[7,0] HISTOIRE DE LA GUERRE CONTRE LES GOTHS - LIVRE TROISIÈME. [7,1] CHAPITRE PREMIER. 1. LES affaires étant encore en quelque sorte en suspension, Bélisaire emmena à Constantinople Vitigis, les enfants d'Ildebad, et toutes les personnes de la plus haute qualité de la nation. Il emporta aussi tous les trésors de la couronne. Entre les gens de commandement, il n'y eut qu'Ildiger, Valérien, Martin, et Hérodien qui le suivirent dans ce voyage. Justinien accueillit Vitigis, et la Reine sa femme d'un air fort agréable, et il admira la bonne mine des Goths. Il enferma dans son palais les trésors de Théodoric, et les montra par vanité au sénat ; mais il ne les fit point paraître en public, et il n'accorda pas à Bélisaire l'honneur du triomphe, comme il lui avait accordé, après la défaite de Gelimer. 2. Cela n'empêchait pas néanmoins que le nom de ce fameux général ne fût dans la bouche de tout le monde, et que l'on ne lui donnât des louanges extraordinaires, pour avoir remporté deux victoires si signalées, pour avoir amené deux rois prisonniers, et les descendants de Gizéric, et de Théodoric, et avoir enlevé les riches dépouilles de ces deux princes, les plus illustres qui aient jamais commandé parmi les Barbares; enfin d'avoir rempli l'épargne de tant de trésors, et d'avoir reconquis en peu de temps la moitié de l'Empire. Le peuple prenait un singulier plaisir à le voir dans les rues et dans les places publiques, et ne pouvait se lasser de le regarder. Sa marche ressemblait à un triomphe, parce qu'il avait à sa suite une grande troupe de Goths, de Vandales, et de Maures. Il était grand, et de bonne mine. Il recevait avec autant de facilité et de douceur ceux qui lui voulaient parler, que s'il eût été d'une condition médiocre. Il était extrêmement chéri des soldats, et même des laboureurs. Jamais capitaine ne fut plus libéral aux gens de guerre. Il employait de très grandes sommes à soulager la disgrâce de ceux qui avaient été blessés et il récompensait de bagues, et de chaînes d'or, ceux qui s'étaient signalés dans les rencontres. Ceux qui avaient perdu, ou un cheval, ou un arc, ou quelque autre chose dans une bataille, étaient assurés qu'il réparerait leurs pertes. Pour ce qui est des paysans, ils aimaient sa conduite parce qu'il apportait un si bon ordre, qu'ils ne souffraient jamais de violence des armées qu'il commandait. Au contraire, son passage les enrichissait, parce qu'ils lui vendaient leurs marchandises au prix qu'ils voulaient. Quand les blés étaient mûrs, il ne permettait pas à ses soldats d'en faire la moisson, il ne leur permettait pas seulement de cueillir une pomme sur un arbre. Sa continence n'était pas moins merveilleuse. Il ne connut jamais d'autre femme, que la sienne. Parmi un si grand nombre de belles personnes qu'il fit prisonnières, tant des Goths que des Vandales, il n'en vit jamais aucune, bien loin d'en jouir. Il avait un excellent génie, pour trouver des expédients dans les occasions les plus fâcheuses. Il faisait paraître une rare prudence, et une invincible valeur, dans les périls les plus désespérés. Il usait de diligence, et de longueur, selon que le temps le requérait. Il conservait toujours dans les adversités quelque reste d'espérance, et une certaine présence d'esprit exempte d'agitation et de trouble, et il ne perdait jamais dans les prospérités la modération et la retenue. On ne le vit jamais pris de vin. Pendant qu'il a commandé les armées dans l'Afrique, et dans l'Italie, la victoire a toujours secondé ses entreprises : mais son mérite a paru avec un plus grand éclat dans Constantinople, qu'il n'avait fait dans tous les pays étrangers. Comme il surpassait en courage, en richesses, et en crédit les plus grands maîtres en l'art militaire, qui avaient été avant lui, il était extrêmement redouté par les capitaines et par les soldats. Le respect de la vertu, et la crainte de sa puissance faisaient obéir si exactement à ses ordres, que personne n'eût osé y contrevenir. Il avait dans sa maison sept mille cavaliers, dont il n'y en avait pas un de rebut, et pas un qui ne désirât se trouver a la tête de l'armée, et tirer le premier coup contre l'ennemi. Durant que les Goths assiégeaient Rome, les vieillards admirant les exploits extraordinaires qui s'y faisaient, disaient que la seule maison du général de l'armée romaine, détruisait toute la puissance de Théodoric. Ainsi Bélisaire s'étant rendu si considérable par son autorité, et par sa sagesse, employait l'une et l'autre si heureusement pour le service de l'Empereur, qu'il n'entreprenait rien qui ne réussît. 3. Pour ce qui est des autres chefs, comme ils étaient tous égaux, et qu'ils n'entreprenaient rien que pour leur intérêt particulier, ils pillaient les sujets de l'Empire, et les abandonnaient à la licence du soldat. Ils ne savaient pas ce qu'il fallait commander, et ils n'avaient pas l'autorité de se faire obéir. Cela fut cause qu'ils firent en peu de temps beaucoup de fautes, et qu'ils mirent les affaires en mauvais état, comme je le raconterai maintenant. 4. Dès qu'Ildibad sut que Bélisaire était parti de Ravenne, il assembla le plus de soldats qu'il lui fut possible, et tout ce qu'il y avait de gens parmi les Romains qui désiraient du changement. Il appliquait tous ses soins à reprendre en main l'autorité, et à rétablir dans l'Italie la domination des Goths. Il n'avait au commencement que mille hommes, et pour toutes places que la seule ville de Pavie. Mais la Ligurie, et le pays des Vénitiens se déclarèrent bientôt après en sa faveur. 5. Il y avait à Constantinople un certain Alexandre, dont la fonction était de tenir les registres des revenus de l'État. Les Romains l'appellent Logothète, d'un terme qui est tiré de la langue grecque. Ce personnage accusait sans cesse les soldats d'avoir causé de grandes pertes à l'Empire, et par ces accusations il devint en peu de temps riche et illustre, de pauvre, et d'obscur qu'il était auparavant. Il fit venir des sommes considérables à Justinien, et il réduisit les gens de guerre à un petit nombre, à une déplorable pauvreté, et à une certaine indifférence, qui les rendait timides dans le péril. Les habitants de Constantinople lui donnèrent, par raillerie, le surnom de Cisoire, à cause qu'il savait rogner si adroitement une pièce d'or, qu'elle n'était pas moins ronde qu'auparavant. Or l'instrument dont les ouvriers de la monnaie se servent pour cet usage, s'appelle une cisoire. Lorsque Justinien eut rappelé Bélisaire d'Italie, il y envoya cet Alexandre, qui ne fut pas sitôt arrivé à Ravenne, qu'il y fit des taxes tout à fait injustes, et déraisonnables. Il demanda des comptes à des Italiens, qui n'avaient jamais manié les deniers publics, ni exercé de charges de finances. Il les accusait d'avoir malversé dans l'administration des affaires de Théodoric, et des rois ses successeurs, et il les contraignait de rendre ce qu'ils avaient gagné, ou, comme il disait, ce qu'ils avaient volé. La dureté de ce traitement aliéna l'esprit des peuples, et ralentit l'ardeur des soldats ; de sorte qu'ils avançaient les affaires des ennemis, par une lâcheté volontaire. 6. Tous les gens de commandement demeuraient oisifs. Il n'y eut que Vitalius, qui ayant quelques compagnies d'Éruliens dans le territoire de Venise, osa bien en venir aux mains avec Ildibad, dans la crainte que le temps venant à augmenter sa puissance, il ne fût plus possible d'y résister. La bataille fut donnée proche de Tarvinium. Vitalius y fut vaincu, et mis en fuite. Il y perdit une grande partie de ses gens, surtout des Éruliens, et entre autres Visandus, qui était leur chef. Theudismundus fils de Maurice, et petit-fils de Mundus, bien que fort jeune, y courut un grand danger. Il se sauva néanmoins avec Vitalius. Cet exploit fit connaître le nom d'Ildibad à l'Empereur, et le rendit illustre parmi plusieurs nations. 7. Quelque temps après, Uraïas tomba dans la disgrâce d'Ildibad, par l'occasion que je dirai ici. La femme d'Uraïas, qui, par l'excellence de sa beauté et par la grandeur de ses richesses, tenait le premier rang entre les dames de sa nation, étant un jour entrée dans un bain, avec un habillement superbe, et une suite magnifique, elle y vit la femme d'Ildibad vêtue d'un habit fort simple ; et au lieu de la saluer comme une reine, elle la regarda avec mépris. Ildibad n'était pas riche alors, et il ne jouissait pas encore du bien des rois des Goths. Sa femme irritée de ce mépris, s'en plaignit à lui, et le pria de la venger. Quelque temps après, il accusa Uraïas d'intelligence avec les ennemis, et le tua. Cela lui attira la haine des Goths, qui ne trouvaient pas bon qu'il eût fait mourir Uraïas avec tant de précipitation. Mais quoiqu'ils s'assemblassent tous pour faire des plaintes de ce meurtre, néanmoins pas un n'osait en entreprendre la vengeance. 8. Il y avait parmi eux un certain Vilas, Gépide de nation, et garde du roi, qui ayant été accordé avec une fille, dont il était passionnément amoureux, Ildibad, soit sans dessein, ou autrement, la donna à un autre, pendant que Vilas était allé faire une course sur les ennemis. Quand il fut revenu, il souffrit cet outrage avec une extrême impatience, et se résolvant à tuer lldibad, il s'imagina qu'en cela même, il rendrait un bon office aux Goths. Il choisit, pour l'exécution de son dessein, le temps d'un festin, où se devaient trouver les principaux de la nation, et où il devait lui-même servir Ildibad, selon la coutume des rois des Goths, qui ont toujours alentour d'eux à table un grand nombre de gardes et d'officiers. Comme Ildibad venait de mettre la main dans un plat, et qu'il s'appuyait sur le coude, Vilas lui perça la gorge de son épée, qui fit tomber le morceau de ses mains, et fit sauter sa tête sur la table, dont ceux qui étaient présents furent étrangement surpris. Ainsi la mort d'Uraïas fut vengée par celle d'Ildibad. En cet endroit finit l'hiver, et la sixième aimée de la guerre que Procope écrit. [7,2] CHAPITRE II 1. Il y avait dans l'armée des Goths un certain Eraric, Rugien de nation, qui s'était acquis un grand crédit parmi ces Barbares. Les Rugiens sont une partie des Goths. Ils se joignirent à eux sous la conduite de Théodoric, lorsqu'il commença à jeter les fondements de sa puissance ; et ils se sont trouvés depuis à toutes les guerres. Il est vrai toutefois, qu'ils n'ont point pris de femmes étrangères, et qu'ils ont conservé la succession de leur nom toute pure, et sans mélange. Dans la confusion où le meurtre d'Ildibad avait jeté les affaires, les Rugiens élirent cet Eraric roi, ce qui apporta un sensible déplaisir aux Goths, et qui ruina les espérances qu'ils avaient conçues, de rétablir le royaume dans l'Italie. Eraric ne fit rien de remarquable, parce qu'il ne régna que cinq mois, et qu'il mourut de la manière que je vais dire. 2. Totila neveu d'Ildibad, qui était fort estimé pour la sagesse de sa conduite, et pour la grandeur de son courage, et qui était gouverneur de Tarvisium, ayant appris la nouvelle du massacre de son oncle, envoya à Ravenne offrir à Constantien de livrer la place pourvu que l'on lui donnât ses assurances. Constantien écouta volontiers la proposition, et lui promit tout ce qu'il voulut. Ensuite ils prirent jour pour l'exécution du traité. Le gouvernement d'Eraric était déjà insupportable aux Goths. Ils le tenaient incapable de soutenir le poids de la guerre contre les Romains ; et ils lui reprochaient en face, les maux qu'il avait attirés sur eux, depuis la mort d'Ildibad. Enfin ils envoyèrent à Tarvisium offrir la couronne à Totila. Le regret qu'ils avaient de la perte d'Ildibad, leur faisait espérer de devenir victorieux sous la conduite d'un de ses parents, qui l'imiterait. Totila expliqua à ceux qui lui furent envoyés, l'accord qu'il avait fait avec les Romains, et il leur promit de faire ce qu'ils demandaient, pourvu que dans un jour qu'il leur marqua, ils se défissent d'Eraric. Les Goths ayant reçu cette réponse, songèrent au moyen de faire mourir ce prince. Tandis que cela se passait dans le camp des Goths, les Romains, à qui l'agitation de leurs ennemis donnait du repos, demeuraient dans l'oisiveté, et ne formaient aucune entreprise. Dans le même temps Eraric proposa d'envoyer une ambassade à Justinien, pour lui demander la paix, aux mêmes conditions auxquelles il l'avait accordée à Vitigis, c'est-à-dire, à la charge que les Goths se contenteraient du pays qui est au-delà du Pô, et qu'ils abandonneraient le reste de l'Italie. La proposition ayant été agréée, il envoya Caballarius, et quelques autres de ses plus intimes amis en apparence, pour exécuter ce qui avait été résolu ; mais il leur donna ordre, en particulier, de demander pour lui de grandes sommes d'argent, une place dans le Sénat, avec le titre de patrice et d'offrir de sa part de céder l'Italie, et de se dépouiller de la dignité royale. Les ambassadeurs suivirent exactement tous ses ordres; mais sur ces entrefaites il fut tué en trahison par les Goths, et Totila fut élu roi en sa place, comme il avait été convenu. [7,3] CHAPITRE III. 1. QUAND Justinien apprit la mort d'Eraric et l'élection de Totila, il ne cessa de reprocher aux chefs leur lâcheté. C'est pourquoi Jean, neveu de Vitalien, Vitalius et les autres s'assemblèrent à Ravenne, où étaient dès auparavant Constantien et Alexandre, et ils y tinrent un conseil, dans lequel ils jugèrent à propos d'aller d'abord à Vérone, et lorsqu'ils l'auraient prise, de marcher vers Pavie, et d'attaquer Totila. L'armée était composée de douze mille hommes, et conduite par onze chefs, dont les deux plus considérables étaient Constantien et Alexandre, qui s'étant avancés les premiers, se campèrent à soixante stades de Vérone, dans une large campagne, qui s'étend jusqu'à Mantoue. Ces deux villes sont éloignées d'une journée. Il y avait dans le pays des Vénitiens un galant homme nommé Marcion, qui souhaitait avec passion de mettre Ravenne entre les mains des Romains. Il y avait un officier de la garnison avec qui il avait lié dès son enfance une amitié très étroite, à qui il envoya ses plus intimes amis, qui le corrompirent par argent, et qui lui firent promettre de recevoir l'armée romaine. Il envoya ensuite les mêmes avis aux Romains, pour leur dire ce qu'ils avaient négocié, et pour les introduire la nuit dans la ville. Les chefs trouvèrent à propos d'y envoyer un d'entre eux avec quelques soldats, afin de s'emparer de la porte que l'officier fixerait, avant que d'y envoyer des troupes. Comme plusieurs refusaient de courir ce hasard, Artabaze Arménien s'y offrit. Il avait commandé les Perses, que Justinien avait envoyés un peu auparavant à Constantinople avec Blischanès, après la prise du fort de Sisaure. Cet Artabaze choisit dans le camp cent des plus braves hommes, et les mena durant la nuit à Vérone, où l'officier leur ayant ouvert une porte, au lieu d'y entrer, ils appelèrent l'armée qui était proche. Quand les Romains y furent entrés, ils montèrent au haut des murailles et tuèrent les soldats de la garnison, qui dormaient. Les Goths s'enfuirent par une autre porte, du moment qu'ils s'aperçurent de la trahison. 2. Il s'élève hors de la ville une petite colline, du haut de laquelle l'on découvre si aisément tout ce qui se fait dedans, que l'on en pourrait compter le nombre des citoyens. L'on en voit aussi toute la campagne. Les Goths s'y retirèrent, et y demeurèrent tout le reste de la nuit. L'armée romaine s'arrêta à quarante stades de Vérone, sur une dispute qui s’éleva entre les chefs pour le partage du butin. Cependant le jour fit voir aux Goths ce qu'il y avait d'ennemis dans la ville, et combien le corps de l'armée en était éloigné; si bien qu'ils y entrèrent par la même porte, par où ils en étaient sortis, et dont les Romains ne s'étaient point emparés. Ceux-ci combattirent vaillamment au haut des murailles, avec une grande multitude de Barbares, et donnèrent des marques illustres de leur courage. Artabaze, qui les commandait, se signala sur tous les autres. Les chefs ayant cependant réglé le différend qu'ils avaient touchant la division du butin qu'ils devaient faire à Vérone, s'en approchèrent, et en trouvèrent les portes bien fermées, et bien défendues. Ce qui fut cause qu'ils se retirèrent aussitôt, quoiqu'ils vissent leurs compagnons qui se battaient, et qui les conjuraient d'attendre qu'ils fussent délivrés du danger. Les soldats d'Artabaze étant accablés par le nombre des ennemis, et abandonnés par leurs compagnons, se jetèrent du haut des murailles. Ceux qui tombèrent sur la terre se sauvèrent dans le camp. Ceux qui tombèrent dans des lieux raboteux en moururent. Artabaze, qui était de ceux qui s'étaient sauvés, fit mille reproches à l'armée, qui traversa le Pô, et alla à Faïence, ville assise dans l'Émilie, à six-vingts stades de Ravenne. [7,4] CHAPITRE IV. 1. TOTILA, bien informé de tout ce qui était arrivé à Vérone, manda la plus grande partie des gens de guerre qui y étaient en garnison, et ayant composé un corps d'armée d'environ cinq mille hommes, il marcha contre ses ennemis. Les chefs de l'armée romaine tinrent conseil sur le sujet de la marche, où Artabaze parla de cette sorte. 2. Je vous prie que personne ne s'imagine avoir droit de mépriser les ennemis, ou parce qu'ils nous sont inférieurs en nombre, ou parce qu'ils ont été vaincus par Bélisaire. Plusieurs se sont trompés, pour s'être laissé prévenir de pareilles opinions, et ont ruiné leurs affaires, en voulant diminuer les forces de leurs adversaires. Nous avons affaire à des gens, à qui les disgrâces payées ont irrité le courage, et à qui le désespoir inspire de la hardiesse. Je n'en parle pas sur de simples conjectures, mais pour avoir éprouvé leur valeur dans la dernière occasion. Ne pensez pas que je les admire, parce qu'ils ont remporté sur moi de l'avantage, lorsque je n'étais suivi que de peu de monde. Il est aisé de reconnaître la valeur des hommes, soit qu'ils soient en grand, ou en petit nombre. J'estime donc qu'il faut observer le temps qu'ils traverseront la rivière, et lors qu'il y en aura une partie de passés fondre sur eux, sans attendre qu'ils le soient tous. Que l'on ne s'imagine pas que cette victoire serait honteuse. La gloire de la honte des choses ne se mesure d'ordinaire que par l'événement. On a accoutumé de louer les vainqueurs, sans se mettre en peine. Les chefs, pour être partagés en trop de sentiments différents, ne prirent point de résolution et laissèrent couler inutilement le temps. 3. L'armée des Goths étant arrivée sur le bord de la rivière, et étant prête à la traverser, Totila voulut exciter l'ardeur de ses soldats par cette harangue. C'est ordinairement par l'égalité des conditions qui paraissent dans les deux partis, que l'on s'anime au combat. Mais dans celui-ci, tout l'avantage est du côté de nos ennemis. S'ils sont vaincus, il leur sera aisé de mettre sur pied une nouvelle armée, parce qu'ils ont des troupes de reste dans les garnisons, et qu'il leur viendra du secours de Constantinople. Mais si cette disgrâce nous arrive, elle détruira le nom, et l'espérance des Goths. De deux cent mille hommes que nous étions, nous sommes réduits à cinq mille. J'ajouterai une chose, qu'il est assez à propos de rappeler dans votre mémoire. Quand vous avez commencé la guerre sous Ildebad, vous n'étiez pas plus de mille hommes ; et pour toutes places, vous n'aviez que Pavie. Mais depuis que vous avez remporté l'avantage, votre réputation s'est accrue, et en même temps l'étendue de votre puissance. J'espère que si dans cette occasion vous agissez en gens de cœur, nous reviendrons au-dessus de nos ennemis. le nombre et les forces des vainqueurs augmentent de jour en jour. Que chacun fonde donc courageusement sur l'ennemi, et qu'il se souvienne que si nous perdons cette bataille, ce fera pour nous une perte irréparable. Au reste, il faut que les injustices des Romains relèvent votre espérance. Ils ont fait un tel traitement à leurs sujets, que l'on ne doit point souhaiter d'autre châtiment aux Italiens, pour avoir trahi les Goths, que celui qu'ils reçoivent de la reconnaissance de leurs nouveaux maîtres. Y a-t-il un ennemi plus aisé à vaincre, que celui à qui Dieu est contraire ? La terreur même que l'estime de notre générosité a imprimée dans les esprits, doit relever notre confiance. Car ceux que nous allions combattre, sont ceux mêmes qui ont abandonné Vérone, au milieu de laquelle ils étaient, et qui ont lâchement pris la fuite, sans que personne les poursuivît. 4. Totila ayant ainsi parlé à ses soldats, en commanda trois cents, pour aller traverser la rivière, à vingt stades de l'endroit où il était, et pour se placer derrière le camp des ennemis, afin de les charger, lorsque le combat serait commencé. Pour lui, il marcha droit vers les ennemis, qui vinrent aussi au-devant de lui. Quand les deux armées furent en présence, un certain Goth, nommé Viliaris, grand de corps, affreux de visage, hardi, et brave, couvert d'une cuirasse, et d'un casque, poussa son cheval, et demanda, s'il y avait quelqu'un parmi les Romains qui osât se battre contre lui. Tous les autres demeurant saisis de crainte, Artabaze accepta le défi. Ils poussèrent tous deux leurs chevaux ; et quand ils furent proches, ils jetèrent leurs lances ; mais Artabaze ayant prévenu son ennemi, lui porta un coup au côté droit, dont il serait tombé à la renverse, s'il n'eût été soutenu par sa lance, qui était arrêtée à terre. Comme Artabaze en pressait encore plus vigoureusement son ennemi, dont il ne croyait pas que la blessure fût mortelle, la lance de Viliaris se glissa par dessous sa cuirasse et lui effleura la peau du cou et par malheur perça une artère. Il perdait beaucoup de sang, bien qu'il ne sentît pas de douleur ; cela fut cause qu'il se retira, et Viliaris tomba mort sur la place. Le sang d'Artabaze n'ayant pu être arrêté, il mourut aussi trois jours après. Sa mort abattit les espérances des Romains. 5. Le coup même qui le mit hors de combat, apporta un notable préjudice à leurs affaires : car tandis qu'il pansait sa blessure, hors de la portée du trait, les deux armées en vinrent aux mains. Comme le combat était échauffé, les trois cents Goths sortirent de leur embuscade, et épouvantèrent tellement les Romains, qui les croyaient en plus grand nombre, qu'ils prirent honteusement la fuite. Les Barbares firent un grand carnage des fuyards. Ils en firent quelques-uns prisonniers, et enlevèrent toutes leurs enseignes, ce qui est une disgrâce que jamais les Romains n'avaient soufferte. Chacun des chefs se sauva comme il put avec quelques-uns de ses gens, et s'alla renfermer dans les villes, pour tâcher de les défendre. [7,5] CHAPITRE V. 1. TOTILA envoya peu de temps après une armée, commandée par trois des plus braves chefs de la nation, Blédas, Rodéric, et Uliaris, qui étant arrivés auprès de Florence, y mirent le siège. Justin qui la défendait, et qui manquait de vivres, envoya demander du secours aux chefs qui étaient dans Ravenne. Celui qu'il y envoya passa sans être rencontré des ennemis, et fit son message bientôt après. Bessas, Cyprien, et Jean neveu de Vitalien, menèrent au secours de Florence une puissante armée, dont les Goths ayant été avertis par leurs espions, ils se retirèrent à un lieu appelé Mucelle, qui est à une journée de là. Quand l'armée eut joint Justin, on laissa une garnison suffisante dans la place, et le reste alla chercher l'ennemi. 