[7,0] LIVRE SEPTIÈME : BATAILLE DE ZAMA. Le cruel Annibal, ignorant la mort de Magon, poursuivait la guerre dans sa pensée et en examinait les chances diverses. Il comptait sur le secours de son frère et sur l'arrivée prochaine de sa flotte; il aimait à se représenter son visage chéri et ses doux entretiens; il se réjouissait d'entendre ce qu'il avait enduré dans les plaines du Latium et de lui raconter à son tour ses propres souffrances ; il espérait se venger bientôt de ceux de ses concitoyens qui lui étaient hostiles, et surtout de Hannon. Chaque fois que dans sa tête il rangeait ses troupes en bataille, en disposant la cavalerie sur les ailes, il armait toujours son frère et le plaçait au premier rang. Parfois son âme immodérée lui rappelait sa vieille ambition de l'empire suprême; il faisait alors à son frère une large part, et lui donnait l'Italie avec le titre de roi. Ignorant la vérité, il s'embarrassait de soins superflus. Tel un oiseau inquiet qui amasse de la nourriture pour son nid : l'amour de sa progéniture le tourmente, il déploie une activité incessante, et plane dans les airs, tandis qu'un pâtre méchant ravit peut-être l'espoir de sa race, ses petits et leur berceau. Les vaisseaux d'Annibal n'étaient point éloignés du rivage de l'Afrique lorsqu'il commanda au pilote de grimper rapidement au sommet du mât pour voir quelle côte la flotte allait aborder. Celui-ci, perché à la cime de l'arbre : « Je vois, s'écria-t-il, les ruines d'un tombeau. Le vent pousse de ce côté le navire en ligne droite.» Annibal, mécontent de cet augure, lui dit : « Dirige le gouvernail, plie les voiles, change de route, et tourne ma course ailleurs sous de meilleurs auspices. » On exécute les ordres du maître, et la flotte, virant de bord, parvient à force de rames vers la rive voisine de Leptis. Pendant ce temps quel était l'état des choses dans les pays romains et sur les plages de la Libye? quelles espérances, quelles craintes agitaient des deux côtés les esprits ballottés tour à tour par des vents contraires? Il serait difficile de le dire. Lorsqu'on songeait aux grands travaux de l'infatigable Annibal et aux guerres qu'il avait achevées, l'espoir des Romains s'évanouissait. Mais quand apparaissait l'image de l'illustre Scipion, sa jeunesse florissante et éprouvée, sa valeur inébranlable dans le danger, alors le riant espoir revenait aux Italiens, et la terreur repassait du côté des ennemis. Quoique la République vît d'un oeil joyeux le terrible Annibal et son frère chassés du territoire du Latium, une autre inquiétude tourmentait les coeurs. On accusait la mollesse des généraux à qui le Sénat avait enjoint de faire tous leurs efforts pour que les ennemis ne pussent à aucun prix passer en Libye et qu'ils ne trouvassent de route sûre ni par terre ni par mer. Maintenant que tous deux s'étaient retirés ensemble sains et saufs, le péril restait le même, mais la lice était autre; [7,50] dès que les Carthaginois auraient réuni leurs forces chez eux, un grand désastre était à craindre, et la dernière heure de l'empire romain approchait. De même, lorsque la gale, après un long séjour dans tout le corps, disparaissant tout à coup, quitte la surface de la peau et les parties visibles, l'âme est saisie de joie ; mais si le malade sent sa poitrine enfler intérieurement, il frissonne en redoutant une situation pire, et regrette son premier mal qu'il voit avec peine relégué dans la région du coeur. Ainsi, malgré l'éloignement de l'ennemi, la crainte des Romains n'était point étouffée, elle n'avait fait que changer de place en les avertissant qu'un péril plus grave les menaçait dans les entrailles. Ce qui les faisait trembler surtout, c'était l'image presque toujours présente de Fabius, dont le génie avait su lire de loin dans l'avenir et qui parlait comme un oracle infaillible. "Si jamais, répétait-il souvent, le cruel Annibal regagne sa patrie, c'est alors que de véritables craintes s'empareront de Rome et que viendra pour elle le temps des larmes. On n'aura plus à combattre en Afrique des généraux timides, des rois fuyards, ni des hordes de pâtres levées à la hâte dans les campagnes. On se trouvera en face du terrible Annibal, dont les nombreux triomphes remplissent les annales, et qui a précipité dans le Tartare plus de fils de Romulus qu'il n'en a laissé à Rome dépeuplée. Il aura à ses côtés des cohortes endurcies par la guerre, par le froid, par la famine, et une foule de généraux qui excelleront dans l'art de tailler en pièces les Romains et aux glaives nus desquels s'offrira l'armée de Scipion. Là, le chef ne pourra se prévaloir ni de l'autorité de son nom, ni de sa beauté, ni de sa noblesse, ni de la fable de sa naissance, ni de ses entretiens avec les dieux. » Ainsi s'était exprimé Fabius, et comme il avait fait cette prédiction en mourant, Rome, qui en avait gardé le souvenir, la répétait maintenant comme la dernière parole d'un père menaçant, et elle effrayait les esprits. Cependant la paix tant désirée rétablie enfin dans les campagnes et la face sereine de l'Ausonie commandent justement au peuple d'acquitter ses voeux envers les immortels. Pendant cinq jours le feu fut allumé sur les autels, et tous les temples des dieux furent chargés de couronnes de fleurs et de guirlandes de lauriers verts. Annibal, chassé de Leptis par des bruits alarmants, se dirigeait en hâte vers Zama. Déjà Scipion ravageait tout au loin; déjà les riches campagnes brûlaient sous les torches des Romains et resplendissaient de leurs armes. Le Carthaginois, qui songe à sa dernière bataille, craignant une attaque soudaine, résolut d'envoyer en avant des hommes sûrs avec ordre de lui rapporter en quel endroit étaient les ennemis, ce qu'ils faisaient, dans quelle forte position et dans quel ordre était assis leur camp. Le hasard dirigea ces éclaireurs dans un sentier funeste; la garde du camp les surprit, et les amena prisonniers aux pieds du chef. [7,100] Celui-ci commande aux tribuns de les conduire par tout le camp et de leur montrer les différentes armes et la physionomie de ses soldats, l'aspect, le nombre et les pelotons de cavaliers et des fantassins. On obéit : ils visitent toutes les tentes avec assurance, car le chef lui-même avait dissipé toute crainte. Ils admirent la discipline inflexible et les lois sévères du service militaire, les mains durcies des Romains, leurs corps faits à la fatigue, invincibles au froid, à la chaleur et aux coups; leurs nombreuses et larges cicatrices reçues par devant; leurs yeux vifs, leurs visages respirant une noble fierté, et la puissante sonorité de leur voix. Lorsqu'ils eurent tout exploré, Scipion, le visage calme et souriant, les accueillit avec bonté à leur retour et les enhardit. «Soldats, leur dit-il, avez-vous bien visité tout le camp et nos préparatifs? S'il vous reste encore quelque chose à voir, examinez-le sans crainte, et rendez compte de tout à votre chef. » Après les avoir ainsi exhortés avec bienveillance, il les laissa se demandant avec un profond étonnement s'ils avaient entendu parler un homme ou un dieu. On servit ensuite une nourriture abondante à ces éclaireurs et à leurs chevaux; puis on leur donna une escorte, afin de les guider dans des routes sûres et de les protéger du geste, si par hasard une bande dispersée dans la campagne voyait dans la rencontre de l'ennemi une proie légitime. Pendant que le chef latin agissait ainsi, le hasard voulut que dans la même journée Massinissa, suivi de troupes considérables de cavalerie et d'infanterie, arrivât au camp au milieu d'un vif enthousiasme. De tout ce qu'il vit, rien n'effraya plus le farouche Annibal que la confiance manifeste de l'ennemi qui nourrissait dans sa pensée de grandes espérances, et ne redoutait point la guerre. Mais, comme le destin hâtait les derniers désastres et que le jour approchait qui allait dissiper l'obscurité du sort, il résolut auparavant d'essayer s'il parviendrait par ses discours à fléchir l'âme de son adversaire et à y répandre un nouvel amour de la paix, soit qu'il fût touché de la rare douceur de caractère de Scipion, soit qu'il redoutât l'avenir, soit qu'il fût enfin las de ses travaux, soit qu'il voulût envelopper la fraude dans ses paroles et recourir à ses artifices ordinaires. Le messager envoyé en avant à cet effet se rend auprès de Scipion et lui demande une entrevue. Celui-ci ne la refuse pas; les deux généraux décampent de concert et vont prendre position dans des lieux très rapprochés où il leur serait facile de s'aboucher. Non loin de là était située la petite ville de