[6,0] HISTOIRE DE LA GUERRE CONTRE LES GOTHS. LIVRE SECOND. [6,1] CHAPITRE PREMIER. 1. LES Romains n'osaient plus depuis cette journée donner de batailles ; ils se contentaient de faire de légères escarmouches, où ils remportèrent quelques petits avantages. Divers partis de gens de pied, non pas rangés en bataille, mais dispersés deçà et delà, suivaient la cavalerie. A la première occasion, Bessas se jeta, le dard à la main au milieu des ennemis, et tua trois des plus braves hommes de leur cavalerie, et mit les autres en fuite. Constantin ayant mené les Huns sur le soir dans le champ de Néron, et se trouvant accablé par la multitude des ennemis, il s'avisa d'une invention qui mérite d'être décrite. Il y a un cirque où les gladiateurs combattaient autrefois, et où l'on a depuis bâti des maisons. Les rues qui y aboutissent sont fort étroites. Constantin n'espérant pas de résister à un nombre aussi considérable qu'était celui des ennemis, et ne pouvant s'enfuir sans se mettre dans un extrême péril, descendit de cheval, et commanda aux Huns d'en descendre pareillement, et de se tenir debout à l'entrée des rues, d'où ils tirèrent sur les ennemis, qui tinrent ferme quelque temps, dans l'espérance de les envelopper, lorsque leurs flèches seraient épuisées, de les charger de chaînes, et les emmener dans leur camp. Mais quand ils virent que les Massagètes, qui ont une adresse singulière pour tirer, tuaient un homme de chaque coup, et qu'ils avaient déjà défait la moitié de leurs gens, ils prirent ouvertement la fuite. Alors ils perdirent encore plus de monde que devant, parce que les Massagètes leur tiraient dans le dos. Constantin ramena les Huns à Rome au commencement de la nuit. 2. Peranius ayant fait, quelques jours après, une sortie par la porte Salaria, et ayant mis les Goths en fuite, ils revinrent à la charge le jour même, et donnèrent la chasse aux Romains, entre lesquels il y en eut un qui tomba dans une fosse profonde, qui, à mon avis, avait été faite autrefois pour serrer des grains. Comme il n'osait crier, parce que le camp des Goths était proche, et qu'il n'en pouvait sortir, parce qu'il n'y avait point de degrés pour remonter, il y passa toute la nuit. Le lendemain, les Barbares ayant encore eu du désavantage dans une sortie, l'un d'eux tomba dans la même fosse. Leur disgrâce commune les lia d'affection, et leur fit se promettre réciproquement qu'ils feraient leur possible pour se sauver la vie. En même temps ils commencèrent à crier tous deux de toute leur force. Les Goths accoururent au bruit, et après avoir regardé dans la fosse, ils demandèrent à ceux qui étaient dedans, de quel parti ils étaient ? Le Goth répondit seul, ainsi qu'ils en étaient auparavant demeurés d'accord, qu'il était tombé par malheur, et qu'il priait qu’on lui jetât une corde pour remonter. Ils lui jetèrent donc une corde, dont le Romain prit à l'instant le bout, alléguant pour la raison, que les Goths n'avaient garde de laisser un Goth dans cette fosse, au lieu qu'ils y laisseraient un Romain, s'il y demeurait le dernier. En disant cela, il monta. Les Goths furent étonnés d'abord de le voir ; mais quand ils eurent tout appris de la bouche, ils retirèrent son compagnon, qui ayant exposé l'accord qu'ils avaient fait ensemble, s'en retourna dans le camp, et le Romain fut laissé en liberté. Il y eut depuis diverses sorties à cheval de côté et d'autre, lesquelles se terminèrent en des combats singuliers, où les Romains eurent toujours de l'avantage. 