2. Ils s'avisèrent en chemin qu'il serait bon de choisir un des plus illustres d'entre eux, pour lui déférer le commandement, et pour aller sous sa conduite fondre à l'improviste sur les Goths. Ayant voulu se rapporter de ce choix au jugement de la fortune, le fort tomba sur Jean, qui parce que les autres chefs ne voulurent plus exécuter les choses dont ils étaient demeurés d'accord, fut obligé de courir seul ce hasard. Quand les Barbares virent approcher les Romains, ils abandonnèrent la campagne, et gagnèrent en désordre une hauteur qui était proche. Les troupes de Jean y coururent aussi avec grande précipitation, et les attaquèrent brusquement. Comme les Goths se défendaient vigoureusement, la mêlée fut furieuse, et plusieurs y demeurèrent de côté et d'autre, après avoir donné des preuves étonnantes de leur courage. Comme Jean fondait en désordre, et avec un grand cri sur la troupe qui était vis-à-vis de lui, un de ses gardes reçut un coup, dont il tomba à la renverse, ce qui fit lâcher le pied aux Romains. Les autres troupes étaient toutefois rangées en bataille dans la campagne ; et si elles eussent soutenu celles de Jean, et qu'elles les eussent ramenées à la charge, elles eussent sans doute vaincu les Barbares, et les eussent presque tous faits prisonniers; mais par je ne sais quel malheur, il se répandit un bruit parmi les Romains, que Jean avait été tué par un de ses gardes. Et dès que ce bruit fut arrivé aux oreilles des chefs, pas un ne voulut tenir ferme; mais ils prirent tous lâchement la fuite. Les rangs étant tout à fait rompus, ils ne se retiraient pas par compagnies, mais chacun se sauvait séparément comme il pouvait. Plusieurs périrent dans cette déroute : ceux qui en échappèrent, coururent plusieurs jours, bien que personne ne les poursuivît, et ils se retirèrent en divers forts, où ils dirent pour nouvelle à ceux qu'ils rencontrèrent, que Jean était mort. Depuis ce temps-là ils ne se joignirent point ensemble, et n'osèrent plus paraître devant l'ennemi. Ils demeurèrent couverts de leurs murailles, et obligés à amasser des vivres, au cas qu'ils fussent obligés à soutenir un siège. Pour ce qui est de Totila, il gagna de telle sorte l'affection des prisonniers par son honnêteté, et par sa douceur, que la plupart portèrent volontairement les armes contre les Romains. En cet endroit finit avec l'hiver la septième année de la guerre, dont Procope écrit l'Histoire. [7,6] CHAPITRE VI. 1. INCONTINENT après que Totila eut pris les forts de Césène et de Pétrée, il sonda les places de la Toscane ; et pas une n'ayant voulu se rendre, il traversa le Tibre, n'exerça point d'hostilités sur les terres des Romains, passa dans la Campanie, et dans le pays de Samnium, où il réduisit sans beaucoup de peine la ville de Bénévent, et en rasa les murailles, afin que les recrues nouvellement arrivées de Constantinople ne pussent s'en servir, pour faire des courses sur les Goths. Enfin n'ayant pu persuader aux Napolitains de se soumettre à sa puissance, bien qu'il les en eût conjurés par les plus douces paroles du monde, il se résolut de les assiéger. Conon commandait dans la ville, et avait sous lui une garnison de mille soldats, tant Romains qu'Isauriens. Totila campa proche des murailles, avec la plus grande partie de ses troupes, et envoya le reste se saisir de Cumes, et de divers autres forts, d'où il tira de grandes richesses. Ayant rencontré les femmes de quelques sénateurs, ils les renvoya avec beaucoup de civilité, ce qui lui donna parmi les Romains une grande réputation de douceur et de clémence. Il réduisit à son obéissance les Bruttiens, les Lucquois, les Apuliens et les Calabrais, il saisit des revenus publics, et ordonna de toutes choses, en souverain absolu. Cela fut cause que les impôts n'étant plus employés au paiement des gens de guerre, Justinien leur demeura redevable de sommes immenses. Les Italiens, étaient irrités extrêmement de ces désordres, qui les dépouillaient de leurs biens, les chassaient de leurs maisons, et les rejetaient dans le même abîme de misères, d'où ils s'étaient retirés. Les soldats désobéissaient aux ordres de leurs chefs avec plus d'insolence qu'auparavant, et se tenaient dans les bonnes villes. Constantien était à Ravenne, Jean à Rome, Bessas à Spoléte, Justin à Florence, Cyprien à Pérouse; enfin chacun était dans la place où il s'était retiré lors de la déroute. 2. Quand l'Empereur apprit toutes ces fâcheuses nouvelles, il en fut affligé, comme d'un des plus grands malheurs qui pût arriver à son État, et il créa Maximin préfet du prétoire en Italie, afin qu'il donnât les ordres à tous les autres chefs, et qu'il prît le soin de la subsistance des soldats. Il envoya avec lui une flotte chargée de Thraces et d'Arméniens. Les Thraces étaient commandés par Hérodien, et les Arméniens par Phazas Ibérien, et neveu de Péranius. Il y avait aussi dans la flotte une petite compagnie de Huns. Maximin étant donc parti de Constantinople avec tous les vaisseaux de la Grèce, il aborda en Épire, où il s'arrêta mal à propos, et consuma inutilement le temps. Comme il était tout à fait ignorant en l'art de la guerre, il était aussi timide, et, temporisateur. Justinien envoya aussi Démétrius, en qualité de maître de la milice. Ce Démétrius avait servi avec Bélisaire, et avait commandé sous lui une cohorte de gens de pied. Quand il fut arrivé en Sicile, et qu'il eut appris le siège de Naples, et l'extrémité de la disette, où cette place était réduite, il se résolut de la secourir. Mais comme il avait peu de monde, il s'avisa d'un artifice ; c'est qu'il assembla le plus de vaisseaux qu'il put dans la Sicile, lesquels il chargea de grains, et d'autres provisions, à dessein de faire croire aux ennemis qu'ils portaient beaucoup de gens de guerre. Et c'est aussi ce que les Barbares s'imaginèrent, sur le seul bruit qui avait couru, qu'il était parti de Sicile une armée navale très formidable. Pour moi, je crois que si Démétrius eût été droit à Naples, il l'eût secourue, et eût dissipé les ennemis dans l'épouvante où ils étaient. Mais la crainte du danger l'en détourna, et le fit aborder à Rome, où il perdit beaucoup de temps à amasser des soldats. Mais comme ces soldats avaient déjà été vaincus par les Barbares, ils lui refusèrent de servir ; ce qui l'obligea de retourner vers Naples, avec les seules troupes qu'il avait amenées de Constantinople. 3. Il y avait un autre Démétrius, Céphalien de nation, qui avait autrefois été matelot, et qui avait grande connaissance de la marine, et de tout ce qui concerne la navigation. Son habileté en cet art lui avait acquis tant de réputation dans les voyages qu'il avait faits en Afrique, et en Italie, que Justinien lui avait donné la charge de Proviseur de Naples. Au commencement que le siège fut mis devant cette ville, il vomit des injures atroces contre Totila, avec la dernière insolence. Dans la suite du siège, et dans l'augmentation de la disette, il fut si hardi que de hasarder, par l'avis de Conon, d'aller seul dans une chaloupe trouver Démétrius, maître de la milice, et il y arriva heureusement, conféra avec lui, le rassura, et l'exhorta à continuer généreusement ses desseins. Totila qui était bien informé et du nombre, et de la qualité des vaisseaux, dont la flotte ennemie était composée, tint quantité de barques toutes prêtes; et au moment que les Romains abordèrent au port de Naples, il fondit sur eux, et les dissipa. Il en tua plusieurs, et en fit plusieurs prisonniers. Tous ceux qui purent descendre des navires dans les chaloupes, se sauvèrent, et Démétrius maître de la milice fut de ce nombre. Les vaisseaux, les hommes, et les marchandises tombèrent entre les mains des Barbares, qui ayant trouvé Démétrius le proviseur, lui coupèrent la langue, et les mains, et le laissèrent aller où il voulut. Voilà le châtiment dont Totila réprima l'insolence de ses injures. [7,7] CHAPITRE VII. 1. MAXIMIN prit terre à Syracuse, avec toute la flotte, y demeura en repos, par la crainte des dangers de la guerre, bien que Conon et les autres chefs qui étaient pressés de la faim, le conjurassent de les secourir. Il perdit le temps dans ces frayeurs déplorables, jusqu'à ce qu'enfin épouvanté par les menaces de l'Empereur, et ému par les reproches de tous les Romains, il envoyât les troupes à Naples durant les rigueurs de l'hiver, sous la conduite d'Hérodien, de Démétrius, et de Phazas. Aussitôt que cette flotte fut abordée à Naples, elle y fut battue d'une furieuse tempête. L'agitation des vagues était si violente, que les matelots ne pouvaient plus se servir de leurs rames ; et le bruit en était si horrible, qu'il empêchait les hommes de s'entendre l'un l'autre. Les Barbares étant survenus au milieu d'un désordre si funeste, en tuèrent, et en jetèrent dans la mer autant qu'ils voulurent. Ils en gardèrent quelques-uns, entre lesquels se trouva Démétrius maître de la milice. Hérodien, et Phazas, dont les vaisseaux se trouvaient heureusement éloignés du camp des Goths, eurent moyen de se sauver. Voilà quelle fut la fortune de la flotte romaine. 2. Totila jeta une corde au cou de Démétrius, et le traîna devant Naples, où il l'obligea d'exhorter les assiégés à se rendre, et à se délivrer de tant de misères, en subissant le joug du vainqueur, vu que l'Empereur n'était pas en état de les secourir, et qu'en perdant leur armée navale, ils avaient perdu leurs forces et leurs espérances. Démétrius répétait tout ce que Totila lui prescrivait. Quand les assiégés, qui étaient déjà pressés par la faim, et accablés de fatigues, virent de leurs propres yeux le déplorable changement de la fortune de Démétrius, et qu'ils entendirent ce qu'il leur disait, ils tombèrent dans le désespoir, et s'abandonnèrent aux gémissements, et aux larmes. Comme ils étaient dans une étrange confusion, Totila les appela au haut des murailles, et leur fit ce discours. 3. Ce n'est par aucun mécontentement que nous avions reçu de vous, que nous avons formé ce siège : c'est pour vous délivrer d'une fâcheuse domination, et pour reconnaître l'affection que vous avez témoignée envers notre parti, en supportant avec tant de confiance les mauvais traitements de nos ennemis. Vous êtes les seuls de toute l'Italie, qui avez signalé votre zèle pour la monarchie des Goths, qui n'avez obéi, que malgré vous, aux Romains. Nous considérons, tant que nous devons, votre fidélité, même dans ce siège, où vous vous trouvez malheureusement enveloppés avec eux. Ce n'est pas à vous que nous en voulons ; et bien que vous y souffriez de grandes incommodités, ce n'est pas à nous que vous devez vous en prendre. Ceux qui ne cherchent qu'à obliger leurs amis, ne doivent point être blâmés, lorsqu'ils ne peuvent empêcher que leurs bienfaits n'aient quelque chose de désagréable. N'appréhendez pas le ressentiment des Romains, et ne présumez pas qu'ils demeurent victorieux. Le temps ne manque jamais d'abattre ces prospérités prodigieuses, que le caprice de la fortune a élevées. Au reste, pourvu que l'on nous rende la place, nous permettrons à Conon, et à la garnison de se retirer où il leur plaira. Nous sommes prêts à les en assurer avec serment, comme nous assurerons tous les citoyens de leur vie. L'extrémité de la disette fit approuver ce discours aux habitants, aux gouverneurs et aux soldats; mais l'inclination qui leur restait pour l'Empereur, et l'attente de quelque secours leur firent demander un mois de temps. Totila, qui voulait les convaincre, qu'ils n'avaient plus rien à espérer de la part des Romains, leur en accorda trois, et leur promit de ne point livrer d'assaut pendant ce temps-là, et de ne point faire de mine. Voila quels furent les termes de l'accord. Mais les assiégés, pressés par la faim, n'attendirent pas si longtemps, et reçurent bientôt après Totila, et les Barbares. La réduction de Naples arriva sur la fin de l'hiver ; et la fin de l'hiver fut aussi celle de la huitième année de la guerre, dont Procope écrit l'histoire. [7,8] CHAPITRE VlII. 1. LORSQUE Totila fut maître de Naples, il fit paraître envers ce peuple assujetti, une bonté dont on n'aurait pas cru qu'un ennemi et un Barbare eût été capable. Comme la faim avait épuisé leurs forces, et qu'il appréhendait qu'ils ne se laissassent accabler, en prenant tout à coup une trop grande quantité de nourriture, il mit des gardes aux portes pour les empêcher de sortir, et il distribua lui-même les vivres par une sage économie, beaucoup moins que l'appétit de chacun n'en demandait, en ajoutant si peu de jour en jour, que l'augmentation était presque imperceptible. Quand leur santé fut rétablie, il ouvrit les portes, et leur permit d'aller où il leur plairait. Il mit Conon et ses soldats sur des vaisseaux, avec toute sorte de liberté. Comme ils avaient honte d'aller à Constantinople, ils souhaitaient de prendre la route de Rome. Mais le vent étant contraire, ils eurent peur que l'orgueil, que la victoire inspire naturellement, ne fît violer à Totila la parole qu'il leur avait donnée. Ce Prince s'étant aperçu de leur défiance les rassura, et leur confirma avec un serment solennel les promesses qu'il leur avait faites, et leur permit d'aller dans l'armée des Goths, d'y acheter les vivres, et les autres choses qui leur étaient nécessaires. Le vent continuant toujours contraire, il leur donna des chevaux, des provisions, et une escorte. Il fit ensuite démolir une partie des murailles de la ville, afin que si les Romains la reprenaient, elle ne leur servît plus de retraite. C'est ainsi qu'il aimait mieux faire la guerre à découvert, que d'user de déguisements et d'artifices. 2. Environ le même temps, un certain Romain, natif de Calabre, se vint plaindre de ce qu'un garde avait violé sa fille. L'accusé ayant avoué le crime, Totila qui désirait le punir, commanda de le mener en prison. Les principaux de la nation, qui craignaient qu'un si vaillant homme ne fût condamné à la mort, allèrent demander sa grâce. Totila, après avoir écouté leurs prières, sans les avoir interrompus, leur répondit en ces termes. Ce n'est pas que je me laisse emporter à la cruauté, ni que je me plaise aux supplices de ceux de ma nation, que je vous fais ce discours; mais c'est que j'appréhende qu'il ne vous arrive quelque malheur. Je sais bien qu'il y a plusieurs personnes dans le monde qui changent les noms des choses, et qui leur en imposent de tout contraires à leur nature. Ils appellent humanité la licence, qui corrompt les plus saintes lois; et ils appellent sévères et fâcheux, ceux qui tiennent la main à l'exécution des ordonnances, et ainsi ils trouvent des couleurs spécieuses, pour déguiser leurs crimes, et pour s'assurer de l'impunité. Je vous prie de ne vous pas perdre, en voulant sauver un coupable, et étant innocents, comme vous êtes, de ne pas devenir des complices, J'affirme qu'il n'y a point de différence entre celui qui commet un crime, et celui qui en empêche le châtiment. Faites, je vous prie, réflexion, en jugeant de cette affaire, que vous avez à choisir, ou de ne pas soustraire un accusé à la justice, ou de vous priver au fruit de la victoire. Considérez qu'au commencement de cette guerre nous avions des soldats aguerris et courageux, des finances innombrables, une quantité infinie de chevaux et d'armes, et des places bien fortifiées et bien munies, qui sont des choses d'une très grande importance dans la guerre. Cependant, pour avoir suivi Théodat, qui avait plus de passion pour l'argent, que d'amour pour la justice, nous avons attiré la colère de Dieu sur nous. Vous savez dans quels malheurs nous sommes tombés depuis, et par quelle sorte de gens nous avons été vaincus. Maintenant Dieu, satisfait du châtiment qu'il a tiré de nos fautes, remet la prospérité dans nos affaires, et surpasse nos espérances par ses bienfaits. Après que nous avons remporté des avantages, auxquels nous n'osions prétendre ; ne vaut-il pas mieux les conserver par une observation exacte de la justice, que de les perdre par notre injustice, et que de nous rendre nous-mêmes les auteurs de notre malheur? il est impossible que les expéditions militaires réussissent heureusement à ceux qui commettent des violences. La fortune de la guerre s'accommode aux mœurs des particuliers. Les gens de commandement vaincus par ces raisons de Totila, se désistèrent de la prière qu'ils lui avaient faite en faveur du garde accusé, et le lui abandonnèrent. Peu après il le condamna à la mort, et donna son bien à la fille qu'il avait outragée. [7,9] CHAPITRE IX. 1. PENDANT que Totila se rendait célèbre par ces belles actions, les capitaines et les soldats romains pillaient les sujets de l'Empire, et s'abandonnaient à la licence, et à la débauche. Les gens de commandement avaient dans leurs garnisons des femmes prostituées, et ils passaient les jours entiers dans les festins. Les soldats méprisaient insolemment les ordres de leurs chefs, et ne gardaient plus de discipline. 2. Les Italiens souffraient de grandes vexations des deux armées. Ils étaient chassés de leurs terres par les Goths, et privés de leurs meubles par les Romains. Ils étaient chargés de coups par la violence des soldats, et consumés par la nécessité de la famine. Les gens de guerre, qui n'avaient ni la force, ni le courage de les garantir des mauvais traitements des ennemis, étaient si emportés dans leurs désordres, qu'ils leur donnaient sujet de regretter les Barbares. Constantien ne sachant que faire, écrivit à Justinien, qu'il n'avait pas des forces suffisantes pour supporter le poids de la guerre. Les autres chefs déclarèrent pareillement, comme par une commune résolution, qu'ils ne pouvaient plus la continuer. Voilà l'état où étaient alors les affaires d'Italie. 3. Totila écrivit dans le même temps au Sénat de Rome. Voici à peu près le sens de la lettre. Ceux qui offensent leurs proches par inconsidération et par imprudence, sont en quelque sorte dignes de pardon, parce qu'ils trouvent leur excuse dans la cause même de leur faute ; mais ceux qui leur font une injustice à dessein, ne peuvent avoir de défense puisque leur intention est mauvaise aussi bien que leur action. Avisez donc, s'il vous plaît, de quelle manière vous soutiendrez tout ce que vous avez fait contre les Goths. Direz-vous que vous n'aviez aucune connaissance des bienfaits de Théodoric et d'Amalasonte, ou que vous en avez perdu la mémoire ? Ni l'un ni l'autre n'est véritable. Il n'y a pas si longtemps qu'ils ont exercé envers vous leur libéralité royale, et qu'ils l’ont exercée, non pas en des sujets de néant, mais en des affaires les plus importantes du monde. Vous savez avec quelle douceur les Goths ont traité les Italiens, et vous apprendrez, ou par le rapport d'autrui, ou par votre propre expérience, comment les Grecs en usent à l'égard de leurs sujets. Je crois que vous les avez fort bien reçus; mais si vous n'avez pas oublié les impôts qui ont été établis par Alexandre, vous n'ignorez pas qu'en les recevant, vous avez reçu de méchants amis, et de méchants hôtes. Je ne vous parle point des soldats, ni de leurs chefs. Vous n'avez pas plus à vous louer de leur civilité ou de leur courage, qu'ils n'ont à se vanter de la prospérité, et de la gloire où ils ont élevé leurs affaires. Que personne n'attribue ces reproches que je leur fais, ou à une vanité de jeune homme, ou à un orgueil de Barbare; car je ne regarde pas leur défaite comme un effet de notre valeur; je ne la regarde que comme une peine des injustices qu'ils vous ont faites. Certainement ce serait une chose bien ridicule, que tandis que Dieu venge vos injures, vous voulussiez continuer à les souffrir. Faites donc quelque chose qui vous justifie envers les Goths, et qui les oblige à vous pardonner ; c'est-à-dire n'attendez pas la fin de la guerre, et prenez une bonne résolution de rentrer dans notre amitié, sans vous amuser à ces vaines et légères espérances qui vous retiennent. Totila donna cette lettre à des prisonniers, pour la porter au Sénat; mais Jean empêcha ceux qui la reçurent d'y faire réponse; ce qui obligea Totila d'en envoyer plusieurs copies, et d'y insérer des promesses et des serments, que les Romains ne recevraient point de mauvais traitement. Je ne saurais dire qui furent ceux qui portèrent ces copies; mais elles furent affichées durant la nuit aux places publiques, et aux lieux les plus fréquentés de la ville, et elles vinrent par cette voie à la connaissance du peuple. 4. Les capitaines romains, qui avaient les prêtres ariens pour suspects, les chassèrent tous de Rome. 5. Totila envoya au premier bruit de cette nouvelle une partie de ses troupes dans la Calabre, avec ordre de tenter de prendre le fort d'Otrante et la garnison ayant refusé de le rendre, il commanda d'y mettre le siège, et marcha vers Rome avec ses principales forces. Justinien fort inquiété de tant de fâcheux accidents, renvoya Bélisaire en Italie, quoiqu'il fût vivement pressé par les Perses. En cet endroit l'hiver finit, et la neuvième année de la guerre, dont Procope continue le récit. [7,10] CHAPITRE X. 1. BÉLISAIRE partit donc pour l'Italie ; et comme il avait fort peu de soldats, et qu'il n'avait pu séparer ceux qu'il commande d'avec le reste de l'armée, qui était destinée contre les Perses, il parcourut toute la Thrace, et il y leva, à force d'argent, quelques volontaires. Vitalius, maître de la milice d'Illyrie, se joignit à lui par l'ordre de l'Empereur ; et ayant ensemble ramassé quatre mille hommes, ils allèrent à Salone, dans l'intention de marcher vers Ravenne, et d'y faire la guerre le mieux qu'il lui serait possible. Ils ne pouvaient entrer dans la Calabre, ni dans la Campanie, sans que les Goths le sussent; et ils n'osaient leur donner bataille, parce que les forces n'étaient pas égales. Ceux qui gardaient le fort d'Otrante n'ayant plus de vivres, composèrent avec les assiégeants, et promirent de se rendre dans un certain jour ; mais quatre jours auparavant Bélisaire y envoya Valentin, avec des provisions pour un an, et une garnison toute fraîche. Les Goths qui se reposaient sur la foi de la capitulation, ne faisaient pas si bonne garde que de coutume ; de sorte que quand ils virent la flotte ennemie dans le port, ils s'éloignèrent un peu de la place, et mandèrent à Totila ce qui leur était arrivé. Voilà le danger que le fort d'Otrante courut, et qu'il évita. 2. Quelques soldats de Valentin ayant voulu faire des courses, rencontrèrent les ennemis, avec qui ils en vinrent aux mains, furent défaits, et plusieurs contraints de se jeter dans la mer ; de sorte qu'il en périt cent soixante et dix en cette rencontre. Valentin ayant retiré d'Otrante l'ancienne garnison, qui était accablée de maladies et de fatigues, et y en ayant laissé une autre toute pleine de vigueur, et des vivres pour une année, il fut à la ville de Salone, d'où Bélisaire fit voile en même temps, et étant abordé à Pole, il y demeura durant quelques jours, pour ranger ses troupes en bataille. Quand Totila sut son arrivée, il usa de cette adresse, pour savoir au vrai l'état de ses forces; c'est qu'il lui écrivit une fausse lettre, sous le nom de Bon, gouverneur de Gênes, et neveu de Vitalien, par laquelle il le priait de lui envoyer un prompt secours, dans l'extrémité où il était. Il donna cette lettre à cinq hommes fort intelligents, et fort adroits, à qui il recommanda de visiter exactement l'armée de Bélisaire ; et de lui en faire un rapport fidèle. Bélisaire les reçut humainement selon sa coutume, et les chargea de dire à Bon, que bientôt il irait avec toutes ses troupes le secourir. Quand ils furent revenus au camp, ils rapportèrent que l'armée de Bélisaire était tout à fait faible et méprisable. 3. Totila prit dans ce même temps la ville de Tibur, par intelligence. Voici comme la chose arriva. Les habitants qui faisaient garde aux portes avec les soldats Isauriens, qui y étaient en garnison, étant entrés en dispute avec eux, pour un sujet de peu d'importance, ils s'en séparèrent, et appelèrent les Goths dans la place. Les Isauriens se rallièrent si heureusement, qu'ils sortirent sans recevoir de mal. Les Goths massacrèrent tous les habitants, avec leur évêque, d'une manière que je ne veux pas rapporter, bien que j'en sois informé, afin de ne pas laisser à la postérité un monument, et un exemple d'une cruauté si barbare. Caselle, qui était si considérable parmi les Italiens, eut le malheur d'être enveloppé dans ce massacre. Les Goths s'étant rendu maîtres du Tibre, il ne fut plus possible aux Romains de conduire dessus les provisions qu'ils avaient accoutumé de tirer de la Toscane ; car Tibur étant assis à six-vingt stades au-dessus de Rome, il servait à arrêter ceux qui y voulaient aller par eau. [7,11] CHAPITRE XI. 1. VOILA pour ce qui regarde Tibur. Bélisaire étant arrivé à Ravenne avec sa flotte, y assembla les Goths qui s'y trouvèrent, et les soldats romains, et leur parla à peu près en ces termes. Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on perd, par une mauvaise conduite, le fruit des plus glorieux exploits. Il semble que ce soit la fâcheuse destinée des grandes affaires, que les ouvrages des plus excellents hommes soient ruinés par les méchants. Comme ce malheur est arrivé à l'Empereur, il souhaite avec passion de le réparer, et il a bien voulu interrompre pour un peu de temps le cours de ses victoires contre les Perses, afin de m'envoyer, pour apporter du remède aux maux que les gens de commandement ont causés, en manquant à ce qu'ils devaient faire, ou à l'égard des soldats, ou contre les ennemis. Ne commettre jamais de faute, est une perfection, dont les hommes ne sont pas capables, et qui surpasse les forces de leur nature ; mais réparer celles qu'on a commises, c'est une vertu fort digne d'un grand Empereur, et fort utile aux sujets qu'il honore de sa bienveillance. Il ne se contentera pas de vous délivrer des misères que vous souffrez, mais il vous donnera des marques très certaines d'une particulière affection, ce qui est le plus grand bonheur qui puisse arriver aux hommes. Puisque je suis venu ici dans le dessein de vous procurer ces avantages, il est bien juste que vous vous mettiez en état de les recevoir. Que ceux qui ont des parents, ou des amis dans le parti de Totila, fassent leurs efforts pour les en retirer au plutôt, en leur déclarant les bonnes intentions de l'Empereur. Ainsi vous goûterez les fruits de la paix, et vous ressentirez les effets de la libéralité toute royale de votre souverain : car ce n'est pas dans le dessein de faire la guerre que je suis venu, ni d'exercer la rigueur des armes contre des sujets de l'Empire. Que si quelques-uns refusent de prendre le bon parti, et si quelques autres se déclarent contre nous, il faudra, quoiqu'à regret, que nous les traitions comme ennemis. Cette harangue de Bélisaire ne fit passer dans son parti pas un des ennemis, ni Goths, ni Romains. 