Nargara; Scipion occupe à la hâte cette colline et s'y fortifie. C'était un emplacement très convenable pour un camp retranché; il renfermait des sources d'eau douce et offrait de tous côtés des aliments pour les hommes et les chevaux. A quatre milles à peine de là, Annibal établit son camp sur une hauteur où nulle fontaine jaillissant en cascades abondantes n'arrosait la campagne stérile [7,150] et où la soif seule interdisait un séjour prolongé. On choisit une éminence située au milieu, vue de part et d'autre et entièment découverte, de peur que les rideaux de verdure et les grottes des bois ne cachassent quelque piège et quelque embuscade, car le massacre de Marcellus et de son collègue effrayait Scipion. Les deux armées s'y rendent simultanément d'un pas égal en marchant en carré, puis elles s'arrêtent à la même distance. Les deux chefs s'avancent sur de hauts coursiers, ayant mis bas leurs armes d'un commun accord, suivis chacun de son interprète pour unique témoin et compagnon. C'est ainsi que s'abordèrent sur cette éminence les deux plus illustres des rois et des généraux qu'ont produits les âges précédents et que produiront les âges suivants sous quelque climat que ce soit. Que les Géants rangés en bataille recommencent leur guerre indigne envers les dieux, le puissant Jupiter, posant sa foudre, s'avancera accompagné de Mercure; le côté opposé enverra Typhée flanqué d'un chétif mortel; d'une part, les Titans armés assisteront de loin à cette entrevue; d'autre part, la fureur des dieux sera muette; Phébus tirera ses flèches hors du carquois; Pallas menaçante agitera de loin sa terrible égide; la terre tremblera, les feux luiront, l'air sera sillonné d'éclairs. Pareil trouble et pareil effroi entrèrent dans l'âme des spectateurs devant Annibal et Scipion réunis. Qu'on ne me nomme aucun de leurs prédécesseurs; la fortune ne niera point qu'elle n'a jamais vu nulle part deux héros plus grands. En face l'un de l'autre ils restèrent tous deux immobiles, puis, roulant mille pensées au fond de leur âme, ils gardèrent quelques instants le silence sous le coup de l'admiration. Scipion, en voyant le visage terrible et les regards farouches du chef redoutable : « O Jupiter ! se dit-il, le voilà celui dont le visage est craint des légions armées, la terreur de l'Italie, le rempart et la citadelle de Carthage, le vainqueur de l'Hespérie; celui qui, parcourant les champs de la Gaule, dompta les Alpes inaccessibles, et s'y fraya une route dans les neiges malgré la nature; qui immola tant de nos armées et tant de nos généraux; qui souilla tant de fois les fleuves de notre sang; qui en rase campagne et en bataille rangée a pu vaincre mon illustre père et moi jeune homme! S'il a quitté les portes de Rome tremblante, ce n'est point devant notre épée ni par crainte de nous, c'est à cause de la protection manifeste des dieux et grâce à un orage qui nous a favorisés. Je rougis de devoir notre salut non au courage, non à la vaillance, non à la force des armes, mais seulement au secours d'une pluie torrentielle.» Ainsi pensait Scipion. De son côté, Annibal : « Le voilà celui dont la renommée, quoique dans un âge encore tendre, se répand jusqu'aux extrémités des pôles; celui dont les siècles crédules attribuent la naissance aux dieux immortels, parce que sa vertu le fait supposer; [7,200] qui n'a pas craint de fouler le sol arrosé du sang de son père et qui, vengeant victorieusement ses défaites, poursuit les vaincus, et, après tant de batailles, nous chasse de la terre d'Espagne et annule nos travaux. Quand tous voulaient partir, lui seul a changé leur résolution ; quand tous tremblaient, lui seul est demeuré inébranlable. Pas un Romain n'osait défendre ses campagnes, et le voilà qui attaque nos citadelles! Il gagna d'abord par ses discours un roi (Syphax) sur lequel nous avions fondé de grandes espérances, puis il le défit complètement en bataille rangée et jeta le vaincu dans les fers. Moi-même il m'a aussi débusqué avant de me voir, et maintenant il m'a chassé de l'Italie. Bref, ou je dois le craindre assurément, ou je ne dois craindre personne dans tout l'univers. » Lorsqu'ils eurent fait également toutes ces réflexions en un clin d'oeil, Annibal, rompant le silence, parla le premier en ces termes : «Si mon destin, sous l'influence maligne du ciel, me condamnait, après tant de guerres achevées, tant d'armées détruites en rase campagne, tant de milliers d'hommes taillés en pièces, à venir seul, désarmé et suppliant, implorer de vous la paix par une vicissitude de la fortune, je me féliciterais de voir que de tous ceux à qui cet honneur était réservé le sort vous eût choisi de préférence, parce qu'un noble vainqueur serait pour moi une grande consolation, et que je ne rougirais point de succomber devant un tel héros. Et ce ne sera pas pour vous la moindre gloire (si la conscience de mes actes ne m'aveugle pas) qu'Annibal, à qui les destins généreux ont accordé tant de triomphes sur vous, à qui tant de généraux romains, battus à la tête de leurs armées, ont cédé, cède à vous seul, vaincu non en bataille, non par la force, mais par votre seul nom. Dois-je m'indigner ou plutôt m'étonner de cette dérision de la fortune qui laisse à terminer au fils les guerres que j'ai commencées avec le père? Votre père, général renommé par sa vaillance, vainqueur intrépide et dans la plénitude de l'âge, l'a cédé à moi jeune homme, et a été vaincu dans le pays des Latins. Vous, au contraire, à la fleur de l'âge, vous me vaincrez aujourd'hui sans coup férir dans ma propre patrie, moi vieux général aguerri, portant des étendards victorieux, un coeur ferme et des membres endurcis. L'amour de la paix aurait été, je l'avoue, bien préférable pour deux peuples invincibles. Car ni la Trinacrie, ni la terre sauvage de Sardaigne, ni l'Ibérie, ne sont à nos yeux une récompense suffisante pour tant de flottes, pour tant d'armées perdues, pour tant de sang versé. On peut toujours blâmer en paroles les faits accomplis, on ne saurait les changer. La rage de la cupidité nous a entraînés follement hors du droit chemin. J'étais avide du bien d'autrui, je suis attaqué dans le mien propre. Une ambition immodérée et une âme qui ne peut souffrir de rival m'ont aveuglé. La fortune, un instant souriante, change de face dans les grandes circonstances, et la perfide s'abandonne à toute sa fureur. [7,250] Elle m'a appris déjà par plus d'une disgrâce (à moins que je n'aime à me tromper moi-même) qu'il n'est point prudent de se fier à elle. Dès lors j'ai soumis mes actes au joug plus sûr de la raison, et j'ai conçu l'amour de la paix. Mais votre âge bouillant et votre fortune longtemps heureuse m'épouvantent: ce sont deux choses contraires au projet de la paix et au désir du repos. Je me rappelle, dans tout le feu de la jeunesse, ce que j'étais à la Trébie (excusez ce souvenir), ce que j'étais à Cannes. Je suppose que vous êtes comme moi; la verdeur de votre âge, la gloire de venger votre illustre père, tant de guerres heureuses en Afrique et en Hespérie, une fortune dont les brillants succès ne se sont jamais démentis, tout vous exalte. Je sais tout cela. Je sais en outre, pour l'avoir éprouvé cent fois, combien est grande la passion de vaincre et quelle gloire obtient le vainqueur. Si la victoire était certaine, ce serait, je l'avoue, la chose la plus agréable. Mais quel dieu vous l'a promise qui ne puisse vous tromper ? Croyez-moi, si nous ne réprimons nos ressentiments, vous verrez apparaître dans les rangs qui vous font face des guerriers dont les bras seront armés et dont les yeux respireront un enthousiasme martial. Celui que vous voyez ici désarmé ne sera plus le même; il aura un autre coeur, un autre visage, un autre son de voix, et il ne proférera point de timides paroles de paix. Prenez donc de nouveaux sentiments, et que le mot de paix ne soit point vil à vos yeux. — La victoire, dites-vous, est une belle chose. — Mais l'espoir de vaincre est incertain; la paix est ce qu'il y a de plus beau, elle s'offre à vous certaine si vous ne la refusez pas. Examinez tout, et chaque fois que les prospérités présentes exalteront votre âme, jetez des regards vigilants devant vous, derrière vous et autour de vous; ne songez pas seulement à ce que la fortune favorable vous a procuré et vous procurera; mais calculez sagement ce qu'elle peut vous procurer. Vous ne ferez rien de bien si vous ne fondez sur cet examen votre espoir ou votre crainte. Admettons que la victoire se déclare en votre faveur, quel surcroît ajoutez-vous à votre gloire? Vous êtes vainqueur, vous