3. Il se fit peu de temps après un petit combat dans le champ de Néron, où la cavalerie Romaine ayant donné la chasse aux Barbares, il y eut un garde de Bélisaire, nommé Chorsamante, qui était Massagète de nation, lequel suivi de quelques autres, poursuivit vigoureusement soixante et dix Goths ; mais ayant poussé trop loin les fuyards, il fut abandonné de ses gens ; et quoique seul, il ne laissa pas de continuer à les poursuivre. Les Goths qui le virent seul, retournèrent sur lui. Il tua d'abord le plus hardi, et mit les autres en fuite. Quand ils furent proche de leur camp, ils eurent honte que l'on les vît fuir devant un seul homme, et retournèrent au combat; mais ayant perdu encore un des leurs, ils s'enfuirent comme auparavant. Chorsamante leur donna la chasse jusque dans leur camp et s'en retourna seul à Rome. Il reçut bientôt après un coup de flèche qui lui perça la jambe gauche jusqu'à l'os. Cette blessure l'ayant mis hors de combat pour quelques jours, il la supportait avec l'impatience qui est ordinaire aux Barbares, et il menaçait d'en tirer vengeance. Un jour, après avoir bu extraordinairement dans un festin, il promit d'aller le venger seul, du coup que les Goths lui avaient donné; et étant allé à la porte Pinciana, il dit à ceux qui la gardaient, que Bélisaire l'envoyait au camp des ennemis. Les soldats qui gardaient la porte ne pouvant s'imaginer qu'il leur imposât, la lui ouvrirent et le laissèrent aller où il voulut. D'abord, les Goths crurent qu'il se venait rendre à eux volontairement ; mais quand il fut proche, et qu'il commença à tirer, ils accoururent environ vingt contre lui, lesquels il repoussa vigoureusement. Ils vinrent en plus grand nombre ; mais au lieu de s'enfuir, il soutint seul, avec des efforts extraordinaires, le choc d'une si effroyable multitude. Les Romains qui le regardaient du haut des murailles, sans savoir que ce fut lui, croyaient que ce fut un furieux. Il fit d'admirables exploits, et dignes d'une louange immortelle, mais enfin ayant été enveloppé par toute l'armée, il porta la peine de sa témérité. Bélisaire et toute l'armée ressentirent une extrême douleur de sa mort, et regrettèrent sa perte, comme la perte de l'espérance publique. [6,2] CHAPITRE II. 1. ENVIRON le solstice d'été, un certain Euthalius arriva de Constantinople à Terracine, avec l'argent destiné au paiement des soldats ; mais comme il appréhendait d'être rencontré par les ennemis, et de perdre l'argent et la vie, il demanda escorte à Bélisaire, qui lui envoya cent hommes couverts de boucliers sous la conduite de deux gardes. Cependant ce général faisait toujours semblant de vouloir donner bataille, afin d'empêcher les ennemis d'aller au fourrage, ou pour quelque autre raison. 2. Quand il fut le jour auquel Euthalius devait arriver, il rangea le jour précédent son armée, la mit aux portes de Rome dès le matin, et la fît dîner à midi, les Goths se rangèrent pareillement en bataille, dînèrent, et crurent qu'il ne voulait combattre que le lendemain. Incontinent après il envoya Martin et Valérien dans le champ de Néron, pour harceler les Barbares ; et en même temps envoya attaquer le camp par six cents cavaliers, qui sortirent par la petite porte Pinciana, et qui étaient commandés par Artasine, Perse, par Bucas, Massagète, et par Cutilas, Thrace. Les ennemis accoururent au devant d'eux. Les uns et les autres furent longtemps sans en venir aux mains, combattant par des irruptions, et par des retraites réciproques, comme s'ils eussent en dessein de passer toute la journée en cette sorte d'escarmouche. Mais dans la suite, les uns et les autres étant échauffés par la colère, et ayant reçu du secours tant du camp que de la ville, la mêlée devint furieuse, et plusieurs braves hommes demeurèrent sur la place. Enfin, la vertu des Romains l'emporta sur les Barbares, lesquels Cutilas poursuivit, bien qu'il eût la tête percée d'un dard, qui y était demeuré suspendu; et il revint dans Rome en cet état, avec l'admiration de tout le monde. Arsès, qui était un des écuyers de Bélisaire, reçut un coup au visage, entre le nez et l'œil droit; la pointe du dard était enfoncée bien avant, et le reste lui pendait sur le visage. Les Romains admirèrent la