[2,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 1 : De la beauté. [2,1] Ton esprit se flatte un peu trop sur la beauté de ton corps et tire vanité d'une chose en effet extrèmement vaine. Ce bien te semble agréable mais considère qu'il est bien fragile et qu'il est aussi difficile de le garder longtemps que d'arrêter le temps même. Comme il vient avec lui, il s'enfuit pareillement avec lui. Certes, puisque le corps perd chaque jour sa consistance et que tout solide qu'il est il passe pourtant comme une ombre, il ne faut pas croire qu'un accident qu'il soutient puisse plus durer. Un moment ne saurait composer une éternité : les accidents, n'étant qu'accessoires aux substances, peuvent périr sans la perte de leurs sujets, mais la destruction de ceux-ci emporte conséquemment celle des autres. C'est vouloir tomber que de se fonder sur un appui ruineux. Au demeurant de toutes les qualités qui accompagnent le corps, il n'y en a pas une qui le quitte plutôt que la bonne grâce extérieure ; c'est une fleur qui commence à se faner, lorsqu'elle commence à s'épanouir, son éclat se ternit pendant qu'on l'admire et passe aussi vite que les paroles de ceux qui lui donnent des louanges. Il ne faut qu'un peu de froid pour la flétrir et qu'un petit vent pour l'abattre : une maladie ou une plaie est capable d'altérer le meilleur tempérament et de rendre fort laids des gens de fort bonne mine. [2,2] Après tout, fais le vain tant que tu voudras, avec ton orgueil tu feras montre de ta folie extraordinaire. La mort vient à grands pas pour t'enfermer dans une bière et mettre ta bonne grâce en si belle perspective. On verra là que c'était du fard dont tu faisais tant de cas et qu'il faut bien peu priser ce qui nous abandonne si légèrement. Ce n'est pas la seule mort qui nous peut causer cet effet, il ne faut qu'attendre quelques années pour voir le même changement pour une autre cause. Une fièvre d'un jour peut emporter en un moment un trésor qu'on garde avec tant de soin et de perte de temps et, quand rien de dehors ne donnerait aucune atteinte à la beauté, elle se consommerait d'elle-même ; sa durée la fait cesser d'être, comme elle est venue de rien, elle y retourne ! C'était un peu de boue détrempée avec du coloris qui se résout à la fin aux principes de sa première constitution. La perte néanmoins d'un bien si passager ne laisse pas d'être fort sensible d'autant qu'on ne quitte pas sans peine ce qu'on possède avec plaisir et sa fuite laisse autant de regret que sa venue avait causé d'allégresse. [2,3] C'est ce qui faisait dire à ce beau prince des Romains, qui parlait plus par expéreince que par simple spéculation, "qu'il n'est rien de plus doux ni de moins durable que la beauté" (Suétone, Vie de Domitien, XVIII, 3), qu'encore qu'elle fût aussi solide qu'elle est fragile. Il ne croyait pas que l'on dût tant priser un ornement qui est hors de nous, qui ne tient qu'à la peau et qui, cachant beaucoup de choses honteuses sous une belle apparence, ne nous flatte qu'en nous pipant. Il est donc de la bienséance de s'arrêter aux biens qui sont légitimes et assurés et non pas à ceux qui sont faux et sujets à l'inconstance. En outre, sais-tu de quoi tu te glorifies en te vantant de ta beauté, c'est d'avoir un voile devant les yeux pour les éblouir, un lacet aux pieds pour les arrêter et de la glu aux ailes pour ne jamais perdre terre. Avec cet empêchement tu ne saurais discerner le vari d'avec le faux ni marcher bien avant dans la carrière de la vertu. Tu ne prendras jamais l'effort fort haut ayant une attache si basse que celle-là. Et certes, la beauté a retiré plusieurs personnes du vrai chemin de l'honneur pour leur faire prendre le détour dans celui de l'infamie. [2,4] Je veux que ta beauté ne soit pas seulement rare mais encore appelle-la prodigieuse : pour moi, je ne trouve rien de si prodigieux que la vanité ni rien qui me fasse plus étonner que de voir de beaux sujets et qui, pour paraître gentils, sont continuellement à la torture. Ils prennent, en effet, beaucoup de peine pour n'avoir qu'une apparence imaginaire ; ils s'oublient de leurs plaisirs et de leur santé pour n'avoir soin que de leur teint. Combien de temps perdent-ils pour gagner ce beau titre de Damoiseaux ou de poupées ? L'utile ni l'honnête ne font