2. Il envoya ensuite dans l'Émilie, Thorimuth un de ses gardes, et Vitalius avec quelques soldats illyriens, pour sonder les places du pays. Vitalius alla, suivant cet ordre, à Bologne, où il s'arrêta, après s'être assuré d'un petit fort qui en est proche. Peu de temps après les Illyriens qu'il commandait s'en retournèrent en leur pays, bien qu'ils n'eussent reçu aucun mauvais traitement ; et ils envoyèrent s'excuser à Justinien, sur ce que l'on ne leur avait point payé plusieurs monnaies qui leur étaient dues, depuis qu'ils servaient en Italie, et sur ce que durant leur absence, les Huns avaient fait irruption dans leur pays, et avaient enlevé leurs femmes et leurs enfants ; ce qui joint à la famine qu'ils souffraient en Italie, les avait contrains de se retirer en leurs maisons. L'Empereur fut d'abord fâché de leur retraite, il la leur pardonna néanmoins ensuite. 3. Totila ayant appris le départ des Illyriens, envoya quelques troupes à Bologne pour enlever Vitalius ; mais Vitalius et Thorimuth dressèrent une embuscade à ces troupes, en taillèrent une partie en pièces, et mirent l'autre en déroute. Il y eut un Illyrien, nommé Nazaris, qui était célèbre parmi ceux de sa nation, où il avait souvent commandé, qui se signala en cette occasion, par de merveilleux exploits de courage. Thorimuth retourna à Ravenne, où était Bélisaire. 4. Ce général choisit alors trois de ses gardes, Thorimuth, Ricilas, et Sabinien, et il les enrôla avec mille hommes à Auxime, pour secourir Magnus, et les Romains qui y étaient assiégés. Ayant été si heureux, que d'y entrer durant la nuit, sans être aperçus par les assiégeants, ils se résolurent de les incommoder par de fréquentes sorties. Et comme ils surent dès le lendemain qu'il y avait proche des murailles un parti des ennemis, ils sortirent à dessein de les attaquer; mais pour ne le pas faire mal à propos, ils envoyèrent auparavant en découvrir le nombre et la force. Ricilas, qui pour lors était ivre, ne voulut pas souffrir que ceux qui avaient été choisis pour ce sujet, y allassent, et à l'instant il poussa son cheval pour aller seul découvrir les ennemis. Il rencontra trois Goths dans un endroit plein de rochers et de précipices, où il s'arrêta, et se mit en défense en homme de cœur ; mais comme il vit qu'il était prêt à être enveloppé, il s'enfuît. Son chevai étant tombé dans un lieu fort raboteux, les Barbares poussèrent un grand cri, et tirèrent en même temps sur lui une grande quantité de traits. Thorimuth accourut à son secours, dissipa les Goths, et remporta Ricilas tout percé de coups, et digne d'une mort plus honorable. Thorimuth et Sabinien ayant depuis tenu conseil avec Magnus, ils jugèrent qu'il n'était pas à propos de demeurer plus longtemps à Auxime parce que leurs forces n'étant pas égales à celles des assiégeants, ils ne serviraient qu'à consumer les provisions, et à avancer le temps de la réduction. Ils résolurent donc de partir la nuit suivante, avec mille hommes. 5. Au moment même qu'ils prirent cette résolution, un déserteur en alla donner avis, aux Goths. Ce qui fut cause que Totila choisit deux mille des plus braves de ses soldats, et s'empara de toutes les avenues de la ville, à trente stades aux environs. S'étant ainsi placés, ils attendirent les ennemis, qui arrivèrent sur le minuit. Ils les chargèrent, et ils en tuèrent deux cents. Thorimuth et Sabinien se sauvèrent à Arimini, à la faveur des ténèbres. 6. Il y a deux bourgs sur le bord du golfe ionique entre Auxime et Arimini, dont l'un s'appelle Pisaure, et l'autre Fanum, desquels Vitigis brûla les maisons, et démolit la moitié des murailles, au commencement de la guerre, afin que les Romains ne pussent s'en emparer. Bélisaire jugeant que celui de Pisaure lui serait commode, à cause des pâturages qui sont à l'entour, résolut de s'en saisir; et pour cet effet il envoya durant la nuit des personnes affidées, prendre la mesure des portes, et en ayant commandé de fort justes, il les envoya à Thorimuth, et à Sabinien, avec ordre de les attacher promptement, et de les fermer le plus diligemment qu'il leur serait possible, en réparant les ruines des murailles avec de la terre, des pierres, et toutes les autres matières qu'ils pourraient trouver. Mais Totila ayant eu avis qu'ils y travaillaient, alla avec des forces considérables pour les en empêcher. Après avoir inutilement fait des efforts, il s'en retourna en son camp qui était devant Auxime. Les Romains se tenaient dans la ville, et n'osaient plus faire de sorties. Bélisaire envoya à Rome deux de ses gardes, dont l'un se nommait Artasire, et était Persan ; et l'autre se nommait Barbation, et était de Thrace, afin de la garder avec Bessas qui y commandait, et il leur défendit d'en sortir, ni d'attaquer l'ennemi. 7. Totila bien informé que les Romains n'avaient pas des troupes suffisantes pour lui résister, se résolut de forcer les places. S'étant donc campé dans le Picentin, il mit le siège devant les châteaux de Ferme, et d'Ascule, sur la fin de l'hiver, qui termina la dixième année de la guerre, qui fait le sujet de l'Histoire qu'écrit Procope. [7,12] CHAPITRE XII. 1. BÉLISAIRE n'ayant aucun moyen de secourir les assiégés, dépêcha à Constantinople, Jean neveu de Vitaîien, et le conjura d'en revenir avec le plus de diligence qu'il lui serait possible, après qu'il aurait prié l'Empereur d'envoyer des troupes, de l'argent, des armes, et des chevaux. Les soldats, qui étaient réduits à un petit nombre, refusaient de combattre, et se plaignaient de ce que l'on ne leur payait pas leur solde, bien qu'ils fussent dans une extrême indigence. Leur plainte était appuyée sur un fondement très véritable. La lettre que Bélisaire écrivit à Justinien était conçue en ces termes. César, nous sommes arrivés en Italie sans hommes, sans chevaux, sans armes, et sans argent. Il nous est impossible de continuer la guerre dans la disette de toutes ces choses. Nous avons couru la Thrace et l'Illyrie, pour y lever des soldats ; mais nous n'y en avons trouvé qu'un petit nombre, qui sont tout nus et qui n'ont ni expérience, ni courage. Ceux qui sont demeurés ici n'ont ni la force ni la hardiesse de s'opposer à l'ennemi. Comme ils en ont souvent été battus, ils en évitent toujours la rencontre. Il n'est pas possible de tirer de l'argent de l'Italie, parce qu'elle est sous la puissance des Goths. Nous ne saurions commander aux soldats, à cause que nous ne les avons pas payés. Il ne faut pas vous dissimuler qu'une partie de ceux qui servaient dans votre armée sont passés dans celle des ennemis. Que s'il suffisait, pour achever heureusement cette guerre, que Bélisaire vînt en Italie, les affaires sont en bon état, car je suis dans le milieu ; mais si vous voulez vaincre, il faut d'autres préparatifs. Il n'y a point de capitaine sans soldats. Nous avons besoin de lanciers, d'archers, de gens couverts de boucliers, et de troupes de Huns, qu'il faut payer comptant. Voilà ce que la lettre de Bélisaire contenait. 2. Jean étant arrivé à Constantinople négligea le soin de l'affaire pour laquelle il était venu, et épousa la fille de Germain, neveu de l'Empereur. 3. Cependant les forts de Ferme et d'Ascule se rendirent à Totila qui étant entré dans la Toscane, mit le siège devant Spolète, et devant Assise. Hérodien commandait la garnison de Spolète, et Sisifride celle d'Assise. Ce dernier était Goth, mais néanmoins très affectionné au service de l'Empereur. Hérodien promit de rendre la ville dans trente jours s'il n'était secouru auparavant, et donna son fils en otage, et il exécuta la capitulation, lorsque le terme en fut expiré. Quelques-uns disaient qu'il n'avait rendu cette place, que par la haine qu'il portait à Bélisaire, depuis que ce général l'avait menacé de lui faire rendre compte de ses actions. Voilà comment la ville de Spolète fut réduite. Sisisfride ayant perdu la plupart de ses gens en diverses sorties, mourut lui-même, après quoi les habitants d'Assise se rendirent. Ensuite Totila somma Cyprien, de lui ouvrir les portes de Pérouse, et ces sommations furent accompagnées de menaces, s'il refusait ; et de promesses, en cas qu'il obéît. Mais quand il vit que ses menaces et ses promesses étaient également inutiles, il corrompit un de ses gardes, nommé Uliphe, pour le tuer. Ce garde ayant rencontré Cyprien seul, il le tua en trahison, et se sauva chez Totila; mais les habitants étant demeurés fermes dans l'obéissance de Justinien, même après la mort de leur gouverneur, les Goths résolurent de lever le siège. [7,13] CHAPITRE XIII. 1. TOTILA s'étant approché de Rome, se disposa à y mettre le siège. Il ne fit point de mal aux paysans, au contraire il leur commanda de labourer la terre comme auparavant, à la charge de lui payer les mêmes droits qu'ils avaient accoutumé de payer aux propriétaires et à l'épargne. Un parti de Goths s'étant approché des murailles, Artasire et Barbation sortirent, contre l'avis de Bessas, pour l'aller charger. Ils en tuèrent d'abord plusieurs, mirent les autres en déroute et s'engagèrent si avant à la poursuite, qu'ils tombèrent dans une embuscade, où ils perdirent une grande partie de leurs gens, et d'où ils ne se sauvèrent qu'avec peine. Depuis ce temps-là ils n'osèrent plus faire de sorties, bien qu'ils fussent vivement pressés par les assiégeants. 2. La famine devint tout à fait cruelle, étant impossible de tirer des vivres de la campagne, ni d'en recevoir par mer. Depuis que les Goths avaient pris Naples, ils avaient amassé de diverses îles voisines grande quantité de vaisseaux, avec lesquels ils tenaient toute la mer, et arrêtaient les navires qui apportaient des blés de Sicile. 3. Totila envoya des troupes dans l'Émilie, pour prendre Plaisance, ou par composition, ou de force. C'est la capitale du pays ; elle est bien fortifiée ; elle est assise sur le Pô ; et elle était la seule qui fût demeurée dans l'obéissance des Romains. Les Goths ayant sommé la garnison de la rendre à Totila, et en ayant été refusés, ils l'assiégèrent, sachant bien qu'elle manquait de vivres. 4. Céthégus patrice, et le premier du Sénat, ayant été soupçonné par les chefs de l'armée, d'avoir dessein de rendre les ennemis maîtres de Rome, il se retira à Centelles. 5. Bélisaire, qui craignait extrêmement la prise de Rome, et la ruine entière des affaires de l'Empire dans l'Italie, se résolut de sortir de Ravenne, d'où il ne pouvait secourir les assiégés, et de s'emparer de quelques petites places, d'où il tâcherait au moins de les soulager. Il se repentait d'être venu à Ravenne par le conseil de Vitalius, et il croyait avoir en cela cause du préjudice aux intérêts de Justinien, parce qu'en s'enfermant dans cette place, il avait laissé l'ennemi maître de la campagne, et arbitre de la manière de faire la guerre. Pour moi, je m'imagine que Bélisaire prit de mauvais conseils, à cause que les Romains devaient devenir misérables, par un ordre secret de la providence ; ou bien que si les conseils furent salutaires, Dieu en détourna les effets, à cause de la protection qu'il voulait donner à Totila et aux Goths. Il n'arrive jamais de malheurs à ceux que le Ciel favorise ; leurs plus mauvais desseins sont suivis d'heureux événements ; au contraire, la prudence abandonne ceux qui sont misérables, et la justice éternelle, qui prépare leur supplice, leur ôte la lumière qui serait nécessaire pour l'éviter. Que s'ils prennent de sages résolutions, les suites ne laissent pas d'en être fâcheuses; mais je ne suis pas assuré de la vérité du jugement que je fais de ces choses. 6. Bélisaire ayant confié la garde de Ravenne à Justin, et à un petit nombre de soldats, alla par la Dalmatie à Dyrrachium, et y attendit avec impatience les troupes que l'on lui devait envoyer de Constantinople. Il fit aussi à l'Empereur un récit fidèle de l'état de ses affaires. Un peu après ce Prince envoya Jean, neveu de Vitalien, et Isaac l'Arménien, qui était frère d'Aracius et de Narsès, avec une armée composée tant de Romains que de Barbares, qui se joignirent à Bélisaire dans Dyrrachium. Il députa aussi Narsès l'eunuque, vers les princes des Eruliens, pour les exciter à la guerre d'Italie. Il y en eut plusieurs de cette nation qui prirent les armes sous la conduite de Philimuth, et qui vinrent dans la Thrace, où ils furent mis en garnison, pour aller ensuite trouver Bélisaire au commencement du printemps. Jean, surnommé le Mangeur, était avec eux. Ils rendirent pendant leur marche, sans y penser, un service fort signalé aux Romains. Ils rencontrèrent une grande troupe de Slavons, qui ayant traversé le Danube, en ravageaient les bords, et y faisaient des prisonniers. Ils fondirent sur eux, leur donnèrent la chasse, et remirent les prisonniers en liberté. Narsès trouva en cet endroit un certain impudent, qui avait pris le nom de Chilbudius, illustre Romain, et autrefois maître de la milice. J'en raconterai toute l'histoire. [7,14] CHAPITRE XIV. 1. Il y avait parmi les officiers de la maison de Justinien un certain Chilbudius, homme de grand courage, et dont l'esprit était si fort élevé au-dessus de l'amour du bien, que le mépris qu'il faisait d'en amasser, lui tenait lieu de grandes richesses. Justinien lui confia dans la quatrième année de son règne, la conduite des troupes de la Thrace, et lui donna ordre de faire tous ses efforts, pour empêcher les Barbares de traverser le Danube, comme les Huns, les Antes et les Slavons l'avaient traversé autrefois, et avaient fait ensuite d'horribles ravages. Chilbudius se rendit si redoutable aux Barbares, que durant trois ans qu'il exerça cette charge, ils ne purent passer ce fleuve, au lieu qu'il le passa souvent lui-même, et remporta sur eux divers avantages. Sur la fin de la troisième année qu'il était dans ce pays, ayant traversé le Danube comme de coutume, mais n'ayant cette fois-là que des forces médiocres, il fut rencontré par une multitude prodigieuse de Slavons. Le combat s'étant échauffé, les Romains furent défaits ; plusieurs demeurèrent morts sur la place, et entre autres Chilbudius. Depuis cela les Barbares ont fait des courses sur les terres des Romains avec toute sorte de liberté, et l'on a reconnu que toute la puissance de l'Empire n'était pas si capable de les réprimer, que la valeur d'un seul homme. 2. S'étant depuis élevé un différend entre les Antes et les Slavons, ils en vinrent aux mains, et ces derniers demeurèrent victorieux. Après la bataille, un certain Slavon fit prisonnier un jeune homme, qui se nommait Chilbudius. Cet esclave fut fort affectionné au service de son maître, et il parut si courageux dans les occasions les plus périlleuses, qu'il se mit en très grande réputation. Environ le même temps les Antes firent une irruption dans la Thrace, et en enlevèrent plusieurs sujets de l'Empire, entre lesquels il s'en trouva un, qui était d'un esprit fort subtil et fort adroit, et qui désirant avec passion de retourner dans son pays, s'avisa de cette invention pour obtenir sa liberté. Il alla trouver son maître, qui était un homme plein d'humanité et de douceur; il le loua de la bonté de son naturel, l'assura que Dieu le récompenserait, et protesta de le vouloir lui-même reconnaître, et le rendre riche en peu de temps, pourvu qu'il suivît son avis. Il ajouta que Chilbudius, qui avait été autrefois maître de la milice romaine, était prisonnier parmi les Slavons qui ne savaient pas que ce fut lui; que s'il le rachetait, et le rendait aux Romains, il en tirerait beaucoup d'honneur et de profit. Le maître s'étant laissé persuader par ses paroles, alla avec lui chez les Slavons ; car ces Barbares étaient alors en paix et en amitié ensemble. Ayant donné une somme d'argent considérable au maître de Chilbudius, ils l'emmenèrent. Quand celui qui l'avait acheté fut de retour chez lui, il lui demanda s'il était Chilbudius, maître de la milice Romaine. Il déclara ingénument la vérité, et dit, qu'il était Ante de nation, qu'il avait été pris par les Slavons dans une bataille; mais que depuis qu'il était rentré en son pays, il était devenu libre. Alors celui qui avait payé sa rançon, commença à se plaindre, que l'on l'avait trompé. Le Romain qui voulait apaiser sa colère, et lui ôter en même temps la connaissance de la vérité, afin que son retour n'en fût pas empêché, continua toujours à soutenir affirmativement que c'était le véritable Chilbudius, mais qu'il n'osait en demeurer d'accord, parce qu'il était environné par les Barbares, mais qu'aussitôt qu'il aurait mis le pied sur les terres de l'Empire, non seulement il avouerait son nom, mais même il en ferait gloire. Tout ce que je viens de dire se fit sans la participation des autres Barbares ; mais quand l'affaire fut divulguée, ils prétendirent que c'était un intérêt public, et un notable avantage pour tous, que d'avoir en leur puissance un maître de la milice romaine. 3. Les Antes et les Slavons n'obéissent pas à un roi, mais ils vivent depuis longtemps sous un gouvernement populaire, et délibèrent publiquement de tout ce qui concerne leurs intérêts. Ces deux peuples observent les mêmes lois et les mêmes mœurs. Ils ne reconnaissent qu'un seul Dieu, qui est celui qui a créé le monde, et qui lance le tonnerre, à qui ils sacrifient des bœufs, et d'autres victimes. Bien loin de faire dépendre la vie des hommes de la destinée, ils n'avouent pas seulement qu'il y en ait, mais lorsqu'ils se voient en quelque danger, soit par la violence d'une maladie, ou par le sort des armes, ils promettent d'immoler une victime, quand ils en seront échappés, et ils ne manquent pas d'y satisfaire ; alors ils croient tenir leur vie de la mort de la victime. Ils rendent aussi des honneurs aux rivières, aux nymphes, et à d'autres divinités, et ils leur présentent des sacrifices, d'où ils tirent des présages de l'avenir. Ils habitent dans de misérables chaumières, éloignées les unes des autres, et dont ils changent souvent. Ils font la guerre à pied, tenant en leurs mains de petits boucliers et de petits dards. Ils ne portent point de cuirasse ; quelques-uns même n'ont ni tunique, ni manteau, mais ils se contentent d'un haut-de-chausses, lors qu'ils marchent contre l'ennemi. Ils parlent tous la même langue, et ont une taille et une mine toute semblable. Ils sont grands et robustes. La couleur de leur visage n'est pas fort blanche, ni celle de leurs cheveux fort blonde ; elle ne tire pas aussi sur le noir, mais elle tire plutôt sur le roux. Leur manière de vivre est misérable et inculte, comme celle des Massagètes, toujours dans l'ordure et dans la crasse. Leur esprit n'a ni malice ni fourberie, mais beaucoup de la simplicité des Huns, aussi bien que du reste de leurs mœurs. Autrefois les Antes et les Slavons n'avaient qu'un même nom ; car l'antiquité les appelait Sporades, d'un mot Grec, qui signifie dispersés, parce que leurs cabanes occupent une grande étendue de pays, et ils couvrent en effet une grande partie d'un des bords du Danube. Voilà ce que j'avais à dire de cette nation. 4. Les Antes contraignirent donc alors cet esclave de déclarer dans leur assemblée qu'il était Chilbudius, maître de la milice romaine, et ils le menacèrent de lui faire souffrir les plus cruels de tous les supplices, s'il était si hardi que de le nier. Sur ces entrefaites Justinien leur envoya une ambassade, pour les prier d'aller dans une ancienne ville, appelée la tour, qui avait autrefois été bâtie par Trajan, sur le Danube, et qui depuis longtemps était destituée d'habitants. Il leur promit de leur donner cette ville, et les terres qui en dépendaient, et d'entretenir leur amitié par une suite continuelle de présents et de largesses, s'ils le voulaient opposer aux fréquentes irruptions que les Huns faisaient sur les terres de l'Empire. Les Barbares promirent d'exécuter tout ce qu'il désirait, pourvu qu'il eût agréable de consentir que Chilbudius, maître de la milice Romaine, qu'ils avaient parmi eux, y demeurât toujours, et y jouît de sa dignité. Cet esclave enflé d'orgueilleuses espérances, assurait qu'il était le véritable Chilbudius, et voulait que tout le monde le crût. Narsès le rencontra, comme il allait à Constantinople pour s'y faire reconnaître, et bien qu'il parlât latin, et qu'il sût assez bien contrefaire le véritable Chilbudius, néanmoins il découvrit sa fourberie, et l'obligea de la confesser à la question, qu'il lui fit donner. Il le mena ensuite à Constantinople. Je reprends maintenant la suite de ma narration. [7,15] CHAPITRE XV. 1. PENDANT que l'Empereur était occupé à tout ce que je viens de raconter, Bélisaire envoya au port de Rome, Valentin et Phocas, qui était un de ses gardes, et qui était fort habile en matière de guerre, afin d'en garder le fort, conjointement avec Innocent qui y commandait, et d'incommoder les Goths par des courses. Valentin et Phocas envoyèrent à Rome avertir Bessas, qu'ils étaient prêts d'attaquer le camp des Goths, et le prier de le faire aussi attaquer par les plus courageux de ses soldats, afin de fondre en même temps sur eux de deux cotés. Bien que Bessas eût trois mille hommes dans sa garnison, il n'eut pas néanmoins la volonté d'en envoyer alors contre l'ennemi. Valentin et Phocas firent seuls irruption, à la tête de cinq cents hommes, et tuèrent quelques-uns des ennemis, mais comme ils virent qu'il ne sortait point de parti de Rome, ils se retirèrent dans leur fort. Ils envoyèrent le plaindre à Bessas de sa négligence, et le prier de sortir avec toutes les forces sur le soir, et l'assurer qu'ils fondraient en même temps sur l'ennemi. Bessas refusa d'exposer les troupes à la campagne. Valentin et Phocas étaient résolus d'attaquer les Goths avec un plus grand nombre de soldats, et ils étaient quasi prêts de sortir, lorsqu'un soldat de Bessas en alla avertir Totila, qui posa aussitôt en embuscade les meilleurs de ses hommes. Ainsi Valentin et Phocas tombèrent dans le piège, et y périrent misérablement, avec la plupart de leurs troupes. 2. Dans le même temps, Virgile, évêque de Rome, envoya plusieurs vaisseaux chargés de blé, dans l'opinion qu'il eut, que ceux qui les conduisaient, auraient assez d'adresse pour les faire aborder au port ; mais les Barbares en ayant eu avis, y entrèrent les premiers, et se cachèrent au pied des murailles, afin de prendre les vaisseaux, au moment qu'ils arriveraient. La garnison du port s'étant aperçue du dessein des ennemis, monta au haut des murailles, et remua des habits, pour faire signe aux matelots de ne pas avancer dans le port, et d'aller plutôt en tout autre endroit: mais comme ils ne comprenaient pas l'intention des soldats, et qu'ils croyaient plutôt qu'ils remuaient leurs habits en signe de joie, ils furent poussés dans le port par le vent qu'ils avaient en poupe. Il y avait plusieurs Romains sur ces vaisseaux, et entre autres, un évêque nommé Valentin. Les Barbares étant sortis de l'endroit où ils s'étaient cachés, prirent les vaisseaux sans résistance, conduisirent l'évêque devant Totila, et firent passer les autres par le tranchant de l'épée 3. Totila ayant interrogé l'évêque sur certaines choses qu'il souhaitait de savoir, et l'ayant convaincu de ne pas dire la vérité, il lui fit couper les deux mains. Cette action arriva à la fin de l'hiver, qui fut aussi la fin de la onzième année de la guerre que Procope écrit. [7,16] CHAPITRE XVI. 1. VIRGILE, évêque de Rome quitta la Sicile, où il avait demeuré longtemps et alla à Constantinople, où il était appelé par les ordres de l'Empereur. 2. Dans le même temps, les Romains qui étaient assiégés dans Plaisance, furent réduits par la faim aux dernières extrémités ; tellement qu'après avoir mangé de la chair humaine, ils furent enfin contraints de se tendre. 3. Rome, qui était assiégée par Totila, manquait aussi de toutes sortes de provisions. Il y avait dans le clergé un diacre, nommé Pélage, qui ayant demeuré longtemps à Constantinople, y avait été honoré de l'amitié de Justinien, et en était revenu tout chargé de ses bienfaits. Durant le siège il distribua ses biens avec une telle profusion pour le soulagement des pauvres, qu'il releva beaucoup par cette libéralité toute extraordinaire l'éclat de la réputation que ses autres vertus lui avaient acquise. Les Romains étant extrêmement pressés par la faim, le prièrent d'aller demander un peu de temps à Totila, dans lequel, s'ils ne recevaient point de secours, ils lui ouvriraient leurs portes. 