[3,0] LIVRE TROISIÈME : ENTREVUE DE LILIUS ET DE SYPHAX. Dès que le soleil diligent eut ébranlé la voûte étoilée et lancé ses coursiers rapides, tous les astres s'enfuirent en tremblant. Le héros invincible se leva en repassant dans sa mémoire toutes les visions que le repos de la nuit lui avait apportées dans l'ombre. "Pourquoi, se dit-il, n'ai-je point ravi à mon père de doux baisers? Pourquoi ne l'ai-je point retenu et saisi par la main lorsqu'il se préparait à me tourner le dos? Pourquoi cette nuit a-t-elle passé si vite et n'ai-je pu prolonger un entretien charmant? J'avais mille choses à demander: dans quelles plaines ou dans quel parage de l'Océan se livrera la dernière bataille; quelle confiance je dois mettre dans les alliances; quelle fidélité il me faut attendre des rois barbares; en quel coin de la terre sera mon sépulcre; quel genre de mort le sort impérieux réserve à mon frère et à moi; quelle sera la fin ou la destinée de mon cousin bien-aimé dont la valeur est connue depuis longtemps; si l'outrage criminel de ma chère patrie nous menace tous ou moi seul. Mais peut-être vaut-il mieux que j'ignore tout cela, de peur que mon courage, ayant le sentiment de sa fin, ne replie ses voiles sous un vent contraire. Poursuis donc ce que tu as commencé, et pardonne à l'égarement de ta patrie, car elle ne sait pas ce qu'elle fait". Après s'être ainsi parlé à lui-même, il ordonne qu'on fasse venir en toute hâte son ami Lélius. Celui-ci accourt aussitôt. Immobile et silencieux, il tient ses regards attachés sur les yeux et sur le front vénérable de Scipion qui lui dit : « Très cher Lélius, je roule dans ma tête de grands projets. Ce que nous avons fait tous deux suffirait peut-être à d'autres; mais au milieu des désastres de l'Italie et de ses malheureux destins qu'est-ce qu'avoir vaincu les armées d'Espagne? Cette campagne était exempte de périls, et nos armes ne nous attireront que du déshonneur si nous n'achevons pas l'oeuvre que nous avons commencée. Nous semblons avoir redouté l'aspect terrible du chef, et avoir été chercher des combats lointains, n'osant pas livrer bataille sur le sol de la patrie, ni défendre les chères murailles de Rome assiégée. Les ennemis et nos concitoyens appelleront-ils cela un exil ou une fuite ? Je ne sais quels sont en ce moment votre courage et votre énérgie, mais je ne puis attendre de vous rien de médiocre. Que les autres se fassent donc un titre de gloire d'avoir commencé; pour moi rien n'est fait tant qu'il reste quelque chose à faire. Je verrai moi-même Annibal exhalant son âme cruelle apaiser les mânes de tant de nos généraux, et la perfide Carthage sera engloutie au fond de la mer avant que se calme ma profonde indignation. Je mourrai content, pourvu que, par ma mort, les désastres des Carthaginois puissent égaler les nôtres. Dieu, vengeur de tant de crimes, ne lancera-t-il pas pour nous de justes traits? La foudre ne tombera-t-elle point du ciel ? L'Atlas, ce bouclier épais d'une terre parjure, ce rempart d'un monde criminel, ne disparaîtra-t-il pas de lui-même arraché jusque dans ses fondements, lâchant des armées de serpents, des montagnes de sables brûlants, [3,50] et livrant passage au souffle de l'Auster? Le Bagrada paresseux, plus violent que l'Ister glacé, ne renversera-t-il pas ces murs infàmes en faisant le tour de la montagne, et n'ensevelira-t-il pas ces âmes scélérates dans ses ondes vengeresses? Nous avons vaincu quoique nos faibles bras aient tenu les armes; Dieu, qui abhorre les nombreux parjures, terminera la guerre. Cependant je prévois dès à présent que ce fardeau pèsera sur nos épaules, et tout retard m'est pénible. Mais il est nécessaire de sonder le terrain et de voir de loin les dangers à venir. L'Afrique tout entière est enflammée de haine; ses côtes ne nous offrent aucun port, ses maisons aucune hospitalité, ses terres aucun aliment. Partout où vous jetterez les yeux, vous ne rencontrerez qu'hostilités. Dans quel bassin notre flotte stationnera-t-elle d'abord ? Sur quel territoire nos soldats débarqueront-ils? Où les guides planteront-ils nos tentes? Qui nous indiquera une route sûre? Qui nous fera connaître les campagnes, les villes et les moeurs des habitants? Qui procédera à la recherche d'un gué, les cohortes craignant d'avancer dans un fleuve profond? Il faut donc examiner chaque chose avec sagacité. Je veux voir d'abord si la loyauté habite le coeur d'un barbare. Vous avez sans doute entendu parler de Syphax. La renommée rapporte qu'il surpasse en richesses tous les rois, et que nul n'est plus puissant par le sang de ses aïeux, par ses peuples et par la fertilité de son royaume. Il faudra chercher à le gagner, si le bruit du nom latin a pu pénétrer au fond de la Libye. Il se laissera peut-être fléchir par des paroles amicales et par des prières, car la gloire séduit parfois les coeurs barbares et les âmes sauvages. Quand nous aurons passé en pays ennemi, comme j'en ai l'intention, les rivages de Syphax nous seront avantageux et favoriseront la guerre entreprise. Je vous charge de ce soin, excellent homme , car vous avez un parler agréable et un esprit plein de finesse et de douceur. Allez apaiser cette âme farouche et apprivoisez-la en lui parlant". Il dit. Lélius, détachant aussitôt le câble du rivage, franchit le détroit qui sépare la côte de l'Ibérie des sables de la Libye. Il aborda le même jour dans un port de la Mauritanie d'où il se rendit en toute hâte auprès du roi. Les portiques s'élevaient soutenus par des colonnes blanches comme la neige. La coupole du palais rayonnait étincelante d'or et de pierreries. On voyait briller ici des topazes, là des émeraudes, et l'on eût dit que cette voûte élevée avait ses astres. Au faîte, un zodiaque d'or au milieu de l'arc décrit par un chemin sinueux accomplissait sans relâche sa course oblique. Là l'ingénieux et habile Atlas, pas encore pétrifié, avait renfermé par ordre sept pierreries semblables aux sept planètes du firmament. Celle-ci tardive est plus faite pour plaire à un vieillard glacé (Saturne); celle-là