remportez le dessus, et à vos mille triomphes vous en ajoutez un de plus. Mais si par hasard le destin qui vous a si longtemps accompagné vous abandonne tout à coup, vous tombez, vos travaux innombrables et vos grandes espérances s'anéantissent. C'est votre ennemi qui devient votre conseiller. Faisons taire la haine, et qu'une bonne résolution affermisse la situation des deux côtés. Si vous ne redoutez aucun danger, que du moins l'amour d'un nom illustre vous arrête; ce nom ne saurait aller plus haut; travaillez maintenant à le conserver, car le soin d'une grande réputation est une grande tâche. Voulez-vous confier à la merci d'un seul événement tant de brillants exploits et une gloire si longuement acquise? Voulez-vous qu'un seul jour sape tant d'années? Il est sage de mettre un frein à sa fortune et d'arrêter le cours de ses prospérités. L'emploi de la modération mène souvent à la grandeur; si on lâche la bride, on est entraîné dans l'abîme. Je pourrais vous citer de nombreux exemples, car j'en ai une foule sous la main. [7,300] Quel grand homme avait été Cyrus! Cependant, pour avoir suivi avec confiance la fortune sans s'arrêter, il est tombé honteusement du haut du trône, et, pour comble de déshonneur, il a péri de la main d'une femme. Pyrrhus a gagné des batailles; avec quelle gloire il pouvait retourner dans son royaume! Il serait même resté votre ami; la grande douceur de son caractère le rendait, selon moi, digne d'une telle amitié. Mais, n'ayant pu ni tenir la bride ni arrêter sa course, il fut entraîné dans sa chute au fond de l'abime. S'il se fût arrêté au milieu de ses succès, il aurait répandu partout et à jamais la gloire de l'Épire. Ah! que de fois ce monarque, l'effroi de l'Italie, porta le diadème de la Sicile! Ensuite, se faisant connaître au nord, il s'empara même du sceptre des Macédoniens. Mais, pour n'avoir jamais su s'arrêter, ce héros, invincible aux hommes, a servi à la gloire du sexe et a succombé, noble victime, sous la pierre d'une femme d'Argos. Comme vos exemples vous toucheront peut-être davantage, au sein même de ma patrie, la fortune avait égalé Régulus aux plus illustres généraux; mais, pour avoir voulu monter jusqu'au ciel, il tomba à la renverse, couronnant par une fin cruelle la gloire qu'il avait acquise. Je cite l'exemple d'autrui et me tais volontiers sur moi-même. Jouet de la bonne et de la mauvaise fortune, vous voyez ce que je suis et ce que j'ai été. Vous ne trouverez nulle part un exemple plus frappant des jeux de la fortune volage. Il est prudent de se retirer petit à petit de son sein et de ne pas trop se fier à ses faveurs. Voulez-vous mettre votre confiance en celle qui ne cesse jamais de faire tourner avec impétuosité sa roue inconstante; qui non seulement est aveugle, mais qui rend aveugles ceux qu'elle couvre de ses caresses; qui n'élève et ne comble de ses dons mensongers que ceux qu'elle a résolu de précipiter du faîte des grandeurs au fond de l'abîme. Peut-être la foi punique vous est-elle suspecte, parce qu'un traité a été rompu. Cessez de craindre; le temps de la paix est venu. Vous aussi, si ce que j'ai ouï dire est vrai, vous avez enfreint un pacte conclu du temps de vos pères, parce qu'il vous paraissait émaner d'autorités indignes. Si la fortune nous a méchamment terrassés, croyez-vous par hasard que nous ayons perdu en même temps tout sentiment de l'honneur? Les dieux ne nous regardent pas sous un astre si défavorable. Je ne voudrais point, je l'avoue, que l'on confiât à tous indistinctement la destinée publique et le sort de la patrie; mais maintenant il s'agit d'une paix que négocient ceux dont la gloire principale consistera dans les travaux de la guerre et dans l'affermissement de la paix. De même qu'en qualité d'auteur de la guerre, j'ai tout fait pour qu'elle eût un heureux succès, jusqu'à ce que le destin s'y soit opposé, je défendrai, soyez-en sûr, les traités et la paix conclus à mon instigation. Cette paix, à la vérité, s'offre pour nous déshonorante (mais nous devons l'accepter) et pour vous glorieuse. [7,350] Bien qu'il appartienne aux vainqueurs de dicter les conditions de la paix et le châtiment, souffrez néanmoins que les vaincus en décident. Je veux que ma propre bouche impose une juste punition à nos erreurs. L'Hespérie et les champs situés à l'extrémité du monde, l'Éolie à triple tête, la Sardaigne et toutes les îles éparses dans la mer Tyrrhénienne et dans celle de la Libye, seront à vous. Cherchez ensuite ailleurs d'autres royaumes, allez jusque sous les deux pôles, de votre épée foudroyante frayez-vous un passage dans les lieux impénétrables, foulez aux pieds les rois superbes, que vos enseignes, victorieuses au couchant, s'enfoncent vers le septentrion et soient portées enfin vers le levant. Pour nous, resserrés dans les confins de la Libye, nous vous verrons de là les maîtres de l'univers, gouvernant les empires les plus lointains, et répandant la terreur sur terre et sur mer, puisque telle est la volonté des dieux et du destin tout-puissant. Après avoir prononcé çes paroles d'un ton grave, Annibal se tut. Scipion lui répliqua en ces termes : « J'étais sûr que toutes les promesses qui m'avaient été faites seraient détruites par votre arrivée, et que les Carthaginois ne respecteraient ni les traités, ni le droit des gens, ni le culte des dieux, si la crainte ne les y forçait. Ce lourd cheval montera vers les cieux en volant, cette colline massive s'élèvera dans les airs et l'Olympe tombera au fond de l'Averne avant que vous soyez amis de la bonne foi. Mais la juste vengeance des dieux poursuit les coupables, elle frappe la race impie, et, bien que marchant d'un pied boiteux, elle devance quelquefois ceux qui la fuient. Dieu contemple d'en haut les crimes et la perfidie, quoique pour vous, Annibal, l'existence de Dieu soit une fable vaine. Que de fois les vagues ensanglantées, ayant englouti des flottes, ont battu le rivage qu'elles rougissaient ! Que d'entrailles de guerriers ont flotté éparses sur l'Océan ! Que de vaisseaux dégreés ou fracassés ont vogué sur l'onde! Que de carènes inondées de sang ont été ballottées par les flots ! Que de boucliers, que de tillacs dégouttants d'un sang noir! Croyez-vous encore que Dieu n'existe pas? Le peu de temps qui nous en sépare a-t-il donc effacé entièrement de votre mémoire la journée des Égates? Deux fois auparavant vous avez porté contre nous des armes criminelles. Toujours en butte à vos attaques et voulant aider des alliés qui en étaient dignes, nous avons été forcés de vous tenir tête. L'amitié nous a fait un devoir de secourir jadis les Siciliens et récemment les Espagnols. C'est avec une douleur mêlée de honte que l'on songe aux actes révoltants de cruauté que vous avez exercés sur ces derniers, parce que les secours de Rome leur arrivèrent, hélas ! trop tard, et Sagonte est notre grand opprobre. Mais Dieu, ce Dieu que vous méprisez, vous a infligé le châtiment que vous méritiez ; l'issue de la première guerre a été celle que vous savez, et il en sera de même de celle-ci, à moins que Dieu ne se lasse d'une juste vengeance. Si dans l'intervalle nous avons reçu, à la vérité, de nombreuses blessures, le vengeur équitable l'a permis sans doute [7,400] pour éprouver et purifier les bons. Mais laissons le passé. Si vous tenez à ce que votre paix ne nuise point à vos concitoyens, je ne veux pas non plus qu'ils recueillent la récompense de leur perfidie. Eh quoi ! quand il est de notoriété publique que vous avez violé les traités et tout espoir de paix, lorsqu'un premier parjure vous a rendus indignes des mêmes conditions, vous sollicitez de nouveaux traités et une seconde paix à des conditions plus douces? Et vous n'avez pas de honte? On me représente à combien de dangers la fortune est soumise, combien glissante est la route qui conduit aux grandeurs; on rappelle à ma mémoire les rois et les capitaines qu'un changement de fortune a précipités soudain d'un rang élevé, on m'accable d'exemples. Je sais que nous avons des corps mortels et des âmes immortelles. Je sais qu'après la mort, de nombreux supplices et de longs tourments sont, réservés aux criminels, et que les bons recueillent ici-bas de la gloire et au ciel des récompenses éternelles. Voulez-vous m'apprendre autre chose, homme savant? Je vous écoute. Je sais que je suis exposé aux dangers, et je vous tiens pour un vaillant et illustre capitaine. Cessez de menacer : nous vous connaissons et nous espérons qu'il en rejaillira sur nos armes une gloire plus éclatante. Je n'ignore point l'empire qu'exercent sur les