4. Pélage ayant accepté cette ambassade, alla trouver Totila, qui le reçut avec beaucoup de civilité et d'honneur, et lui parla le premier en ces termes. Bien que ce soit une coutume commune à tous les Barbares d'honorer les ambassadeurs, j'ai toujours fait profession particulière d'avoir de l'estime et du respect pour les personnes qui comme vous sont considérables pour leur vertu; mais je n'estime pas qu'il faille faire consister, ni l'honneur que l'on leur rend, ni le mauvais traitement qu'on leur fait, ou dans le bon visage, ou dans l'aigreur du discours: je crois que c'est plutôt, ou dans l'expression sincère, ou dans le déguisement artificieux de la vérité. On traite honorablement un ambassadeur, quand on lui découvre ingénument l'état des affaires; et au contraire, on le traite injurieusement, quand on le lui cache sous des paroles trompeuses. Pour ce qui est de vous, Pélage, vous obtiendrez de moi tout ce que vous désirerez, à la réserve de trois choses, dont il est à propos que vous ne fassiez point de mention, de peur qu'après en avoir été refusé, vous ne m'imputiez le refus, que vous ne devriez imputer qu'à vous-même. Vous savez que l'on n'a pas accoutumé de réussir dans les prières que l'on fait hors de saison. Je vous avertis donc de ne point parler des Siciliens, des murailles de Rome, et des esclaves qui se sont retirés parmi nous, parce que je ne puis pardonner aux Siciliens, ni conserver les murailles de Rome, ni rendre les esclaves à leurs maîtres. Quand vous aurez entendu la raison de ce refus, vous ne nous accuserez pas de le faire avec injustice. La Sicile était autrefois une île heureuse par la grandeur de ses richesses, et par l'abondance de ses grains, qui ne suffisaient pas seulement pour la subsistance de ses habitants, mais qui fournissaient encore à tous les besoins de Rome. C'est pour cela que les Romains prièrent Théodoric de n'y pas mettre une grosse garnison, afin de ne pas nuire à la liberté et au repos du pays. Voilà l'état où était la Sicile, lorsque la flotte ennemie, qui n'était considérable, ni par le nombre des combattants, ni par aucun autre avantage, entra dans ses portes. Les Siciliens ne nous avertirent point de ce qui se passait; ils ne se renfermèrent point dans leurs forts, ils ne se préparèrent point à se défendre, mais ils reçurent volontairement cette flotte, comme les plus infidèles de tous les esclaves, qui n'attendaient que l'occasion de trouver un nouveau maître, pour se soustraire à la puissance de leur maître légitime. Depuis ce temps-là les ennemis en sont sortis comme d'une forteresse, d'où ils ont inondé l'Italie, et Rome même, où ils ont amené tant de blé de cette île, qu'il a suffi pour soutenir un siège. Voilà ce qui regarde les Siciliens, dont les actions sont si criminelles, qu'il n'est pas possible que les Goths les jugent dignes de la moindre grâce. Pour ce qui est des murailles de Rome, nos ennemis s'y font renfermés, sans oser paraître à la campagne. Ils nous ont amusés de paroles et de promesses, et nous ont fait consumer beaucoup de temps par de longues et de fâcheuses remises, tandis qu'ils jouissaient de notre bien. Nous sommes obligés de pourvoir à ce que cela n'arrive plus à l'avenir ; car ceux, qui n'ont pas soin d'éviter une surprise, où ils sont une fois tombés, semblent y être plutôt tombés par imprudence, que par malheur. J'ajouterai qu'il vous sera utile que les murailles de Rome soient abattues, par ce de quoi ni l'un ni l'autre des partis n'ayant plus de quoi se couvrir, il faudra qu'ils en viennent aux mains, et vous suivrez la fortune du vainqueur, sans souffrir les misères de la famine. Je n'ai qu'un mot à dire des esclaves qui se sont retirés chez nous. Si nous vous livrions présentement ceux qui en s'enrôlant dans notre milice, nous ont obligés à jurer que jamais nous ne les mettrions entre les mains de leurs premiers maîtres, nous manquerions aux promesses que nous vous ferions à vous-mêmes, étant impossible que ceux qui violeront les paroles qu'ils auront données à des misérables, gardent celles qu'ils auront données à d'autres personnes, parce qu'ils portent par tout la perfidie, comme le propre caractère de leur esprit. Après que Totila eut parlé de la sorte, Pélage lui répondit. Vous dites que vous honorez la qualité d'ambassadeur et que vous estimez ma personne, et puis vous me faites la plus grande de toutes les injures. C'est maltraiter un ambassadeur, que de le frapper au visage ou que de lui faire quelque autre pareil outrage; mais c'est encore pis, de lui refuser ce qu'il demande. On n'a pas accoutumé d'accepter la charge d'ambassadeur, afin d'être magnifiquement reçu par ceux que l'on va trouver, mais afin de négocier quelque chose qui soit utile à ceux de la part de qui l'on vient. Il serait plus doux de souffrir quelque sorte d'insulte, et de remporter une partie de ce que l'on demande, que d'entendre les plus obligeantes paroles du monde, et de ne pouvoir rien obtenir, je n'aurais garde de demander aucune des trois choses que vous avez exceptées, quand nous en aurions besoin; car quelle apparence y aurait-il de vous importuner sur un sujet, dont vous rejetez absolument la proposition, avant même que d'en avoir ouï les raisons ? Je ne puis vous dissimuler, que vous faites bien voir par la haine implacable que vous déclarez aux Siciliens, qui n'ont point pris les armes contre vous, à quel traitement se doivent attendre les Romains qui les ont prises. Je ne vous ferai donc point de prières ; je me contenterai de les adresser à Dieu, qui fait d'ordinaire ressentir les effets de sa colère à ceux, qui méprisent fièrement les demandes des suppliants. [7,17] CHAPITRE XVII. 1. PELAGE se retira, après avoir fait réponse. Quand les Romains virent qu'il n'avait pu rien obtenir, ils tombèrent dans une consternation que la famine augmentait de jour en jour. Les soldats avaient encore quelque reste de provisions pour se soutenir, mais les habitants étaient réduits à une extrême disette, qui les obligea d'aller les larmes aux yeux, et les soupirs au cœur, dire ces tristes paroles à Bessas et à Conon, qui commandaient durant le siège. 2. Nous nous voyons dans une telle misère, que quand nous prendrions quelque résolution contraire à vos intérêts, il nous serait aisé de nous en excuser, puisque la nécessité porte avec elle sa justification. Comme nous n'avons plus de forces pour résister à l'ennemi, nous venons vous représenter notre faiblesse, et la déplorer avec vous. Nous vous prions de nous écouter avec patience, de ne vous pas offenser de la liberté de notre discours, et de l'attribuer à l'excès de notre douleur. Ceux qui sont au désespoir ne peuvent plus garder de modération dans leurs actions, ni dans leurs paroles. Considérez, s'il vous plaît, que nous ne sommes ni Romains ni vos alliés, que nous suivons des us et des coutumes contraires aux vôtres ; que la première fois que nous avons reçu les troupes de l'Empereur dans notre ville, nous les y avons reçues malgré nous. Nous étions alors vos ennemis ; nous prîmes les armes pour notre défense; et ayant été vaincus, nous devînmes les sujets du vainqueur. Si vous voulez que nous vous servions, comme étant nos maîtres, donnez-nous des aliments comme à vos esclaves. Et si vous ne nous en pouvez donner qui nous fassent vivre commodément, donnez-nous-en du moins qui nous empêchent de mourir. Que si vous avez la volonté de nous en donner, et que vous n'en ayez pas le moyen, mettez-nous en liberté ; vous épargnerez la peine et la défense de nos funérailles. Si vous nous voulez refuser cette grâce, faites-nous au moins celle de nous tuer. Donnez-nous une sortie honnête de cette vie, une mort agréable qui nous délivre de tant de misères. 3. Bessas répondit à toutes ces plaintes, qu'il ne lui était ni possible de les nourrir, ni permis de les tuer, ni sûr de les renvoyer. Il les assura aussi que Bélisaire viendrait bientôt avec une armée, que l'Empereur envoyait de Constantinople ; et il leur donna congé, après les avoir un peu consolés par cette espérance. 4. Cependant la famine qui croissait toujours, contraignait de prendre des aliments fort nuisibles à la nature, et même contraires à la nature. Bessias et Conon vendaient chèrement aux riches, le blé qu'ils avaient serré dans les fortifications, et les soldats celui qu'ils se retranchaient à eux-mêmes. La mine de blé coûtait sept écus d'or. Ceux qui n'avaient pas assez de bien pour fournir à une si grande dépense, achetaient la mine de son, le quart de ce que valait celle de blé, et la nécessité du temps faisait un mets délicat d'une telle nourriture. Les gardes de Bessas vendirent un bœuf qu'ils avaient pris hors de la ville, cinquante écus d'or. Ceux qui avaient un morceau d'un cheval mort, ou de quelque autre animal, étaient estimés heureux de se pouvoir remplir de cette chair. Tout le peuple n'avait que des orties, qui croissaient proche des remparts, et dans des masures. On les faisait bouillir longtemps, afin qu'elles n'écorchassent pas la bouche et le gosier. Tandis que les Romains eurent de l'argent, ils achetèrent ainsi du blé et du son. Quand l'argent leur manqua, ils portèrent leurs meubles au marché. Lorsque les soldats n'eurent plus de blé à vendre, et que les habitants n'eurent plus d'argent pour en acheter, ils eurent tous recours aux orties. Mais comme ce n'était pas un aliment suffisant pour le soutenir, leurs corps devinrent décharnés, leur teint plombé, et leurs visages affreux, et aussi terribles à voir que des spectres. Plusieurs tombèrent en mangeant des orties, et moururent sur le champ. Quelques-uns mangèrent des excréments. D'autres n'ayant plus de chiens, de souris, ni de chats à manger, se tuèrent eux-mêmes. 5. Un certain Romain, père de cinq enfants, se voyant entouré de ces faibles et pitoyables créatures, qui lui demandaient de quoi vivre, en secouant leurs habits, il leur commanda de le suivre, comme s'il leur en eût voulu donner ; et sans gémir, sans faire paraître la douleur qu'il avait dans le fond du cœur, il les mena à un pont du Tibre, où il se couvrit le visage ; avec sa robe, et se précipita en présence de ses enfants et de tout le peuple. Les gens de commandement vendirent aux riches la permission de sortir de Rome. Plusieurs dont les forces étaient épuisées moururent sur la mer, ou dans les chemins. D'autres furent pris et tués par les ennemis. Voilà une fidèle image des misères de cette Ville. [7,18] CHAPITRE XVIII. 1. LORSQUE Jean et Isaac furent arrivés à Dyrrachium, et qu'ils eurent joint leurs troupes à celles de Bélisaire, Jean proposa de traverser le golfe ionique, de faire le reste du chemin par terre, et de combattre tous ensemble les ennemis qu'ils rencontreraient dans leur marche. Bélisaire, qui croyait que cet avis était sujet à de grands inconvénients, jugea qu'il était plus à propos qu'il allât seul avec des troupes à Rome, et qu'il y allât par mer, à cause que le chemin était plus court, et peut-être plus aisé que par terre ; et que Jean allât par la Calabre, et par le pays circonvoisin, qu'il en chassât les Barbares, qui n'y avaient pas de forces considérables, et qu'après avoir réduit tout ce qui est au-delà du golfe ionique, il se joignît à lui sur les bords de la mer Tyrrhénienne. Comme Rome était extrêmement pressée, il estimait que le moindre retardement en pouvait causer la perte. Il considérait aussi que le vent étant favorable, il pouvait aller par mer à Rome en cinq jours, au lieu que les troupes n'y pouvaient arriver par terre qu'en quarante. 2. Après que Bélisaire eut donné cet ordre à Jean, il fit voile et étant poussé par un grand vent, il arriva à Otrante. Les Goths qui y avaient mis le siège, le levèrent aussitôt qu'ils virent ce général, et se retirèrent à Brunduse, qui est une ville sans murailles, à deux journées d'Otrante, sur le bord du golfe ionique. Comme ils se persuadaient que Bélisaire traverserait le détroit, ils envoyèrent donner avis de son arrivée à Totila, qui à l'instant apprêta son armée, comme pour aller au devant, et manda aux Goths qui étaient dans la Calabre, qu'ils fissent tous leurs efforts pour boucher les passages. Depuis que Bélisaire fut parti d'Otrante avec un vent favorable, les Goths de la Calabre délivrés de la présence d'un si formidable ennemi, vécurent avec un peu moins de vigilance et de discipline. 3. Pour ce qui est de Totila, il demeura toujours dans son camp et garda aussi étroitement les avenues de Rome qu'auparavant, pour empêcher d'y conduire des provisions. Il dressa aussi une machine sur le Tibre, de la manière que je vais dire. A un endroit qui est éloigné de quatre-vingt-dix stades de la ville, et où le lit de ce fleuve est fort étroit, il joignit les deux bords avec deux poutres, sur lesquelles il éleva deux tours, qu'il remplit des plus hardis et des plus courageux de ses soldats, pour arrêter les bateaux, qui porteraient des vivres. 4. Cependant Bélisaire était dans le port, où il attendait les troupes de Jean, qui ayant traversé la Calabre sans que les Goths qui étaient à Brunduse en eussent avis, y prit deux espions des ennemis, dont il fit mourir l'un sur-le-champ, l'autre se jeta à ses genoux, lui demandant la vie, et l'assurant qu'il ne lui serait pas inutile. Jean lui ayant demandé quel service il lui pourrait rendre, s'il lui accordait la vie ; il lui répondit, qu'il lui donnerait le moyen d'accabler les Goths à l'improviste. Jean lui commanda de lui montrer les pâturages où étaient les chevaux. L'espion ayant promis de le faire, ils y allèrent à l'instant, et plusieurs braves hommes qui y étaient allés à pied, sautèrent sur les chevaux, et coururent droit au camp des Barbares qui furent tellement épouvantés d'une irruption si soudaine, et si imprévue, que plusieurs n'ayant pas leurs armes, se laissèrent tailler en pièces, et les autres s'enfuirent vers Totila, à qui ils portèrent la nouvelle de leur défaite. Jean tâcha de gagner l'affection des peuples de la Calabre, en leur promettant avec des paroles fort douces, un traitement favorable. Étant ensuite parti fort promptement de Brunduse, il s'empara de Canuse, qui est une ville assise dans le milieu de la Pouille, à cinq journées de Brunduse, en tirant vers Rome, et vers l'occident, et à vingt-cinq stades de Cannes si fameuse par la victoire que les Carthaginois y remportèrent autrefois sur les Romains. 5. En cet endroit, Tullianus fils de Venantius, Romain, qui avait un grand crédit parmi les peuples de la Brutie, et de la Lucanie, après s'être plaint à Jean des violences que les soldats exerçaient contre les peuples, il lui promit, que si l'on en voulait user avec plus de douceur à l'avenir, il ramènerait ces deux provinces à l'obéissance de Justinien, vu qu'elles ne s'étaient pas soumises aux Ariens par leur inclination à vivre sous leur domination, mais par aversion, pour les violences de l'armée romaine, et qu'à l'avenir, l'on en tirerait le même impôt que par le passé. Jean promit à Tullianus de traiter les habitants avec toute sorte d'humanité, et ils marchèrent de compagnie. Depuis cela les soldats n'appréhendèrent plus de piège de la part des Italiens, et ne trouvèrent plus que de la soumission dans tout le pays, qui est sur les côtes du golfe ionique. 6. Quand Totila eut avis de toutes ces choses, il envoya trois cents Goths bien choisis à Capoue, à qui il commanda de suivre les troupes de Jean, et il ajouta qu'il aurait soin du reste. Jean qui craignait d'être enveloppé, quitta le dessein d'aller trouver Bélisaire, et se retira dans la Brutie et la Lucanie. Il y avait parmi les Goths un certain personnage fort célèbre, nommé Récimond, à qui Totila avait donné charge de garder le détroit de Scylle avec des Goths, et avec quelques Romains, et quelques Maures déserteurs, qu'il commandait. Jean devançant le bruit de son arrivée, par une diligence extraordinaire, fondit sur eux entre Regium et Vibone, et les chargea si brusquement, qu'il leur fit oublier leur ancienne valeur. Il les poursuivit jusqu'à une montagne fort raide, et fort pierreuse ; et devant qu'ils partent s'y rallier, il en tailla une partie en pièces, et reçut Récimond, et les autres à composition. Il s'arrêta en ce même lieu après un exploit si remarquable. Cependant Bélisare n'entreprenait rien, mais il attendait Jean avec impatience, et il se plaignait de ce qu'ayant la fleur des troupes, il n'osait hasarder d'en venir aux mains avec les trois cents hommes de la garnison de Capoue. Mais Jean, désespérant de les forcer, se retira dans la Pouille, et se tint en repos à Cervarium. [7,19] CHAPITRE XIX 1. BÉLISAIRE, qui craignait que les Romains pressés par la disette des vivres ne se portassent à quelque fâcheuse extrémité, souhaitait ardemment de les secourir ; mais comme il n'avait pas des forces assez considérables pour se présenter en pleine campagne à l'ennemi, voici le stratagème dont il s'avisa. Il attacha deux bateaux ensemble, sur lesquels il éleva une tour, qui était plus haute que celle que les ennemis avaient bâtie sur le pont. Il mit ensuite sur le Tibre deux cents barques pleines de soldats et de blé, et revêtues de planches où il y avait des trous, afin que les soldats fussent à couvert, et qu'ils y pussent tirer. Il rangea sur les deux bords toute sa cavalerie et toute son Infanterie, pour empêcher l'ennemi d'aller au fort du port, où il avait laissé sa femme, et tout ce qu'il avait de plus cher, et dont il avait confié la garde à Isaac, avec ordre exprès de n'en point sortir, pour quelque sujet que ce fût, parce qu'il n'avait point d'autre place, et que le reste du pays était en la puissance des ennemis. Il monta ensuite sur un vaisseau, pour commander sa flotte, et fit approcher les deux bateaux qui portaient la tour, au haut de laquelle il mit un mortier plein de poix, de souffre, et d'autres matières combustibles. Le jour précédent, il avait mandé à Bessas de faire une sortie, et de harceler l'ennemi, mais il refusa d'obéir, à cause qu'il lui restait un peu de blé. Il s'était emparé de tout celui que les chefs avaient envoyé de Sicile, et n'en ayant distribué qu'une petite partie au peuple, il avait détourné tout le reste, sous prétexte que c'était la part des soldats. Et comme il le vendait chèrement aux sénateurs, il ne souhaitait pas la fin du siège. 2. Bélisaire et sa flotte allaient avec une grande fatigue contre le courant de l'eau. Les Goths ne venaient point au devant d'eux, mais ils se tenaient dans leur camp. Lorsque les Romains furent proche du pont, ils rencontrèrent un corps de garde qui était posé sur les deux bords de la rivière, et qui défendait une chaîne que Totila y avait fait tendre, afin d'en empêcher le passage. Ils tuèrent d'abord quelques-uns des Barbares, donnèrent la chasse aux autres, levèrent la chaîne, et allèrent droit au port, où ils trouvèrent des Goths qui se défendirent courageusement du haut de leurs tours. Il y en eut aussi quelques-uns qui sortirent du camp, et qui coururent vers le pont. Alors Bélisaire commanda d'approcher les deux bateaux qui portaient la tour, et de l'attacher à une tour que les ennemis avaient sur le Tibre du côté du chemin du port, et de jeter les feux d'artifice. Cet ordre ayant été à l'instant exécuté, la tour des ennemis fut brûlée, avec deux cents hommes qui la gardaient, entre lesquels se trouva un capitaine, nommé Osdas, qui était un des plus courageux de la nation. Les Romains tirèrent avec encore plus de vigueur sur les Barbares, et les mirent en déroute. Il s'en fallait peu qu'ils ne fussent maîtres du pont, et ils se préparaient déjà à le rompre, et à continuer leur chemin jusqu'à Rome, où ils n'avaient plus rien à craindre, lorsqu'un génie, ennemi de la grandeur de l'Empire, renversa de si bons desseins. 3. Pendant que ce que je viens de dire se passait entre les deux armées, il se répandit un bruit, qui pour le malheur des Romains, alla jusqu'aux oreilles de Bessas. Ce bruit était, que Bélisaire était victorieux, qu'il avait levé la chaîne, et mis les Barbares en fuite. Isaac n'étant plus maître de son courage, et brûlant d'envie d'avoir part à cette gloire, courut au port d'Ostie, sans se soucier des ordres de son général. Il prit cent cinquante hommes de la garnison, et alla fondre sur le camp des ennemis, qui était défendu par un homme fort brave, nommé Rudéric, qui fut blessé d'abord. Les Barbares abandonnèrent leur camp, soit que ce fût une ruse, ou qu'ils s'imaginassent qu'Isaac fut suivi d'une armée nombreuse. Mais quand il y fut entré, et qu'il eut commencé à piller l'argent et le bagage, ils y revinrent, prirent Isaac, passèrent quelques-uns de ses gens au fil de l'épée, et mirent les autres en fuite. Bélisaire épouvanté de cette nouvelle, crut que sa femme était tombée entre les mains des ennemis, et que le port étant pris, il ne lui restait plus de lieu de retraite; de sorte que sans s'informer de la manière qu'Isaac avait été défait, et emmené par les Barbares, il demeura tout interdit, ce qui ne lui était jamais arrivé. Il retira donc son armée à dessein d'aller faire les efforts pour reprendre le port, et ainsi il manqua son entreprise. Quand il fut arrivé au port, il reconnut l'extravagance d'Isaac, et la vanité de la peur dont il s'était laissé surprendre. Cette disgrâce lui affligea l'esprit d'une douleur très sensible, et le corps d'une maladie très dangereuse, la fièvre étant devenue si ardente, qu'il fut en grand péril de la vie. Peu de jours après, Rudéric étant mort de ses blessures, Totila en eut tant de regret, qu'il commanda de tuer Isaac. [7,20] CHAPITRE XX. 1. BESSAS continuait de s'enrichir, en vendant son blé plus cher de jour en jour, et en augmentant toujours le prix, à mesure que la nécessité des acheteurs augmentait. Comme il donnait tous ses soins à ce commerce, il se souciait fort peu de la sûreté de la ville. Les soldats s'abandonnèrent à la licence ; il y en avait peu qui gardaient les murailles, et ceux qui les gardaient, le faisaient avec négligence, parce qu'ils n'avaient point d'officier qui veillât sur eux, qui les visitât, ni qui fît la ronde. De plus il n'y avait point d'habitants qui fissent garde avec les soldats, parce qu'il n'en restait qu'un petit nombre, et que ce petit nombre était abattu de fatigues et de misères. 2. Quatre Isauriens qui gardaient les murailles ayant pris l'occasion d'une nuit qu'ils étaient en faction, et que leurs compagnons se reposaient, descendirent du haut des créneaux, le long d'une corde, et allèrent offrir à Totila de l'introduire dans Rome, et l'assurèrent que l'entreprise était aisée. Après les avoir loués, il leur avait promis récompense, s'ils exécutaient ce qu'ils proposaient, il envoya avec eux deux de ses gens, pour voir le lieu par où ils voulaient faire entrer l'armée. Les Isauriens les menèrent, et les firent monter par la corde, sans que personne les vît, et les prièrent de rapporter à Totila, combien il était facile d'entrer dans Rome, et d'en sortir par cet endroit. Bien que Totila fût fort aise de cet avis, néanmoins il n'y ajouta pas une entière créance. Les Isauriens étant revenus quelques jours après pour l'exciter à exécuter le dessein, il envoya avec eux d'autres personnes pour tout considérer, et tout examiner avec loin. Quand ces personnes furent de retour, ils lui rapportèrent la même chose que les premiers. Dans le même temps des soldats qui étaient sortis de la ville, pour découvrir ce que faisaient les ennemis, rencontrèrent dix Goths, qu'ils menèrent à Bessas, qui leur demanda aussitôt, quel dessein avait Totila. Ils lui répondirent qu'il espérait se rendre bientôt maître de Rome, par l'intelligence qu'il avait avec des Isauriens, car l'affaire était déjà divulguée. Bessas et Conon négligèrent cet avis. Les Isauriens vinrent une troisième fois exhorter Totila d'accomplir ce qu'ils lui avaient proposé. Il envoya encore avec eux un de ses parents, et quelques soldats, qui à leur retour furent cause qu'il se détermina enfin à entreprendre l'affaire. Il fit donc prendre les armes à ses soldats, et les mena au commencement de la nuit vis-à-vis de la porte Asinaria. Quand il y fut arrivé, il commanda à quatre Goths des plus robustes et des plus courageux de monter avec les Isauriens, car on avait pris le temps que c'était à eux à veiller, et à leurs compagnons à dormir. Étant donc entrés sans trouver de résistance, ils rompirent avec des haches la barre qui tenait les battants de la porte Asinaria, détachèrent les ferrures, et reçurent l'armée des Goths dans la Ville. 5. Totila, qui appréhendait quelque piège, ne permit pas à ses gens de se séparer. Rome ayant été remplie de tumulte en un instant, les soldats de la garnison s'enfuirent par une autre porte, avec la plupart des habitants. Quelques-uns des Patrices, qui avaient des chevaux, comme Décius et Basile, furent compagnons de fuite de Bessas : Maxime, Olybrius, et Oreste se sauvèrent dans l'église de St-Pierre. Il ne restait plus de tout le peuple que cinq cents personnes, à qui les temples servirent d'asile. Les autres, ou s'étaient retirés, ou étaient morts de faim. Plusieurs étant venus, avertir Totila que Bessas se sauvait à la faveur de la nuit, il en témoigna de la joie, et défendit de le poursuivre, disant que c'était un des plus grands plaisirs qui pût arriver à un homme, que de voir fuir son ennemi. 