques". [130,4] Mais pourquoi t'informes-tu quel sera un bruit populaire que tu mépriseras dans peu ou qui te sera du tout inconnu ? Que te serviront les souffles des hommes quand tu n'auras plus de souffle ? Je ne m'étonne point qu'un homme qui respire encore se plaise au bon air et à des vents agréables mais je ne puis comprendre qu'un homme mort se touche du même plaisir. Et puis, que penses-tu qu'on puisse dire après ta mort que ce que tu mériteras qu'on dise soit en bonne soit en mauvais part, beaucoup ou peu, et peut-être rien du tout. La renommée est fausse en beaucoup de personnes mais elle est véritable en plusieurs autres ou bien elle ne dure pas longtemps. Et certes la Vérité est comme le fondement de la durée et le mensonge est toujours frêle et ruineux. Enfin, ta réputation sera telle après ta mort que ta vie aura été devant sa fin ou en sa fin même. Ainsi tu dois règler l'avenir sur tout le temps passé et principalement sur l'heure présente. Car persuade-toi qu'on ne peut mieux juger que par la mort même de la renommée qu'un chacun doit avoir après le trépas. Ce qui paraît en ce qu'on voit bien souvent que par un miracle assez ordinaire mais étrange à dire la mort seule ennoblit avec éclat plusieurs personnes qui avaient été infâmes ou inconnues durant tout le cours de leur vie. A plus forte raison fera-t-elle des illustres de ceux qui auront vécu dans une Vertu glorieuse. Sois donc toujours homme de bien et jamais la postérité parlera mal de toi.