menaçante darde au loin des feux rougeâtres (Mars); [3,100] mais cette autre semblait s'avancer avec de doux rayons et illuminait la voûte d'une clarté sereine (Jupiter). Au milieu une énorme escarboucle égalait le disque du soleil et domptait les ténèbres par des flots de lumière. On eût dit que par une vertu merveilleuse elle formait les jours et chassait les nuits à l'exemple du soleil. Derrière elle deux étoiles d'un mouvement égal resplendissaient (Vénus, Mercure); mais la plus brillante répandait dans les coeurs par ses regards des amours soudaines. Au-dessus, recourbant ses cornes de diamant brun, la lune diligente hâtait sa marche précipitée; elle était noire, il est vrai, mais éclairée par les rayons d'en haut. Outre cela on aperçoit divers animaux sculptés avec des aspects terribles et des formes variées. Au premier rang se dresse le Bélier aux cornes recourbées, la tête tournée en arrière, regardant avec horreur et tristesse le corps d'une belle jeune fille flottant sur l'onde. Paraît ensuite le Taureau fougueux et la fille d'Agénor (Europe) assise sur son dos pendant qu'il nage; puis deux célèbres jeunes gens, fils de Léda, couple illustre de frères (Castor, Pollux). Vient en quatrième ordre l'horrible Cancer, que suit le front redoutable du Lion furieux. Derrière lui s'avance la Vierge d'une beauté ravissante, au visage couleur de rose. Les bras de la lourde Balance étendus des deux côtés compensent d'un pas égal les heures inconstantes. Le Scorpion balaye le plafond de sa queue menaçante et ouvre ses serres énormes. A côté une figure informe à moitié humaine rappelle les monstres de la Thessalie. Le visage et les épaules annoncent un vieillard d'un aspect effrayant, remarquable par son arc tendu, ceint d'un carquois d'ivoire, et la partie inférieure représente un cheval (Sagittaire). Tout près grimpe la Chèvre légère, dont les cornes d'or resplendissent et dont le pied fourchu se raidit. Plus loin un homme nu, d'une taille colossale, le front couvert d'un nuage noir, penché du haut du ciel, semble verser de l'eau (Verseau). Dans le gouffre qu'il forme les Poissons nagent et fendent les ondes de leurs poitrines et de leurs queues frétillantes. Pendant que Lélius et sa suite parcouraient d'un regard rapide les douze signes du firmament, émerveillés de l'oeuvre et en examinant les détails, de tous côtés se dressaient étincelantes d'or les statues des dieux et les images des anciens héros accompagnées de leurs exploits. Au premier rang le grand Jupiter était assis sur son trône auguste, tenant en main le sceptre et la foudre; devant lui son écuyer rapide (l'aigle) élevait dans ses serres au-dessus des nues le jeune enfant de l'Ida (Ganymède). Ensuite, marchant tristement d'un pas appesanti par l'âge, la tête couverte, négligemment vêtu d'un manteau verdâtre, le vieux Saturne, portant à la main un râteau et une faux, l'air rustique et agreste, dévorait ses enfants.Tout proche, un Dragon qui vomissait des flammes, tenant dans sa gueule le bout de sa queue recourbée, se repliait en longs cercles et étendait au loin ses cornes. [3,150] On voyait Neptune armé du trident léger qui lui sert à calmer les flots; il voguait en plein Océan; la foule des Tritons et la troupe des nymphes erraient au loin à ses côtés faisant leur cour au dieu des mers. Là encore le cheval, sommé de sortir du rocher frappé du trident, faisait voler sous ses pieds rapides l'arène du rivage. Venait ensuite Apollon à la chevelure abondante et au visage imberbe. Ce dieu enfant, jeune homme, avait vu en peu de temps ses cheveux blanchir. Devant lui un coursier fougueux et frémissant frappait du pied la terre et rongeait son frein. A côté du dieu qui le regarde d'un oeil doux et caressant se tient un monstre énorme et inconnu à trois têtes. Ces têtes représentent à droite un chien ; à gauche, hideux spectacle! un loup ravisseur; au milieu, un lion. Elles sont réunies ensemble par un serpent recourbé et désignent la fuite du temps. La cithare auguste semblait rendre sous les doigts d'harmonieux accords; le carquois, l'arc et les flèches ailées étaient suspendus aux épaules du dieu; le monstrueux Python est couché sur le dos dans l'antre de Cirrha. Là encore le doux ombrage du laurier odoriférant verdoyait dans l'or. Cet arbre envié des poètes grecs et italiens couvrait les neuf Muses de ses rameaux protecteurs. On croirait que celles-ci charment tour à tour par leurs vers et leurs chants variés les astres qui s'arrêtent. Auprès d'Apollon paraît son jeune frère (Mercure). Son visage seul annonce son éloquence; il porte une baguette entrelacée d'affreux serpents (caducée) ; un pétase remarquable orne sa tète; des talonnières aux plumes éclatantes entourent ses pieds. Le coq vigilant l'accompagne, et Argus succombe sous son glaive recourbé. Assise à gauche, sa nouvelle épouse s'enorgueillit de sa beauté et se réjouit à la vue de sa dot peu commune. Près de là est représentée la fable connue des Gorgones ; Persée tranchant avec le sabre de son frère (Mercure) la tête hérissée de serpents (Méduse), en s'aidant d'un miroir et en détournant les yeux; le vieillard converti en pierre (Atlas); le cheval ailé, monstre né de la plaie saignante (Pégase), et la fontaine consacrée aux Muses vénérables. Ensuite paraissait l'image sinistre de Mars furibond, monté sur char ensanglanté; on voyait d'un côté un loup et de l'autre le Furies à la voix rauque hurlant des paroles menaçantes; un casque brillant couvrait sa tête il tenait un fouet dans sa main. Vulcain, témoin de sa honte et convaincu de l'amour criminel de sa trompeuse épouse, voulait s'en aller, mais son pied boiteux ralentissait sa marche; la troupe des dieux le vit, et les cieux rirent du mari allant de travers, On voyait Pan dressant ses cornes vers le ciel, la face rubiconde, la poitrine semée d'étoiles. Ses jambes velues se raidissent, de ses pieds de chèvre il parcourt les antres, et porte une houlette à la façon des bergers; une grande flûte de sept roseaux fabriquée par lui résonne. D'un autre côté était