4. Quand le jour parut, et qu'il n'y eut plus d'embuscade à appréhender, il entra dans l'église de Saint Pierre, pour y faire la prière. Les Goths passèrent au fil de l'épée ce qu'ils trouvèrent, savoir vingt-cinq soldats et soixante personnes du peuple. Pélage se présenta dans l'église devant Totila, tenant le livre des Évangiles entre les mains, et lui dit: Seigneur, pardonnez à vos serviteurs. Totila le raillant, lui répondit: Pélage, vous êtes donc maintenant suppliant. Je le suis, répliqua Pélage, parce qu'il a plu à Dieu de me rendre votre sujet ; mais, Seigneur, faites la grâce à vos sujets de leur pardonner. Totila lui accorda la prière, et défendit de tuer aucun Romain. Il se réserva tout ce qu'il y avait de plus précieux, et abandonna le reste aux soldats. Il trouva de grandes richesses dans les maisons des Patrices, et surtout dans celle de Bessas, qui avait amassé par cette malheureuse vente du blé, des trésors immenses pour son ennemi. Les plus considérables d'entre les Romains, des Sénateurs, Rusticienne même, qui était fille de Symmaque, et veuve de Boèce, et qui avait été autrefois si libérale de ses biens aux pauvres, n'étaient vêtus tous que de méchants habits, plus propres à des paysans, ou à des esclaves, qu'à des personnes de qualité. Ils couraient par toute la ville en ce déplorable équipage, demandant du pain de porte en porte à leurs ennemis. Les Goths souhaitaient que l'on fît mourir Rusticienne, et l'accusaient d'avoir répandu de l'argent parmi le peuple, pour abattre les statues de Théodoric, en haine de ce qu'il avait tué Boèce et Symmaque; mais Totila la protégea, et empêcha qu'elle, et les autres Dames reçussent la moindre injure, quoique les Goths eussent grande passion d'attenter à leur honneur. Ni veuve, ni femme mariée, ni fille n'eurent aucune violence ; ce qui sans doute fut fort glorieux au vainqueur. [7,21] CHAPITRE XXI. 1. LE lendemain Totila assembla tous les Goths et leur dit : Mes compagnons, ce n'est pas pour vous donner des avertissements qui vous soient inconnus, que je vous ai assemblés. Ce n'est que pour vous dire des choses que vous avez souvent entendues de ma bouche, et dont la pratique vous a été fort salutaire. Ne méprisez donc pas ce que je vais dire ; car bien que les redites soient importunes, on ne se doit jamais laisser des discours qui sont utiles. Je dis donc que lorsque nous avions deux cent mille combattants, d'immenses richesses, quantité de chevaux, et d'équipages, de sages vieillards, dont les conseils sont si nécessaires à une armée, nous avons été défaits, et privés du royaume d'Italie par sept mille Grecs. Nous avons vaincu depuis plus de vingt mille hommes, quoique nous fussions faibles, nus, désarmés, et en petit nombre. Voilà en peu de paroles tout ce qui nous est arrivé. Encore que vous en sachiez bien les raisons, je ne laisserai pas de vous les représenter. C'est que nous avons méprisé la Justice, et que nous avons exercé toutes sortes de violences, et entre nous, et contre nos sujets. Dieu justement irrité a combattu en faveur de nos ennemis, et a ruiné toutes nos forces par une puissance invisible. C'est donc à vous à conserver vos conquêtes, par l'observation exacte de la Justice ; car si vous vous en éloignez, Dieu s'éloignera de vous. La protection qu'il donne dans les combats n'est pas attachée à un certain genre d'hommes, ni à une nation particulière, mais à ceux qui ont le plus de soin de se conduire par les lumières de la raison, et par les règles de l'équité. Il ne lui est pas malaisé de faire passer les biens des mains d'un injuste possesseur dans celles d'un autre, qui en saura mieux user. Les hommes ont le pouvoir de s'abstenir des actions injustes, mais la dispensation des grâces dépend absolument de sa puissance infinie. Ayez donc soin de garder la Justice, et entre vous, et envers ceux, qui vous obéissent, afin de conserver les avantages dont vous jouissez. 2. Après que Totila eut fait cette harangue à son armée, il entra dans le Sénat, et lui reprocha, avec de piquantes railleries, qu'après avoir été chargés des bienfaits de Théodoric et d'Atalaric, après avoir été élevés aux dignités, et à l'administration de l'État, et après avoir été comblés de richesses, ils s'étaient montrés si ingrats envers leurs bienfaiteurs, que de se trahir eux-mêmes, et de livrer leur pays aux Grecs. Il leur demanda ensuite, quel tort ils avaient jamais reçu des Goths. Il les pressa de dire, quelle grâce ils avaient reçue de Justinien. Il déduisit en détail les honneurs dont on les avait privés, les vexations qui avaient été exercées par les receveurs, les comptes que l'on les avait obligés, à coups de bâtons, de rendre, du maniement qui avait été fait sous la domination des Goths, que l'on leur avait demandé, les impôts aussi bien durant la guerre que durant la paix. Il leur fit un discours tel qu'un maître qui est en colère peut faire à ses esclaves. Enfin leur montrant Hérodien d'un côté, et les Isauriens, par la trahison desquels il avait pris Rome, de l'autre, il leur dit. Vous n'avez pas voulu nous laisser la moindre place ; mais ceux-ci nous ont fait prendre Spolète et Rome. C'est pourquoi il est juste qu'ils possèdent vos charges, et que vous demeuriez esclaves. Les patrices entendirent tous ces reproches, sans oser ouvrir la bouche. Il n'y eut que Pélage, qui ne cessa de conjurer Totila de leur pardonner, et de les traiter favorablement ; ce qu'il obtint par l'assiduité de ses prières. 3. Totila envoya ensuite ce Pélage, et un avocat nommé Théodore vers Justinien, après néanmoins avoir tiré d'eux de grands serments qu'ils lui seraient fidèles, et qu'ils reviendraient en Italie le plus tôt qu'il leur serait possible. Il leur recommanda de faire tous leurs efforts pour obtenir la paix, afin de n'être pas obligé de raser Rome, de massacrer le Sénat, et de porter la guerre dans l'Illyrie. Il leur donna aussi une lettre pour l'Empereur, qui savait déjà l'état des affaires. Quand ils furent arrivés, ils lui expliquèrent le sujet de leur voyage, et lui présentèrent la lettre, qui était conçue en ces termes. Je n'ai pas dessein de vous parler de ce qui est arrivé à Rome, parce que vous en avez été informé. Je ne vous parlerai que du sujet pour lequel je vous ai envoyé des ambassadeurs, qui est pour vous prier de recevoir la paix, et de nous la donner. Nous avons un bel exemple d'un pareil accord fait entrer Anastase et Théodoric, qui ont régné il n'y a pas fort longtemps avec tant de sagesse et tant de bonheur, qu'ils ont rempli leur siècle de prospérité et d'abondance. Si vous avez agréable de nous faire cette grâce, je vous honorerai comme mon père, et vous servirai dans toutes les guerres qu'il vous plaira d'entreprendre. 4. Quand Justinien eut lu cette lettre, et qu'il eut écouté les ambassadeurs, il ne leur fit point d'autre réponse sinon que Bélisaire avait le commandement des armes dans l'Italie, et que c'était à lui à faire la paix, ou la guerre, comme il le jugerait à propos. [7,22] CHAPITRE XXII. 1. CEPENDANT que ces ambassadeurs faisaient le voyage de Constantinople, voici ce qui arriva dans la Lucanie. Tullien amassa des paysans, et s'empara des passages les plus étroits, afin de fermer le pays aux ennemis. Il obtint aussi de Jean, trois cents Antes, à cause qu'ils sont plus accoutumés que les autres à combattre dans les détroits et dans les montagnes. Totila en ayant eu avis, et ne croyant pas que des Goths seuls y pussent remporter de l'avantage, envoya avec des Goths des gens du pays, pour tâcher de forcer ces passages. D'abord les uns et les autres s'avancèrent avec un succès presque égal, mais enfin les Antes qui étaient plus exercés que les Goths à se battre dans ces lieux hauts et bas, en tuèrent un grand nombre, et mirent le reste en fuite. Cette disgrâce fit prendre la résolution à Totila de raser Rome, d'y laisser une partie de son armée, et d'aller dans la Lucanie attaquer Jean. 2. Il abattit donc en divers endroits environ le tiers des murailles. Il se disposait à mettre le feu dans les bâtiments les plus magnifiques et les plus superbes, et à changer cette grande ville en un pâturage, lorsque Bélisaire qui en avait été averti, lui envoya des ambassadeurs, qui lui présentèrent une lettre, dont voici à peu près le sens. Les ornements des villes sont les ouvrages des plus sages politiques, et il n'appartient qu'à des insensés de les détruire, et à des insensés, dont la fureur soit si extrême, que de ne point appréhender d'en laisser de si honteuses marques à la postérité. Il est sans doute que Rome est la plus belle et la plus fameuse fille qui soit sous le ciel. Sa grandeur et sa beauté ne sont pas l'ouvrage d'un homme, ni d'un petit nombre d'années. Il a fallu qu'une longue suite d'Empereurs, et une foule de personnes illustres aient amassé durant plusieurs siècles d'immenses richesses, et d'excellents ouvriers, pour la mettre dans la perfection où nous la voyons, et pour la rendre toute éclatante par les monuments de leur vertu et de leur gloire. On ne peut la ruiner, sans priver les morts des marques glorieuses qui conservent leur mémoire, et les vivants du plaisir sensible qu'ils trouvent à considérer de si précieux restes de l'antiquité. Cela étant ainsi, je vous prie de faire réflexion que vous serez vaincu, ou vainqueur. Si vous remportez la victoire, en détruisant Rome vous aurez détruit une ville qui serait à vous ; et en la conservant, vous auriez conservé le plus riche ornement de votre royaume. Que si au contraire vous avez le malheur d'être défait, le vainqueur vous aura l'obligation de lui avoir conservé Rome, au lieu que si vous l’aviez rasée, il n'y aurait plus de grâce à espérer. De plus, cette action peut vous acquérir une grande gloire ; car telle qu'est la vie des Princes, telle est aussi leur réputation. Totila ayant lu plusieurs fois cette lettre, et ayant pesé mûrement les raisons qu'elle contenait, se résolut d'épargner les bâtiments, et déclara sa résolution aux ambassadeurs de Bélisaire. Ensuite il donna ordre à la plus grande partie de ses troupes de s'aller camper à six-vingts stades de la ville, en tirant vers l'Occident, afin que Bélisaire ne pût sortir hors du port où il était enfermé. Il mena le reste de ses troupes dans la Lucanie. Il avait tous les sénateurs à sa suite. Pour ce qui est des autres citoyens, il les avait dispersés dans la Campanie avec les femmes et les enfants, et n'avait permis à pas un de demeurer à Rome. 3. Lorsque Jean sut que Totila le venait chercher, il ne le voulut pas attendre dans la Pouille, mais il se retira à Otrante. Les Sénateurs que Totila avait emmenés, envoyèrent par son ordre dire à leurs fermiers qu'ils missent les armes bas, et qu'ils labourassent les terres à l'ordinaire, parce que les propriétaires en reprendraient la jouissance. Les fermiers se séparèrent des soldats, et demeurèrent en repos à la campagne. Tullien s'enfuît ; les trois cents Antes se retirèrent auprès de Jean, et les Goths demeurèrent maîtres de tout ce qui est aux environs du golfe ionique, excepté d'Otrante. Ces Barbares se licencièrent depuis, de courir par pelotons deçà et delà. Jean en ayant eu avis, envoya contre eux une grande troupe, qui en tailla plusieurs en pièces. Totila fâché de cette mauvaise rencontre, ramassa ses gens, et s'alla camper sur la montagne de Gargane, qui s'élève au milieu de la Pouille, et qui est la même où Hannibal général des Carthaginois s'était autrefois campé. [7,23] CHAPITRE XXIII. 1. PARMI ceux qui avaient fui avec Conon, lorsque Rome fut prise par Totila, il y eut un certain Martien, natif de Constantinople, qui alla demander permission à Bélisaire de faire semblant de passer dans le parti des ennemis, et par ce moyen de rendre un service considérable à l'Empire. Bélisaire y ayant consenti, il alla vers Totila, qui fut fort aise de le voir, parce qu'il avait entendu parler de lui, et même qu'il avait été témoin de plusieurs combats singuliers par lesquels il s'était signalé en sa jeunesse. Il lui rendit sa femme, et l'un de ses deux fils, qui se trouva parmi ses prisonniers, il retint l'autre en otage, et l'envoya à Spolète. Lorsque les Goths prirent cette ville sur Hérodien, ils en ruinèrent les murailles, et après avoir bien bouché les avenues d'un ancien amphithéâtre qui y était, ils y mirent une garnison, composée tant de soldats de leur nation, que de déserteurs de l'armée romaine. Martien ayant lié amitié avec quelques-uns de ces soldats, leur persuada d'entreprendre quelque exploit considérable, et de retourner au camp des Romains. Ensuite il envoya découvrir son dessein à celui qui commandait la garnison de Pérouse, et le prier de lui donner au plus tôt des troupes. Le gouverneur de Pérouse était un certain Oldogande, Hun de nation, successeur de Cyprien, qui avait été tué par un de ses gardes, comme nous l'avons fait voir. Du moment que Martien sut que cet Oldogande marchait avec des gens de guerre, il alla avec quinze soldats qu'il avait gagnés, massacrer celui qui commandait dans Pérouse. Ensuite il ouvrit les portes, et y reçût les Romains, qui tuèrent une partie des ennemis, et menèrent les autres à Bélisaire. 2. Peu de temps après, ce général eut la curiosité d'aller à Rome, pour considérer le changement que la fortune y avait apporté. Il choisît pour ce sujet mille hommes. Un certain Romain courut à l'instant en donner avis aux ennemis, qui posèrent diverses embuscades sur son chemin, et d'où ils sortirent quand il fut temps. Le combat fut opiniâtre ; mais enfin la valeur des Romains remporta l'avantage, et après avoir tué un grand nombre de Barbares, ils se retirèrent. 3. Tarente est une ville assise dans la Calabre, à deux journées d'Otrante, sur le chemin qui conduit à Thurie, et à Regium. Jean ayant été convié par les habitants d'y aller, y mena une partie de ses soldats, et laissa les autres à Otrante. Quand il vit que c'était une Ville de grande étendue, et qui n'avait point de murailles, il ne crût pas la pouvoir défendre toute entière ; mais ayant remarqué que vers le Septentrion, et à l'endroit où est le Port, la mer serrant la terre de deux côtes, faisait un isthme environ de vingt stades ; il sépara une partie de cet isthme d'avec la Ville, où il fit une muraille d'une mer à l'autre, et derrière là muraille creusa un large fossé. Il assembla en ce lieu non seulement les Tarentins ; mais aussi les Habitants des pays d'alentour, et y laissa une forte garnison ; de sorte que la Calabre n'ayant plus rien à appréhender, elle se déclara ouvertement contre les Goths. Voila ce qui regarde la Ville de Tarentè. 4. Totila ayant pris dans la Lucanie, sur les frontières de la Calabre, un Château extrèmement bien fortifié, que les Romains appelent le Château Achéron, il y mit une garnison. de quatre-cents hommes, et s'en alla à Ravenne avec le reste de ses troupes. Il laissa néanmoins dans la Campanie quelques-Barbares, pour garder les Sénateurs qui y étaient. . [7,24] CHAPITRE XXIV. 1. Bélisaire fit une entreprise également prudente et hardie, qui d'abord passa pour extravagante au jugement de tout le monde, mais qui depuis fut admirée, comme l'ouvrage d'une vertu héroïque. Ayant laissé une petite partie de ses gens à la garde du Port, il mena le reste à Rome, dans l'intention de s'en emparer. Or comme les ruines des murailles que Totila avait abbatues ne pouvaient étre réparées si promptement, il ramassa toutes les pierres qui étaient aux environs, et les mit à la hâte les unes sur les autres sans ciment, ni autre matière propre à les lier gardant toutefois aux endroits qu'il réparait la même proportion que celle du reste des murailles et les fortifiant en dehors avec des pieux. Il y avait fait un fossé dès auparavant, comme nous l'avons dit. Tous les soldats ayant été incessament occupés à ce travail, l'ouvrage fut achevé en vingt-cinq jours et tout ce que Totila avait abbatu fut relevé. Alors tous les Romains qui logeaient à l'entour s'y rassemblèrent par le désir qu'ils avaient d'habiter cette grande Ville et d'y jouir de la commodité des vivres que Bélisaire y faisait amener en abondance. 2. Au premier bruit de cette nouvelle, Totila mena son armée vers Rome, où Bélisaire n'avait encore pu remettre des Portes, faute d'ouvriers, et étant arrivé sur les bords du Tybre, il s'y campa, et y passa la nuit. Le lendemain, dés que le jour parut, les Barbares tout transportés de colére, coururent vers les murailles. Bélisaire avait choisi les plus courageux de ses soldats, pour les exposer au lieu des portes, et avait commandé aux autres de tirer du haut des créneaux. Le combat fut rude ; car comme les Barbares avaient espéré d'emporter la place du premier assaut, et qu'ils y trouvaient ùne vigoureuse résistance, le dépit animait leur courage, et augmentait leurs efforts. Les Romains se défendaient vaillamment, à cause de la nécessité du péril, mais comme ils avaient l'avantage de tirer de haut en bas, ils firent un grand carnage des Barbares. Enfin les deux parties ayant donné de rares exemples dé valeur, la nuit finit le combat qui avait commencé avec le jour. Les Barbares passèrent la nuit dans leur Camp à panser leurs bleessures, et les Romains demeurèrent debout sous les armes pour garder leurs Portes. Ils avaient mis des chausses-trapes au devant afin d'empêcher les irruptions. 3. Une chausse-trape est une machine faite avec quatre pieux, d'une longueur égale, et dont les extrémités sont jointes ensemble, de telle sorte, que de quelque côte que ce soit, les rayons forment toujours un triangle. Quand on jette la machine à terre, iI y a trois pieux qui sont couchés, et un qui est debout, et qui arrête les hommes et les chevaux. Toutes les fois que l'on la tourne, le pieu qui était droit tombe à terre, et un autre se relève. 4. Totila donna le lendemain un nouvel assaut avec toutes ses forces, et fut repoussé cette seconde fois, aussi bien qu'ils avaient de l'avantage, ils osèrent bien faire des sorties. Quelques-uns d'entre eux, qui s'étaient trop avancés, et qui s'étaient laissé emporter par l'ardeur de poursuivre l'ennemi, étaient prêts d'être enveloppés, si Bélisaire qui en eut avis, ne leur eût envoyé un puissant secours, qui les dégagea. Les Barbares se retirèrent aussi dans leur camp, après avoir perdu en cette rencontre plusieurs vaillants hommes, et ils s'occupèrent à panser leurs blessés, et à raccommoder leurs armes. Plusieurs jours après ils s'approchèrent des murailles, comme pour les attaquer. Les Romains accoururent au devant, et en vinrent aux mains. Celui qui portait l'enseigne de Totila étant tombé de son cheval, laissa aussi tomber l'enseigne, dont les Romains qui combattaient dans les premiers rangs voulurent se saisir, mais les plus braves des Barbares les devancèrent, enlevèrent l'enseigne de la main droite du porte enseigne, laquelle ils coupèrent, à cause d'un bracelet qu'ils ne voulaient pas que les ennemis eussent la gloire d'emporter. Ils se retirèrent ensuite en désordre. Les Romains dépouillèrent le corps du porte-enseigne, poursuivirent les fuyards, en taillèrent plusieurs en pièces, et s'en retournèrent, sans avoir souffert de perte considérable. 5. Alors tout ce qu'il y avait de personnes illustres parmi les Goths s'assembla tout autour de Totila pour le blâmer, et pour lui reprocher l'imprudence par laquelle il avait perdu le fruit de ses travaux, en manquant ou de raser Rome, afin qu'il ne fût pas au pouvoir de l'ennemi de s'en emparer, ou de prendre les moyens nécessaires pour la conserver lui-même. C'est ainsi que sont faits les hommes: ils prennent les événements pour la règle de leurs avis ; et suivant l'inconstance de la fortune, ils sont dans un changement continuel de sentiments et de pensées. Les Goths adoraient Totila, lorsque le bonheur secondait les entreprises et bien qu'il se contentât de démolir une partie des murailles des villes qu'il avait prises, ils ne laissaient pas de parler de lui comme d'un prince invincible; mais depuis ils n'eurent point de honte de l'accabler de reproches, et d'oublier, ou plutôt de démentir toutes les louanges qu'ils lui avaient données, tout cela à cause qu'il avait eu une fois un peu de malheur. Cependant il faut que les hommes fassent souvent de semblables fautes, parce qu'elles sont comme des suites de la faiblesse de leur nature. Totila leva le siège; et se retira à Tibur, après néanmoins avoir rompu les ponts du Tibre, afin de n'être pas poursuivi. Il n'y eut que celui de Milan qu'il ne rompit pas, parce qu'il était trop proche de Rome. Il employa force gens à travailler aux réparations de la forteresse de Tibur que les Romains avaient démolie, et il y renferma ses richesses, et y demeura en repos. Bélisaire eut alors le loisir de mettre des portes neuves à Rome, et de les garnir. Quand elles furent achevées, il en envoya les clefs à Justinien, et l'hiver termina l'année, qui est la douzième de celles qui fournissent à Procope la matière de son Histoire. [7,25] CHAPITRE XXV. TOTILA avait envoyé longtemps auparavant des troupes contre Pérouse, lesquelles reconnaissant que les assiégés commençaient à manquer de vivres, le prièrent de venir lui-même, afin de les réduire plus promptement. Mais comme ce prince s'aperçut que ses soldats ne témoignaient pas beaucoup d'ardeur pour cette entreprise, il leur fit ce discours. Mes compagnons, comme je vois que vous vous mettez en colère contre moi, et que vous vous aigrissez contre la mauvaise fortune, je vous ai assemblés, pour tâcher d'effacer de vos esprits ces fâcheuses impressions, et pour vous empêcher de vous rendre coupables envers moi d'une méconnaissance honteuse, et envers Dieu d'une rébellion criminelle. Toutes les choses de la terre sont sujettes au changement. Quiconque se fâche si fort des accidents incommodes qui arrivent dans la vie, fait voir qu'il ne connaît pas l'ordre du monde, et il ne laisse pas néanmoins d'en subir la loi générale. Je veux rappeler dans votre mémoire ce qui s'est passé, non seulement afin de répondre à vos plaintes, mais aussi afin de vous convaincre qu'elles conviendraient mieux à d'autres qu'à vous. Vitigis qui a commencé cette guerre, a démoli les murailles de Fanum, et de Pisaure, et il n'a pas démoli celles de Rome, ni celles des autres villes d'Italie. Il n'est arrivé aucune disgrâce aux Goths d'avoir démoli Fanum et Pisaure ; vous savez ce qui leur est arrivé de n'avoir pas démoli Rome, et les autres villes. Quand j'ai pris l'administration du royaume que vous m'avez déféré, j'ai plutôt suivi les exemples qui me paraissaient utiles à l'État, que ceux qui lui étaient préjudiciables. La nature n'a pas mis une grande différence entre les esprits des hommes. Ceux qui s'élèvent au-dessus des autres sont ceux, qui ont été instruits dans l'école de l'expérience. Quand nous avons pris Bénévent, nous en avons abattu les murailles, et nous nous sommes ensuite rendu maîtres de plusieurs places du pays, dont nous avons pareillement ruiné les fortifications, afin que les ennemis ne pussent s'en servir pour faire des courses sur nous, et qu'ils fussent contraints de se battre en rase campagne. Cependant au lieu d'en venir aux mains, ils se retiraient, et je continuais à abattre les fortifications des places, dont je m'étais rendu maître ; et en cela vous admiriez la prudence de mes conseils, et vous vous employiez de telle sorte à les exécuter, que tout ce qui s'est fait à cet égard, est autant votre ouvrage que le mien. Celui qui loue une action, et qui excite à la faire, par son approbation, et par ses éloges, en devient en quelque sorte l'auteur. Mais maintenant vous changez de sentiment, à cause qu'une témérité bizarre et extravagante a réussi à Bélisaire. En cela néanmoins vous l'admirez ; ce qui procède d'une erreur qui fait que l'on donne plus volontiers le titre de courageux à ceux qui s'engagent indiscrètement dans le péril, que l'on ne donne celui de prudent à ceux qui veillent à leur sûreté. Celui qui entreprend inconsidérément, passe pour brave; au lieu que celui qui temporise à propos, est chargé de la haine des mauvais événements, et n'a pas la gloire que mérite la sagesse de sa conduite, parce que la multitude, qui est ignorante et aveugle, s'imagine qu'il n'a rien fait, quand il n'a fait que remettre, et différer. Mais vous qui vous fâchez contre moi, vous ne faites nulle réflexion sur le sujet que vous avez de vous fâcher. Croyez-vous que Bélisaire mérite une grande gloire, pour ce dernier avantage qu'il a remporté sur vous, qui n'avez pas laissé de le vaincre sous ma, conduite, bien que vous parussiez auparavant abattus et assujettis sous sa puissance? Que si vos victoires sont des effets de ma valeur, le respect de cette vertu devrait réprimer la licence de vos paroles, et vous faire reconnaître par la disgrâce qui est survenue, qu'il n'y a point de prospérité qui soit fiable et immuable. Que si vous croyez qu'elles ne soient que des présents de la fortune, vous ferez mieux d'honorer son changement par un respectueux silence, que de l'irriter par vos plaintes, et que de l'obliger à vous priver absolument de ses faveurs. N'est-ce pas une étrange impatience, de ne pouvoir souffrir une perte qui a été précédée d'une longue suite de biens ? C'est proprement oublier ce que nous sommes, et ne pas considérer qu'il n'y a que Dieu qui ait cette illustre prérogative de ne point faillir et de ne point déchoir. J'estime donc que vous devez aller courageusement attaquer les ennemis, qui sont à Pérouse. Si vous les aviez défaits, vos affaires seraient en très bon état. Ce qui est fait ne peut pas ne l'être point ; mais une nouvelle prospérité couvre toutes les vieilles disgrâces. Au reste, il vous sera aisé de prendre Pérouse, parce que Cyprien qui y commandait a été tué par un effet de notre valeur et de notre bonheur. Or une multitude qui est dépourvue de chefs et de vivres, ne peut rien exécuter de remarquable. Il ne faut pas appréhender d'être investis; j'ai fait rompre les ponts, afin que l'on ne puisse nous attaquer par derrière. La division qui est entre Jean et Bélisaire, et qui se découvre assez clairement par la diversité de leur conduite, ne nous sera pas peu favorable. Leurs défiances et leurs soupçons les ont empêchés jusqu'à présent de joindre leurs forces. La jalousie est toujours accompagnée de l'envie et de la haine, qui sont des passions qui ruinent les plus sages résolutions. Après que Totila eut ainsi harangué ses soldats, il les mena devant Pérouse et y mit le siège. [7,26] CHAPITRE XXVI. 1. CEPENDANT Jean qui tenait le fort d'Achéron assiégé, mais avec assez peu de succès, entreprit une action hardie, qui sauva le Sénat, et qui rendit le nom de son auteur célèbre par toute la terre. Comme il était assuré que Totila était occupé avec toute son armée au siège de Rome, il choisit la fleur de la cavalerie ; et sans communiquer son dessein à qui que ce fût, il marcha nuit et jour vers la Campanie, pour enlever les Sénateurs que Totila y avait laissés. Ce Prince craignant le malheur qui lui arriva, avait envoyé au même temps de la cavalerie dans la Campanie, laquelle s'arrêta un peu pour délasser les chevaux, et pour envoyer des partis vers Capoue, et vers les lieux circonvoisins, afin de découvrir s'il y avait des ennemis. Il n'y a pas plus de trois cents stades de chemin. On choisit tout exprès les plus lestes, et ceux dont les chevaux étaient le moins fatigués. Il arriva par hasard que les troupes de Jean entrèrent dans Capoue le même jour, et à la même heure que les Barbares, qui étaient au nombre de quatre cents. Dès qu'ils se furent aperçus, ils en vinrent aux mains, et la mêlée fut furieuse. Enfin les Romains eurent l'avantage, ils tuèrent un grand nombre de Barbares, et mirent les autres en fuite, qui se retirèrent à Minturie. Quand leurs compagnons les y virent couverts de sang, percés de traits, et encore tout saisis de crainte, ils montèrent en grande hâte à cheval, et coururent dire à Totila qu'il était arrivé une multitude innombrable d'ennemis ; afin de cacher la honte de leur déroute sous l'artifice de cette supposition. Il y avait dans la Campanie environ soixante et dix soldats Romains, qui avaient pris le parti des Goths, et qui vinrent alors se rendre à Jean, qui ne trouva presque plus de Sénateurs, mais seulement plusieurs de leurs femmes. Clémentin Patrice se réfugia dans une église du pays, et ne voulut pas suivre l'armée, par la crainte qu'il eut de la colère de l'Empereur qu'il avait fâché, en livrant aux Barbares un fort proche de Naples. Oreste, qui avait été autrefois consul, fut contraint de demeurer en ce lieu, faute de chevaux pour en partir. Jean envoya dans la Sicile les Sénateurs, et les soixante et dix soldats qui s'étaient rendus. 