plus d'impression sur leurs esprits, ils négligent même le nécessaire pour ne faire état que du beau. Possède donc à la bonne heure un bien si mauvais ; pour moi, je ne t'envie point un si funeste avantage. Tu loges ton ennemi avec toi et il est d'autant plus dangereux qu'il est charmant et agréable au dehors. As-tu donc la conduite raisonnable d'entretenir là un larron qui te ravit subtilement le temps comme il t'ôte le repos et un bourreau qui te tourmente en te caressant ? En sa campagnie tu n'auras jamais faute de peur ni de dangers ; le dérèglement des passions brutales suivra toujours cette belle proportion qui compose l'idole dont ton esprit est adorateur. [2,5] Et ne dis pas pour te consoler de tant de maux que ce bien ne peut que t'être fort doux qui est la source de l'amour et que, s'il te fait perdre du temps, il te fait gagner tous les coeurs. Crois-moi que la beauté ne donne pas moins d'ouverture et de sujet à la haine qu'à l'amour. Comme il n'y a rien qui soit plus regardé qu'un beau visage, il n'y a rien de plus suspect. C'est un traître qu'on craint et qu'on veut néanmoins voir. Et quand ce bien imaginaire n'apporterait aucun préjudice aux autres, il suffit qu'il cause du péril ou du dommage à son possesseur. La beauté porte les jeunes gens à de bien honteuses extrémités. Elle leur fait croire que tout ce qui leur plaît leur est permis et que ce qui peut flatter leur délicatesse efféminée tient toujours de la bienséance. C'est ce qui en fait mourir plusieurs dans l'ignominie, bien qu'ils fussent nés dans une illustre maison, et qui encore aujourd'hui en fait vivre d'autres dans l'aveuglement et dans le crime. Si leurs corps eussent été laids, leurs âmes eussent toujours été belles. [2,6] Mais je connais bien que mes raisons ne sont pas assez instructives pour une personne qui veut être incrédule aussi bien qu'incorrigible. Tu ne croiras jamis ce svérités qui détruisent ton phantôme de beauté qu'elles n'aient passé par l'épreuve de ta propre expérience. Il ne faudra pas attendre longtemps pour en faire un essai plus prompt sans doute que tu ne souhaite. La saison viendra que ce tempérament qui semble être si régulier s'altérera tout à fait et que cette vive couleur se changera en celle d'un mort. Cette blonde chevelure tombera pour moitié, le reste grisonnera, les rides sillonneront ce front si bien étendu et les joues te pendront sous le menton ; ces yeux, qu'on appelle deux soleils, seront de la couleur des comètes, un sombre nuage couvrira tout leur éclat ; cet ivoire enchassé dans du corail, je veux dire ces dents si blanches et si nettes à présent, seront alors toutes noires, la pourriture défigurera celles qui resteront, les autres détruiront, en tombant, le bel ordre qu'elles composent étant arrangées dnas une parfaite justesse. Cette tête, qui se tient si droite, s'abaissera d'elle-même et tremblera plus que celle d'un ivronge ; ce col si bien arrondi fera de petites bosses de tous côtés, ces épaules se courberont de quelques sortes qu'elels soient; en un mot, tes pieds et tes mains se dessécheront de telle sorte que tu douteras avec raison si ces membres étaient véritablement à toi ou si tu n'en avais point emprunté ci-devant d'autres. Dans cette nouvelle constitution tu ne sauras te reconnaître dans le miroir. Je t'en avertis de bonne heure, afin que tu aies moins de loisir et de sujet de t'en étonner après. On n'est jamais surpris de ce qu'on a bien prévu. Fais profit de ce présage pendant ta vie afin que l'effet ne t'en afflige pas trop à l'article de la mort. Et si tu veux croire un ami, qui ne te blâme qu'à dessein de te guérir, fais peu d'état de ce qui peut changer et, au lieu de t'étonner d'une si triste métamorphose, tu en auras de la joie. On perd toujours volontiers ce qu'on méprisait absolument. [2,7] Que si la corruption de la nature te veut persuader qu'il ne faut pas faire cas de l'avenir tant qu'on possède le présent et te fait dire comme à ces fols dont il est parlé dans le livre de la Sagesse. Couronnons-nous de roses auparavant qu'elles se fânent. Je n'ai qu'à te répartir avec cet ancien : "La beauté te semble-t-elle fort éclatante, attends un peu et elle ne le sera plus" (Apulée de Madaure, Du dieu de Socrate, XXIII). Les animaux ne voient rien au-delà