assise, portant son sceptre, la reine des dieux, [3,200] la soeur chérie de Jupiter et son auguste épouse. Sa tête élevée est voilée d'un nuage éclatant qu'entoure Iris aux diverses couleurs, et les paons lèchent les pas de leur maîtresse. Tout près d'elle est la statue armée de la terrible Minerve, vierge, dit-on. Elle tient à la main une longue lance; son casque haut agite une aigrette; un bouclier de cristal, ayant la tête de la Gorgone, la couvre. L'oiseau nocturne (hibou) voltige à côté de la déesse qui voit clair dans les ténèbres; dans les champs de Cécrops (Athènes) l'olivier verdit pour la première fois. Issue du cerveau de Jupiter, elle se moque de la naissance honteuse et de l'ignoble berceau de Vénus sa soeur. Vénus nue voguait sur la mer, à qui cette déesse, dit-on, doit sa première et basse origine; d'une gaieté folâtre, ornée de roses pourprées, elle était portée sur une conque, ayant toujours auprès d'elle des colombes légères et accompagnée de trois jeunes filles nues Les Grâces). La première, il est vrai, avait le dos tourné, mais deux d'entre elles, leurs bras blancs passés l'un dans l'autre, tenaient leurs visages et leurs regards dirigés sur nous. II n'y manquait ni l'enfant ailé, ni son carquois derrière le dos plein de flèches aiguës, ni son arc meurtrier. Celui-ci, décochant un de ses mille dards, en avait percé Apollon; à cette vue les dieux du ciel poussaient les hauts cris ; le cruel enfant se sauvait dans les bras de sa mère chérie. Ensuite Diane remplissait toute la forêt des danses des Dryades; les Oréades, les Faunes légers, les Satyres nombreux, applaudissaient en formant le cercle, et le berger si cher à Diane (Endymion) dormait sur un vert gazon. Le malheureux Actéon avait vu la déesse baignant ses beaux membres dans une fontaine transparente; à l'instant même il avait été déchiré par la dent furieuse des chiens ; une biche consacrée à Diane tombait en son honneur sur un autel de Scythie, mais sans la désarmer. Enfin la grande déesse Cybèle, à qui nulle terre ne fut plus agréable que l'Ida, était assise chargée d'années, corpulente, vénérable par sa clef et son sceptre. Elle était parée d'une robe de diverses couleurs; mère féconde, elle portait sur sa tête une haute couronne de tours phrygiennes, car les anciens racontent qu'elle a enfanté tous les dieux et même le maître du tonnerre. Mais s'il faut dire la vérité, cette même Cybèle a contrairement donné le jour aux géants cruels, fléaux éternels du monde. Elle est traînée sur un char par des lions apprivoisés. Mais plus loin le roi turbulent des enfers, assis sur un trône de soufre, gouvernait le Tartare ténébreux. A côté de lui était assise son horrible épouse, enlevée jadis, comme l'on dit, en Sicile dans les vallées de l'Etna. Là souffrent, là gémissent les âmes qui expient leurs forfaits. On voit le sombre empire divisé en neuf enceintes. Les ondes noires du Styx sont immobiles; le triste Achéron les traverse de ses flots livides, [3,250] forçant ce marais épaissi par la vase à couler. Le Cocyte mugissant, qui prend sa source là, promène autour de l'Averne ses eaux larmoyantes, et borde de ses rives les antres et les choeurs des ombres. Là serpentent le Phlégéthon qui roule des flammes et le Léthé silencieux qui procure l'oubli. Le vieillard qui fait passer aux âmes le fleuve lugubre est assis dans sa barque noire qu'il dirige avec la rame. Le roi du Styx, dont le regard farouche s'étend au loin dans les ténèbres, voit tout cela avec son épouse; il repaît ses yeux livides des supplices variés et harcèle de ses commandements ses ministres cruels. La Mort et son hideux cortège, les Furies et les Parques filandières, le servent ; à ses pieds est couché le portier à triple tête des sombres bords (Cerbère). Lélius, en regardant ces tableaux variés qui se succédaient dans un ordre admirable depuis le royaume des immortels jusqu'au centre de la terre, ne voit rien de plus commun que l'or pur et foule sous ses pieds les objets réputés les plus rares. Après avoir traversé les vastes salles du palais, il parvient auprès du roi. Alors Syphax se lève de son trône superbe et embrasse cordialement son hôte. Ensuite ils s'asseyent, puis Lélius parle ainsi d'un ton bienveillant : « Excellent roi, que le sort juge digne d'un ami tel que le soleil n'en voit point, n'en a pas vu et, si je ne m'abuse, n'en verra jamais de pareil, lui dont le regard embrasse tout quand du rivage de l'Inde il s'achemine vers sa couche de l'Hespérie , écoutez-moi bien, et que mes paroles ne frappent point en vain vos oreilles. Le grand Scipion, si connu dans tout l'univers, vous envoie ses compliments. Si la religion et l'honnêteté existent quelque part, si la droiture, si le souci de l'honneur subsiste parmi les nations, toutes ces vertus fleurissent chez un seul peuple dont le gouvernement repose entre les mains d'un seul homme. Rome est la capitale du monde; Scipion est le chef suprême de Rome. Je ne dis rien qui ne soit conforme à la vérité. Scipion, grand roi, sollicite maintenant votre amitié. Vous avez vu ce que sont les Carthaginois, combien leur fidélité est peu solide. Croyez-moi, si la fortune (m'en préserve le Dieu tout-puissant!) faisait pencher en leur faveur l'issue de la guerre, la situation de votre royaume serait très mauvaise, et votre vie serait exposée à mille dangers. Ce qui les retient maintenant, c'est la crainte, et non un sentiment d'amitié. Mais pour les Romains l'artifice le plus sûr est de rester fidèles à leurs engagements; ils n'ont rien de plus précieux que leur foi. Des amis chers valent pour nous de grandes richesses. Témoin l'Espagne située à une faible distance, témoin l'Ausonie. Et toi, Afrique, éprouve maintenant notre loyauté et l'effet des promesses du peuple revêtu de la toge. Vous voyez vous-même que rien ne vous est plus avantageux que notre amitié. Nous sommes très éloignés, ce qui empêche de craindre les froissements ; si vous réclamez notre secours, avec un peu de vent nous traversons la vaste mer sur nos flottes toutes prêtes. Quand il le