[103,0] CIII. DES DÉFAVTS DE LA LANGUE. {1., 2., 3., 4., 5. sans correspondance latine} {1. Puisque tu as faute d'éloquence, tu es heureusement privé d'un instrument qui pouvait t'acquérir de la haine. Reconnais donc la grâce que la nature t'a faite ; car comme elle t'a ôté un grand avantage pour défendre des coupables qui seraient en danger de leur vie, elle en a d'ailleurs ôté un à la fortune, par où elle te pouvait perdre. Le bien dire en a fait périr plusieurs, et si tu en doutes, interroge là-dessus les princes de l'éloquence Grecque et Romaine ; car les livres sont pleins des noms de ces petits orateurs, dont la ruine est venue de la même cause et dont chaque siècle renouvelle les exemples. Certes nous remarquons que ceux de cette profession, qui ont le plus de réputation, et sont plus proches de l'excellence, le sont aussi du danger. Il est des hommes à qui un nom inconnu sert de rampart de salut. Mais supposons que le péril soit fort éloigné, toujours .le travail ne saurait s'écarter des bouches disertes. Il n'y a point de chose au monde si vaine pour -laquelle on entreprenne volontairement tant de veilles et de fatigues qu'on fait pour l'éloquence. Un son qui s'envole n'occupe pas moins l'esprit, que si la solide vertu consistait en de simples paroles, au lieu qu'elle ne gît qu'en de véritables effets}. {2 . Si tu as donc peu de rhétorique naturelle et acquise, tu as peut-être beaucoup de sûreté que tu n'aurais pas si tu avais beaucoup d'éloquence ; tu as encore abondance de plusieurs autres choses, qui rendent par aventure, et ta vie plus assurée, et ta réputation mieux établie. D'ailleurs si tu n'as du tout point d'adresse à parler, tâche d'avoir du moins un peu de sagesse, d'innocence et de vertu. La perfection du bien dire n'appartient qu'à peu de personnes, où ces autres sont communes à tout le monde. Tu regrettes que la rareté si étrange des bons poètes et celle des orateurs, qui est encore plus grande, ne te laisse point de place en leur nombre, mais tu dois croire au contraire, que si la rareté a des attraits pour toi tu peux y avoir part en bien faisant, car c'est par là qu'on y arrive. C'est une chose indigne à la vérité, mais fort certaine, que comme il n'est rien de meilleur que la vertu, il n'est aussi rien de plus rare. L'éloquence même que j'ai dit être le propre de peu de personnes est beaucoup plus fréquente que la vertu. Tant il est vrai que tous négligent d'avoir ce que tous peuvent acquérir et tous souhaitent et tâchent d'obtenir ce que peu de gens peuvent emporter.} {3. Si tu es diserteux en paroles, applique ton esprit aux choses mêmes, et ton âme aux bonnes actions. Il n'y a que souffle, que travàil et que babil dans les discours ; mais la félicité, le repos et la vertu consistent dans l'effet et dans les oeuvres. Considère encore quand tu t'offenses de ne pas savoir parler, que plusieurs sont bien aises de faire le plus souvent ce qu'ils entendent le moins. Mettez sur un cheval un homme qui ignore l'art de le monter, vous aurez de la peine à l'en faire descendre. Pour toi, puisque tu ne sais pas dire un mot à propos, du moins la honte doit t'obliger de te taire, et si n'entends pas à debiter des choses que d'autres doivent entendre, entends volontiers parler les autres. Il n'y a pas moins d'industrie à se taire qu'à parler, quoique le premier soit le plus sûr et le plus aisé.} {4. Mais s'il t'est fort sensible d'être raisonnable et de ne pouvoir exprimer ce que tu as dans l'esprit. Si tu as une grande intelligence et qu'une voix agréable et une langue bien pendue ne te manquent pour développer les hautes pensées que tu as conçues, ne t'en mets pas davantage en peine, et n'effraie pas derechef ce qui ne te peut que mal réussir. Jouis, non seulement avec patience, mais avec joie, d'un bien qui t'est propre ; laisse aux autres ce qui est à eux, et n'use point ta langue et ton style pour un soin superflu. Laisse, dis-je, parler les autres, contente-toi de bien concevoir et de bien comprendre. L'agrément qu'on tire de l'esprit est bien plus grand, comme il est plus secret, que celui qu'on reçoit de l'éloquence ; il est encore fort durable, voire perpétuel, et causant plus de repos, il produit moins d'envie.