confiance avec laquelle cet Arsès et ce Cutilas méprisèrent les blessures et la douleur. Voilà ce qui se passa en cette occasion. Les Barbares avaient l'avantage dans le champ de Néron. Martin et Valérien soutenaient l'effort d'une effroyable multitude, avec un courage invincible, mais avec une perte notable, et un péril extrême. Bélisaire dépêcha Bucas à leur secours, avec ceux qui n'avaient point été blessés dans le combat. Le renfort assura les Romains, et leur fit donner la chasse aux Barbares. Bucas les ayant poursuivis fort loin, il se trouva enveloppé de douze, qui tous lui portèrent des coups de lance. Sa cuirasse étant à l'épreuve, il y eut un Goth qui en trouva le défaut au-dessus de l'épaule droite, et qui lui fit une blessure, qui ne fut toutefois ni mortelle, ni dangereuse. Un autre lui donna un coup dans la cuisse gauche, dont il eut le muscle percé en travers. Martin et Valérien accoururent à son secours, et le dégagèrent, et tenant chacun d'une main la bride de son cheval, le ramenèrent à Rome, où Euthalius arriva avec l'argent, au commencement de la nuit. 3. Quand ils furent tous dans la ville, ils prirent le soin de leurs blessures. Les médecins, qui voulaient retirer le dard du visage d'Arsès, furent longtemps dans une grande perplexité, non seulement à cause de son œil qu'ils n'espéraient pas conserver, mais aussi à cause des nerfs et des membranes, qu'ils craignaient de rompre et de faire périr en les rompant, un des plus vaillants hommes qui fut dans l'armée de Bélisaire. L'un d'eux, nommé Théoctiste, s'étant appuyé sur la tête d'Arsès, lui demanda s'il sentait beaucoup de douleur; et comme il lui eût répondu, que oui, il repartit, vous guérirez donc, et vous ne perdrez pas l'œil ; ce qu'il assurait, parce qu'il jugeait que le trait n'était pas enfoncé bien avant. Ensuite il coupa le bois qui était au dehors, et le jeta; puis ayant fait une incision, qui fut accompagnée d'une douleur très sensible, à cause des nerfs qui se rencontrent en cette partie, il en tira un fer à trois pointes. Ainsi Arsès fut guéri sans qu'il restât de cicatrice sur son visage. Comme ce même Théoctiste arracha avec violence la flèche qui avait pénétré, bien avant dans la tête de Cutilas, ce capitaine en tomba en défaillance, les tuniques de son cerveau s'étant ensuite enflammées, il en tomba en frénésie, dont il mourut. Pour ce qui est de Bucas, il perdit une prodigieuse quantité de sang, et l'on crut qu'il en mourrait sur-le-champ. Les médecins assuraient que cela provenait, de ce que le muscle était percé de travers, et non pas en droite ligne. Il ne survécut que trois jours. Les Romains passèrent la nuit à déplorer leur malheur, et ils entendaient en même temps les gémissements dont le camp des ennemis retentissait ; ce qui leur paraissait d'autant plus étrange, qu'ils n'avaient pas remarqué que les Goths eussent fait de perte considérable le jour précédent, et qu'ils leurs en avaient souvent vu faire de plus grandes, sans en témoigner tant de regret, parce qu'ils ne manquaient pas d'hommes ; mais ils apprirent le lendemain, qu'ils pleuraient les plus vaillants hommes de leur nation, que Bucas avait tués dans le champ de Néron, à la première rencontre. Il se livra d'autres petits combats, que je n'ai pas jugé de rapporter. Il y eu sept rencontres pendant le siège, et deux autres depuis, dont je parlerai dans la suite. En cet endroit finit l'hiver, et la seconde année de la guerre qu'écrit Procope. [6,3] CHAPITRE III. 1. AU commencement du printemps, Rome fut assiégée de la famine et de la peste. Les soldats n'avaient pour toute nourriture que du pain. Les habitants, à qui le pain avait manqué, souffraient en même temps l'incommodité de la disette, et celle de la maladie contagieuse. Les Goths, bien informés de l'état de la ville, n'en voulaient pas venir aux mains, ils se contentaient