faudra, [3,300] nos armes étincelantes se présenteront à l'improviste en rase campagne au-devant de vos ennemis. De plus, si la fortune contraire ne barre pas la route que nous frayons et ne nous interrompt pas au milieu de notre oeuvre, l'intention bien arrêtée du peuple romain est de supprimer la foule des rois et d'arracher leur sceptre aux tyrans indignes, afin que tout revienne à un petit nombre, car sous un seul roi la situation d'un pays est meilleure, et l'on vit mal avec une multitude de souverains sans loi. Alors toute l'Afrique passera enfin sous le gouvernement d'un seul roi. Je n'en dis pas davantage, car quel autre monarque plus digne que vous habite entre le rivage de l'Atlantique et la mer Rouge? Ne méprisez donc point les présents de votre puissant ami. Il vous envoie un cheval rapide, né dans les champs de l'Apulie, propre aux combats, et qui égale à la course l'Auster et les traits que dans son courroux lance le dieu du tonnerre. Il y joint des phalères et des colliers d'or, ornements d'un cou blanc comme la neige, enlevés jadis à un tyran samnite. Il y ajoute des armes très solides provenant des durs minerais que fournit l'île d'Elbe fertile en divers métaux. Voyez ce casque noir et ce glaive luisant; voyez comme cette lame épaisse couvre et garantit la poitrine, comme ces jambards sont souples, comme ce fourreau de pourpre brille parsemé de clous d'or et cache le fer obscur, comme cet éperon d'acier resplendit dans l'or jaune, comme cette lance frappe au loin, et comme ce bouclier pare les coups, étant recourbé sur les côtés. Dorénavant arborez à la guerre les enseignes romaines, je vous en prie; vous les arborerez sous d'heureux auspices, ami du grand Scipion. Il le veut et le demande, Rome qui vous est dévouée vous en conjure. Faites alliance et concluez un traité avec nous; que ce jour soit prospère pour les deux peuples et qu'on le célèbre à jamais comme un jour de bonheur sur la double rive de l'Europe et de la Libye!» Après avoir ainsi parlé il se tut, et laissa reposer son visage et sa voix. Le roi lui répondit avec douceur : « J'accède volontiers, Romain, à votre proposition, et je ne dédaigne ni les présents d'un si puissant ami ni votre alliance. Mais je crains de conclure un traité et de m'exposer soudain à courir volontairement de nouveaux dangers avant que vous m'ayez fait voir de près votre chef magnanime. J'éprouverai une grande joie à toucher sa main victorieuse qui sera un sûr garant de l'alliance et le gage d'une paix qui durera des siècles. Nous savons quelle est sa valeur et combien sa gloire est répandue dans tout l'univers. Il n'existe personne dans l'empire romain qui soit plus illustre que lui, personne qui sache mieux fléchir les âmes par sa parole et émouvoir les coeurs par son visage. Nous sommes sensibles à ses mérites, nous sommes sensibles à son nom et nous souhaitons l'entretenir. Que sa main serre ma main; que ses yeux se fixent sur mes yeux; que ses paroles se mêlent à mes paroles, et que sa présence justifie sa réputation. Car nous n'avons point un naturel si farouche [3,350] ni une âme si barbare que les belles choses ne séduisent nos regards, et qu'une vertu éprouvée n'attire et ne captive notre coeur. Le gouvernement difficile d'un royaume menacé me retient, et les pays d'alentour féconds en tyrans m'empêchent de quitter le territoire de mes aïeux. Je serais allé voir Scipion, et ce n'aurait pas été une petite gloire d'avoir cherché à travers les mers un si illustre ami. Pour lui qui n'est point retenu par le frein d'une crainte indigne et que son âge plus endurci à la fatigue invite à braver tous les dangers, s'il tient à me voir et si vous m'en croyez (la route par mer est sûre), il viendra à une entrevue dans une cour alliée et il jouira d'un entretien amical. Mais en attendant l'ombre croissante et le jour qui touche à sa fin nous avertissent de nous mettre à table. » Il dit, et , se levant de son trône, il prend bénignement Lélius par la main et le place, suivant l'usage, sur un lit de pourpre élevé. Aussitôt la trompette donne un signal connu à travers les vastes portiques; les serviteurs arrivent en foule et courent de tous côtés. La variété des mets et des boissons exigeait des soins nombreux. Les uns portent à la main des vases d'or, les autres des vases d'un cristal pur et resplendissant; d'autres remplissent de larges coupes creusées dans la pierre gemme d'un vin mousseux qu'avait envoyé jadis Méroé, la mère de la vigne, brûlée par le voisinage de Phébus. Le palais étincelle de mille feux et retentit du bruit des voix. C'est ainsi (à moins que l'on ne méprise le témoignage d'Homère) qu'eut lieu le festin à la table d'Alcinoüs; là était assis Ulysse aux lèvres persuasives; ici, Lélius, hôte affable à la bouche de miel. Le repas était à peine terminé qu'un jeune homme paré d'un manteau de pourpre se tint debout devant l'assemblée et, suivant l'usage du pays, fit résonner la lyre harmonieuse avec un charme merveilleux. Tous furent frappés d'admiration. Bientôt ces paroles accompagnèrent la mélodie : « Lorsque le grand Alcide eut vaincu les monstres féroces dans tout l'univers et se fut frayé vivant la route du ciel, en purgeant la forêt de Némée, le marais de Lerne et les coteaux longtemps redoutés de l'Erymanthe ombreux, lorsqu'il eut glorieusement ouvert des défilés en Thessalie, détruit deux villes célèbres, exterminé les centaures à la haute stature et immolé Géryon, il daigna porter ses pas vers cette terre, et, dissipant enfin nos dangers, il étouffa Antée sur le sol qui l'avait vu naître. Notre liberté vient de là. Ce terrible fléau, écrasé par la main d'Hercule, fit place à une entière sécurité, et les champs furent ouverts à des colons inaccoutumés. Tous ces travaux achevés, Hercule, assuré d'avoir pacifié l'univers, s'achemina sans crainte vers le seuil du sombre empire et osa regarder de près l'horrible Mégère. Il fit une oeuvre mémorable : il éleva non loin de nos frontières deux colonnes battues par l'Océan et ordonna qu'elles seraient les limites du