[7,0] VII. DE LA SERVITVDE. [7,1] La vie t'est à charge, parce que tu t'es vu aussitôt esclave que né et que tu as été à autrui plutôt qu'à toi-même. Mais ne te fâche pas d'une condition qui te peut être avantageuse, et n'appelle pas fardeau ce qui peut être allègement. Si tu es entré serf dans le monde, il ne tiendra qu'à toi d'en sortir véritablement affranchi, comme plusieurs sont nés affranchis qui ne mourront jamais qu'esclaves. Aie seulement soin de vivre en homme d'honneur, tu couvriras par là toute l'ignominie de ta naissance; rien ne t'empêche d'être libre de la meilleure partie de toi-même. La plus rude façon de servitude est celle du péché, qui n'assujettit jamais personne contre son gré, il faut seulement que tu veuilles secouer fortement son joug pour jouir de ta liberté. Et ne dis pas que tu ne peux changer les dispositions de la fortune; si elle a voulu que tu fusses dans l'esclavage, elle peut vouloir, le contraire, elle est toujours infidèle, mais toujours tu peux espérer, et son inconstance t'assure qu'en un moment elle peut changer de face. Tu sais qu'elle se plaît à se jouer de la condition des hommes, et qu'elle en élève quelques-uns pour les abaisser, et en met d'autres dans le néant pour les mettre après dans la plus haute élévation. Suivant cela tu peux devenir, je ne dirai pas seulement libre, mais encore maître de celui qui te tient à présent en esclavage. Je veux bien que tu ne saches pas ses desseins, ni ce qu'elle veut ou ne veut pas, mais tâche toujours de vouloir bien faire, et quoiqu'elle n'exauce pas tes désirs, assure toi qu'elle n'a point de droit sur ton âme. Au reste combattant contre ses caprices, tu n'as qu'à demander secours à son ennemi : c'est la vertu qui affranchit bien souveni ceux que la fortune a faits esclaves. [7,2] Tu me diras ici que si ton joug était doux tu le porterais plus doucement, mais qu'étant insupportable, il lasse la plus forte patience ; mais je te repartirai que celui qui le porte volontiers l'allège infailliblement, quelque rude qu'il semble être. En outre je te donnerai un adoucissement qui ne peut manquer, et un bien qui ne peut perir, et qui étant hors des prétentions de ton maître si puissant qu'il soit, peut te rendre libre et plus riche même que lui. Attache-toi à l'étude de la sagesse, elle t'affranchira et prends pour oracle ce dire de Caton, que "le seul sage est véritablement libre", {Cfr. Sénèque, Lettres à Lucilius, X, 81, 12} c'est à dire d'une liberté la plus assurée de toutes. Que si ton maître est si rude que tu dis, c'est à toi à l'adoucir par tes services, et par une incorruptible fidélité et peut-être que tu obtiendras ta liberté par cela même qui t'en fait regretter la perte. Que si pourtant ce bonheur ne te vient pas de ce côté-là, il te peut venir d'un autre : en tout cas le maître souverain de toutes choses, le seigneur éternel délivre ceux que les maîtres temporels ne veulent pas affranchir. Tu as bien appris avec combien de dangers le moine Malchus échappa aux furieuses poursuites de son maître ; il s'en garantit néanmoins. Attendant une semblable fortune représente-toi maintenant combien tu es plus heureux que celui que tu crois être la cause de ton malheur. Il est ton maître, je l'avoue, mais cela veut dire qu'il te doit nourrir comme tu le dois servir, et qu'il t'a dégagé du soin de toi-même pour s'en charger. Chacun est assez en peine pour soi; n'est-ce pas un dommage avantageux d'avoir perdu tous les soucis, avec la disposition de soi-même? A parler sainement, la liberté tient à plusieurs lieu de servitude, comme à d'autres la servitude et une vraie liberté. Le joug des hommes n'est pas à beaucoup près si pesant ni si fâcheux que celui des chagrins et des soins; et qui peut jeter loin celui-ci doit être bien aise de porter l'autre. Es tu esclave de cet homme là, au moin n'es-tu qu'à lui seul, ou pour mieux dire, c'est lui qui n'est que pour toi, et il ne faut pas tant l'appeler ton maître, comme ton pourvoyeur. [7,3] De plus si ta condition t'éloigne des charges de la République, elle te dispense aussi des travaux qui les accompagnent inséparablement. Tu ne seras pas ballotté par les discours des envieux, et pour servir le public, tu ne te feras pas des ennemis particuliers. Tu ne souffriras pas des tempêtes dans la bonace ni des guerres dans la paix. Ta vie aura moins d'éclat pour avoir plus de sureté. Tu ne t'affligeras pas de ce qu'un navire tarde à venir et de voir que tu es en danger de perdre en un moment le gain de plusieurs années. Tu ne te soucieras pas que les champs soient infertiles, vu que tu n'as rien à semer, ni qu'il arrive une saison de cherté, puisque tu vis aux dépens d'un autre. Tu laisseras ces fâcheries à ton maître, pour conserver le repos pour toi, et bien souvent il veillera pendant ton sommeil. [7,4] Mais, répliques-tu, la