} {5. Et puis il est certain qu'il est arrivé à de grands hommes aussi bien qu'à toi d'être empêchés par la honte de parler devant le monde, non pas par un vice de leur langue ou de leur espxit mais par une certaine vergogne, cette illustre faiblesse, qui est contraire à l'effronterie. Que si tu te rebutes de parler à plusieurs, parle du moins à quelques-uns,, parle à un seul. Les harangues à la vérité sont plus éclatantes que les entretiens familiers, mais tu m'avoueras aussi que ceux-ci sont bien plus doux. Et si ce dernier remède mêmee t'est impossible, rentre dans toi-rnême pour te parler, comme je t'ai dit ci-devant, et réveille dans ton coeur cet ami domestique qui veut toujours t'entretenir. C'est Dieu. Il est prêt à toute heure et à tout moment, il t'attend sans cesse, il ne songe point à te surprendre, ni à se moquer de toi; il ne te porte point d'envie, et n'entre jamais en dégoût. D'ailleurs, il ne recherche point une éloquence exacte et laborieuse. Il se plait aux devis les plus familiers et à de petits discours interrompus par l'abondance du coeur, parce qu'il accorde souvent beaucoup de choses voire à un silence qui parle. Apprends à te contenter de cét unique témoin, qui prend plus garde à ce que tu dis ou plutôt que tu veux dire qu'a la façon dont tu le dis. Apprends à t'élever au milieu du coeur un théâtre honorable au dernier point. Apprends à ne pas rechercher l'appIaudissement des hommes, mais bien celui de la vérité, à te réjouir quelquefois sans bruit, et à conserver la modestie qui est fort souvent étouffée par une parfaite éloquence. Enfin apprends à ne pas parler avec pompe, qui est une des plus grandes peines de la vie des hommes. Et ne te plains point ici, non seulement de n'être pas disert, mais d'être bègue. Regrettes-tu d'avoir une incommodité qui t'est commune avec Moïse, ce grand homme, et ce grand ami de Dieu. Or est-il, que tu considères le passé, soit que tu regardes le présent, comme tu trouveras beaucoup de gens de bien au nombres des bègues, et plusieurs excellents orateurs sont scélérats, tu trouveras bien peu de personnes à qui le bonheur ait fait avoir tout ensemble une rare éloquence, et une excellente vertu.} 6. Tu cesses maintenant de te plaindre, parce que tu ne saurais plus parler, ayant perdu tout à la fois la parole et la langue ; mais tu as recouvert par là le repos et la sûreté. Qui pourrait dire combien de personnes la langue a ruinées dont la main était innocente? C'est une forte satisfaction mais assez commune que celle de ceux qui veulent sembler avoir fait, ce qu'ils ne font ni ne peuvent faire. Celui, qui se vanta d'avoir tué le roi d'Israël et son fils, ne fit que mentir, et n'étant point coupable en effet, il ne laissa pas de porter la peine de son mensonge. Mais quand il n'y aurait point de danger, quel travail n'est-ce point de parler, de répondre, de deviser, de feindre bien à propos, de peigner son discours, de peser ses sentences, de penser à ce qu'on doit dire, et comment on le doit dire ; de considérer combien doucement on battra l'air, car c'est de là qu'on définit la voix, un peu d'air battu : et de qu'elle façon il faut mouvoir, non seulement la langue, mais tout le reste du corps. En effet une partie de la rhétorique s'applique à lui, vous apprenant à baisser la tête vers la terre, à mouvoir les mains par mesure, à frapper du pied, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Après cela ne dira-t'on pas que c'est une politesse bien laborieuse, et une peine qu'on ôte presque aux musiciens, de se tourmenter pour raisonner agréablement ? En un mot, n'est-ce pas un vrai travail, que le parler, et un vrai repos que le silence. 