2. Totila outré de dépit, de ce que Jean avait remporté les avantages que je viens de dire, et brûlant du désir de s'en venger, mena contre lui toutes les forces, ayant l'aide seulement dans les places des garnisons médiocres. Jean s'était campé dans la Campanie avec mille hommes, et en avait choisi quelques-uns pour garder les avenues. Totila jugeant bien que Jean n'aurait garde de se tenir dans son camp, sans avoir mis des gens de guerre aux partages, s'avisa de quitter le chemin ordinaire, et de mener ses troupes par des montagnes inaccessibles, par où l'on ne se serait jamais imaginé qu'elles auraient pu passer. Ceux que Jean avait envoyés pour découvrir la Campagne, et pour défendre les avenues ; ayant entendu quelque bruit de la marche des ennemis, sans néanmoins en être précisément informés, ils se retirèrent au camp, et y arrivèrent à la même heure que les ennemis mêmes. Totila reçut en cette rencontre la récompense de sa précipitation, ayant dix fois plus de gens que les Romains. Il lui était avantageux d'attendre le jour, afin que rien ne pût échapper à la faveur des ténèbres ; et s'il l'eût attendu, il n'y a point de doute qu'il les eût tous pris comme dans un filet, mais obéissant au mouvement de sa colère, il alla les attaquer durant la nuit. Ils ne se mirent point en défense, et toutefois les Goths n'en tuèrent qu'un petit nombre, les uns s'étant cachés dans le camp, et les autres ayant fui dans les montagnes. Jean, et Erufus Capitaine des Eruliens, furent au nombre de ces derniers. Les Romains perdirent environ cent hommes en cette occasion. 3. Il y avait avec Jean un certain Gilacius, Arménien de nation, qui ne savait ni Grec, ni Latin, ni Goth, et qui ne parlait qu'Arménien. Ce Gilacius ayant été rencontré par les ennemis, ils lui demandèrent qui il était ; car ils ne voulaient tuer personne dans l'obscurité, de peur de tuer de leurs gens. Il ne leur dit rien, sinon qu'il était le capitaine Gilacius. Comme ils connaissaient son nom, et qu'ils avaient entendu parler de cette charge que l'Empereur lui avait donnée, ils le prirent, et le gardèrent ; mais un peu après ils le firent mourir. Jean et Erufus se sauvèrent avec leur suite le plus vite qu'ils purent, et ils arrivèrent à Otrante. Les Goths pillèrent le camp des Romains, et se retirèrent. [7,27] CHAPITRE XXVII. 1. VOILA quel était l'état de la guerre dans l'Italie, dont l'Empereur ayant souvent été informé par les lettres de Bélisaire, il se résolut d'y envoyer des recrues. Pacurius, fils de Péranius, et Sergius, neveu de Salomon, furent les premiers qu'il y envoya, et qui se joignirent au reste de l'armée. Il y envoya ensuite Vérus avec trois cents Eruliens ; Varase, Arménien de nation, avec huit cents hommes ; et Valérien Maître de la milice d'Arménie, d'où il l'avait rappelé avec plus de mille de ses gardes. 2. Vérus arriva le premier à Otrante; mais au lieu de se renfermer dans le camp de Jean, il voulut aller plus avant dans le pays. C'était un homme léger, adonné au vin, et fort présomptueux, même au milieu du péril. Quand Totila vit qu'il s'était campé proche de Erunduse, il dit : Il faut que Vérus ait des forces considérables, ou une folie sans exemple. Allons donc, ou éprouver ses forces, ou lui faire reconnaître sa folie. Totila mena à l'instant contre lui de bonnes troupes qui par leur seule présence firent fuir les Eruliens dans un petit bois. Les Goths les enfermèrent, en passèrent deux cents au fil de l'épée, et ils allaient prendre Vérus, et tous les autres, s'ils ne se fussent sauvés par un bonheur tout à fait extraordinaire. Dans le même moment les vaisseaux qui portaient Varase, et les Arméniens abordèrent au rivage; ce qui fut cause que Totila, qui croyait que ce fut une armée plus puissante qu'elle n'était en effet, se retira. Alors ceux qui étaient demeurés avec Vérus, se sauvèrent dans les vaisseaux. Varase ne voulut pas aller plus loin que Tarente, où Jean neveu de Vitalien vint bientôt après le trouver avec ses troupes. 3. Justinien écrivit à Bélisaire qu'il lui envoyait des troupes, auxquelles il fallait qu'il se joignît dans la Calabre. Quand Valérien fut arrivé au golfe de la mer ionique, il ne jugea pas à propos de le traverser, parce que le solstice d'hiver étant proche, il ne serait plus possible de trouver de fourrage pour les chevaux. Il se contenta d'envoyer trois cents hommes à Jean, et de lui promettre de l'aller trouver avec toutes ses troupes au commencement du printemps. 4. Bélisaire, après avoir lu les lettres de l'Empereur, choisit neuf cents hommes, savoir sept cents de cavalerie, et deux cents d'infanterie, et témoigna d'avoir dessein de passer dans la Sicile, et de laisser les autres gens de guerre dans les places du pays, sous la conduite de Conon ; puis il s'embarqua, avec intention d'aller aborder au port de Tarente, qui est à la droite du bourg, appelé Scyllum, où les poètes disent qu'était Scylle. 5. Ce n'est pas qu'il y eût dans ce détroit un monstre qui eût un visage de femme, comme ils l'ont inventé, mais c'est qu'il y avait une grande quantité de chiens marins. Les noms que l'on impose aux choses leur sont toujours convenables dans le commencement ; mais la renommée qui les porte à des hommes d'un autre siècle, leur en ôte les véritables idées, et leur en donne de fausses. Le temps contribue à autoriser les fables, et se sert de l'art des poètes pour les consacrer. Ainsi parce que les habitants de Corfou appelèrent autrefois tête de chien, le promontoire de cette île, qui est du côté d'orient, quelques-uns ont cru qu'il y avait des hommes, qui avaient la tête semblable à celle des chiens. De même quelques-uns se sont imaginés que vers Pise il y avait des hommes qui avaient des têtes de loup, à cause qu'il y a dans ce pays-là une montagne qui en porte le nom. Mais je laisse à chacun la liberté de ses pensées et de ses discours sur ce sujet, et je reprends celui que j'avais quitté. [7,28] CHAPITRE XXVIII. 1. BÉLISAIRE se mettait en peine d'arriver promptement à Tarente. Il y a en cet endroit un rivage qui se retire en forme de demi-lune, et où la mer entre bien avant, comme dans un golfe. Ce rivage a environ dix mille de long. Il y a deux villes aux deux bouts, celle de Crotone du côté du couchant, celle de Tarente du côté du levant, et celle de Thurie dans le milieu. La violence du vent et de la marée obligea les Romains de prendre terre à Crotone, où Bélisaire n'ayant trouvé ni fortifications pour se mettre à couvert ni vivres pour nourrir ses soldats, y demeura avec sa femme Anconine, et avec l'infanterie, dans le dessein d'y faire venir Jean, et ses troupes; mais pour ce qui est de la cavalerie ; il commanda à Phazas, Ibérien, et à Barbation l'un de ses gardes de la mener à une certaine embouchure du pays. Il se persuadait que par ce moyen, il leur serait aisé de trouver des provisions et pour eux et pour leurs chevaux, et de boucher les passages aux ennemis. Les montagnes de la Lucanie, qui s'étendent jusqu'au champ Brutien s'approchent si fort l'une de l'autre, qu'elles ne laissent que deux pas, dont l'un se nomme en Latin la Pierre de sang, et l'autre est appelé par ceux du pays LabuIa. Sur ce rivage est un lieu appelé Ruscie, où s'arrêtent les vaisseaux des Thuriens, environ soixante stades au-dessus duquel les Romains bâtirent autrefois un fort, où Jean avait mis depuis peu une bonne garnison. Les soldats de Bélisaire s'étant avancés de ce côté-là, y en rencontrèrent d'autres que Totila avait envoyés, pour essayer de prendre le fort, et bien qu'ils fussent inférieurs en nombre, ils ne laissèrent pas de mettre les Barbares en déroute, et d'en tuer près de deux cents. Ceux qui s'en sauvèrent rapportèrent à Totila la nouvelle de leur défaite. Les Romains se campèrent pour passer l'hiver ; mais comme leur chef était absent, ils commencèrent à abuser de leur victoire, et à vivre avec peu de discipline. Ils ne demeuraient plus en corps, pour garder les passages. Durant la nuit, ils se tenaient dans des tentes éloignées les unes des autres. Pendant le jour, ils se dispersaient en divers endroits, sans envoyer des espions à la campagne, et sans veiller à leur sûreté. Totila en ayant été averti, choisit trois mille hommes de cavalerie dans toutes ses troupes, se mit à la tête et alla fondre sur eux, et les mit tous en déroute. Alors Phazas, sortant de son camp, vint au devant des Barbares, tint ferme, et donna moyen à quelques-uns de se sauver, mais il y demeura lui-même, et tous ceux qui le suivaient. Ce fâcheux accident causa un notable préjudice, et une sensible douleur aux Romains, qui avaient mis toute leur espérance dans le courage de ces vaillants hommes. Ceux qui se sauvèrent se retirèrent où ils purent. Barbation arriva le premier à la ville de Crotone, avec deux gardes de Bélisaire. Il rapporta le mauvais état où les affaires étaient, et il ajouta qu'il croyait que l'ennemi venait fondre sur eux. 2. Le général de l'armée romaine étant surpris de cette nouvelle, il monta sur ses vaisseaux, et ayant fait voile avec un vent favorable, il arrivait jour même à Messine, ville de la Sicile, assise vis à vis de Rhegium, et à sept cents stades de Crotone. [7,29] CHAPITRE XXIX. 1. Les Slavons passèrent en ce temps-là le Danube. Ils inondèrent toute l'Illyrie jusqu'à Dirrachium, et y exercèrent toutes sortes de cruautés, de meurtres, d'enlèvements et de brigandages. Ils prirent aussi quelques forts, qui jusques alors avaient été estimés imprenables, et coururent tout le pays. Les Capitaines qui commandaient dans l'Illyrie assemblèrent jusqu'à quinze mille hommes, pour leur résister ; néanmoins ils ne les suivaient que de loin. 2. Il y eut durant l'hiver plusieurs tremblements de terre à Constantinople, et en d'autres lieux, où quoi qu'ils donnassent beaucoup de frayeur, ils ne firent point de mal. 3. Cette même année le Nil se répandit comme de coutume sur l'Égypte et crût jusqu'à la hauteur de quinze coudées ; mais les eaux s'étant écoulées de toute la haute Thébaïde, et ayant repris leur canal ordinaire, il fut aisé aux habitants d'y ensemencer les terres. Elles s'arrêtèrent au contraire dans tout le plat pays, et ne donnèrent pas le temps d'y laisser les grains; ce qui n'était jamais arrivé. En quelques endroits l'eau qui s'était retirée dans son lit, se déborda pour une seconde fois, et gâta tous les blés qu'on avait semés dans l'entre-temps. Cette calamité imprévue apporta une grande incommodité aux hommes, et fit mourir les troupeaux, faute d'herbes. 4. On prit dans le même temps à Constantinople une baleine, appelée Porphyrion, qui y avait fait d'étranges ravages durant cinquante ans, et qui avait renversée des vaisseaux, épouvanté et écarté les voyageurs. Bien que Justinien eût eu souvent le dessein de délivrer le pays d'un monstre si dangereux, il n'avait pu néanmoins en venir à bout. Je rapporterai ici, de quelle manière il fut pris. Une grande troupe de dauphins parut durant une profonde bonace sur le bord du Pont-Euxin ; mais du moment qu'ils virent la baleine, ils se dissipèrent de côté et d'autre. Bien que la baleine en eût pris d'abord quelques-uns, et qu'elle les eût avalés, elle ne laissa pas de poursuivre les autres, soit qu'elle fût encore pressée de la faim ou qu'elle fût seulement poussée par l'envie de vaincre, et elle s'engagea si avant dans le limon, près de l'embouchure du Sangare, qu'elle ne s'en put retirer. Les gens du pays accoururent avec des haches au bruit de cette nouvelle, afin de tuer ce monstrueux animal, ce qu'ils eurent bien de la peine à faire ; mais enfin ils le tirèrent à terre avec des câbles, et ils trouvèrent qu'il était long de trente coudées, et large de dix. Quelques-uns mangèrent leur part de la chair, d'autres en salèrent pour la garder. 5. Les citoyens de Constantinople discouraient chacun selon son caprice du tremblement de terre, du débordement du Nil, et de la prise de la baleine, et prenaient ces extraordinaires accidents pour des présages de divers malheurs, dont l'Empire était menacé. C'est la coutume des hommes de se remplir l'esprit de vaines prédictions de l'avenir, pour adoucir le sentiment des maux présents. Pour moi je laisse volontiers aux autres le soin d'expliquer les présages. Je me contente de savoir que le débordement du Nil causa de grandes pertes dans l'Égypte, et que la prise du monstre marin délivra la ville de Constantinople et les environs de beaucoup de peines. Il y en a qui disent que la baleine qui fut prise était une autre que celle dont j'ai parlé; mais je ne m'arrête pas à examiner cette question. 6. Totila, après avoir fait ce que je viens de raconter, eut avis que les Romains qui étaient dans le fort de Ruscie manquaient de vivres, et qu'il les prendrait, s'il les allait attaquer ; ce qu'il fit à la fin de l'hiver, qui finit la treizième année de la guerre dont Procope continue l'Histoire. [7,30] CHAPITRE XXX. 1. JUSTINIEN envoya deux mille hommes d'infanterie dans la Sicile, et manda à Valérien d'aller incessamment joindre Bélisaire à Otrante, où il le trouva avec sa femme Antonine, qui partit aussitôt pour aller prier l'impératrice Théodora de faire en sorte que l'on envoyât en Italie de plus puissants secours qu'auparavant, pour y continuer la guerre; mais quand elle arriva à Constantinople, elle trouva que cette princesse était morte de maladie, après avoir été vingt et un an et trois mois sur le trône. 2. Cependant les Romains, qui étaient assiégés dans le château de Ruscie, se voyant réduits à une extrême disette, se rendirent à composition, et promirent, que pourvu que l'on les assurât de leur vie, ils rendraient la place dans le milieu de l'été, si dans ce temps il ne leur arrivait du secours. Il y avait dans ce château force noblesse d'Italie, et entre autres Déophéron, qui était frère de Tullianus, et trois cents Illyriens, que Jean y avait mis sous la conduite de Chalazare, Massagète de nation, et fort bon homme de guerre, et de Gudila, qui était de Thrace. Ces trois cents Illyriens étaient de cavalerie. Il y avait encore cent hommes d’infanterie, qui y avaient été envoyés par Bélisaire. 3. Dans le même tems, les soldats de la garnison de Rome tuèrent Conon, leur gouverneur, sous prétexte qu'il faisait à leur préjudice commerce du blé, et des autres provisions. Ensuite ils députèrent quelques prêtres, pour déclarer que si l'on ne leur accordait une amnistie, et que l'on ne leur payât tout l'argent qui leur était dû, ils prendraient parti avec les Goths. L'Empereur leur accorda toutes leurs demandes. 4. Bélisaire ayant fait venir à Otrante Jean, Valérien, et les autres gens de commandement, y assembla un grand nombre de vaisseaux, pour aller secourir le fort de Ruscie. Les assiégés animés d'une nouvelle espérance, à la vue de cette flotte, quittèrent le dessein de se rendre, bien que le jour précisé fût arrivé, mais une grande tempête qui s'éleva en un moment dissipa tous ces vaisseaux. Quand le vent fut apaisé ils se rassemblèrent à Crotone, et firent voile vers Ruscie. D'abord que les Barbares les virent, ils montèrent à cheval, et coururent vers le rivage, pour s'opposer à la descente. Totila rangea ses gens en bataille, dont les uns étaient armés de lances, et les autres d'arcs, et il les opposa de front aux proues des vaisseaux. Ce spectacle jeta tant d'épouvante dans l'esprit des Romains, que n'osant prendre terre, ils se mirent à l'ancre, puis désespérant d'aborder, ils retournèrent au port de Crotone, où ayant tenu conseil de guerre, ils jugèrent que le meilleur pour eux était que Bélisaire conduisît des vivres à Rome, et y donnât tous les ordres nécessaires, tandis que Jean et Valérien mettraient leurs troupes à terre, et escarmoucheraient dans le Picentin, où l'ennemi assiégeait diverses places. Ils concevaient quelque légère espérance de détourner Totila par ce moyen, du siège de Ruscie. Jean exécuta la délibération à la tête de mille hommes; mais Valérien épouvanté par l'image du péril, fit le tour du golfe ionique, et aborda à Ancône, par où il s'attendait d'arriver dans le Picentin, et de se joindre à Jean. Totila, au lieu de lever le siège, envoya deux mille hommes dans le Picentin, pour combattre Jean et Valérien. 5. Les habitants de Ruscie n'ayant plus de vivres, ni espérance, envoyèrent Gudila et Déophéron vers Totila, pour lui demander pardon et grâce. Il promit de pardonner à tout le monde, excepté à Chalazare, à cause qu'il avait violé la capitulation. Totila étant entré dans la place, lui fit couper les mains, et les parties naturelles, puis il le fit mourir. Il permit aux soldats qui voudraient demeurer de conserver ce qu'ils avaient, à la charge de servir aux mêmes conditions que les Goths. Mais comme il n'en voulait point avoir qui le suivirent à regret, il permit aussi à ceux, qui ne voudraient pas prendre parti dans ses troupes, de s'en aller; mais toutefois sans habits et sans armes. Il y en eut quatre-vingts qui furent dépouillés, et renvoyés à Crotone ; les autres demeurèrent. On ôta aux habitants tous leurs biens ; mais l'on ne leur fit aucun mal. 6. Antonine, femme de Bélisaire, pria l'Empereur de rappeler son mari d'Italie, ce qu'elle n'eut pas de peine à obtenir, à cause de la nécessité pressante de la guerre de Perse. [7,31] CHAPITRE XXXI. 1. DANS le même temps quelques-uns conjurèrent contre la vie de l'Empereur. Je dirai comment ils formèrent leur conspiration, et comment ils la manquèrent. Artabane, qui avait tué le tyran Gontharis, comme nous l'avons vu, souhaitait avec passion d'épouser Préjecta, nièce de Justinien, laquelle lui avait été promise. Elle le souhaitait aussi, non pas tant par inclination pour lui, que par reconnaissance de ce qu'il avait vengé la mort de son mari Aréobinde, et de ce qu'il l'avait délivrée de la servitude, et exemptée du mariage qu'elle allait être forcée de contracter avec Gontharis. Après qu'ils se furent respectivement promis mariage, Artabane envoya Préjecta à l'Empereur ; et bien qu'il fût gouverneur d'Afrique, il demanda sous de vains prétextes d'être rappelé à Constantinople ; mais il ne le demandait, que par l'espérance, et par le désir de faire ce mariage, dont il espérait des avantages considérables, et même la succession à l'Empire. 2. Les hommes sont faits de telle façon, qu'ils sont incapables de se modérer dans la possession d'un bonheur qui surpasse leur attente ; mais ils étendent leur ambition à l'infini, et ils poussent l'avidité vague de leurs projets, jusqu'à ce qu'ils perdent même qu'ils tenaient entre leurs mains. 3. Justinien agréa la prière d'Artabane, le rappela d'Afrique, et donna sa charge à un autre, comme je l'ai dit dans un autre ouvrage. Quand Artabane fut à Constantinople, il s'y fit admirer par la gloire de ses belles actions, et il s'y fit chérir par sa bonne mine, par la générosité de son naturel, par la prudence de sa conduite, par la retenue de ses discours. L'Empereur lui fit de grands honneurs, lui donna la charge de maître de la milice, celle de capitaine des troupes confédérées, et le titre de consul honoraire ; mais il ne put lui accorder Préjecta en mariage, parce qu'il avait encore sa femme vivante, qu'il avait épousée dans sa jeunesse, et qu'il avait depuis répudiée, pour quelqu'une des raisons qui est accoutumé de priver les femmes de l'affection de leurs maris. Tant que la fortune d'Artabane ne fut que médiocre, sa femme parut assez contente de son divorce, et elle n'en fit aucune plainte, mais depuis qu'il se fut signalé par ses belles actions, elle alla se jeter aux pieds de l'Impératrice, et la conjurer de lui faire rendre son mari. Cette princesse, qui de son naturel avait une grande inclination à protéger les Dames qui étaient dans l'affliction, obligea Artabane à la recevoir, et Préjecta fut mariée à Jean, fils de Pompée, le neveu d'Hypatius. Artabane supporta cette disgrâce avec une extrême impatience, et se plaignit hautement de ce qu'après tant de services rendus à l'Empire, on ne consentait pas qu'il épousât une personne qu'il aimait, et de qui il était aimé, et que l'on le contraignait de passer toute sa vie avec une autre qu'il haïssait. Comme il ne pouvait digérer ce déplaisir, aussitôt que l'Impératrice fut morte, il répudia sa femme pour une seconde fois. 4. Germain, neveu de l'Empereur, eut un frère nommé Boraïs, qui lui laissa tous ses biens par son testament, et à ses enfants mâles ; mais pour ce qui est de sa propre femme et de sa fille, il ne leur laissa que ce que la loi ne lui permettrait pas de leur ôter. L'Empereur donna sa protection à cette femme, dont Germain fut fort irrité. [7,32] CHAPITRE XXXII. 1. VOILA les sujets de mécontentement que l'Empereur donna à Germain. Il y avait à Constantinople un certain Arsace, de la race des Arsacides, qui était Arménien de nation, et parent d'Artabane. Un peu avant que ce que je viens de raconter arrivât, cet Arsace avait été convaincu de trahison envers l'Empire, et d'intelligence avec Cosroès, roi des Perses. Toutefois Justinien ne le voulut pas punir avec beaucoup de rigueur. Il se contenta de le faire battre de verges, et de le faire conduire par la ville sur un chameau, sans autre peine corporelle, sans exil, et sans amende. Arsace ne laissa pas d'être extrêmement aigri de l'infamie de ce supplice, et de méditer des desseins contre le service de Justinien, et contre le bien de l'État. 2.. Quand il vit qu'Artabane, comme son parent, avait compassion de la disgrâce, il ne cessa de l'échauffer, en lui reprochant tantôt son courage, et tantôt sa lâcheté, et en l'accusant toujours d'être et lâche et courageux hors de saison. Il lui disait, qu'il avait employé son courage à détruire la tyrannie, et à tuer de sa propre main Gontharis avec qui il était lié d'amitié, et avec qui il mangeait d'ordinaire avec familiarité, qu'alors il était engourdi de paresse, tandis que sa patrie était accablée d'impôts ; que son père avait été massacré en trahison, sous l'apparence d'un traité, et que tous ses parents dispersés en divers endroits de l'Empire gémissaient sous le joug d'une cruelle domination, qu'il était content de cet état des affaires, et qu'il était satisfait du vain titre de Maître de la Milice. Vous n'avez, ajoutait-il, aucun sentiment des outrages que l'on m'a faits, à moi, dis-je, qui ai l'honneur d'être votre parent; mais moi j'ai un extrême déplaisir du malheur de votre mariage, et de ce que l'on vous a enlevé une femme, pour vous obliger d'en garder une autre. Il n'y a point d'homme, pour peu qu'il soit raisonnable, qui doive être retenu, ou par faiblesse, ou par crainte, de se défaire d'un prince qui passe les nuits avec des prêtres à lire les livres des Chrétiens. Puis continuant son discours : Il n'y aura point de parents de Justinien, dit-il, qui s'opposera à votre entreprise. Au contraire, Germain, qui est le plus puissant de tous, la favorisera volontiers avec ses fils, que dans l'ardeur, et de la jeunesse, et de la colère, ne manqueront pas d'être bien aises de venger les injures si atroces qu'ils ont reçues. Arsace assiégeait sans cesse Artabane. 