d'arrêter les vivres. Il y a encore maintenant entre la voie Latine et la voie Appienne deux grands aqueducs, qui se joignent à cinquante stades de Rome, puis ils le croisent de sorte que celui qui était à la droite devient à la gauche et celui qui était à la gauche devient à la droite. Enfin ils se rejoignent pour se séparer l'un de l'autre, de la même manière que devant. Cela fait, qu'ils entourent un espace considérable, où les Barbares se fortifièrent, et se mirent jusqu'au nombre de sept mille, pour boucher le passage aux provisions. Alors les Romains se virent privés de toutes sortes de biens et affligés de toutes sortes de maux. Pendant qu'il resta des grains à la campagne, les plus hardis des soldats, animés par l'avidité du gain, allèrent l'enlever sur des chevaux, sans être découverts par les ennemis, et le vendirent chèrement aux plus riches des citoyens, tandis que les autres ne vivaient que de légumes, dont il y eût toujours abondance, parce qu'il en croît en toutes les saisons, et même en hiver. Ce qui fut cause que les chevaux ne manquèrent point de fourrages. Quelques-uns vendaient secrètement des boudins, faits de la chair des mulets qui mouraient à Rome. Tous les grains de la campagne étant consumés et les habitants étant réduits à une extrême disette, ils vinrent tous à l'entour de Bélisaire, pour le prier de donner une bataille générale, et pour s'offrir à en courir le hasard. Comme il était en doute de la résolution qu'il prendrait dans une conjoncture si fâcheuse, plusieurs des plus considérables lui parlèrent de cette sorte. 2. Nous ne nous attendions guère aux misères que nous souffrons, et notre condition présente est bien contraire à nos espérances. Après avoir obtenu ce que nous avions souhaité, nous sommes tombés dans la disgrâce, par la confiance que nous avons eue aux soins de César ; mais nous ne pouvons plus la conserver maintenant sans une espèce de folie. La nécessité extrême où nous sommes, nous donne la hardiesse de nous exposer au péril d'une bataille. Pardonnez-nous, s'il vous plaît, notre liberté. Le ventre n'a point de honte quand il est privé de ce qui lui est nécessaire. Nous trouvons notre excuse dans notre malheur. On ne saurait faire un plus grand mal à des misérables, que de prolonger leur vie. Vous voyez de quelles calamités nous sommes accablés. Nos terres sont en la possession de nos ennemis ; Rome est assiégée et affamée depuis si longtemps, qu'il ne nous est pas aisé de le marquer précisément. La plupart des citoyens sont morts, sans avoir reçu la sépulture, et notre misère est si insupportable, qu'elle nous fait envier la condition des morts mêmes. La famine adoucit tous les autres maux, et elle rend toutes les manières de mourir, fort agréables ; excepté celle qu'elle présente. Permettez-nous de combattre, devant qu'elle nous fasse périr, afin que nous trouvions, ou la victoire, ou au moins la fin de nos peines. C'est une extravagance de se hâter de courir le hasard, quand il y a quelque espérance de salut dans le retardement; mais lorsque ce retardement ne fait qu'augmenter la difficulté et le péril, il est plus blâmable que l'impatience. 3. Après que Bélisaire eut entendu ce discours, il y répondit en ces termes. Je m'attendais bien à tout ce que vous avez fait, et rien n'est arrivé contre ma pensée. Il y a longtemps que je connais l'impertinence du peuple, et que je sais qu'il n'est pas capable de supporter le présent, ni de prévoir l'avenir ; qu'il veut faire ce qui est impossible, et qu'il se précipite aveuglément dans sa ruine. Pour moi, je ne suis pas résolu de perdre les affaires de l'Empereur, pour satisfaire votre légèreté, ni de vous laisser périr vous-mêmes. La guerre ne se fait pas avec une vitesse inconsidérée ; il y faut de la prudence et du conseil pour peser les occasions et les moments. Vous voulez risquer