monde. [3,400] Elles le furent longtemps; mais récemment un jeune insensé venu du Nord a osé arracher cette borne, sans pouvoir toutefois changer le nom de son fondateur. Tandis qu'Hercule occupait la Libye, le vieil Atlas, fatigué de son trop lourd fardeau, déposa sur ses épaules le ciel et les étoiles. Il put ainsi se reposer, mais son repos ne fut pas long, car, subjugué par le charme, il osa, le malheureux! voir les yeux de Méduse et fut changé en rocher. C'est aujourd'hui ce mont élevé que nous voyons tous; il couvre la terre de son ombre immense, s'étend sur un vaste espace, et de sa crête touche encore les cieux. La neige y réside toujours; les orages, les vents, la foudre et la pluie le battent perpétuellement. Toutefois il ne resta pas longtemps sans vengeance après son malheur. Un vengeur venu d'Arcadie (Persée), secondé par la terrible Pallas, coupa le cou du monstre; son sang en dégouttant sur le sable l'infecta d'une horrible sanie. C'est ainsi que Méduse a été funeste au monde en vivant et en mourant. Ensuite une reine, exilée de Tyr (Didon), bâtit dans cette contrée une ville spacieuse, la célèbre Carthage. Ce nom lui vient de sa fondation. Bientôt cette princesse, fidèle à son ancien mari, ayant refusé d'épouser un roi voisin malgré les voeux pressants de ses sujets, racheta sa chasteté par la mort. Ainsi finit ses jours, cette reine fière qui fonda Carthage. Quel sanglant affront pour elle, si par hasard (chose invraisemblable) un poète (Virgile), confiant dans son génie, en se jouant dans ses vers, prête à son nom sacré des amours illicites ! La cité fondée de la sorte s'accrut en peu de temps. Mais l'envie, qui accompagne toujours le succès, poussa aux armes des peuples puissants. Alors vécurent des hommes héroïques, parmi lesquels les frères Philènes, illustres par leur patriotisme. Carthage honore aujourd'hui leur trépas, elle les a mis au rang des dieux et vénère l'autel élevé à leur double divinité. S'ils eussent refusé de sacrifier leur vie à leur patrie, des milliers de victimes seraient tombées dans les champs de Cyrène. Maintenant le siècle où nous vivons est en proie à des guerres acharnées ; ni la mer qui sévit entre les deux peuples, ni la rapace Scylla jointe à Charybde n'écarte les Carthaginois des frontières de l'Italie. Annibal, digne d'un nom éternel, a percé les montagnes du Latium, il a fendu avec du vinaigre des rochers auparavant inaccessibles et a frayé une route convenable à ses légions. Là où les chèvres sauvages avaient coutume de trébucher, on a combattu mille fois. Déjà les campagnes sont arrosées de sang, déjà les fontaines rougissent, déjà l'herbe dresse plus haut sa tige dans les champs de l'Italie, quand tout à coup un jeune héros à jamais célèbre tombé du ciel apparaît et porte sur ses épaules les ruines de sa patrie. L'Espagne est témoin de ses prouesses et l'Afrique commence à le connaître. [3,450] Ainsi maintenant la fortune des deux capitaines demeure indécise et plie déjà sous le poids. La fin sera ce que les destins voudront, mais de grands événements se préparent. » Quand il eut amené là son chant, le cithariste se tut soudain et promena ses doigts sur sa lyre vide. Les applaudissements flatteurs des grands et du peuple lui répondirent. Le roi, prenant de nouveau la parole: « Mon hôte, dit-il, vous venez d'entendre successivement l'histoire de la Libye, et vous voyez l'origine de notre nation. Si ce récit mérite quelque faveur , retracez-moi l'histoire de votre origine et de vos chefs. » Lélius souriant avec douceur : "Grand roi, répliqua-t-il, quel amas d'événements exigez-vous! Croyez-vous par hasard entendre brièvement nos triomphes? Une année entière ne suffirait pas au narrateur. Et vous voulez me réduire à l'espace d'une courte nuit dont une grande partie s'est écoulée, alors que la langue nous abandonne malgré nous, et que les soucis, le sommeil et la fatigue nous entravent ! Il est difficile, dans ces conditions, de passer le temps à converser. Qui racontera aisément l'Italie frémissante pendant de longs siècles, les armées des Toscans, tant de guerres avec les Samnites, et les Gaulois si souvent battus et mis en fuite? Qui dira nos exploits et sur cette terre et au milieu de l'Océan où le hasard avait réuni deux flottes qui en vinrent aux mains attssitôt ? Qui peindra les défaites qu'a essuyées la malheureuse Espagne, ses fleuves pleins de cadavres arrêtés dans leur cours, ses champs fumant sans cesse du sang répandu par nos généraux? La millième partie de tant d'événements est à peine contenue dans nos grandes annales. Si vous le désirez, Scipion vous en enverra une copie de la citadelle du Capitole. C'est dans ce temple que l'on garde les monuments publics de nos travaux. Vous y lirez beaucoup de choses qui, toutes belles qu'elles paraissent, sont encore au-dessous de la vérité; il n'est pas besoin de citer des témoins, les actes parlent d'eux-mêmes. Le peuple romain n'a jamais eu cette foule d'écrivains que la Grèce possède en abondance. Les nôtres aiment beaucoup mieux agir qu'écrire; ils préfèrent léguer aux autres des actions louables plutôt que de louer les autres. Qui plus est, si vous voyez dans des livres le récit des merveilles que nous avons faites, ce sont des mains étrangères qui les ont écrits. Mais les génies grecs unis aux latins ne sauraient rendre par la parole de si grandes choses ; gravez au fond de votre âme cette vérité. Maintenant, autant que le permettent les heures de la nuit, je vais raconter nos commencements. L'origine de notre nation vient de loin; elle est issue du sang des Troyens que la Grèce victorieuse répandit, dit-on, sous les murs de leur patrie pendant une guerre de dix ans. Peut-étre le vengeur d'un si grand crime est né déjà en Italie. Mais je reviens à mon sujet. De tant de milliers d'hommes, un seul à peine échappa sain et sauf à ce vaste naufrage. Le bûcher de la vénérable Troie fumait encore sur le rivage phrygien, [3,500] et sa dépouille se convertissait en une cendre légère, quand le fils d'Anchise, capitaine illustre, signalé