3. Quand il vit qu'il commençait à céder à ses persuasions, il découvrit son dessein à un certain Persarménien, nommé Chanarange, jeune homme de bonne mine, et de haute stature, mais léger et changeant. Après qu'Arsace eut conféré avec Artabane, et avec ce Chanarange, il se retira, en leur promettant d'engager dans la conspiration Germain, et l'aîné de ses fils nommé Justin, qui était un jeune homme hardi et entreprenant, et qui venait d'être élevé à la dignité de consul. Arsace l'ayant trouvé, lui dit, qu'il désirait l'entretenir dans quelque église sur une affaire particulière. Quand ils furent entrés, Arsace le pria de lui promettre avec serment de ne rien déclarer de ce qu'il lui dirait, si ce n'était à son père. Après avoir tiré cette promesse et ce serment, il le reprit, de ce qu'approchant, comme il faisait, de l'Empereur, il souffrait que des gens de néant possédassent les dignités, et eussent entre les mains l'administration des affaires. Il ajouta, que non seulement l'Empereur le méprisait, mais qu'il méprisait aussi Germain son père, qui était si estimable pour son mérite, et qu'il laissait son frère Justinien, dans le rang des personnes privées. Il lui représenta que l'on le frustrait de la succession de son oncle, que l'on lui ôtait le bien, dont il avait été institué héritier, et que lors que Bélisaire, qui était déjà en Illyrie, serait arrivé, il serait sans doute encore exposé à plus de mépris, et à plus, d'outrages. Arsace se servit de tous ces discours, et d'autres semblables, pour enflammer le jeune Justin, et il lui déclara la conspiration tramée avec Artabane et Chanarange. Mais Justin troublé d'une telle proposition, répondit, que ni lui, ni son père ne seraient jamais capables d'une si noire trahison et d'un si détestable parricide. Arsace alla dire à Artabane ce que Justin lui avait répondu. 4. Justin fit à son père un récit fidèle de la proposition d'Arsace. Germain délibéra avec Marcelle, capitaine des gardes, s'il était à propos de découvrir la conjuration à l'Empereur. Ce Marcelle était un des plus graves hommes du monde, et, des plus capables de garder un secret. Il méprisait l'argent, il avait aversion pour les actions et pour les paroles ridicules; sa manière de vivre était sévère, et éloignée des dissolutions et des débauches ; il aimait la justice et la vérité, il empêcha Germain de déclarer alors la conspiration à Justiniens : Car, lui dit-il, il ne faut pas que ce soit vous qui découvriez, parce que si vous parliez en secret à l'Empereur, vous deviendriez suspect à Artabane; et si Arsace s'enfuit, les coupables ne pourront être convaincus. Pour moi, je n'ai pas coutume d'ajouter foi aux choses, ni d'en parler à Justinien, que je ne sois auparavant bien instruit de la vérité. Il faut donc, ou que je m'en informe par moi-même, ou que je vous donne une personne, que vous placerez en un lieu, d'où elle pourra entendre parler les conjurés. Germain commanda à son fils Justin de disposer les affaires pour l'exécution de l'ordre de Marcelle. Il n'était pas possible de faire parler Arsace, parce que sa première proposition avait été rejetée par Justin. C'est pourquoi Justin demanda à Chanarange, si c'était par la participation d'Artabane qu'Arsace l'était venu trouver : Car je ne voudrais pas, ajouta-il, confier un secret à un homme tel que lui. Mais si vous aviez agréable que nous traitassions ensemble, nous pourrions exécuter quelque exploit considérable. Chanarange en ayant conféré avec Artabane, ne dissimula rien à Justin de ce qui avait été proposé par Arsace. 5. Justin ayant promis de contribuer en tout ce qui dépendrait de lui, et même de faire consentir son père à l'exécution de ce dessein, Germain jugea à propos que Chanarange fût de la conférence, et le jour auquel on la tiendrait fut arrêté. Germain alla tout rapporter à Marcelle, et lui demanda une personne confidente pour entendre ce que Chanarange dirait. Marcelle lui donna Léonce, gendre d'Athanase, homme très sincère et très véritable. Germain le cacha derrière un rideau, dans la chambre où il avait accoutumé de manger. Chanarange y étant venu, Léonce lui entendit expliquer fort distinctement tout ce qu'il avait projeté avec Artabane et avec Arsace. Il fut avancé entre autres choses, que s'ils se défaisaient de Justinien avant le retour de Bélisaire, ils ne pourraient accomplir leur dessein, ni élever Germain à l'Empire, parce que Bélisaire ne manquerait pas de lever des troupes dans la Thrace, auxquelles il leur serait impossible de résister; qu'il valait donc mieux attendre qu'il fût à Constantinople, et qu'un jour qu'il serait dans le palais, ils y entreraient avec des poignards, et massacreraient Justinien, Bélisaire, et Marcelle ; et que cela fait, ils seraient les maîtres des affaires. Après que Marcelle eut appris toutes ces choses de Léonce, il ne voulut pas encore les découvrir à l'Empereur, de peur de perdre Artabane par quelque sorte de précipitation ; mais Germain appréhendant que les remises ne donnassent quelque soupçon, comme elles en donnèrent en effet, alla tout dire à Busès et à Constantien. Peu de jours après, comme l'on avait reçu nouvelle que Bélisaire arriverait bientôt, Marcelle expliqua toute la conjuration à Justinien, qui commanda d'arrêter Artabane et ses complices, et de les appliquer à la question. Quand toute la suite du projet eut été divulguée, et rédigée par écrit, Justinien fit assembler le Sénat dans le palais où se jugent les procès, où après avoir vu la confusion des accusés, il trouva à propos d'interroger Germain et Justin ; mais ils se purgèrent de toute sorte de soupçon, en produisant le témoignage de Marcelle et de Léonce, qui après avoir prêté le serment, de même que Busès et Constantien assurèrent que Germain leur avait tout déclaré fort fidèlement, sans déguisement, et sans réserve. Germain et Justin furent déclarés innocents. Quand les Sénateurs furent entrés dans l'appartement de l'Empereur, il témoigna de l'indignation contre Germain, de ce qu'il avait tardé à découvrir la conspiration. Il y avait deux capitaines, qui par flatterie approuvèrent la colère, et qui tâchaient d'exciter celle des autres, faisant ainsi leur cour de la misère d'autrui ; les autres demeurant dans le silence, et entretenant sa passion par leur lâcheté. Il n'y eut que Marcelle qui eut le courage de parler librement pour la défense de Germain, et qui assura, qu'il lui avait déclaré de bonne heure la conspiration et que s'il y avait eu du retardement, c'était lui-même qui en avait été cause, parce qu'il avait voulu examiner mûrement une affaire aussi importante que celle-là, avant que de la publier, et ainsi il apaisa Justinien. La liberté généreuse de cet adieu rendit Marcelle fort illustre, et fit considérer comme un excellent homme, qui donnait des marques d'un courage intrépide dans les occasions importantes. Justinien ôta la charge à Artabane, et sans ordonner d'autre peine contre lui, ni contre ses complices, il se contenta de les faire garder, non pas dans les prisons publiques, mais dans un endroit particulier de son palais. [7,33] CHAPITRE XXXIII. 1. CEPENDANT les Barbares se rendirent maîtres de tout l'Occident. Ce fut le beau succès que les armes des Romains, qui d'abord avaient été victorieuses, remportèrent de la guerre contre les Goths. On n'y perdit pas seulement des armées nombreuses, des finances inestimables, mais on y perdit toute l'Italie, et on eut la honte et le déplaisir de voir l'Illyrie et la Thrace exposées à la fureur des ennemis, sans en pouvoir empêcher le pillage. 2. Dès le commencement de la guerre, les Goths cédèrent aux Germains, ainsi que je l'ai raconté dans les livres précédents, tout ce qu'ils possédaient dans les Gaules, parce qu'ils ne pouvaient leur résister, et résister en même temps aux Romains, Justinien bien loin de traverser cette cession, la confirma lui-même, de peur de se rendre ces peuples ennemis ; et sans ce consentement de l'Empereur, les Germains n'eussent pas cru pouvoir jouir paisiblement de ce pays. Depuis ils ont possédé Marseille, qui est une ancienne colonie des Phocéens, et toutes les places maritimes, et ont été maîtres de la mer Méditerranée. Ils président maintenant aux jeux de l'amphithéâtre d'Arles. Ils fabriquent de la monnaie d'or au coin de leur Roi, et non au coin de l'Empereur. Le Roi de Perse fait battre de la monnaie d'argent, telle qu'il lui plaît ; mais quoi qu'il fût souverain d'un pays, où l'or vient en abondance, néanmoins ni lui ni aucun autre roi barbare ne fait fabriquer de monnaie d'or, parce qu'elle n'a pas de cours parmi leurs sujets. Voilà l'état où se trouvaient alors les affaires des Français. 3. Totila ayant ainsi l'avantage dans l'Italie, les Français eurent le loisir de s'emparer des terres dépendantes de Venise, à cause que les Romains étaient trop faibles pour s'y opposer, et que les Goths n'osaient entreprendre deux guerres en même temps. Quand les Gépides, qui avaient autrefois possédé la ville de Sirmium, et une grande partie de la Dacie, virent que Justinien en avait chassé les Goths, ils y firent prisonniers tous les Romains qu'ils trouvèrent, et partant plus avant, ils y causèrent plusieurs autres désordres ; ce qui fut cause que l'Empereur ne leur paya plus la pension qu'il avait accoutumé de leur payer. Mais, comme il donna aux Lombards la ville de Norique, les forts les plus considérables de la Pannonie, et des sommes considérables d'argent, ils abandonnèrent leur pays, pour aller habiter au-delà du Danube, dans le voisinage des Gépides. Ils coururent la Dalmatie et l'Illyrie, jusqu'à Dyrrachium, en enlevèrent des hommes et des troupeaux, et comme quelques-uns de leurs prisonniers s'étaient sauvés, ces Barbares eurent l'insolence d'entrer, comme nos alliés sur nos terres, et de reprendre leurs esclaves au milieu de nos maisons, et entre les bras de leurs parents. L'Empereur accorda aussi aux Eruliens une partie de la Dacie, jusqu'à la ville de Singidone, où ils habitent maintenant, et d'où ils font de fréquentes irruptions dans l'Illyrie et dans la Thrace. Quelques-uns d'eux s'enrôlèrent dans les troupes de Justinien en qualité de confédérés. Quand leurs ambassadeurs viennent à Constantinople, ils y obtiennent aisément des pensions, pour une nation qui fait toutes sortes de vexations aux Romains. [7,34] CHAPITRE XXXIV. 1. C'EST ainsi que les terres de l'Empire étaient comme exposées en proie à la fureur des Barbares. Le voisinage fit naître dans la suite du temps des différends entre les Gépides et les Lombards, de sorte que ces deux peuples étant extraordinairement animés, ils se déclarèrent la guerre ; mais comme les Lombards étaient inférieurs en nombre et en force, ils tâchèrent de se fortifier par l'alliance des Romains, et comme les Gépides étaient alliés de l'Empire, ils résolurent de demander du secours à l'Empereur; ou s'il n'avait pas agréable de leur en donner, de le prier au moins de demeurer neutre, et de ne le pas déclarer en faveur de leurs ennemis. Les uns et les autres envoyèrent des ambassadeurs à Constantinople. Thorisin commandait alors aux Gépides, et Auduïn aux Lombards. Justinien leur voulut donner deux audiences séparées. Les Lombards ayant été introduits les premiers, parlèrent de cette sorte. 2. Nous sommes surpris de l'extrême insolence des Gépides, qui après avoir commis tant d'injustices, et tant de violences si atroces contre l'intérêt de votre Empire, osent bien paraître ici, pour vous faire le plus sanglant de tous les outrages: Car quel plus sanglant outrage peut-on faire à des alliés et à des voisins, que de se servir contre eux-mêmes de la bonté de leur naturel, et de l'opinion que l'on a qu'il est aisé de les tromper ? je vous supplie de considérer ce que l'on peut attendre de l'amitié des Gépides. Cela vous servira beaucoup à former une bonne résolution, puisqu'il n'y a point de meilleure règle pour juger de l'avenir, que de regarder le passé. Si les Gépides n'avaient manqué de fidélité qu'envers des étrangers, il faudrait employer beaucoup de paroles, et chercher des preuves pour les convaincre; mais vous trouvez chez vous-mêmes les exemples de leur perfidie. Lorsque les Goths levaient un impôt sur la Dacie, les Gépides se tenaient en repos au-delà du Danube, sans oser le traverser. Ils cultivaient alors avec grand soin l'amitié des Empereurs vos prédécesseurs, et ils recevaient des présents de leur libéralité, de même qu'ils en ont reçu de la vôtre. Nous leur demanderions volontiers desquels services ils ont reconnu tant de bienfaits. Ils n'en sauraient alléguer ni grand ni petit. Quand ils sont demeurés en repos, ils y sont plutôt demeurés par contrainte que par inclination. Vous leur aviez abandonné tout ce qui est au-delà du Danube. S'ils n'entreprenaient rien sur ce qui est au deçà, c'était qu'ils en étaient retenus par l'appréhension des armes des Goths. Jamais l'impuissance de faire du mal n'a passé pour un désir de faire du bien, et on n'a jamais cru que ceux-là fussent confiants dans leur amitié, qui ne la gardent qu'à cause qu'ils ne la peuvent violer impunément. Certainement il n'y a que la puissance et l'occasion qui découvrent la véritable disposition du cœur des hommes. Du moment que les Gépides ont vu que les Goths étaient chassés de la Dacie, et que vos forces étaient occupées à une guerre éloignée, ils ont envahi vos terres : Y a-t-il des paroles qui puissent égaler l'indignité d'une telle perfidie ? N'ont-ils pas méprisé en cela la majesté de l'Empire ? N'ont-ils pas violé la foi des traités ? N'ont-ils pas outragé une puissance pour laquelle ils auraient du respect et de la crainte, si elle avait le loisir de tourner contre eux ses armes ? Les Gépides tiennent Sirmium; ils font des Romains esclaves ; ils se vantent d'être les maîtres de la Dacie : quelle guerre ont-ils faite, ou avec vous, ou contre vous, pour avoir remporté des conquêtes si signalées ? De quelle bataille un si vaste pays leur tient-il lieu de récompense? Et ils vous sont toutes ces injures, après que vous leur avez donné tant de sommes considérables. Il n'y eut jamais de demande si déraisonnable que celle qu'ils vous font. Lorsqu'ils ont vu que nous prenions les armes contre eux, ils ont été si hardis que de vous envoyer des ambassadeurs, qui monteront peut-être à un si haut point d'insolence, que de vous solliciter de vous déclarer contre nous, qui avons toujours été très attentionnés à votre service. Que s'ils viennent pour vous restituer ce qu'ils vous ont pris, vous nous en saurez quelque gré, puisque ce n'est que par l'appréhension de notre puissance qu'ils prennent la résolution de vous satisfaire. Quiconque reçoit un avantage, en est obligé à celui qui en est l'occasion. Que s'ils n'ont pas envie de vous rendre ce qu'ils ont usurpé sur vous, c'est le comble de l'injustice. Voilà ce que nous avions à dire, avec une simplicité de Barbares. Nous vous supplions de suppléer par votre sagesse ce qui manque à notre discours, et pour les Romains et pour les Lombards, et surtout de faire réflexion qu'il est bien juste que vous preniez la protection d'un peuple, qui a toujours fait profession de la même religion que vous, et que vous vous déclariez contre une nation qui est infectée de l'erreur des Ariens. 5. Voila ce que dirent les Lombards. Le lendemain les Gépides ayant été conduits à l'audience, ils parlèrent en ces termes. Ceux, qui vont trouver leurs voisins pour les solliciter à entreprendre une guerre, sont obligés de montrer que leurs demandes sont justes en elles-mêmes, et qu'elles sont utiles à ceux à qui elles sont faites. Il est évident que les Lombards ont tort, puisque nous avons offert de terminer nos différents dans une conférence, n'étant pas raisonnable de prendre les armes, lorsque l'on peut se servir des voies de la douceur. Il n'est pas nécessaire d'employer beaucoup de paroles, pour persuader que les Gépides sont plus considérables que les Lombards, et par leur valeur, et par leur nombre, au moins à ceux qui connaissent bien les uns et les autres. Il n'y a point de personnes, pour peu qu'elles aient de bon sens, qui n'aiment mieux éviter le danger, et remporter la victoire, en choisissant le parti des plus forts, que de se perdre en se déclarant pour les plus faibles. Nous vous servirons en d'autres guerres, en reconnaissance de celle-ci que vous aurez entreprise pour nos intérêts, et nous avancerons vos victoires par la puissance de nos armes, Il est raisonnable que vous considériez que l'alliance que vous avez avec nous est ancienne, au lieu que celle que vous avez avec les Lombards est nouvelle. Or il n'y a point d'alliance si forte et si durable, que celle qui a déjà duré longtemps, et qu'une grande suite d'années a fortifiée. Ne doutez donc pas que vous ne trouviez en nos personnes, non seulement de puissants, mais aussi de fidèles alliés. Voila les raisons qui peuvent vous exciter à embrasser notre parti. Considérez s'il vous plaît maintenant, quel est l'esprit des Lombards. Ils n'ont pas voulu terminer nos contestations à l'amiable, bien que nous les y ayons souvent invités. Jugez quelle témérité. Présentement que nous avons les armes à la main, et qu'ils reconnaissent leur faiblesse, ils vous viennent demander un secours, que vous ne sauriez leur accorder avec justice; et le seul prétexte qu'ils vous allèguent, est la prise de Sirmium, et de quelques terres de la Dacie. Vous avez tant de villes et tant de provinces inutiles dans votre empire, que vous cherchez des peuples à qui vous les puissiez donner pour les habiter. Vous avez accordé tant de pays aux Français, aux Eruliens, et aux Lombards, qu'il n'est pas aisé d'en faire le dénombrement. Pour nous, nous avons fait, sur l'assurance que vous nous avez donnée de votre amitié, tout ce que vous désiriez que nous fissions. Quiconque a dessein de prodiguer une partie de ses biens, estime plus celui qui prévient sa libéralité, que celui qui l'attend ; surtout, si ce n'est pas par mépris qu'il s'empare de ce qui était abandonné, mais par une honnête liberté, que l'amitié donne, comme il nous est arrivé en cette occasion. C'est ce que nous vous supplions de considérer, et de vous déclarer en notre faveur, ou du moins de demeurer indifférent. Vous ne sauriez rien faire de plus raisonnable, ni de plus avantageux pour vos intérêts. 4. Voilà quelle fut la harangue des Gépides, que Justinien renvoya, après une seule délibération, sans leur rien accorder ; au lieu qu'il accorda aux Lombards un secours de plus de dix mille hommes de cavalerie, commandés par Constantien, par Busès, et par Aratius, auxquels Jean, neveu de Vitalien, se joignit, suivant l'ordre qu'il avait reçu de ramener les troupes en Italie, aussitôt après qu'il aurait donné bataille aux Gépides. Ces capitaines romains étaient suivis de quinze cents Eruliens, commandés par Philimuth. Tous les autres Eruliens, au nombre d'environ trois mille, qui s'étaient séparés des Romains, pour la raison que j'ai rapportée dans les livres précédents, s'étaient joints depuis avec les Gépides. Un parti des Romains envoyés pour le secours des Lombards, ayant inopinément rencontré ces Eruliens, qui étaient commandés par Aordus, frère de leur roi, en vinrent aux mains avec eux. Le combat fut rude, mais les Romains eurent l'avantage, et tuèrent Aordus, et un grand nombre des Eruliens. Lors que les Gépides virent que les troupes de l'Empereur marchaient pour secourir les Lombarbs, ils les recherchèrent de paix, et ceux-ci traitèrent sans la participation des Romains, qui en conçurent de grandes inquiétudes ; tellement qu'ils n'osaient ni avancer, ni reculer, dans l'appréhension qu'ils avaient que tous ces Barbares ne joignissent leurs forces pour aller ravager l'Illyrie. Ils s'arrêtèrent donc, et mandèrent à Justinien l'état des affaires. Voilà tout ce qui se passa pour lors. Je reprendrai maintenant la suite de mon histoire. [7,35] CHAPITRE XXXV. 1 BÉLISAIRE retourna à Constantinople, sans avoir remporté de gloire de son expédition d'Italie, où il n'avait presque osé mettre le pied, ayant toujours été contraint d'aller par mer d'un fort à un autre. Cependant les Barbares reprirent Rome, et se rendirent maîtres des plus importantes places. Pérouse était assiégée, quand Bélisaire partit, et elle fut réduite durant son voyage. Il demeura depuis à Constantinople, comblé d'honneurs et de richesses. 2. Je dirai en passant un présage qu'il eut autrefois de cette grande félicité. Il possédait une ferme dans un des faubourgs de Constantinople, laquelle on appelait Pantichium, où un peu avant qu'il menât l'armée romaine en Afrique, en qualité de général, ses vignes produisent une quantité de raisins tout à fait extraordinaire. Le vin en ayant été mis dans les tonneaux, et le bas des tonneaux ayant été enfoncé en terre, et le haut bien bouché avec de la glaise ; huit mois après le vin venant à bouillir rompit la glaise, sortit en abondance, couvrit toute la terre des environs, et y fit comme un petit lac, de sorte que les valets en emplirent plusieurs bouteilles, et rebouchèrent les tonneaux comme auparavant, sans en rien dire à personne, mais la même chose étant arrivée plusieurs fois, ils en avertirent leur maître, qui le fit voir à ses plus familiers amis, lesquels en tirèrent un présage de sa future grandeur. 3. Virgile, évêque de Rome, et quelques personnes de grande condition, ne cessaient de presser Justinien d'employer toutes ses forces pour reconquérir l'Italie. Gothige, qui avait été consul, et qui était venu tout exprès à Constantinople, en faisait des instances très pressantes. L'Empereur leur promettait d'y pourvoir ; mais il donnait cependant tous ses soins aux affaires de la religion, et il s'occupait uniquement à en terminer les différends. 4. Tandis que cela se passait à Constantinople, un Lombard, nommé Ildilge prit le parti des Gépides, pour le sujet que je vais dire. Dans le temps que Vacès régnait parmi les Lombards, il avait un neveu nommé Risiulfe, que la loi du pays désignait successeur du royaume ; mais comme Vacès avait dessein de le laisser à son fils, il suscita à Risiulfe une fausse accusation, et le condamna au bannissement. Ce malheureux persécuté se réfugia chez les Varnes, et laissa ses deux fils dans un pays. Vacès corrompit ces Barbares par argent, pour le massacrer. L'un de ses fils mourut de maladie, peu de temps après; l'autre, nommé Ildifge, se sauva chez les Slavons. Vacès mourut aussi lui-même, et laissa son royaume à son fils Valdale, qui n'était qu'un enfant, et dont le tuteur nommé Auduïn administra les états. Cette administration le rendit si puissant qu'il s'empara de la couronne après la mort de son pupille. Enfin la guerre s'étant émue entre les Gépides et les Lombards, Ildifge embrassa le parti des Gépides avec un petit nombre de Lombards, et une grande multitude de Slavons qui le suivirent. Les Gépides espéraient de le rétablir dans ses états ; mais quand ils eurent fait la paix avec les Lombards, Auduïn les pria de le lui rendre ; au lieu de le faire, ils l'avertirent de se retirer, et à l'instant, il s'enfuît chez les Slavons, et se résolut d'aller offrir à Totila six mille hommes qu'il avait. Étant entré sur les terres des Vénitiens, il en vint aux mains avec un parti de Romains, qui étaient commandés par Lazare, et les défit. Il ne se joignit pas néanmoins aux Goths, mais il repassa le Danube, et retourna chez les Slavons. 5. Dans le même temps un gardien de Bélisaire, nommé Ilause, qui était Barbare de nation, hardi et courageux de son naturel, et qui avait été pris dans l'Italie, se déclara pour les Goths, quoiqu'il n'en eût point de sujet. Totila lui donna incontinent après quelques vaisseaux, et l'envoya en Dalmatie. Quand il fut arrivé à une ville nommée Muïcure, il parla d'abord aux habitants, comme s'il eût toujours été officier de Bélisaire ; puis tirant tout d'un coup son épée, et exhortant ses gens d'en faire de même, il fit passer tout ce qui se présenta par le tranchant de l'épée, pilla la place, et s'en alla. Étant ensuite abordé à un lieu, que les Romains appellent Laurette, il tailla en pièces tout ce qu'il y trouva. Claudien ayant été averti de ces ravages, mit sur des barques les gens de guerre qu'il avait, qui en étant venus aux mains avec les gens d'Ilause, furent défaits, llause prit les barques, et d'autres vaisseaux chargés de blé, et se retira vers Totila, sur la fin de l'hiver, qui fut aussi la fin de la quatorzième année de la guerre que Procope décrit. [7,36] CHAPITRE XXXVI. 1. APRÈS que ce que je viens de raconter fut arrivé, Totila mena son armée devant Rome, et y mit le siège. Elle était défendue par trois mille hommes, que Bélisaire avait choisis dans toutes ses troupes, et dont il avait donné le commandement à un de ses gardes, nommé Diogène, qui était homme généreux, et prudent. Le siège fut long, à cause que le courage des assiégés était égal aux forces des assiégeants. Diogène veillait avec un soin extraordinaire à la défense des murailles, et avait semé du blé dans la ville, afin de n'en avoir pas disette. Les Barbares ayant donné divers assaut, furent vigoureusement repoussés ; mais quand ils furent maîtres du port, ils incommodèrent plus la ville qu'auparavant. Justinien voyant Bélisaire à Constantinople, prit la résolution d'envoyer un autre général en Italie ; et je me persuade que s'il l'eût exécutée sur le champ, elle lui eût heureusement réussi, parce qu'il était encore maître de Rome, dont la garnison eût fait un effort extraordinaire, si elle eût reçu le moindre secours. Mais d'abord il jeta les yeux sur Libérius, patrice, et lui commanda de se tenir prêt pour le voyage ; puis, d'autres affaires qui survinrent, lui firent oublier cette belle résolution. 