en un seul coup tout le salut de l'État, de même que si vous jouiez aux dés. Je n'ai pas accoutumé de ruiner les affaires, en voulant les abréger. Vous me promettez, de courir avec moi le hasard d'une bataille. Depuis quand vous êtes-vous adonnés à l'exercice des armes ? Ceux qui les ont maniées toute leur vie, savent bien que c'est un métier qui ne s'apprend pas en un jour, et que l'on ne devient pas soldat à l'ombre. J'admire l'ardeur de votre courage, et l'émotion où elle vous jette, mais je vous ferai voir aisément que ce que vous voulez faire, n'est pas à propos, et que j'ai raison de différer. L'Empereur, nous envoie une armée composée de toutes les forces de l'orient et une flotte qui est la plus puissante que les Romains aient jamais équipées, et qui couvre déjà tout le golfe Ionique, et les côtes de la Campanie. Elle nous fournira, bientôt assez de vivres pour rassasier notre faim, et assez de soldats pour accabler nos ennemis. Je trouve qu'il est bien plus raisonnable de remettre le combat, jusqu'à ce que nous ayons reçu un secours si considérable, afin de nous assurer de la victoire, que de perdre l'État par une précipitation indiscrète. Au reste, je donnerai les ordres nécessaires, pour faire en sorte que ce secours arrive bientôt, et qu'il ne se perde pas un moment à le faire venir. [6,4] CHAPITRE IV. 1. APRÈS que Bélisaire eut un peu rassuré les esprits des Romains, par cette réponse, il envoya Procope, l'auteur de cette histoire, à Naples, où le bruit courait qu'il était arrivé des troupes, afin d'y charger du blé sur des bateaux, et d'y amasser tous les soldats qu'il y trouverait, soit ceux qui y étaient arrivés depuis peu de Constantinople, ou ceux qui y demeuraient, pour y nourrir des chevaux, ou même ceux qu'il tirerait des garnisons, et de les amener tous en diligence à Ostie, qui est le lieu où s'arrêtent les vaisseaux des Romains. Il sortit durant la nuit avec Mundilas, qui était de la compagnie des gardes, et avec quelques autres cavaliers, par la porte de St-Paul, et passa sans être aperçu d'un corps de garde, que les ennemis avaient posé proche de la voie Appienne. Mundilas retourna à Rome, où il assura que Procope était passé au travers des ennemis, dont Bélisaire eut beaucoup de joie. Ce général fit ensuite ce que je vais dire. 2. Il envoya la plus grande partie de la cavalerie dans les forts qui sont proches de Rome, afin d'empêcher que les ennemis n'emmenassent des provisions dans leur camp, et afin de soulager un peu la ville de sa disette, et d'assiéger en quelque sorte les assiégeants mêmes. Il envoya à Terracine Martin et Valérien avec mille hommes, qui servirent jusque là d'escorte à Antonine, qui allait à Naples, pour y attendre l'événement qu'il plairait à la fortune de donner à cette guerre. Il dépêcha au château de Tibur, qui est éloigné de cent quarante stades de Rome, cinq cents hommes, sous la conduite de Magnus et de Sinthuès. Il avait déjà envoyé une troupe d'Hérules, commandés par Gontharis, à la ville d'Albe, qui est dans la même distance de cent quarante stades; mais ils en avaient été chassés incontinent après, par les Goths. 3. Il y a à quatorze stades de Rome, un temple, dédié en l'honneur de saint Paul, qui est arrosé du Tibre, et qui est sans défense, bien qu'une longue galerie, et quelques autres bâtiments qui le joignent aux murailles de la ville, en rendent l'accès un peu difficile. Les Goths ont du respect pour cette sorte d'édifices. Dans tout le temps de la guerre, ils ne violèrent ni cette église de saint Paul, ni celle de saint Pierre ; si bien que les prêtres eurent toujours une entière liberté d'y célébrer le saint Office. Il envoya Valérien se camper avec les Huns sur le bord du Tibre, afin de faire paître leurs chevaux, et d'arrêter un peu les courses des Barbares. Quand Valérien y eut placé les Huns, il retourna incontinent