par ses exploits, voyant qu'il ne lui restait aucun moyen de salut ni dans ses propres forces ni dans les villes amies, quitta en pleurant sa patrie et la chère compagne de sa couche. Dans des courses vagabondes, après avoir essuyé sur terre de terribles dangers et sur mer mille périls, ce héros intrépide aborda enfin les plages de l'Ausonie. Lorsque les habitants du Latium eurent éprouvé sa vaillance et que Lavinie lui eut accordé sa main, il laissa en mourant ses membres vénérables dans un fleuve sacré. Son fils Iule lui succéda et d'autres succédèrent à Iule. Ainsi vécurent les rois qui tinrent sons leur sceptre Albe aux longues murailles jusqu'à ce qu'une nouvelle ville s'élevât sur les bords du Tibre. Elle eut pour fondateur un pâtre magnanime (Romulus), vengeur de son aïeul, vengeur du crime, à qui notre postérité a donné le titre de Père, qu'elle éleva jusqu'au ciel après sa mort, et à qui elle a offert son encens sous le nom de Quirinus. Tels furent les fondements et les commencements de notre cité. « Maintenant de quels chefs dois–je vous parler ? quels noms vous citerai-je? Je vois grossir une foule innombrable, surtout depuis que la liberté a produit une pépinière de héros, et nourri de grandes âmes dans la cité tranquille. Je compterais les astres de la nuit étoilée, et les flots de l'Océan, et les sables du rivage avant d'énumérer les noms fameux des capitaines dont ma Rome s'enorgueillit : les Curius, le brave Camille, Paulus, célèbre à la guerre; les trois cents Fabius qu'un seul jour ravit tous à la fois à la patrie en détresse; les farouches Torquatus, les Lépidus, les Catons rigides, Fabricius, content de peu; le nom conquis à la course, et celui que donna un oiseau descendu du haut des airs; le valeureux Marcellus, les fiers Gracchus, Régulus plein de fidélité; tous noms que la gloire des armes a depuis longtemps, si je ne me trompe, portés à vos oreilles, et ceux qui surpassent de loin tout ce ce qu'il y a de grand, les illustres Scipion, que la vénérable famille Cornélia a élevés jusqu'au ciel, qu'elle a mis, quoique enfants des hommes, au rang des dieux, et d'où tire son origine le chef suprême qui m'a envoyé. J'ai beaucoup de peine à énumérer les noms seuls des familles, que serait-ce si je voulais passer en revue les faits dignes d'être rapportés? Il me faudrait une langue de fer et à vous des oreilles d'airain. Mais pour que l'on ne croie pas que le dévouement des frères Philènes, que vous avez célébré par des chants sublimes, soit sans imitateurs, je vais citer quelques exemples choisis entre mille. « Jadis, soit qu'un vent souterrain eût ébranlé la terre, soit par toute autre cause, un gouffre à pic, ouvert dans le forum romain, épouvanta la ville. [3,550] Les sénateurs effrayés se tenaient debout à l'entour en rangs serrés. De toutes parts la foule alarmée roulait avec effort d'énormes pierres; d'autres apportaient de la terre dans des paniers; d'autres charriaient de longues poutres. Comme toutes ces masses étaient impuissantes et que la colère visible du Ciel intimidait les esprits, on résolut de conjurer ce fléau en prenant conseil des dieux. Les Romains consultèrent en tremblant l'aruspice qui leur fit cette réponse : «O peuple célèbre que des prodiges inouïs épouvantent, ce gouffre doit être comblé, mais autrement que vous ne pensez. A quoi bon vouloir fléchir les dieux par un vain entassement de pierres et de terre? Si le mont Tarpéien et les six autres col lines descendaient successive ment au fond de cet abîme, et que l'on amoncelât par dessus l'Apennin et l'Etna, on ne parviendrait pas à le combler. Cette excavation demande ce que vous avez de plus précieux; rempli à l'aide de quelques objets, le trou se refermera. » A ces paroles les coeurs se glacèrent d'effroi et la pâleur attrista tous les visages. Un grand nombre apportèrent des pierreries et de l'or, d'autres de l'argent. Ce sont là en effet les plus beaux trésors aux yeux des hommes inexpérimentés et ignorants des vrais biens, qu'enchaînent les aveugles passions de la terre et qu'envahissent les épaisses ténèbres de la prison du corps. Alors un jeune homme intrépide s'écrie à haute voix devant tous : « D'où vient une pareille lâcheté, âmes aveugles ? Vous avez apporté des objets sans valeur au lieu d'objets de prix, de petites choses au lieu de grandes. Il n'est pas besoin de l'or que la terre vomit de ses entrailles sordides, ni des pierres que l'on ramasse dans les déserts. Sachez bien cette vérité : les dieux ne nous ont rien accordé de meilleur que le courage et les armes. Ce sont là sans contredit les biens suprêmes, ceux d'un vrai Romain, et puisque les dieux nous redemandent nos biens les plus précieux, je vais leur donner des armes et un homme de coeur. » En disant cela, il leva les yeux au ciel, regarda le temple de Jupiter qui domine la citadelle, tendit les mains en haut et en bas, puis ayant prié tous les dieux du ciel et ceux des enfers vers lesquels il allait, il poussa lui-même de l'éperon son cheval vigoureux et se précipita sans regret dans le gouffre béant. Dans sa chute ses armes produisirent de la lumière et du bruit. Il se fit un grand fracas, puis les bords de l'abîme se réunirent et se refermèrent tellement que la pointe tremblante de la lance fugitive eut peine à dépasser. Ainsi parfois le ciel d'un éclat éblouissant s'entr'ouvre et dévoile en quelque sorte les profondeurs de l'empire céleste, puis tout à coup cette couleur flamboyante que l'on voit, chassée par un vent impétueux, disparaît, et le ciel reprend sa sérénité. Ce héros magnanime qui, vous le voyez, offrit sa vie à sa patrie et (qu'on me pardonne cette expression) son cadavre vivant à la terre, qui visita tout armé les bois sacrés du Styx, ce fut Curtius à jamais célèbre dans nos annales. Voulez-vous que je vous parle des Décius? Le premier d'entre eux, voyant que les nôtres pliaient devant les armées latines, s'arrêta et pleura de rage. Puis, invoquant les grands dieux, il se dévoua et s'élança au milieu des ennemis, [3,600] la tete entourée de