choses humaines les jeux de la fortune; mais nulle puissance n'est comparable à celle du Dieu suprême; il prête ordinairement son assistance à ceux qui soutiennent des guerres justes. Mais, pour ne point perdre toute cette journée en paroles, si les premiers traités vous agréent, si l'outrage récent fait à nos vaisseaux et à nos députés reçoit une réparation, vous aurez ce que vous demandez. Et pour qu'on ne m'accuse pas de méconnaître la valeur de cette promesse, en recevant ce riche présent de la paix, voyez où votre fortune en est réduite. Si quand votre nom retentissait comme un tonnerre dans le Latium, au moment le plus critique de la guerre, vous aviez, ennemi traitable, humblement sollicité la paix, il y aurait eu peut être de l'orgueil à ne point vous l'accorder. Maintenant que, presque vaincu, chassé de toute l'Italie, tremblant de peur, vous implorez la paix par force, on pourrait à bon droit vous la refuser. Eh bien! pour que le monde voie que nous ne nous laissons ni abattre par les revers, ni enorgueillir par la prospérité, et que dans la bonne et la mauvaise fortune notre attitude reste la même; pour que la postérité sache que nous ne faisons la guerre ni par l'appât du butin ni par haine, mais par amour de la paix, la paix vous sera donnée si vous la voulez sincèrement. Mais pourquoi faire de vaines propositions? L'Espagne, si vous l'ignorez, a été conquise par mon bras et a coûté des torrents de sang.Tout le reste nous appartient. Donner ce que l'on ne peut garder n'est qu'une folle jactance. Vous faites, le généreux à nos dépens. Donc, si vous avez autre chose, ajoutez-le vous-même à la paix et aux traités précédents. Si ces conditions vous paraissent trop dures, si vous ne pouvez supporter la toge, si vous abhorrez la paix, préparez vos glaives et vos armes." Il dit et frappa la terre de sa javeline tremblante. Ces paroles dites, ils se retirent. [7,450] Lorsque deux taureaux ont lutté longtemps avec leurs cornes et se sont enivrés de haine en se lançant des regards furieux, ils se séparent sans bruit et s'en retournent pour se charger de nouveau avec plus de violence de tout leur poids; frémissants de rage, ils remplissent toute la forêt d'horribles mugissements; leurs génisses les entourent et les excitent au combat. Les deux capitaines, en se retirant, respiraient sur leur visage autant de colère et nourrissaient au fond de leur âme la même ardeur martiale. Dès qu'ils eurent rejoint les cohortes voisines, ils donnèrent l'ordre d'apprêter enfin les courages et les armes pour la dernière bataille. Le ciel retentit de cris de joie. On eût vu alors s'agiter les aiguillons de la bravoure et les brandons de la colère : les paroles menaçantes, les yeux enflammés, les visages ardents. Ainsi, quand deux laboureurs se rendent de concert dans des champs éloignés pour mettre le feu à la paille, un horrible incendie éclate tantôt ici, tantôt là, et une flamme soudaine brille tour à tour en pétillant. A leur retour au camp, chacun des chefs est accueilli par des acclamations qui rappellent le bruit joyeux avec lequel les abeilles saluent leur roi. La foule se répand jalouse de les voir et recueillant avidement les moindres nouvelles. Le même langage circulait dans les deux camps. "Le jour suprême, disait-on, était arrivé. La récompense de la guerre ne serait point celle qu'on a coutume d'espérer une fois le péril passé; la punition non plus. L'univers et sa domination éternelle seraient à la merci des vainqueurs; les plus grandes catastrophes menaçaient les vaincus. Carthage agonisante, vaincue par la crainte, sur le point de tomber, chancelait avant d'avoir été frappée, et, condamnée par le destin, elle ne pouvait différer plus longtemps sa ruine immense. Les Romains ne pouvaient compter ni sur la fuite ni sur l'abri protecteur d'une colline; la mer leur fermait toute issue ; il ne leur restait d'autre moyen de retraite que de voler dans les plaines du ciel." Excités d'un côté par la terreur, de l'autre par l'espoir et par les ordres de leurs chefs, les deux camps retentissent de bruits divers. L'un redresse sa lance; l'autre aiguise son glaive; l'autre essaye ses flèches légères. Celui-ci met son casque sur sa tête et l'embellit d'une aigrette tremblante; celui-là bride un cheval vigoureux en le caressant d'une voix douce et l'orne de phalères; cet autre, courbé, s'applique à lui ferrer les pieds, il frappe le sabot creux, et sous ses coups répétés fait jaillir des étincelles. Celui-ci munit ses épaules et sa forte poitrine d'un bouclier peint, d'une cotte de mailles et d'armures d'un fer léger. Celui-là revêt des cuissards, il s'arme les jambes et les pieds, et sur ses genoux brille une image dorée. [7,500] Ici, Muses (puisqu'avec de faibles forces j'aborde un vaste sujet), si je vous ai toujours aimées dès ma naissance, si je me suis plu à vous honorer, si je vous ai invoquées religieusement, ici, inspirez-moi, et que tout l'Hélicon me soit favorable. Dévoré de soif, je parcours les sentiers inaccessibles de la fontaine de Castalie; l'amour me pousse et le doux espoir d'une belle renommée m'entraîne. Ce jour, employé de part et d'autre dans de terribles préparatifs, avait disparu, et les astres brillaient au ciel retourné. Une matrone dans toute la vigueur de l'âge, célèbre par ses richesses magnifiques et par son appareil redoutable, traverse les airs. Un diadème orne sa tête sacrée; son front est couronné de tours; elle tient un sceptre à la main; mais ses cheveux sont épars, et elle s'avance d'un pas précipité (Rome). Venait à elle une femme, la robe relevée, bouillante, pleine de menaces, plus hâlée par les rayons du soleil et un peu plus âgée. Elle portait aussi un sceptre et les marques terribles de la royauté, méprisant dans son âme les dieux, les hommes et le roi des dieux (Carthage). Toutes deux suivaient ensemble le haut des airs ; là où le Scorpion couvrait de ses bras entrelacés et de sa queue la planète effrayante de Mars, elles franchirent en même temps les portes du ciel. En les voyant passer, les habitants des cieux s'étonnèrent et les astres suspendirent leur cours rapide. Arrivée en face du trône le plus élevé, la seconde se hâta de prendre la parole en ces termes : "Quel odieux attentat! Moi qui fus longtemps l'hôtesse de Junon, et qui, par la volonté du destin, dois l'être éternellement, me voilà attaquée par l'Italie! Ni toutes les blessures qu'elle a reçues, ni la fameuse journée de Cannes, qui, si l'on peut se fier aux glaives, me paraissait mortelle, rien n'y fait. O durs arrêts des dieux! Qu'il soit permis aux bons d'élever de justes plaintes et de parler au Ciel sans détour. La nature, je le reconnais, s'est montrée libérale envers moi; dieux cruels, vous en avez été jaloux. Dans sa bonté, elle m'avait entourée des plus beaux rivages d'une mer immense, elle y avait ajouté un port superbe, et de plus un doux climat où se marient le souffle caressant du vent d'ouest et la tiède haleine du zéphir. Je voyais le froid glacial du rivage qui me fait face, et derrière moi des chaleurs torrides qui brûlent tout. Contente de ma situation, je jouissais avec bonheur d'une température moyenne qui, si je ne me trompe, pouvait offrir la véritable image de la terre céleste. Ajoutez tant d'illustres enfants, tant de titres de gloire du second Mars (Amilcar), tant d'exploits de ce capitaine renommé. Non, vous n'auriez point à rougir, Mars, de l'avouer pour votre frère. Le jour où les destins jaloux enlevèrent furtivement ce héros, on sut quels grands desseins il avait nourris, jusqu'où l'infortuné voulait porter mon nom, de quel ardent amour il était pénétré pour sa mère. Sans parler de mes autres fils, car j'en possède une foule considérable, [7,550] quel héros dans mon dernier rejeton ! Je le déclare, dieux immortels, et l'Envie mordante ne me démentira pas, la cour illustre de Jupiter ne renferme rien de plus grand. Qui fit preuve d'autant d'ardeur depuis que Prométhée, dérobant au ciel une parcelle de feu, l'introduisit dans la cavité sombre du coeur et enflamma les hommes? Quelle inébranlable fermeté! Comme il se précipite à travers tous les périls ! Croyez-moi, si le poids des membres n'accablait son âme renfermée dans la prison du corps, il serait au nombre des dieux et siégerait sur un trône rayonnant. Il n'est pas besoin de prononcer le nom, quand ce que l'on dit s'applique à un seul, et Annibal est assez connu de tout l'univers par ses exploits. Les astres errants oublieront leur route, l'été ensevelira sous les neiges les Éthiopiens, l'hiver, réchauffé par le