à Rome. Bélisaire se tenait en repos ; et n'ayant pas dessein de commencer le combat, il se voulait seulement mettre en état de repousser les ennemis, au cas qu'ils attaquassent les murailles. Il distribua un peu de blé parmi le peuple. Martin et Trajan étant arrivés à Terracine, quittèrent Antonine, qui allait à Naples, et se fortifièrent tellement dans les lieux des environs, qu'ils faisaient sur les Goths de fréquentes irruptions. Magnus et Sinthuès réparèrent en peu de temps les fortifications de Tibur, tellement qu'y étant en sûreté, ils en incommodaient extrêmement les Barbares, et fondaient sur eux, quand ils allaient chercher des vivres. Les Huns ne les harcelaient pas moins, et ainsi n'ayant plus la même facilité de trouver des vivres qu'auparavant, ils commençaient à souffrir eux-mêmes les incommodités de la disette. 4. Pour ce qui est de Procope, quand il fut arrivé dans la Campanie, il y amassa au moins cinq cens soldats, et y prépara plusieurs vaisseaux chargés de grains. Peu après Antonine y arriva, qui partagea avec lui les soins de l'armée navale. 5. Dans le même temps, on entendit gronder le mont Vésuve, mais il ne vomit point les carreaux dont il semblait menacer par ce bruit, tout le pays, qui en était fort épouvanté. Cette montagne est à soixante et dix stades de Naples, du côté du Septentrion. Elle est extrêmement escarpée. Au bas s'étendent de grandes plaines, qui sont plantées de beaux arbres. Le haut est tout à fait pierreux et inculte. Dans le milieu est une ouverture d'une telle profondeur, qu'il semble qu'elle descende jusqu'à la racine de la montagne. Ceux qui sont assez hardis pour y regarder, voient du feu dans le fond. Tandis que la flamme tournoie, et se roule, pour ainsi dire, dans elle-même, elle ne fait mal à personne ; mais quand on entend un bruit semblable à un mugissement, il sort incontinent après, une prodigieuse quantité de cendres des entrailles de cette montagne, dont ceux qui sont touchés ne manquent jamais de mourir. Quand elles tombent sur les maisons, elles les accablent, et les ruinent. La violence du vent les élève quelquefois si haut, que l'on les perd de vue, et qu'elles sont emportées en des pays fort éloignés. On dit qu'étant tombées autrefois sur Constantinople, la consternation y fut telle, que l'on y établit des prières publiques qui durent encore. Une autre fois, Tripoli qui est en Afrique, fut affligée de ce malheur. Il y a, comme l'on croit, un siècle, que ce mugissement fut entendu la première fois ; la mémoire du second est plus récente. Au reste l'on assure qu'il est impossible que le pays, où le Vésuve répand les cendres qu'il vomit, ne soit extrêmement fertile. L'air qui environne cette montagne est extrêmement subtil, et propre à la santé ; ce qui est cause que les médecins y envoient ceux qui sont malades de la phtisie. C'est ce que j'avais à dire du mont Vésuve. [6,5] CHAPITRE V. 1. Il arriva vers le même temps, une nouvelle armée de Constantinople, savoir, à Naples trois mille Isauriens, qui étaient commandés par Paul et par Conon ; et à Orante huit cents cavaliers, Thraces de nation, lesquels étaient commandés par Jean, neveu de Vitalien le tyran ; et mille autres cavaliers qui étaient commandés par Alexandre, par Marcenze, et par quelques autres chefs, Zénon avait amené dès auparavant à Rome trois cents hommes de cheval, par le pays des Samnites, et par la voie Latine. Lorsque Jean fut en Campanie, il se joignit à cinq cents hommes, qui y avaient été levés, et ils marchèrent tous ensemble sur le rivage de la mer, traînant après eux des chariots qu'ils avaient tirés de la Calabre, et dont ils avaient envie de se servir pour se retrancher, au cas qu'ils fussent attaqués par les ennemis. Ils avaient mandé à Paul et à Conon, d'aller promptement par mer à Ostie, afin de joindre toutes leurs forces. Ils avaient