bandelettes et le corps ceint d'une écharpe suivant l'usage de Gabies. Il tomba sous une grêle de traits. Ce jour-là sa mort nous assura la victoire. On croit que l'aveuglement et la crainte passèrent soudain avec lui du côté des Latins; ceux-ci le virent parcourir leurs rangs dans un aspect effrayant, monté sur un cheval noir et respirant dans sa personne une majesté surhumaine. Peu de temps après, dans une bataille contre les Gaulois, le fils, fidèle au nom et au dévouement de son père, recueillit une pareille gloire comme lui appartenant de plein droit. On raconte même qu'appelant son père à haute voix, il courut à un trépas indubitable à travers les traits, les épées, les rangs serrés des Gaulois frémissants; avec lui passèrent aux vainqueurs la fuite, la crainte et la mort. En troisième lieu le petit-fils, quoique la renommée lui ait donné un nom plus obscur, ajouta aux titres de gloire de son aïeul et de son père. Il ruina la puissance de la Lucanie par un semblable dévouement et descendit chez les ombres par le même chemin. Ainsi sur trois champs de bataille trois citoyens se sont illustrés tour à tour par une mort volontaire. O noble famille, digne d'être glorifiée religieusement dans tous les siècles, que jamais l'oubli, se glissant furtivement, n'empêche nos arrière-neveux de vous célébrer! « Je passe sous silence les autres traits que vous connaissez et qui sont publiés partout. Vous avez vu (il ne s'est pas écoulé un temps assez long pour que vous n'ayez pu le voir) à quels supplices l'intrépide Régulus exposé jadis a gardé sa foi et son serment, de quel amour de la patrie il était embrasé. O vieillard bien né, ta gloire ne périra jamais; tu es mort, mais ton nom, resté debout , vit et vivra éternellement ! D'ailleurs, à quoi bon remémorer des familles et des héros, quand nous avons vu tant de fois des légions courir à une mort certaine, sur un signe du général leur montrant le chemin du trépas ? «Soldats, criait-il, il est permis d'avancer; il est défendu de reculer! » Aucun ne faiblissait, aucun ne détournait les yeux; légers, ils allaient par sauts et par bonds au-devant des blessures. Si vous l'ignorez, c'est le devoir d'un Romain de mépriser les coups de la fortune; d'aller avec calme au-devant de la mort; de dédaigner ce que les autres peuples admirent et envient ; d'aimer au contraire ce qui semble redoutable; de braver les supplices ; de fouler aux pieds les souffrances; de mourir volontairement plutôt que de mener une vie honteuse. » Il cessa de parler. Syphax lui dit : « Vous interrompez votre récit au milieu, et vous supprimez beaucoup de choses. Pourquoi omettez-vous la fin de vos rois ? » Lélius lui répondit : « Il sied à un roi, je l'avoue, de s'enquérir du sort des rois. J'avais négligé ces détails par amour de la brièveté, mais mon silence vous est peut-être suspect. N'allez pas croire, parce que nous avons osé attaquer nos rois, que, poussés par la cupidité, [3,650] nous ayons décoré un crime d'un beau nom. Voici quelle fut la véritable cause de notre révolution. La liberté, longtemps désirée et jamais obtenue, charmait les coeurs par son éclat, mais le sceptre les opprimait; une cour cruelle, suspendue au-dessus de la tête des malheureux, les tourmentait par de durs commandements, et l'inertie s'était emparée des âmes faibles et oublieuses d'elles-mêmes. J'ai honte de rappeler les tribulations que nous avons souffertes en temps de paix; j'ai honte de dire les affreux traitements que nous avons endurés au dehors en allant à la guerre sous un roi détestable, vils esclaves, âmes pusillanimes que nous étions! Ce n'était point assez pour ce tyran d'avoir mérité le titre de Superbe par un crime horrible, il voulait encore, par de nouveaux forfaits, offrir au monde et à sa patrie d'odieux surnoms. Chose incroyable! Tant de milliers d'hommes dont le courage avait surmonté tous les obstacles, cette multitude à qui la fortune réservait tant de triomphes , et à qui elle avait soumis tant de rois et de peuples, trembla devant une seule tête indigne et obéit à des ordres impies comme à des lois sacrées ! Les abeilles ne vénèrent pas autant leur roi. Elles osent écarter de leur domaine les frelons nuisibles et les moucherons légers; elles en défendent l'accès au maître du miel souvent saisi de frayeur ; elles percent de leurs dards les chiens et autres animaux; toutefois, à l'intérieur, elles craignent toutes leur roi petit et sans armes; elles le révèrent, elles le protègent en temps de paix et en temps de guerre, elles montent sans cesse la garde autour de ses appartements, et le portent sur leur dos à travers les airs. Nous aussi la crainte et le respect de notre roi nous retinrent jusqu'à ce que l'orgueil se fût accru de la mollesse et qu'à une débauche honteuse se fût ajouté le mépris. On résolut aussitôt de couper cette gangrène et de porter le fer dans la plaie. Notre patience, qui était demeurée inébranlable sous de durs commandements, tomba poussée à bout devant un acte impudique. Un jeune prince, le coeur enflammé d'une passion infàme et traînant, l'insensé! sa blessure cruelle, entre, par une nuit obscure, dans la chambre d'une chaste matrone (Lucrèce), y est reçu avec bonté et triomphe par la violence de son hôtesse qui ne redoutait rien de semblable. Au comble de ses désirs, il part joyeux, emportant la dépouille de l'honneur d'une femme, les plaisirs goûtés dans l'ombre de la nuit et le témoignage secret de l'acte coupable qu'il avait commis. Sa victime désolée prend en horreur et sa vie et son corps; elle s'indigne contre elle-même. «Femme, disait-elle, vil instrument d'une infâme débauche, vivras-tu pour porter à jamais sur toi les traces honteuses de l'adultère ? Pourras-tu regarder ce lit où t'a été ravi tout ce que tu avais de plus cher : ton époux, ta vertu, ta réputation, ton honneur? Ah! plutôt, âme infortunée, meurs, je t'en prie, fuis des jours tristes, brise une barrière ennemie.» Après avoir exhalé secrètement ces plaintes, elle mande sur-le-champ son père et son époux, [3,700] désirant déposer