7. Je ne veux point user ici de redite, bien que les choses que j'ai dites sur le manque d'éloquence, puissent s'appliquer plus justement a la perte de la langue. Puis donc que tu ne saurais parler, tais-toi, et fais volontiers ce que la nécessité t'ordonne. Ceux qui peuvent parler feraient souvent plus utilement le même que toi et se repentent souvent de ne l'avoir fait. Tais-toi, dis-je, et ne crois pas avoir souffert aucune disgrâce. Raisonne sans dire mot, et parle en repos avec toi-même, car les plus diserts ne sauraient nier, que de se comporter ainsi, ne soit beaucoup meilleur que de discourir. Certes si Démosthène et Cicéron eussent été muets comme toi, ils eussent vécu plus longtemps, et seraient plus doucement morts. D'ailleurs en perdant l'usage de la langue,. tu as aussi perdu la coutume de mentir, l'art de tromper, et un instrument fort propre à te causer des inimitiés et de l'infamie. La langue fait plus d'infâmes que les actions. Il n'est point de partie du corps plus prompte à nuire ni plus difficile à brider que celle là. Ce n'est donc pas sans sujet que le prophète roi a cru dire quelque chose de grand, par ce peu de mots : "J'observerai mis voies de peur de faillir par ma langue". On dit aussi qu'un saint personnage, qui s'etait venu appliquer aux saintes lettres, ayant ouï ce petit oracle, s'en alla sans en vouloir ouïr d'avantage. Et comme longtemps après son maître, étonné de son absence, lui demanda à son retour, pourquoi il avait interrompu par un si long intervalle l'étude, qu'il avait commencé, il répondit; à ce que l'on tient, que ce premier mot tout seul ne lui avait donné que trop de peine, et qu'il ne pouvait encore avec tous ses soins exécuter ce qu'il conseille. Ne méprise donc pas cette garde et ce frein, soit que la nature soit que la fortune te l'ait présentée, laisse-toi volontiers conduire, et ne regimbe point contre ton destin. Au contraire n'ayant plus de langue garde maintenant ton coeur, comme le sage ordonne, avec une application entière; puisque de deux gardes que tu avais à faire, te voilà réduit à une et soulagé de la moitié de la peine. Désormais tu observeras plus aisément peu de choses, que plusieurs et conserveras avec plus de vigilance les sujets précieux ne songeant plus aux frivoles, qui sont souvent dommageables. 8. C'est encore une raison qui peut te faire trouver de l'avantage dans ta perte. En effet la langue est un membre noble et industrieux, en quelque peu de personnes mais en la plupart des hommes, il est mal faisant, vénéneux, et il serait mieux pour plusieurs d'en avoir été privés. Voilà pourquoi ce mot du satyrique, qui dit que "la langue est la pire partie d'un mauvais serviteur", {Juvénal, Satires, IX, 100} ne se trouve pas seulement dans une âme servile, mais encore en plusieurs personnes libres, à qui la nature n'a rien donné de plus pernicieux que la langue. Les gueres, les fourberies, les adultères et les corruptions cesseraient presque tontes sans que la langue épand et entretient une si mauvaise semence. Mais pour en parler avec une douceur plus indifférente, si tu as perdu une méchante langue, tu as beaucoup gagné. Car c'est une grande richesse, que d'avoir faute de mieux. Celui qui n'en a pas, est né riche, mais celui qui les a perdus, le devient, et se voyant avantagé d'un nouveau revenu, il trouve en perdant, ce qu'en trouvant il avait perdu. Que si l'on t'a ôté une bonne langue, je te le dis encore, garde ton coeur; tu as perdu à la verité ce qui pouvait te rendre agréable aux hommes ; mais conserve ce qui peut te rendre agréable à Dieu. Et si tu ne peux lui parler de la langue, parle lui du coeur. Car s'il est écrit des méchants, "qu'ils ont au coeur des lèvres trompeuses, et qu'ils ont parlé du coeur". {Psaume XII (XI), 3} Pourquoi les gens de bien n'auront-ils pas au coeur des lèvres innocentes et pourquoi ne peuvent-ils parler du coeur où les oreilles de Dieu les peuvent entendre? Pourquoi ne verra-t-on pas vérifier ce que le même dit ailleurs: "La bouche que vous m'avez faite au dedans ne vous a point été cachée". {Psaume CXXXVIII, 14} Car nulle des pensées les plus occultes n'est inconnue à Dieu, et il entend aussi bien ceux qui ne peuvent parler, que ceux qui crient. Voire j'ose dire qu'il n'y a point de langage plus haut ni plus fort auprés de lui que celui du coeur, parce qu'il se plaît au silence. Cette façon de paler en fermant les lèvres, était employée par ce fameux pasteur qui gouverna premièrement des troupeaux et puis des peuples, quand il mérita d'ouïr la voix de Dieu qui lui disait; "pourquoi cries-tu vers moi?" Il ne parlait point, et toutefois il criait, ou plutôt il parlait rnais c'était du coeur. Or comme celui qui entend Dieu n'est pas sourd, celui que Dieu entend n'est non plus muet, quoique les hommes en disent.