mis grande quantité de blé, de vin, et d'autres provisions, sur les navires et sur les chariots. Ils espéraient de trouver Martin et Trajan à Terracine ; mais quand ils y furent arrivés, ils apprirent qu'ils avaient été rappelés depuis peu, à Rome. 2. Bélisaire ayant été averti de la marche des troupes de Jean, et craignant que les ennemis n'allassent au-devant, et ne les taillassent en pièces, s'avisa de ce stratagème. J'ai remarqué dans le premier livre, qu'au commencement de la guerre, il avait fait murer la porte Flaminia, proche de laquelle les ennemis croient camper afin qu'ils ne la pussent forcer, et entrer dans la ville. Il fit ôter durant une nuit les pierres, dont cette porte était bouchée, et il rangea son armée tout proche, dès le point du jour. Il envoya ensuite par la porte Pinciana Trajan et Diogène, à la tête de mille hommes, pour attaquer le camp des ennemis, avec ordre de s'enfuir, dès qu'ils les verraient paraître. Ces deux capitaines, suivant l'ordre de Bélisaire, attaquèrent les Goths, qui fondirent à l'instant sur eux en foule, pour les repousser. Les uns et les autres couraient tous pêle-mêle vers Rome, les uns faisant semblant de fuir, et les autres poursuivant de bonne foi les fuyards. Quand Bélisaire vit courir les Barbares à toute bride, il ouvrit la porte Flaminia et fit sortir son armée. Le chemin était commandé par un des camps des Goths, duquel les avenues étaient étroites et incommodes. D'abord, un certain Barbare, qui était d'une taille fort avantageuse, et qui était couvert d'une cuirasse, courut au partage, et exhorta ses compagnons de venir s'en emparer, et le défendre. Mais Mundilas le prévint, et l'ayant tué, empêcha qu'aucun autre se rendît maître du partage. Il fut aisé aux Romains d'aller jusqu'au camp ; mais ce fut en vain qu'ils l'attaquèrent, quoi qu'il ne fût défendu que par une poignée de gens. Il était ceint d'un fossé fort profond, et revêtu d'un rempart fort élevé, et fortifié avec des pieux mis près à près. C'est ce qui donnait aux Barbares le courage de le bien défendre. 3. Un écuyer de Bélisaire, nommé Aquilin, poussa son cheval jusque dans le milieu du camp, et tua plusieurs Goths. Ayant été à l'instant même enveloppé de tous les autres, il perdit son cheval, qui fut tout percé de traits, et s'enfuit à pied, contre toute sorte d'apparence, jusqu'à la porte Pinciana, où ayant trouvé des Barbares qui donnaient la chasse aux nôtres, il commença à les charger, et à leur tirer dans le dos. Ce que Trajan ayant aperçu, il se joignit à une troupe de cavaliers qui étaient proche, et alla fondre sur les Goths, qui furent enveloppés de toutes parts, et misérablement massacrés. Le carnage fut furieux, et il n'y en eut que très peu qui se sauvèrent dans leur camp. Ils n'osaient plus sortir depuis, et s'imaginant toujours que les Romains allaient venir les attaquer, ils veillaient incessamment à la garde de leurs retranchements. 4. Trajan fut blessé en cette rencontre, au-dessus de l'œil droit, proche du nez. Le fer du trait pénétra si profondément, que l'on ne le pouvait plus voir. Le bois, qui ne tenait pas bien au fer, tomba à terre. Trajan ne se sentant que légèrement incommodé de cette blessure, n'en poursuivit pas moins vivement l'ennemi. Cinq ans après, le fer du trait commença à paraître sur son visage ; il y a déjà trois ans qu'il sort, et il y a apparence qu'il tombera bientôt, sans lui faire de douleur. [6,6] CHAPITRE VI. INCONTINENT après, les Barbares, qui voyaient que leur armée, qui autrefois avait été si nombreuse, était alors réduite, par la violence des maladies, et par la valeur de leurs ennemis, à un nombre très médiocre, qui se sentaient incommodés de la disette des vivres ; et qui se trouvaient comme assiégés eux-mêmes, commencèrent à désespérer du succès de leur entreprise, et à méditer le dessein d'une retraite. D'autre côté, ayant appris qu'il venait des troupes de Constantinople, tant par terre que par mer, et se les figurant non pas telles qu'elles étaient en effet, mais telles qu'elles étaient représentées par la renommée, ils furent tellement effrayés, qu'ils résolurent de précipiter leur retour. Ils envoyèrent pour ce sujet trois ambassadeurs à Rome; un Romain très considérable parmi eux, et deux autres, qui ayant été introduits devant Bélisaire, lui parlèrent de cette sorte. 