souffle liquéfiant de Borée, fera fondre les glaces des monts Riphées avant que la terre ait produit l'égal de ce héros. L'amour ne me trompe point ; je dirai donc la vérité. Pardonnez-moi, habitants des cieux, je crains que l'Envie funeste et la Faveur aveugle ne nuisent à mon fils. Jetez les yeux, Jupiter, sur la terre d'Italie : voyez-vous ces champs couverts des cadavres de leurs colons? Voyez-vous ces fleuves teints d'un sang indigène, et ces tombes de généraux élevées à de grandes distances dans des régions inconnues? Mon Annibal a pu parsemer de ces tombes le vaste univers, il a pu séparer les montagnes et les réunir par des blocs de pierre. Mais maintenant quelque dieu lui fait résistance, car qui lui opposerait des armes mortelles? Un enfant marche contre nous à la tête d'une armée ennernie. Quelle honte, dieux du ciel! Mais nous ne craignons ni cet enfant, ni toute la terre d'Ausonie, ni cette femme (Rome) que je vois ici d'un air superbe méditant en silence de grands desseins pour combattre ma destinée. Cette femme, cet enfant, l'effroi du monde, et son père, nous les avons vaincus jadis dans une seule bataille. La fortune ne nous avait point encore témoigné une pareille faveur. Aujourd'hui affermie par tant de triomphes, que craindrai-je, sinon peut-être les dieux? Protégez mon honneur et empêchez le crime. Je mourrai si l'on n'ôte à cet enfant ce je ne sais quoi qui me condamne à craindre toujours. » Elle dit. L'autre, au contraire, vénérable par son air modeste, fit quelques pas, jeta sa couronne et son sceptre, et se prosternant aux pieds du dieu du tonnerre, elle lui parla ainsi : « O puissance suprême du monde entier, puisque vous souffrez que votre Rome arrose de ses larmes vos pieds sacrés et vous fléchisse par ses justes prières, ô père des dieux et des hommes, créateur très bienfaisant de toutes choses, épargnez les vôtres, venez-leur en aide et soulagez leurs maux. Quel horrible incendie attisé par les vents rapides a sévi à travers l'Hespérie, quel orage désastreux les nuées épaisses ont fait fondre sur nous, le monde le sait et le ciel encore mieux. [7,600] Je ne nie point ce que cette virago me reproche maintenant en insultant à mon malheur, que les ossements blanchissent les champs de l'Italie, et que les sépulcres de ses généraux sont dispersés par toute la terre. J'ai enduré tout ce que la fureur des armes entraîne avec elle, et vous, père, vous l'avez souffert du haut de votre trône. C'est à mes crimes sans doute que je le dois. Jetez enfin un regard de compassion sur notre détresse, et si mes crimes ne sont pas suffisamment expiés, que votre bras frappe de sa foudre étincelante ma tête odieuse et la citadelle du Capitole; qu'elle éloigne Annibal. Vous semblez déjà l'avoir éloigné, et c'est pour vous rendre grâces d'un si grand bienfait que je viens ici. J'ai craint, je l'avoue, les fureurs, les ruses, les pièges et les batailles simulées de cet exécrable chef. Oui, cet homme que sa mère élève jusqu'au ciel et que dans sa démence elle compare aux dieux mêmes par tant de louanges, cet homme a coutume de s'appuyer à la guerre sur les fraudes et les embûches plutôt que sur le courage. Je pourrais opposer à ses éloges les nombreux trépas de mes enfants... La douleur m'en empêche. Certes, c'est le comble de la cruauté, c'est une abominable impiété, que de s'enorgueillir comme elle le fait de la façon dont tant de généraux ont péri. Mais l'heure est venue maintenant de déployer sa vaillance, si ce jeune héros dans la force de l'âge qu'elle qualifie d'enfant n'est point poursuivi par la haine implacable du destin. Empêchez qu'il ne le soit, grand Jupiter, et à cette mère inquiète accordez seulement ceci : plus de fraude; que les armées s'avancent en bataille rangée; qu'il soit permis de combattre en rase campagne. Ou l'amour de mon fils m'aveugle, ou vous verrez des batailles merveilleuses et des blessures qui rappelleront l'infâme journée de Cannes. Je connais son âme divine qui voit au-dessous d'elle toutes les choses humaines, sans que j'admette, suivant le bruit public, qu'il soit né dieu. Bien que cette mégère excite l'envie par ses paroles, bien qu'elle essaye de rendre à ses brigands les honneurs divins et qu'elle les mette au nombre des dieux, je me contente, moi, de la gloire de l'humanité, du magnanime Scipion dont aucun temps n'a vu et ne verra l'égal. Je ne m'en cache point, je crois fermement qu'un génie divin enflamme son âme, et je pense qu'il n'y a point de grand homme sans l'assistance de la Divinité. Je ne veux pas retenir le Ciel plus longtemps. Ou favorisez mon fils ou restez neutre entre les parties, et empêchez la fraude. La fraude écartée, nous triomphons indubitablement. Mais ma rivale se targue de l'hospitalité accordée à Junon et espère par là émouvoir les dieux. Elle se trompe, elle radote. Sous cette nuée ou sous une semblable s'élève et s'élèvera toujours le temple magnifique de Jupiter, bâti sur la colline Tarpéienne, où nous apportons notre encens et nos prières. Dieu veuille que nous le fassions religieusement ! Vous pouvez nous enseigner les choses sacrées, et vous le ferez si la voix du destin que j'ai entendue en mettant le pied dans le ciel ne m'a pas trompée. Ah! que votre coeur compatissant s'ouvre à mes supplications, père céleste, suprême et unique espoir des gens de bien. [7,650] J'avais ouï dire que l'empire souverain de la terre, de la mer et de tous les pays quels qu'ils soient qu'enserre le vaste Océan était promis aux descendants du sang latin, mais qui sinon vous peut réaliser d'aussi grandes promesses? Aujourd'hui je ne demande point de royaume; si ma prière est juste, que la liberté de ceux qui en sont dignes soit respectée, qu'il me soit permis d'écarter de ma tête un ennemi altéré de sang. Si vous ne m'épargnez point, pardonnez à mes descendants qu'une nouvelle religion rendra peut-être vos amis (christianisme)". A ces mots, embrassant les pieds de Jupiter et les couvrant de nouveau de ses baisers, elle demeura immobile le visage baigné de larmes. Le maître de l'Olympe étoilé sourit tout bas à cette prédiction d'un autre âge. Enfin il s'apprête à parler; l'air, frappé de terreur, trembla, les cieux se turent, la terre et le chaos firent silence. « Nul esprit, dit-il, n'a jamais su ce que l'avenir réservait aux mortels, tant mes desseins sont impénétrables, tant le silence et le mystère sont la loi du ciel. Vous qui prétendez avoir entendu une partie de l'avenir, cette révélation n'a pu vous être faite que dans l'intérieur des parvis célestes. Rien ne saurait transpirer au dehors, à moins qu'un esprit ardent purifié par le feu et l'eau ne soit venu ici. Certains secrets s'échappent d'ici par une petite fente, parce qu'une vive piété me fait violence. Mais pour que je déroule tous les événements, de tout ce qui se passe maintenant sous le soleil trop peu de choses m'agréent. La vertu, inconnue sur la terre, s'est réfugiée là en se plaignant de vous maintes fois, parce que sur tant de milliers d'hommes elle peut à peine rencontrer un ami. Sera-ce votre pourpre ou votre or qui m'attendriront? Regardez cet espace resplendissant du ciel. Serai-je touché par hasard des perles de l'Orient? Ici je suis charmé du spectacle d'un autre orient et des astres qui rayonnent autour de moi; je le suis encore plus de moi-même et des choeurs de mes compagnons. Comment des corps mortels, des membres fragiles, une beauté plus fugitive que les ombres, plairaient-ils à mes yeux? Pour moi tout est éternel : la splendeur, la beauté, la richesse, sont permanentes, et la gloire de mon royaume est immuable. En un mot, une vertu éclatante a seule le don de me plaire, ainsi qu'une belle âme que je n'ai jamais rougi d'appeler mon temple; mais je trouve rarement un asile sur la terre. Apprenez maintenant vos destins. Une lutte est préparée de part et d'autre pour plusieurs siècles, et des pertes réciproques affaibliront les deux nations. Il n'est pas loisible de connaître d'avance le parti que la fortune condamnera et celui qui remportera la victoire; sauf que le parti qui a la conscience du juste peut compter sur ma faveur, et que l'autre a raison de trembler. Dès l'origine du monde, j'ai assigné de dignes récompenses aux bons et de nombreux supplices aux méchants. En ce moment vous portez à vos enfants un vif intérêt. [7,700] Un jour viendra où vous laisserez chacune votre fils vieillir dans un triste exil loin de sa patrie, et vous ne réclamerez point ses cendres. Ni la gloire éclatante, ni la célébrité, ni le dévouement filial, ni les prouesses de