2. Le siège ayant déjà duré longtemps, certains Isauriens qui gardaient la porte de S. Paul, et qui étaient fâchés de ce que depuis plusieurs années l'on ne les avait point payés, et qui d'ailleurs se souvenaient que ceux qui avaient autrefois livré Rome à Totila, en avaient été amplement récompensés, lui promirent de l'en rendre maître, et convinrent d'un jour précis. Quand ce jour fut arrivé, voici comment Totila prépara les choses. Il mit à la première veille de la nuit deux trompettes dans deux bateaux sur le Tibre, et leur commanda d'aller tonner le plus proche qu'ils pourraient des murailles. Pour ce qui est de lui, il rangea son armée vis-à-vis la forteresse Saint-Paul, sans que les assiégés s'en aperçussent ; et pour empêcher que la garnison ne se retirât à la faveur de la nuit, et ne se sauvât à Centcelles, qui était la seule place qui restait aux Romains, il mit sur le chemin une troupe considérable de gens de guerre, et leur donna ordre de tailler en pièces tout ce qu'ils trouveraient. Les trompettes sonnèrent au pic des murailles, suivant le commandement qu'ils en avaient; et à l'instant, Ies Romains, saisis de peur, quittèrent leur porte, et coururent en confusion où ils voyaient que se devait donner l'assaut. Il n'y eut que les Isauriens qui ne changèrent point de place, et qui ouvrirent la porte aux ennemis. Il se fit alors un grand carnage. Quelques- uns s'enfuirent par les autres portes. Ceux qui voulurent aller à Centcelles tombèrent dans l'embuscade, et furent taillés en pièces. Il ne s'en sauva qu'un petit nombre, dont on dit que fut Diogène, bien qu'il eût été blessé. 3. Il y avait dans la garnison un certain Paul, qui était natif de Cilicie, et qui avait été intendant de la maison de Bélisaire, et depuis capitaine de cavalerie ; et qui étant venu après cela en Italie, avait été laissé dans Rome, pour y commander conjointement avec Diogène. Lorsque Rome fut prise, ce Paul étant à la tête de quatre cents hommes, s'empara du tombeau d'Adrien, et du Pont qui conduit à l'église de Saint-Pierre. Quand le jour parût, il fut attaqué, et se défendit de telle sorte, qu'il remporta un grand avantage. Du moment que Totila s'aperçût que la situation des rues étroites leur était favorable, il commanda à ses gens de les entourer, et de le tenir debout vis-à-vis d'eux, ne doutant nullement qu'ils ne fussent obligés de se rendre, par la disette de vivres. Ces quatre cens hommes passèrent le jour entier, et la nuit suivante, sans prendre de nourriture. Le lendemain ils délibérèrent s'ils mangeraient de la chair de leurs chevaux ; mais l'aversion que la nature donne d'un aliment aussi extraordinaire que celui-là, leur fit consumer tout le jour à délibérer, bien qu'ils fussent extrêmement pressés de la faim. Après avoir bien consulté, ils s'exhortèrent les uns les autres à faire un effort généreux, et à se procurer une mort illustre. Leur dessein était de fondre inopinément sur l'ennemi, d'en faire le plus grand carnage qu'ils pourraient et de mourir glorieusement. Ils s'embrassèrent donc pour se dire le dernier adieu. Totila, qui craignit que ces désespérés ne vendirent chèrement leur vie, leur envoya offrir le choix, ou de mettre les armes bas, d'abandonner leurs chevaux, de promettre de ne servir jamais contre les Goths, de s'en aller à Constantinople, ou de retenir la jouissance de toutes ces choies, et de prendre parti dans les troupes. Les Romains agréèrent la proposition, et choisirent d'aller à Constantinople ; mais ensuite ils eurent honte de faire le voyage sans chevaux, et sans armes, et ils eurent peur d'être assomés sur le chemin, puis, ils se plaignirent de ce que l'on ne leur avait pas payé leur solde ; et enfin, ils prirent parti parmi les Goths, excepté Paul, et Mindès Isaurien, qui représentèrent à Totila, qu'ils avaient leurs femmes, et leurs enfants dans leur pays, sans la compagnie desquels ils ne trouvaient nul plaisir dans la vie, et le prièrent de les y faire escorter; ce qu'il fit, et de plus, il leur donna de l'argent pour leur dépense, parce qu'il reconnut qu'ils disaient la vérité. Les quatre cents soldats qui s'étaient réfugiés dans les églises, se rendirent à lui sur sa parole. Au reste, il ne fut plus d'avis ni de raser, ni d'abandonner Rome. Il fut d'avis de la faire habiter par les Goths, et par les Romains, par les sénateurs, et par le peuple. Je rapporterai les motifs de son avis. [37] CHAPITRE XXXVII. 1. Il avait envoyé une ambassade au roi de France, pour lui demander sa fille en mariage; mais ce prince la lui avait refusée, à cause, disait-il, qu'il n'était pas roi d'Italie, et qu'il ne le serait pas, puisqu'il n'avait pu garder Rome, après l'avoir prise, mais qu'il en avait ruiné une partie, et l'avait laissé reprendre à ses ennemis. Voilà la raison qui excitait Totila à réparer tout ce qu'il avait ou brûlé, ou démoli dans Rome, à y assembler les Sénateurs, et les personnes de toutes sortes de conditions, et à y faire porter des vivres. Il assista ensuite aux jeux qui y furent représentés à cheval, et il tint les troupes prêtes pour la Sicile. Il prépara quatre cents bateaux, tous les grands vaisseaux qu'il avait pris sur les Romains, les hommes, les équipages, et les vivres. Cela fait, il envoya un Romain, nomme Etienne, en ambassade vers Justinien, pour lui demander la paix, et pour lui offrir les armes des Goths dans toutes les guerres qu'il lui plairait d'entreprendre. 2. L'Empereur bien loin d'écouter ses propositions, ne vit pas seulement son ambassadeur. Ainsi Totila tourna toutes ses pensées à la guerre, et résolut d'essayer d'abord de prendre Centcelles, afin d'attaquer après la Sicile. Diogène, garde de Bélisaire, en était gouverneur, et y avait une forte garnison. L'armée des Goths s'étant approchée des murailles, s'y campa, et y mit le siège. Totila envoya dire au gouverneur, que s'il avait dessein de se défendre, il en vînt d'abord aux mains, et qu'il ne s'attendît à aucun secours, puisqu'il pouvait bien reconnaître par le passé, que l'Empereur ne pouvait supporter le poids de la guerre. Que s'il n'en voulait pas courir le hasard, il lui donnait le choix, ou de prendre parti dans son armée, ou de se retirer à Constantinople. La réponse de Diogène et des Romains fut, qu'ils ne désiraient ni combattre ni prendre parti parmi les Goths, parce que la vie leur serait insupportable, sans la compagnie de leurs femmes, et de leurs enfants, et qu'ils ne pouvaient rendre si tôt la place, parce qu'en retournant en leur pays, il fallait qu'ils y portassent une excuse raisonnable de s'être rendus. Ils demandèrent donc le temps d''écrire à Constantinople, afin que s'il ne leur venait point de secours, ils eussent une raison honnête d'avoir quitté la place. Totila ayant trouvé leur réponse juste, ils convinrent d'un jour précis, et ils se donnèrent, et reçurent respectivement des otages. Les Goths ayant levé le siège, marchèrent vers la Sicile ; et avant que de traverser le détroit, ils tentèrent le fort de Rhegium, dont la garnison était commandée par Thorimuth et par Himérius, que Bélisaire y avait établis gouverneurs. Ces deux braves hommes, qui avaient sous eux de bons soldats, le défendirent courageusement, et firent une vigoureuse sortie, où ils eurent de l'avantage; mais depuis ils demeurèrent dans leur place, à cause du grand nombre des assiégeants. Totila y laissa une partie de ses troupes, pour réduire les assiégés par la famine. Il envoya aussi quelques gens à Tarente, qui s'en emparèrent sans peine ; d'autres troupes de son parti prirent Arimini par intelligence. 3. Justinien ayant eu nouvelle des progrès que faisaient les Goths, résolut d'envoyer contre eux Germain son neveu, et lui commanda de se tenir prêt pour le voyage. Ce choix donna de l'inquiétude aux Goths, à cause de la grande réputation que Germain s'était acquise, et il releva un peu l'espérance des Romains, de sorte qu'ils en supportaient les fatigues avec plus de patience, et s'exposaient au danger avec plus de gaieté. Mais Justinien changea de résolution, par je ne sais quel motif, et nomma Libérius en la place de Germain. Quoi que tout semblât préparé pour son départ, il ne partit pas néanmoins de Constantinople, par un effet de l'inconfiance de l'Empereur, qui prit de nouveaux desseins. Dans le même temps, Verus ayant amassé quelques soldats, et ayant attaqué les Goths dans le Picentin proche de Ravenne, perdit la plupart de ses gens, et se perdit malheureusement lui-même. [7,38] CHAPITRE XXXVIII. 1. TROIS mille Slavons traversèrent au même temps le Danube, puis ils passèrent l'Èbre sans peine, et se partagèrent en deux bandes; l'une de dix-huit cents hommes, et l'autre de douze cents. Les chefs des troupes romaines attaquèrent séparément dans l'Illyrie, et dans la Thrace, en furent honteusement défaits, et tous ou taillés en pièces, ou mis en fuite. Ensuite, une de ces bandes victorieuses rencontra Asbade garde de Justinien, de la compagnie des candidats, et qui depuis fut capitaine d'une compagnie de cavalerie qui était en garnison dans un fort de la Thrace, nommé le fort de Tzurule. Il tua la plupart de ses soldats, le prit vif, et le garda quelque temps, puis le brûla, après lui avoir arraché par bandes la peau du dos. Ensuite, ces Barbares qui n'avaient jamais traversé le Danube, qui n'avaient jamais mis le pied sur les terres de l'Empire, qui n'avaient jamais osé tenir la campagne, ni faire de siège, ravagèrent alors toute l'Illyrie, et toute la Thrace. Ceux qui avaient défait Asbade, pillèrent tout le pays jusqu'à la mer, et prirent la principale ville maritime de la Thrace, nommée Topère, qui est à douze journées de Constantinople. Voici comment ils la prirent. 2. La plupart se cachèrent dans des lieux hauts et bas aux environs des murailles, et envoyèrent une petite troupe de leurs gens vers la porte qui est du côté de l'Orient. Les soldats de la garnison voyant le petit nombre des ennemis, firent une sortie, et les Barbares firent semblant de s'enfuir. Tous ceux qui s'étaient cachés se montrèrent, et en même temps ceux qui s'enfuyaient tournèrent visage, et ainsi les Romains furent enveloppés de toutes parts, et taillés en pièces. En même temps les Barbares allèrent à la ville, dont les habitants, qui n'avaient plus de garnison, se trouvèrent en grande peine. Ils se défendirent néanmoins assez bien ; ils versèrent grande quantité d'huile bouillante, et de poix fondue, et jetèrent des pierres avec tant de mains, que peu s'en fallut qu'ils ne repoussassent les assiégeants, mais les Barbares chassèrent à force de traits les habitants du haut des murailles ; puis ils y posèrent des échelles, et prirent la place. En même temps, ils passèrent quinze mille hommes au fil de l'épée, pillèrent toutes les richesses, et firent les femmes, et les enfants esclaves. Ils n'avaient jusques alors épargné ni âge ni sexe, depuis qu'ils étaient entrés sur tes terres de l'Empire, de sorte que toute la Thrace et l'Illyrie étaient couvertes de corps morts. Ils ne tuaient pas avec l'épée, ni avec la lance, ceux qui tombaient entre leurs mains, mais ils les tuaient d'une autre manière toute nouvelle. Ils enfonçaient dans la terre des pieux fort aigus, puis ils posaient dessus ces misérables, et les embrochaient jusques à ce qu'ils eussent les entrailles toutes percées. Quelquefois ils mettaient quatre piliers dans la terre; ensuite, ils y attachaient les mains et les pieds de ceux qu'ils prenaient, puis leur cassaient la tête avec des bâtons, et les assommaient comme des bêtes. Ils en enfermaient d'autres avec les bœufs et les moutons, qu'ils ne pouvaient emmener, et ils les brûlaient impitoyablement. Voilà les genres de mort que ces Barbares faisaient souffrir. Mais quand leur rage fut assouvie de sang, ils commencèrent à donner la vie à ceux qu'ils prenaient ; et cela fut cause qu'ils emmenèrent un nombre innombrable d'esclaves. [7,39] CHAPITRE XXXIX. 1. LES Goths assiégèrent quelque temps le fort de Rhegium, dont les habitants se défendirent courageusement, et entre autres Thorimuth, qui donna d'illustres preuves de son grand courage. Totila, qui savait que les assiégés manquaient de vivres, laissa quelques troupes pour garder les avenues, et pour empêcher de porter des provisions dans la place, afin de la réduire par la famine ; et ayant fait passer toute son armée dans la Sicile, il mit le siège devant Messine. Domnentiole, neveu de Busès, qui commandait dans la place, fit d'abord une sortie, où, quoiqu'il n'eût point eu de désavantage, il n'en fit plus néanmoins depuis, et il se contenta de défendre ses murailles. Les Goths ne voyant point d'ennemis qui leur résistassent, ravageaient la campagne. Cependant les habitants de Rhegium se rendirent à composition, à cause qu'ils manquaient de vivres. 2. Quand Justinien apprit toutes ces fâcheuses nouvelles, il amassa des vaisseaux, les remplit de bonnes troupes d'infanterie, et commanda à Libérius de les mener en Sicile, et de faire tous ses efforts pour la recouvrer. Mais à peine eut-il nommé Libérius pour commander l'armée navale, qu'il se repentit de son choix, parce que c'était un homme avancé en âge, et peu expérimenté dans les armes. Ayant donc reçu Artabane en grâce, et l'ayant honoré de la charge de maître de la milice de Thrace, il lui commanda d'aller en Sicile, bien qu'avec peu de troupes; mais il y devait prendre les vaisseaux de Libérius, que l'on rappelait. Pour ce qui est du commandement général, il le donna à Germain son neveu, à qui il ne fournit qu'une petite armée pour une si grande entreprise; mais il lui fît compter des sommes considérables, pour lever des soldats dans la Thrace, et dans l'Illyrie, et il lui commanda de marcher à grandes journées, et de mener arec lui Philimuth capitaine des Eruliens, et Jean neveu de Vitalien. 3. Germain se sentait enflammé d'un ardent désir de détruire le royaume des Goths, et d'acquérir la gloire d'avoir reconquis l'Italie, comme il possédait déjà celle d'avoir reconquis l'Afrique. Stotzas ayant usurpé la domination, ce fut Germain qui la lui ôta, et qui réunit l'Afrique à l'Empire, comme nous l'avons vu dans l'Histoire des Vandales. Les affaires d'Italie étant réduites à un si pitoyable état, il se persuadait que ce lui serait un glorieux avantage d'en être considéré à l'avenir, comme le restaurateur. Après la mort de sa femme Passara, il avait autrefois contracté un second mariage avec Mathasoute, fille d'Amalasoute, et petite-fille de Théodoric, laquelle était veuve de Vitigis. Il la mena avec lui, sur l'espérance qu'il eut, que quand elle serait dans son camp, les Goths ne le viendraient pas attaquer, par quelque force de respect pour la mémoire de Théodoric, et d'Atalaric. Il fit ensuite de grandes levées, et il y employa non seulement tout l'argent qu'il avait reçu de l'Empereur, mais le sien même. Tout ce qu'il y avait de vaillants hommes dans Constantinople, dans la Thrace, dans l'Illyrie, et en d'autres pays, quittèrent les autres chefs sous qui ils étaient officiers, afin de le suivre. Il est vrai que ses deux fils Justin et Justinien contribuèrent beaucoup à gagner cette généreuse noblesse. Il prit, du consentement de l'Empereur, quelques troupes de cavalerie dans la Thrace. Il y eut aussi beaucoup de ces peuples qui habitent les bords du Danube, beaucoup de Germains, et d'autres, qui, attirés par sa grande réputation, prirent parti dans ses troupes. Le roi des Lombards, entre les autres promit de lui envoyer mille hommes armés de pied en cap, et qui étaient tout prêts. 4. Quand la renommée eut répandu dans l'Italie le bruit de cet appareil, les Goths commencèrent à craindre, et quelques-uns même doutèrent s'ils devaient porter les armes contre des descendants de Théodoric. Tous les Romains, qui de leur bon gré, ou par contrainte, étaient dans l'armée des Goths, mandèrent à Germain, qu'aussitôt qu'il serait en Italie, ils se rangeraient sous ses enseignes. Cela relevait l'espérance des soldats qui étaient à Ravenne, et dans les autres villes de l'obéissance de Justinien, et cela les confirmait dans le dessein de demeurer attachés à son service. Ceux qui avaient été vaincus sous Vérus, et sous d'autres chefs, et depuis dispersés en divers endroits, se rassemblèrent dans l'Istrie, où ils attendirent Germain. Totila fit alors sommer Diogène de lui rendre Centcelles, parce que le jour précis était arrivé; mais il refusa de le faire, à cause de l'approche de Germain, et il offrit de rendre les otages qu'il avait, en recevant pareillement ceux qu'il avait donnés. Après avoir fait cette réponse, il s'appliqua avec un soin extraordinaire à la garde de sa place; et l'hiver finit avec la quinzième année de la guerre que Procope décrit. [7,40] CHAPITRE XL. 1. TANDIS que Germain amassait ses troupes dans Sardique, qui est une ville d'IIllyrie, et qu'il préparait tout ce qui lui était nécessaire pour une si grande guerre, les terres de l'Empire furent inondées par une multitude de Slavons, beaucoup plus prodigieuse et plus formidable, que toutes celles que l'on avait vues auparavant. Ces Barbares ayant traversé le Danube allèrent à la ville de Nisse, où quelques-uns s'étant détachés du corps pour piller séparément, ils furent pris par les Romains ; et ayant été liés, et interrogés pourquoi ils avaient passé le fleuve, ils répondirent que c'était pour assiéger Thessalonique, et les villes circonvoisines. Justinien étonné de cette nouvelle, manda à Germain de différer le voyage d'Italie, et d'aller pourvoir à la sûreté de Thessalonique. Comme la réputation de Germain était grande parmi ces Barbares, le bruit de son arrivée leur donna de l'épouvante. Lorsque Justinien parvint à l'Empire, les Antes, qui sont voisins des Slavons, ayant fait une irruption sur nos terres, Germain, qui était maître de la milice de Thrace, fut dépêché contre eux, les défit, et se rendit fort illustre par leur défaite. Les Slavons craignant donc un si grand capitaine, et d'autre part s'imaginant qu'il était suivi d'une formidable armée, puisqu'elle avait été levée contre Totila et contre les Goths, quittèrent le chemin de Thessalonique ; et n'osant plus tenir la campagne, passèrent toutes les montagnes de l'Illyrie, et entrèrent dans la Dalmatie. 2. Quand Germain se fut délivré de la crainte de ces Barbares, il commanda à ses gens de se tenir prêts, pour partir deux jours après pour l'Italie. Mais il fut surpris d'une maladie, dont il mourut subitement. Telle fut la fin si précipitée de ce grand homme, qui était si recommandable par sa valeur, et qui s'acquittait si admirablement de toutes les fonctions de capitaine, et de soldat. Il observait très religieusement les lois durant la paix, et rendait très exactement la justice. Il prêtait facilement son argent, sans intérêt. Il était grave et sérieux en public, doux et agréable en particulier. Il empêchait, autant qu'il pouvait, de commettre des désordres dans le palais. Il n'avait aucune familiarité, ni aucune habitude avec les factions du cirque, bien que la plupart de ceux qui aspiraient aux dignités eussent accoutumé de s'y engager. 3. L'Empereur, fort affligé de cette perte, donna le commandement de l'armée d'Italie à Jean, gendre de Germain, et neveu de Vitalien, et à Justinien frère du même Germain. Ces deux généraux allèrent en Dalmatie, dans le dessein de passer l'hiver à Salone, parce que la saison ne leur permettait pas de faire le tour du golfe, et qu'ils ne le pouvaient traverser faute de vaisseaux. Libérius, qui ne savait encore rien du changement de l'ordre de l'Empereur, touchant le commandement de l'armée navale, arriva à Syracuse, força les Barbares qui la tenaient assiégée, et entra dans le port avec toute la flotte. Peu après, Artabane, qui était arrivé dans la Céphalénie, y ayant appris que Libérius était en Sicile, traversa la mer Adriatique. Comme il était proche de la Calabre, une furieuse tempête dispersa toute sa flotte, de sorte qu'il y avait apparence que le vent la jetterait sur les côtes d'Italie, et la ferait tomber entre les mains des ennemis, mais tout le contraire arriva, car après avoir été longtemps battue de l'orage, elle fut poussée vers le Péloponnèse, où quelques vaisseaux furent brisés, et les autres se sauvèrent. Le vaisseau qui portait Artabane eut un mât rompu, courut un grand danger, et aborda à Malte. 4. Libérius n'ayant pas assez de forces pour faire de fréquentes sorties, ni assez de vivres pour soutenir longtemps le siège, il fit voile vers Panorme, où il arriva sans être vu par les ennemis. Alors Totila, après avoir ravagé toute la Sicile, après en avoir transporté une prodigieuse quantité de bœufs, de moutons, et de chevaux, après en avoir enlevé les grains, les meubles précieux, et les richesses, retourna en Italie pour la raison que je vais dire. Il n'y avait pas longtemps qu'il avait donné la charge d'intendant de sa maison à un certain Romain, nommé Spinus, natif de Spolète, qui fut pris dans la ville de Catane, dont les murailles étaient abattues. Comme il souhaitait avec passion de se retirer, il offrit de donner en échange une Dame de qualité. Les Romains répondirent, qu'il n'était pas juste d'échanger un intendant avec une femme. Spinus, qui craignait que les Romains ne le fissent mourir, leur promit de persuader à Totila d'abandonner la Sicile, et de ramener toutes ses troupes dans l'Italie. Les Romains lui ayant fait confirmer cette promesse par un serment, le donnèrent en échange pour la Dame. Dès qu'il fut devant Totila, il lui dit, que ce n'était pas agir prudemment que de s'amuser à la Sicile pour l'intérêt d'un petit nombre de places, et il l'assura, que tandis qu'il avait été entre les mains des ennemis, il avait entendu dire que Germain était mort, et que Jean, son gendre, et Justinien son fils, commandaient l'armée en sa place ; qu'ils étaient déjà dans la Dalmatie, et qu'ils viendraient bientôt dans la Ligurie en enlever les femmes et les enfants. Ne vaudrait-il pas mieux, ajouta-t-il, passer l'hiver dans nos maisons, et aller ensuite combattre l'ennemi ? Car quand nous aurons remporté une pleine victoire sur lui, nous aurons toute sorte de liberté de nous rendre les maîtres de la Sicile. Totila se rendant à cet avis, laissa de puissantes garnisons dans les quatre meilleures places de l'île, et repassa avec tout le butin dans l'Italie. 5. Jean ayant mené l'armée de l'Empereur dans la Dalmatie, se résolut de passer l'hiver à Salone, et d'aller droit à Ravenne au commencement du printemps. Cependant les terres de l'Empire étaient impunément ravagées par ces Slavons dont j'ai parlé, et par d'autres Barbares, qui s'étaient depuis joints à eux. Quelques-uns soupçonnaient Totila de leur avoir donné de l'argent, afin d'occuper l'Empereur par une si forte diversion, et de l'empêcher de pourvoir aux besoins de l'Italie. Pour moi je ne puis dire si les Slavons vinrent d'eux-mêmes, où s'ils furent excités à venir par Totila ; mais je sais bien qu'ils firent d'étranges dégâts dans toute l'Europe, non pas par des courses passagères, mais en y établissant une demeure aussi fixe, et aussi stable, que dans leurs maisons. Enfin Justinien, envoya contre eux une armée, qui était commandée par Constantien, par Aratius, par Nazare, par Justin, second fils de Germain, et par Jean, surnommé le Mangeur. Il donna le commandement général sur tous ces chefs à Scholasticus, un des eunuques de son palais. Cette armée rencontra une partie des Barbares proche d'Andrinople, ville de la Thrace, assise à cinq journées de Constantinople. Comme il était impossible aux Barbares d'avancer, parce qu'ils étaient chargés d'une prodigieuse quantité de bagages, d'esclaves, et de troupeaux, ils se préparèrent à donner bataille, et ils se rangèrent sur une petite colline. Les Romains, qui étaient campés dans le plat pays, commencèrent à murmurer, de ce que les chefs qui avaient des vivres en abondance, laissaient les soldats dans la disette, et refusaient de combattre en cette occasion. Les Chefs lassés de ces plaintes, donnèrent bataille, et elle fut des plus rudes. Les plus braves hommes qu'il y eût parmi les Romains y périrent, et peu s'en fallut que les chefs ne fussent pris. Les Barbares se saisirent de l'étendard de Constantien, et méprisant l'armée romaine, s'avancèrent dans le pays, et pillèrent l'Attique, qui est une contrée fertile, et y firent un butin inestimable, parce qu'il n'y avait point encore eu de gens de guerre. Après avoir fait un dégât tout à fait extraordinaire, ils arrivèrent à une grande muraille, qui n'est éloignée de Constantinople que d'un peu moins d'une journée de chemin. En cet endroit l'armée romaine en vint aux mains avec eux, les mit en déroute, reprit une grande partie des prisonniers, et l'étendard de Constantien. Les autres s'en retournèrent en leurs maisons avec tout le butin dont ils étaient chargés.