devant eux l'odieux fardeau du corps. Son père était alors à Rome; son époux, dans un camp lointain. Le messager, après avoir vu le père, rencontre le mari qui revenait à Rome précipitamment. Il lui expose à son tour les ordres de sa maîtresse: Un crime atroce, qu'il ignorait, avait été commis dans sa maison; il fallait ramener en toute hâte son père et son mari.» Surpris du message de son épouse, le mari, dans une grande perplexité d'esprit, se demande ce que lui veut le destin et de quoi le menace la fortune. Il s'avance en proie à mille pensées et trouve sur le seuil de sa porte son beau-père frappé d'étonnement. Appelés tous deux, ils se mettent en route en échangeant leurs inquiétudes. Émue par l'arrivée des siens, la femme versa des larmes, puis son mari lui demandant si tout allait bien : «Non, répondit-elle, car nous avons perdu l'un et l'autre tout ce que nous avions de plus précieux. Notre bonheur est détruit, et je dois avouer, hélas! « qu'avec la perte de l'honneur tout est perdu. Ton lit, excellent époux, porte les marques honteuses d'un étranger. Mon corps a été violé, mon âme est innocente, ma mort en sera la preuve. Donnez-moi votre parole, jurez-moi que cet infâme adultère n'emportera pas son forfait impuni chez les ombres et qu'il n'insultera point à mon tombeau. » Ensuite elle raconte avec indignation le crime de la nuit passée et accompagne son récit de gémissements et de prières. Son mari la consolant de sa douleur et lui disant que la faute n'existe pas quand l'intention est pure, elle répliqua: Si je m'absous de la faute, je ne veux point échapper au châtiment, et, à mon exemple, aucune adultère ne vivra dans Rome. » A ces mots elle tire une épée qu'elle tenait cachée sous sa robe, la plonge dans son sein blanc comme la neige, et d'une main mourante l'enfonce jusqu'à la garde, comme si par cette blessure elle allait relever son honneur abattu. Ainsi la tradition rapporte que l'oiseau enlève dans les airs ses petits immolés par la morsure cruelle d'un serpent et dévoue sa vie à leurs funérailles. A la vue de l'horrible blessure, on pousse des cris, on se répand en sanglots, et la maison est ébranlée au bruit des lamentations. « Brutus seul, homme héroïque qui cachait au fond de son âme un grand courage, blâme les larmes et les plaintes stériles. Bouillant de colère, il tire de la plaie fumante le fer tout sanglant, et, le brandissant d'une main : «Je jure, s'écrie-t-il , par les dieux du ciel, par le puissant maître du tonnerre, par ce sang hier encore chaste et pur, qu'aujourd'hui, demain , toujours, tant que je vivrai, je poursuivrai d'une haine éternelle, par le fer et par le feu, la famille du roi, sa race, sa maison, sa tête odieuse et son diadème tyrannique; je jure qu'il ne pourra conserver son trône tant que cette main pourra manier une épée.» Ces paroles dites, il fit prêter le même serment aux autres, [3,750] étonnés de voir tout à coup tant d'audace dans l'âme de Brutus et se demandant de quelle source elle provenait. Il convoque ensuite les citoyens. Triste et admirable spectacle! il expose le cadavre au grand jour sous les yeux du peuple. Il montre aux uns le glaive ruisselant d'un sang tiède, aux autres le sein et la blessure profonde. Il invite celui-ci à songer à sa fille, celui-là à ses soeurs, cet autre à son épouse. A tous ceux qu'il savait posséder chez eux un gage de tendresse, il fait voir jusqu'où vont les actes des rois et la passion aidée d'un orgueil méprisant. La colère le stimulait et lui dictait un langage conforme à la situation. La pourpre rouge de sang, la pâleur et les membres glacés de la victime, la vue du père et de l'époux, et par-dessus tout l'emportement courageux de Brutus, remuaient les coeurs. Partout où celui-ci dirigeait ses pas, il était suivi d'une foule immense d'hommes l'épée au côté, et de femmes déplorant la fin cruelle par laquelle Lucrèce venait de s'immortaliser. Bref (cette histoire est très longue) , sous la conduite de Brutus les rois sont chassés, Tarquin meurt vieux et dans l'exil, tous ses enfants et son épouse barbare expient leurs crimes par des morts différentes; le palais élevé du roi superbe est réduit en cendres. « Ainsi finit la royauté. Des temps meilleurs suivirent, et c'est de là que commence la liberté dont nous jouissons. Un pouvoir annuel renversa les tyrans perpétuels; les haches légitimes brisèrent le sceptre impitoyable, et deux en chassèrent un seul. On vit aussitbt ces vertueux magistrats arborer deux nouveaux symboles. Le premier fondateur de la liberté obtenue prit le premier les faisceaux; il les garda depuis avec autant de zèle qu'il en avait mis à les conquérir. Pour assurer le triomphe de la liberté, il fit mourir ses fils qui préféraient l'autorité royale. Après les avoir fait battre de verges, il leur fit trancher la tête avec la hache, aussi malheureux père qu'honnête citoyen, aussi rigide consul qu'ami dévoué de la liberté. Il marcha ensuite au-devant du fils du roi qui avait allumé la guerre et revendiquait par le droit des armes le royaume de ses pères. Il transperça d'un coup mortel le jeune prince qui lui adressait d'orgueilleuses menaces, et l'envoya chez Pluton. Mais, en se précipitant sur lui, la menace à la bouche et l'oeil enflammé de haine, il ne vit point l'épée de son adversaire qui le frappait, et ils tombèrent ensemble furieux. Toutefois Brutus expirant fut le plus fort, il couvrit l'ennemi de son corps et fut vainqueur jusqu'à la fin. C'est ainsi qu'oubliant le danger il immola cette âme criminelle. Vengeur implacable : « Perfide, lui dit-il, je te poursuivrai chez les ombres du Tartare à la pointe de l'épée.» L'homme qui avait rendu tant de services fut regretté de tout sexe et de tout âge, et les rostres retentirent de plaintes inaccoutumées; mais il fut pleuré surtout comme un véritable père [3,800] et comme le vengeur de leur honneur par la foule reconnaissante des femmes qui portèrent son deuil pendant toute une année. 802 Aujourd'hui encore le nom de Brutus est toujours en énération auprès des femmes.»