tous les deux, ne vous toucheront. L'ambition agite trop le coeur des mortels; croyez-moi, ce ne sont pas vos fils que vous aimez, c'est ce que vous attendez d'eux. Je suis plus prolixe que de coutume, car il s'agit d'un grand événement qui mérite bien qu'on s'y arrête. Il reste un autre empire et une autre capitale du monde qu'il faut annoncer à haute voix; prêtez-moi une oreille attentive. J'ai résolu, puisque les yeux du monde sont couverts de ténèbres, de descendre sur votre terre, de revêtir volontairement des membres mortels, de me charger du fardeau et des liens de l'humanité, de soulager vos maux et, quel excès d'amour! de souffrir même une mort honteuse. Ames dures et ingrates, quoique mes bienfaits vous soient communs, l'une d'entre vous sera néanmoins plus heureuse que l'autre. Oui, celle que la fortune aura favorisée maintenant sur ce champ de bataille possédera à jamais tout ensemble l'empire et mon temple le plus auguste : telle est ma ferme volonté. Ne croyez pas que votre espoir tarde longtemps à se réaliser. Tous les mortels verront toutes ces choses avant que Saturne ait fait dix fois le tour du vaste univers dans son mouvement rétrograde, tant je me sens déjà attiré par les doux charmes d'une vierge, tant je suis alléché par le lait sacré de ses mamelles"! Tous les habitants du ciel et la foule des messagers de la paix ombrageaient de leurs ailes joyeuses Dieu prononçant ce discours. Les matrones, étonnées de ce qu'elles avaient entendu, s'en retournent incertaines, avec des espérances diverses, par des chemins différents. Déjà le jour ensanglanté qui allait voir la lutte suprême éclairait de ses rayons les plages de l'Orient; déjà les trompettes sonnaient et un bruit matinal se faisait entendre dans les camps. Les deux chefs se lèvent. Aucune journée ne fut aussi fameuse dans les annales de Rome; on ne combattit jamais en rase campagne, sous de pareils capitaines, avec autant d'animosité, de ruse et de force. On ne se bornait pas à craindre pour le présent, on avait devant les yeux des milliers d'années; on se demandait auquel des deux partis la fortune, dans cette bataille, permettrait d'espérer un rang, une patrie, une demeure, une race, une famille, une postérité. Scipion conduit en rase campagne son armée rangée dans un ordre admirable. Massinissa, entouré de ses Numides, commande l'aile droite; monté sur un cheval espagnol, son casque orné d'une aigrette le signale, et son manteau de pourpre flotte au gré du vent, Lélius a le commandement de l'aile gauche, il est suivi de la cavalerie amenée des rives latines. Un coursier d'Apulie, rapide et qui semble voler, le porte de côté et d'autre, une cuirasse de fer reluit sur sa poitrine. Au centre se tient frémissante la jeunesse romaine aguerrie. [7,750] Scipion domine de sa haute stature ces légions qu'il commande. Brillant par l'or, le fer et la pourpre, plus brillant par sa valeur, le plus brillant de tous par les grandes espérances qu'il fait naître, il éclipse les autres. C'est ainsi que les satellites de Phébus ne peuvent souffrir ses feux naissants; devant ses rayons d'un côté Lucifer devient terne, et de l'autre Mercure pàlit et s'efface, car les autres astres voisins ont tous fui sans attendre le soleil. Scipion, volant au milieu des rangs, excite le courage et répand partout l'assurance; ses yeux étincelants dardent des éclairs terribles qui frappent les regards de ceux qui le voient. Il presse ses porte-enseignes, exhorte les troupes à cheval, raffermit par ses paroles ceux qui chancellent, relève les timides et les indécis. Il conjure les uns et supplie les autres, énumérant tout haut leurs exploits personnels ou ceux de leur famille, et rappelant le nom de leurs aïeux. Il loue ceux-ci, réprimande doucement ceux-là, gourmande les retardataires et stimule les nonchalants par un reproche amical. Il montre à ses soldats la gloire qui les attend, leur dit qu'ils vont recueillir les derniers fruits de la guerre, les avertit du danger et de la honte, et par ces stimulants il excite et ranime les courages. Il se hâte d'accourir en tous lieux, et brûle de ne perdre aucun instant de cette journée suprême. Lorsqu'il vit qu'il avait suffisamment pourvu à tout et que ses troupes étaient pleines d'assurance, le héros, monté sur un coursier fougueux blanc comme la neige, prit la parole en ces termes : "Si Jupiter permettait que sa volonté, qui dirige nos coeurs, fût connue maintenant de vous tous, vous rougiriez d'avoir conçu des doutes sur la fin ou sur le sort réservé à nos préparatifs. Jamais le soleil n'est apparu plus clair que la grande victoire qui s'offre à mes regards. Nous triomphons : j'entends les murmures d'une foule agitée et tremblante, j'aperçois ses mouvements incertains et ses rangs qui fléchissent. Nous triomphons : je vois d'ici des actes de bravoure, j'ai devant les yeux un horrible carnage, un torrent de sang et des monceaux de cadavres gisant sur la terre natale. Je vois déjà le chef lui-même, jetant honteusement ses armes, prendre la fuite, je le vois cherchant où se cacher. Plût à Dieu que vous eussiez tous entendu de vos oreilles l'entretien d'hier! Vous auriez pu voir clairement combien son âme est abattue et dégénérée. Non, ce n'est plus cet Annibal d'autrefois, à moins que son nom seul épouvante. Ou plutôt c'est bien le même, mais ce rusé capitaine tremble devant des armes qu'il connaît, il sent qu'elles seront maniées par d'autres bras et qu'elles sont confiées à la sagesse et au commandement d'un nouveau chef. Il ne rencontrera sur ce champ de bataille ni le consul téméraire de Cannes (Varron), ni celui que les présages évidents des dieux et les signes manifestes de l'avenir empêchaient de combattre, s'il eût été dans son bon sens (Flaminius). Un autre Sempronius ne commande point avec moi dans ce camp. [7,800] La poussière, la chaleur, le vent, le soleil qui aveugle, n'aideront plus Annibal (Cannes). Il ne masquera point ses embûches par la brume ou par les roseaux des marécages (Trasimène); le corps inondé d'une huile chaude, il ne terrassera point une armée engourdie par le froid (Trébie). C'est à la pointe du glaive qu'il attaquera ma poitrine, c'est avec le fer qu'il cherchera à me percer le flanc, et il rencontrera une forte lance; voilà ce qu'il redoute. Que de fois ils ont demandé la paix par crainte ! Que de fois ils l'ont violée par fraude! Méprisables dans le premier cas, ils sont haïssables dans le second. Préparez donc avec bonheur vos bras et vos armes pour une pareille bataille. Pour moi, je marcherai le premier contre ces ennemis odieux ; j'y sèmerai la fuite et la terreur. J'en ai pour garants tous les dieux, le pressentiment du succès, mon bras impatient de tirer l'épée et la noble ardeur d'une âme invincible. Songez à l'Espagne conquise dans une course rapide, à tant de guerres contre des rois, la gloire de ma jeunesse, et aux champs carthaginois dévorés par des flammes sans fin. L'âge mûr auquel je touche attend de moi des actes virils et de véritables triomphes. Il me faut maintenant Annibal, le brandon de la guerre, la source de tous les maux, la gloire d'une si grande entreprise. Tous les signes favorables qui accompagnèrent nos pères quand ils s'embarquèrent pour les Égates, les dieux propices nous les montrent, et beaucoup d'autres encore. II m'a toujours déplu de perdre mon temps, surtout quand il s'agit d'exécuter de grandes choses. Vous n'avez rien à craindre, la victoire est certaine. Suivez-moi, je suis tout prêt, et votre retour s'effectuera heureusement. Pour qûi brûle de revoir sa patrie, ses enfants, le visage d'une épouse aimée, la route de Rome est par là. » Après avoir prononcé ces paroles du ton d'un homme non qui va combattre, mais qui est sûr de vaincre, il se tut. Les bataillons et les escadrons, pleins de joie, répondirent unanimement à ses exhortations par des cris d'allégresse, comme si, traîné par des chevaux blancs sur les hauteurs du Capitole, ils le suivaient en poussant les acclamations accoutumées. Annibal, voyant s'avancer l'heure fatale du moment critique, quitte aussitôt son éléphant et monte sur un coursier rapide. D'un air terrible et menaçant, tel que le farouche berger Polyphème sortant d'un antre d'Éolie, ou comme une comète présageant aux empires du haut des airs de funestes événements, il range en bataille sa grande armée. Il place en tête tous les éléphants, afin d'épouvanter l'ennemi déconcerté à la vue de ce troupeau monstrueux. Ils étalent autant de tours tremblantes sur leurs dos; on dirait des collines qui secouent leurs crêtes