servitude me serait bien moins fâcheuse, si le maître n'était si bizarre en ses humeurs, et je me contenterais aisément de ma condition, s'il n'était si difficile à contenter. Pour satisfaire ton esprit parmi ces mécontentements, pense que c'est moins par aventure que par l'ordre de Dieu que tu lui es assujetti; et partant si ce qu'il te commande est conforme à la justice, persuade toi que c'est une ordonnance de Dieu ; que si tu vois que ses volontés soient illégitimes, il te faut souvenir de l'autorité de ce puissant seigneur, qui souffre que tu sois esclave pour faire tout ce qui est honnête, quelque difficulté qui s'y rencontre, et veut que tu sois libre, pour ne faire rien de honteux. Ce que je te dis sur ce point, est une conclusion tirée du discours d'un des princes de la foi, qui veut que les serviteurs obéissent aussi bien aux maîtres fâcheux qu'à ceux qui sont doux. En effet il ne faut pas qu'un serviteur se mêle de juger des actions de son maître ; il doit supporter ses humeurs, et non pas les contrôler. Plus le tien te semble rude, plus ta patience en sera prisée. Ce n'est pas à dire toutefois qu'il faille exécuter absolument tous ses commandements, s'il faut supporter ses humeurs. En certaines occasions le devoir d'un serviteur est de ne pas obéir à son maître et c'est quand ses volontés sont contraires à celles du seigneur de tout le monde. En ce cas là tu te dois imaginer que ton maître est serviteur aussi bien que toi, et que s'il veut de l'obéissance il la doit rendre le premier. Que s'il emploie la force contre ton devoir, il t'est permis de lui faire résistence et de ne fléchir non plus par la douceur que par les menaces. Tu peux voir par là que ta fortune est assez bonne dans ta misère, et que celui-là n'est pas tout à fait hors de liberté, qui ne peut être contraint à faire des choses indignes d'une vie raisonnable. [7,5] Que s'il te fâche de voir un autre au-dessus de toi, et qu'étant homme comme lui, il te gouverne comme une brute, regarde bien s'il n'est point sujet aussi bien que toi, et s'il n'a pas de supérieur, comme il a des inférieurs. Il se peut faire qu'une femme ou quelque infâme courtisane gouverne absolument ce maître absolu; il dépend possible servilement de ses propres serviteurs. Et quand il serait exempt de toutes ces sortes de sujétion, ne peut-il pas être sujet à soi-même, c'est-à-dire aux vices et aux passions ? Son âme est esclave où tes mains seules sont à la chaîne; il n'a que trop de peine à se gouverner et il faut par un accroissement de charges qu'il en gouverne encore d'autres. Outre cela ne pense pas être sans compagnons, si tu es en captivité ; assurément il y a fort peu d'hommes libres, et de ceux-là mêmes, s'il s'en rencontre, la vie est d'autant plus laborieuse qu'elle paraît plus illustre. La grandeur deleur état est plus proche des grandes peines. Il est bien plus aisé à un serviteur d'être fidèle qu'à un prince d'être juste. Dioclétien, d'empereur qu'il était, étant devenu particulier, et parlant moins par spéculation que par expérience, dit fort à propos "qu'il n'y avait point de métier si difficile que de bien commander", et que, si tous voulaient régner, fort peu de gens le savaient faire. C'e pour ce sujet qu'il laissa le diadème pour vivre plus à son aise et abandonna la cour pour cultiver un jardin. Ainsi tu dois t'estimer heureux d'être en une condition qui est toujours tranquille, si elle est basse ; ou il faut que tu croies par une fausse persuasion que celui qui se lasse dans un tournois, est plus à son aise que celui qui se repose dans une chambre. [7,6] J'ajoute à cela que tu dois faire par bienséance et par élection ce qu'il te faudrait faire par nécessité. Prends à gré une disposition qui ne te peut être volontaire. C'est un conseil aussi commun que salutaire pour supporter toute sorte d'afflictions, de désirer ce qu'on ne peut empêcher par quelque soin que ce soit et de suivre la nécessité pour la tromper et en affaiblir la force. Porte patiemment le fardeau de la servitude que quelques-uns ont pris volontairement, quand ils se sont rendus esclaves pour en délivrer d'autres de l'esclavage. En ce nombre là paraît principalement saint Paulin évêque de Nole, qui trouva la liberté par les mêmes moyens qu'il avait cherchés pour la perdre en la donnant à autrui. D'autres se sont vendus eux-mêmes à petit prix pour faire de grands biens à leurs maîtres, et en entrant dans leurs ceps les délivrer de ceux du péché. Ainsi nous lisons que Serapion tout ermite qu'il était sortit du désert pour entrer en servitude et mettre son maître en la liberté des enfants de Dieu. Ces exemples te serviront plus que les regrets. Essaie donc de faire quelque chose de semblable pour profiter aux autres ou du moins te rendre ton joug facile à porter. Ce n'est pas à un homme sage