de leurs yeux parce qu'ils n'ont point de raison ni de prévoyance mais les hommes doivent étendre leurs soins sur ce qui est à venir aussi bien que sur les choses présentes. Tu prépares aujourd'hui de quoi nourrir demain ton corps, sans te souvenir néanmoins de ce qui doit arriver un jour à ton âme ; tu me permettras de t'appeller pour ce sujet un de ceux que la sainte écriture appelle animaux et un de ses esclaves dont parle Sénèque, qui méprisent le mâitre, pour honorer ceux qui le servent. En effet, si tu croyais que l'âme fut plus noble que la masse et que ton esprit vit quelque chose au-delà des yeux, tu serais aussi persuadé que la beauté du corps n'est que laideur à comparaison de celle de l'âme. Cette partie a sans doute ses ornements aussi bien que l'autre avec cet avantage néanmoins que, comme ils sont plus relevés, ils sont aussi plus durables. Elle a ses proportions et ses rapports dans une grande justesse ; rien de matériel ni de sensible n'est capable d'y jeter quelque désordre. Il fallait donc pour être agréable désirer et rechercher cette sorte de beauté qui ne dépend non plus du temps que des maladies et ne craint ni la fortune ni la mort même. C'est un rayon de la première et éternelle beauté, qui est dieu. Mais c'est un trait de la folie des hommes, qui n'admirent ordinairement que ce qui passe, à cause qu'ils se croient pélerins dans le monde au lieu qu'ils devraient moins regrader ce qui est en leur chemin que ce qu'ils prétendent voir quelque jour dans leur patrie. [2,8] Par tout ce que j'ai avancé jusqu'ici je n'entends pas décrire absolument la beauté, qui fait le sujet de tous les respects et des plus tendres affections des hommes. C'est une faveur de la nature qu'il faut priser, mais je blâme l'abus qu'on en fait ordinairement; car, pour le reste, si tu t'en sers comme il faut et que cet avantage ne te rende point orgueilleux ni insupportable aux autres, tu as là de quoi te faire admirer après t'être fait aimer de toutes sortes de personnes. En effet, comme un beau visage en un homme vicieux lui semble reprocher son vice, la vertu pareillement accompagnée de la beauté semble avoir meilleure grâce. C'est un diamant bien enchassé qui reluit toujours mieux que sur du fumier. La modestie et la chasteté ont plus d'apparence sur un corps bien fait et plus de mérite de se conserver toutes pures dans les occasions de faire du mal, qui ne leur manquent jamais. Les personnes laides sont en peine de les chercher, elles se présentent d'elles-mêmes aux autres. Enfin, c'est la perfection entière d'un homme quand l'ême et le corps ont toutes les prérogatives qu'ils peuvent avoir et que le soleil de deans produit ses rayons au dehors. Mais il faut bien prendre garde à ne les pas séparer: la beauté du corps prise à part est assurément le fardeau de l'âme et une illustre marque de déshonneur et, partant, c'est souhaiter du mal que de la souhaiter toute seule. En ce cas, la laideur lui peut être préférée puisqu'elle est sujette à moins de dangers et de changements et que plusieurs ses sont rendus à dessein difformes pour se rendre vertueux. [2,9] Spurina fut plus loué pour s'être défiguré volontairement (Cf. Valère-Maxime, Des faits et des paroles mémorables, IV, 5 ext. 1) que pour avoir été beau et d'autres, suivant son exemple, disaient de fort bonne grâce qu'ils n'avaient pas de peine à quitter un bien qui n'était pas à eux. Mais quand la beauté s'allie de la vertu, il réussit un merveilleux accord de cette alliance (Cf. Virgile, Énéide, V, v. 344 et Sénèque, Lettres à Lucilius, LXVI, 2) car celle-là tire du lustre de celle-ci et celle-ci a une montre plus douce en compagnie de l'autre. La beauté, disait une reine, porte toujours de bonnes lettres de recommandation en quelque part qu'elle se rencontre mais lorsque la vertu lui prête son sceau elles sont bien mieux reçues. L'exemple des belles personnes est plus efficace puisque par leur vue elles nous apprennent à bien faire, aussi bien que par leurs actions, et qu'on aime la perfection pour l'amour des sujets où elle se trouve, quand on ne l'aimerait pas pour elle-même. La vertu n'est pas difficile lorsque, pour la suivre, nous n'avons qu'à nous laisser emporter à l'impétuosité de nos coeurs et que son empire est conforme à notre désir.