ou des citadelles qui se balancent sur des rochers. Annibal oppose ce bouclier à toutes les forces de l'ennemi. Il ordonne aux Liguriens et aux Gaulois de se mettre en première ligne et leur adjoint les auxiliaires Baléares et Maures. Ensuite il place en seconde ligne les Carthaginois et les Africains. La troisième ligne se compose seulement des troupes du Bruttium, [7,850] qui suivaient l'armée à regret et pour la plupart malgré elles. Annibal étend au loin ses ailes dans la plaine et fait décrire à ses bataillons un cercle immense. Il range à droite les Carthaginois qu'il charge d'attaquer les Italiens ; à gauche les Numides rebelles, impatients d'en venir aux mains avec leur roi détesté. Ces dispositions prises, comme son armée était un ramas de diverses nations, parlant des langues différentes, il enflamme et stimule ses cohortes tantôt par des interprètes, tantôt de sa propre bouche. Non moins actif que son adversaire, il fait en même temps l'office d'un général et d'un soldat accompli. Il range le front de son armée et les porte-enseignes, passe en revue les ailes, court sur les derrières et va partout mêlant les caresses aux reproches. « Si ma fortune m'est connue, dit-il, nous triomphons, et ce n'est point assez d'avoir triomphé, nous avons détruit un ennemi orgueilleux et la race romaine, pourvu que le souvenir de Cannes et de laTrébie reste gravé au fond de vos coeurs. Vous ne rencontrerez dans les rangs ennemis personne que notre armée, rassasiée depuis longtemps du sang italien, n'ait battu en mille endroits, à qui elle n'ait enlevé un frère, un père ou un fils. Le chef lui-même, enhardi par l'âge, et son père, alors la grande gloire du nom ausonien, ont tremblé devant nos glaives, ils ont teint de leur sang nos honorables enseignes, et n'ont pris la fuite que pour revenir contre la pointe de nos épées; à moins peut-être que ce chef ne combatte sous de meilleurs auspices loin de sa patrie, et que nous ne combattions sous de plus mauvais auspices aux portes de notre ville natale. Je ne crois pas que les dieux soient assez oublieux de l'auguste Carthage pour que ceux qui n'ont point osé défendre les forts remparts de Rome attaquent nos murailles. C'est un délire aveugle qui les a attirés ici ; la fortune toute-puissante les a envoyés en spectacle au peuple carthaginois. Si jadis, quand nous eûmes rempli des boisseaux d'anneaux d'or, dépouilles arrachées aux doigts ensanglantés, nous nous contentâmes de transmettre à la patrie la nouvelle de cet acte mémorable, aujourd'hui Carthage victorieuse verra d'un oeil joyeux le beau cou du chef latin entouré de chaînes, des bandes de Romains menées comme des troupeaux à travers la ville ayant à leur tête le bavard Lélius, et le roi changeant et pauvre qui a déserté nos armes. Vous, Maures et Numides, j'en atteste les dieux, évitez aujourd'hui son joug superbe. Massinissa revendique ses esclaves pour les battre de verges. Vous, Gaulois, rivalisez de haine et chargez maintenant avec de nouveaux glaives votre vieil ennemi : ce champ de bataille expiera d'anciens griefs amassés dans un autre climat. Et vous, ô Liguriens, qui, je le vois, avez suivi ma personne et mes destins par mer et par terre sans reculer devant aucune fatigue, combattez, je vous en prie. Si de dignes récompenses attendent les vainqueurs, croyez-moi, [7,900] vous n'habiterez point une vallée sauvage ni un pays rendu inaccessible par des rochers escarpés, vous posséderez les plaines fertiles et les riches campagnes de l'ltalie, et la fière Rome, votre épouvante et votre aiguillon, gardera le silence. Vous, chers guerriers objet de ma prédilection, vous mes concitoyens vous n'avez besoin ni d'instigations ni d'avertissements; contemplez votre patrie qui tremble épouvantée devant les torches de l'ennemi et ses armes impitoyables; jetez les yeux sur ces murs si connus où s'est écoulée votre première enfance, où vous avez recueilli tant d'honneurs mérités, où vous avez passé tant de jours dans la joie et les fêtes, où s'élèvent les tombeaux qui renferment les cendres de vos aieux, et leurs louanges gravées sur un marbre reconnaissant. Tout l'espoir de la patrie repose dans vos bras armés et votre courage; secourez-la dans sa détresse. Songez, je vous en prie, à vos épouses, à vos enfants chéris, à vos mères tremblantes, à la vieillesse vénérable de vos aïeuls, et qu'il vous reste à défendre les tombeaux de vos ancêtres. » Il n'avait pas encore achevé et s'abandonnait à toute la fougue de son éloquence, quand soudain clairons et trompettes sonnèrent tous à la fois du côté des Romains, et ils poussèrent un cri terrible qui remplit le ciel et les airs. A ce bruit effrayant, les oiseaux s'arrêtèrent dans leur vol; toutes les lignes en furent ébranlées, les éléphants épouvantés se retournèrent précipitamment contre leurs bataillons qu'ils mirent en désordre, et les ailes repoussées reculèrent. O aveugle esprit de l'homme, tu ignores les événements et tu es dupe de tes desseins! Ces mêmes animaux que le soin inquiet d'un chef prudent avait placés en tête pour couvrir son armée y semèrent les premiers la défaite et le carnage. Ce fracas interrompit Annibal au milieu de son discours. Ainsi, lorsque la foudre en grondant interrompt tout à coup un chanteur et tombe en déchirant la nue, celui-ci se tait, les sons se brisent dans son gosier tremblant, il lève les yeux et regarde le ciel noir. Mais ce chef, lancé depuis longtemps au milieu des hasards et éprouvé par tant de batailles indécises, demeure ferme. Furieux, il observe les ennemis qui lui font face, gourmande la crainte, ranime les forces et les courages qui chancellent, puis s'élance frémissant de rage et s'offre lui-même aux coups. De même qu'un sanglier, poursuivi par des aboiements acharnés, voyant s'approcher les chiens à la dent meurtrière et les armes des chasseurs, raidit son dos, dresse ses oreilles et se précipite audevant des traits, ainsi marchait le bouillant Annibal, invoquant à haute voix l'âme de son père. Du côté opposé se tenait alors le jeune Massinissa, prompt et énergique, qui, voyant fléchir l'aile des Carthaginois, charge les ennemis en désordre et s'enfonce rapidement partout où l'éléphant ouvre un passage. A la faveur d'un semblable guide, Lélius se jette entre des monceaux d'armes, il saisit le moment et le lieu, tue ceux qui résistent et poursuit ceux qui fuient. [7,950] Le magnanime Scipion, comme un lion terrible qui, pour nourrir ses lionceaux, renverse les arbres et les bêtes sauvages, avait pénétré l'épée nue au milieu des ennemis. Toute l'armée l'admire, Jupiter du haut des cieux le regarde avec étonnement, et le soleil se demande s'il n'a point un rival sur notre globe, tant ce jeune héros était tout reluisant d'or, tant son manteau de pourpre jetait d'éclat, tant l'acier de ses armes resplendissait. Lorsqu'on fut arrivé de près vers de véritables ennemis, les Romains et les Carthaginois commencèrent à mêler leurs mains sanglantes. Une colère ardente et implacable anime les chefs et les deux peuples. Jamais choc entre deux corps armés ne fut plus violent, jamais combat ne fut plus acharné dans tout l'univers. Ce n'étaient point des bandes mercenaires qui luttaient, c'étaient des hommes de coeur qui voulaient éteindre dans leur propre sang le brasier de haines qu'ils avaient eux-mêmes allumé. Toutes les légions n'avaient qu'un seul désir, qu'une seule pensée : venger, fût-ce par leur mort, de justes ressentiments. La perfidie punique et l'orgueil romain sont jetés mutuellement à la face à chaque blessure. On se répand en invectives et en reproches; au moment où la voix s'élève, la gorge coupée la réduit au silence. On rappelle tantôt les tributs annuels et écrasants imposés aux Carthaginois, tantôt la fraude et l'indigne massacre qui suivit la prise de Sagonte. Tout ce que la rage enflammée par une vieille haine a coutume de dicter à des combattants, on le vomit; toutes les offenses et les injures subies durant une longue guerre s'entassent en un monceau. Les poitrines heurtent contre les poitrines et les épées contre les épées ; aux blessures se mêlent les blessures, et aux morts des morts horribles. On aime à descendre chez les ombres les entrailles ouvertes, à troubler les mânes par un bruit inaccoutumé, et à transférer des âmes guerroyantes dans l'Érèbe silencieux. O délire ! Qu'il eût mieux valu pour les deux peuples vivre tranquilles au sein de leur patrie! L'ambition, l'orgueil aveugle, la soif éternelle des richesses qui dévore les mortels et les fait courir aux armes, ne l'ont pas permis. Les