de souhaitter ce qu'il n'a pas mais d'user comme il saut de ce qu'il a ; car l'un est commun à beaucoup de gens et l'autre à fort peu de personnes. [7,7] J'avoue ici qu’il est bien dur à un homme de servir un homme comme lui et la nature l'ayant fait libre et immortel d'avoir un maître qui puisse mourir. Mais d'ailleurs il ne tient qu'à toi de servir un seigneur immortel et qui outre la liberté te promet un grand royaume. Plusieurs monarques de ce monde ici sont ses esclaves, ou leurs esclaves sont ess enfants légitimes, et tu verras un jour les grands qui batteront le flanc de frayeur à la vue de son trône, et les petits qui l'envisageront avec plaisir. En l'état même où tu es, tu peux avoir de grands avantages parmi de grandes incommodités, vu qu'il ne t'empêche pas de vacquer aux arts libéraux, quoique tu sois sans liberté, ni d'attendre toujours une meilleure fortune dans le malheur de ta condition. Térence fut esclave aussi bien que toi, si emporta-t-il la palme sur tous ceux qui se mêlaient d'écrire des comédies, et par la force de son esprit il mérita non seulement d'obtenir son affranchissement de son maître, mais encore une place honorable entre les princes des poètes. La servitude donc ne te peut pas ôter la possession de la vertu qui est le plus solide bien de notre âme, s'il est vrai qu'elle n'empêche pas les études, qui demandent beaucoup de loisir et de liberté ni la gloire extérieure qui suit ordinairement les conditions éminentes. Platon même, qui parlait comme les Dieux, se vit esclave comme la lie des hommes, toutefois bien qu il fut vendu, il fut plus grand et plus estimé que celui qui l'acheta, celui-ci ne s'étant trouvé que riche, et l'autre ayant été reconnu pour philosophe. N'est-ce pas là une haute profession qui élève le serviteur au-dessus de son maître ? A parler comme il faut, un esclave savant est d'autant plus grand qu'un maître idiot, que l'esprit est toujours plus relevé que la fortune et l'on peut dire de ces deux-là, qu'en l'un l'âme est esclave dans un corps libre, et qu'en l'autre l'âme se trouve affranchie dans un corps assujetti. La servitude, à le bien prendre, peut servir d'obstacle aux actions du barreau, mais non pas aux opérations de l'esprit; la cour rebute les serviteurs, mais la vertu ne les rejette pas, non plus que la fidélité ni l'industrie. C'est par ces avantages là que Tyro ayant été esclave de Cicéron, fut après son affranchi et composa un fort beau livre. En un mot un esclave ne peut pas être général d'armée ni sénateur d'une République, mais il peut être philosophe, orateur, et ce que j'estime plus que tout cela, fort homme de bien. Il se peut faire encore que de l'esclavage un homme parvienne à la royauté et passe de la chaîne dans le trône. Quelques-uns par ce degré ne sont pas seulement montés au faîte de l'empire, mais encore dans le ciel. Un serviteur ne peut pas avoir de grands appointements combattant pour les hommes, si bien s'il combat pour Dieu; c'est régner que d'être à la solde d'un si grand maître. Un esclave d'un seigneur tout puissant est roi de tout le monde; compagnon des anges et la frayeur des démons. Or un serviteur de Dieu peut être aussi serviteur d'un homme, d'où l'on conclut légitimement que l'esclavage de la terre ne peut en rien nuire à la félicité du ciel. [7,8] Pour finir, je m'en vais faire un raisonnement qui te convaincra si tu n'es point incrédule, te persuadera, si tu as de la raison, et te consolera si tu vis dans l'amertume. Ou tu as toujours été esclave, ou tu ne l'es que depuis un temps limité, si c'est de tout temps que tu as été à autrui, l'accoutumance te doit servir d'un bon allègement et te faire croire que tu n'es pas mal, vu que tu n'as jamais été bien. Que si tu as commencé d'être esclave ayant été libre autrefois, tu dois espérer que tu peux n'être pas encore une fois, ce qu'autrefois tu n'as pas été et après de mauvais jours revenir aux bons. Ainsi donc si tu attends la fin de ton infortune, l'espérance amoindrira la véhémence de ta douleur ; que si tu désespères de pouvoir sortir d'un si malheureux état, la patience doit alléger un fardeau qu'il te faut porter nécessairement, soit-il léger ou pesant. Que te sert-il d'ajouter mal sur mal et de t'affliger toi-même, les autres ne te tourmentant que trop ? C'est la plus grande extrémité où la folie des hommes se puisse porter, que de rechercher volontairement de nouveaux chagrins, et de se mettre à la géhenne pour leur plaisir ? Enfin ne te laisse point aller au désespoir, quoiqu'il semble que toutes choses t'abandonnent ; dans ce général délaissement la mort viendra te secourir, et en dépit de ton maître, rompra tes fers pour te mettre en liberté. Tu seras lors bien aise d'avoir porté patiemment ta chaîne pour recevoir des couronnes et de sortir d'une prison pour entrer dans l'empyrée.