deux armées luttent avec acharnement, et ce ne sont pas seulement les haines publiques qui les irritent: chacun, en frappant son ennemi, croit venger par ses coups la mort d'un père et d'un frère. Tant il est vrai qu'une vieille offense aigrit le coeur, et que plus la haine est récente, moins on se bat avec amnesité. Les chefs excitent leurs troupes, enflamment à haute voix les courages, montrent et affrontent d'honorables dangers. Mourir pour la patrie parut la plus belle des morts. Les cris de rage, le cliquetis des armes, les gémissements des mourants, produisaient un bruit mêlé d'horreur. Déjà un large fleuve de sang coule et arrose les campagnes de ses ondes fumantes; déjà un torrent impétueux ensevelit et entraîne les cadavres; [7,1000] déjà une montagne s'élève à l'aide des chevaux et des guerriers terrassés, et sépare par sa hauteur les ennemis furieux. Je ne crois pas que sur les bords de la mer Égée les navigateurs aient été plus surpris lorsqu'à leurs yeux épouvantés une île naquit soudain près de Thérasie (Santorin). Un docte aruspice vit dans ce prodige la puissance de Rome et la ruine de la Macédoine; mais le nautonier ignorant et stupéfait y aborda à la rame. Cependant les cavaliers auxiliaires des Carthaginois, ébranlés par un combat désavantageux, commençaient à lâcher pied. Le vainqueur poursuit les fuyards. Bientôt l'armée romaine, dispersée par la poursuite, a peine à trouver sa route à travers les monceaux de cadavres. Les uns gravissent des hauteurs d'un pas incertain; d'autres, répandus dans la plaine, cherchent sur la terre glissante une issue à leurs manipules épars ; les porte-enseignes et les maîtres d'armes eux-mêmes hésitent. Les soldats, disséminés par la victoire, pouvaient changer ces succès en une défaite soudaine et ternir cette illustre journée, si le prévoyant Scipion dans sa sagesse profonde n'eût donné le signal du rappel. Aussitôt qu'eut retenti dans la plaine le son connu de la trompette, ils se rallièrent, et, obéissant au signal, revinrent dans leurs premières positions, puis ils livrèrent à l'ennemi un nouvel assaut, mais en concentrant leurs forces. Ainsi, quand l'Auster impétueux a réuni les nuées dispersées dans l'air, la tempête, un instant réprimée, se tait pendant qu'il tonne, puis elle reprend avec plus de violence, mêlée de pluie et de grêle. Déjà l'ardent Scipion avait dépassé les collines produites par l'immense massacre, et les deux armées, rangées en bataille, recommençaient le combat en rase campagne. Je crois que Dieu regarda d'un oeil inquiet tant de trépas d'une nation invincible et tant de vaillants exploits, en se demandant quelle serait l'issue de cette lutte acharnée. Ce jour-là le sort du monde, confié à un champ de bataille sanglant, allait décider lequel des deux peuples posséderait le pouvoir suprême, occuperait le premier rang et tiendrait le sceptre. Si par hasard la fortune eût favorisé à la fin les Carthaginois, nul doute que l'impie Carthage ne fût devenue la maîtresse de tout l'univers, et qu'aujourd'hui le nom romain n'existerait plus. La terre d'Italie, déchirée par des colons barbares, aurait changé sa noble race et l'Afrique aurait pris le dessus. Si la Grèce non armée a pu lui imposer son nom, à plus forte raison l'Afrique victorieuse lui eût donné le sien. Mais la puissance divine, ayant pitié des justes, nous vint en aide. Dans ces temps malheureux elle donna à l'Italie abattue un héros qui soutint vaillamment de rudes combats, qui écarta à lui seul non seulement les dangers présents, mais les dangers à venir; [7,1050] qui, champion de la liberté, la garda intacte de son vivant et la conserva dans les âges suivants. Déjà le soleil bienfaisant dirigeait son attelage au milieu de la région éthérée et regardait avec effroi d'aussi ardentes colères. Le brave Scipion, que ne rebutent ni la fatigue, ni la chaleur, ni les blessures, ni une nuée de poussière brûlante, essayait de livrer avec ses troupes les derniers assauts, allant où l'appelaient les rangs épais de l'ennemi et le visage désiré de son antagoniste. De même que la flamme qui descend du sommet de l'Etna ravage les croupes tremblantes du mont caverneux, renverse les rochers qui lui font obstacle, et brise les arbres qu'elle rencontre; les vallées d'alentour, pleines d'une odeur de soufre, retentissent à la fois; ainsi l'intrépide Scipion terrasse tout par un tourbillon semblable. «Soldat romain, répétait-il souvent, je t'en conjure, sache vaincre ou mourir. Tente avec moi un dernier effort. Ce chemin conduit à Rome, ou mène tout droit au ciel. » En prononçant ces mots d'une voix forte, il pénétrait dans les rangs d'Annibal. Celui-ci soutient sans crainte toute la violence du choc. Ces deux foudres de guerre, Scipion d'un côté, Annibal de l'autre, luttent ensemble. Mars, en les voyant du haut des cieux, s'étonne qu'il reste sur la terre de pareils maîtres dans l'art des combats, de tels exécuteurs des oeuvres de l'épée. Ici je souhaite que la Grèce menteuse cesse enfin de mettre en avant les noms de ses généraux, et qu'elle rougisse de célébrer la conquête des peuples efféminés de l'Asie et la soumission du Gange; je souhaite que les rois des Parthes et que la phalange entrevue dans les champs de la Perse (Retraite des Dix-mille) se taisent; que Troye elle-même n'entre point en lice, ni la maison de Priam chantée par les poètes grecs et romains, ni tous ces rois aux cheveux inondés de parfums, revêtus du manteau assyrien. Sur ce champ de bataille, point de troupes désarmées, point de pourpre flottante sur les épaules, point de bande de fuyards comptant uniquement sur leurs flèches légères (Parthes). D'une part combattait la jeunesse romaine, née au milieu des armes, pleine de force et de vigueur; d'autre part, les bataillons des Carthaginois, exercés par des guerres continuelles, dont l'Espagne et surtout le Latium avaient connu la valeur, qui en mille rencontres avaient défait par la puissance de leurs armes les Romains vainqueurs des nations, qui avaient tout osé. Entre ces deux peuples on lutta avec des efforts et un courage bien différents. A dire vrai, les uns étaient supérieurs par la force, les autres par la légèreté; mais une même haine animait également les deux armées. Enfin l'armée carthaginoise, épuisée de fatigue, céda un peu. Alors, bouillant de colère, Annibal s'écrie : «Je ne t'avais pas donné ces enseignes, pendard, pour les porter en arrière. Marche en avant, et laisse-les plutôt en lambeaux au milieu des ennemis. O Ciel! où courez-vous? Ce n'est point là le droit chemin. Venez, c'est par ici que vous trouverez l'ennemi. Est-ce ainsi que vous songez à Carthage? Vous croyez peut-être gagner par là votre patrie? [7,1100] Vous vous trompez, malheureux citoyens, cette route est celle de la prison et de l'exil. » En disant cela, il s'avançait seul et sans peur contre l'ennemi. Toutes ses cohortes, vaincues par la honte et par l'amour de leur chef, parurent prendre de l'assurance, et la bataille et le carnage recommencèrent de plus belle. Scipion au premier rang chargeait, culbutait les bataillons qui lui faisaient obstacle et semait partout le trépas. «Verrai-je, s'écriait-il, la perfidie combattre plus longtemps contre la vertu ? Je ne crois pas que les dieux aient oublié à ce point la piété de nos pères. Braves soldats, luttez de vos poitrines et de vos bras, la victoire est à vous. » En prononçant ces mots, il brandissait l'épée d'un air terrible. Bientôt l'ennemi épouvanté làcha pied peu à peu, puis de plus en plus, sans que le respect de son illustre chef pût le retenir sous les armes. Mais voilà que Massinissa et Lélius, revenant ensemble de la poursuite de l'ennemi, attaquèrent par derrière à l'improviste les Carthaginois fatigués. Aussitôt la fuite, commencée d'abord insensiblement, fut continuée à bride abattue. Ni l'amour de la patrie, ni le soin de son propre honneur, ni le prestige et les prières d'Annibal, rien n'y fit. Celui-ci, voyant son armée rompue et les siens tourner le dos par crainte, éprouve enfin le sentiment de la peur, il monte sur un coursier rapide et s'enfuit tout en larmes à travers la plaine, accusant les hommes et les dieux. Il parvint à la ville voisine d'Adrumète et s'arrêta dans cette cité amie. Il la quitta ensuite, rappelé de nouveau par le sénat de Carthage. Arrivé dans les murs de sa patrie frappée de stupeur, il ne visita ni le forum ni les temples publics, il se contenta de gagner furtivement ses lares, et, plein de tristesse, renfermé au fond de sa demeure, il se cacha longtemps dans d'épaisses ténèbres.