2. Il n'y a personne, qui ayant éprouvé les effets de la guerre, ne sache qu'elle n'est utile à aucun des partis. Qui est-ce qui voudrait nier une chose, dont tout le monde est persuadé ? Il n'y a point d'homme sage, qui ne demeure d'accord, que c'est une folie, de ne vouloir pas par l'amour d'une fausse gloire, se délivrer des maux que l'on souffre. Que si cela est ainsi, il ne faut pas que les chefs des deux nations sacrifient à leur ambition le salut des peuples. Il faut plutôt qu'ils mettent fin aux calamités publiques, en s'accordant à des conditions; où non seulement eux, mais leurs ennemis mêmes trouvent de la satisfaction. On accommode les affaires les plus difficiles, quand on y veut apporter un sage tempérament ; au lieu que l'on ne décide rien quand on veut tout emporter, par un esprit de contention. Nous venons donc, dans le dessein de faire la paix, et nous apportons des propositions qui seront avantageuses aux deux partis, et où nous relâchons beaucoup de nos intérêts. Pour vous, prenez garde de ne pas refuser votre bonheur, et de n'être pas les auteurs de votre ruine, en voulant contester fièrement sur tous les articles. Au reste, il semble qu'il n'est pas à propos de faire des discours continus, et qu'il faut plutôt laiser la liberté d'interrompre, quand on le jugera à propos. Par ce moyen, chacun expliquera plus clairement sa pensée. Voici ce que Bélisaire répondit. 3. J'estime que la conférence se peut faire en la manière que vous l'avez proposée, pourvu que vous y veniez avec un esprit de paix et de justice. Les ambassadeurs des Goths continuèrent en ces termes. Vous nous avez fait une injustice, quand vous avez pris les armes contre nous, qui étions vos amis et vos alliés. Nous ne dirons que ce que pas un d'entre vous n'ignore. Les Goths n'ont pas pris de force l'Italie sur les Romains. Odoacre s'étant défait de l'Empereur, y avait établi sa tyrannie, lorsque Zénon, Empereur d'Orient, qui souhaitait de venger l'injure faite à son collègue, et qui n'était pas assez puissant pour détruire l'usurpateur, persuada à Théodoric, qui était prêt de mettre le siège devant Constantinople, de faire la paix, en considération des honneurs et des dignités de consul et de patrice, qu'il avait reçues, et d'employer ses forces contre Odoacre et à se rendre maître de l'Italie. Depuis que nous l'avons ainsi réduite sous notre puissance, nous en avons conservé les lois aussi religieusement que pas un des Empereurs ; de sorte que ni Théodoric, ni les rois ses successeurs n'en ont point fait, ni d'écrites, ni de non écrites. Nous avons maintenu la religion des Romains, si bien que nul Italien n'a embrasé celle des Goths, et que plusieurs Goths ont embrassé celle des Romains avec toute sorte de liberté. Nous avons rendu le dernier respect à leurs temples, et nous avons souffert que ceux qui s'y sont réfugiés y aient trouvé un asile inviolable. Ils ont possédé seuls toutes les charges, sans que les Goths y aient été admis; si je ne dis la vérité, je veux bien que l'on m'interrompe. De plus, les Goths ont permis aux Italiens de recevoir tous les ans le consulat des mains de l'empereur de Constantinople. Vous qui n'avez pas délivré l'Italie du joug de la tyrannie, sous lequel elle a gémi dix années entières, vous la voulez ravir à ses légitimes possesseurs. Retirez-vous-en donc, s'il vous plaît, avec tout votre bagage. Bélisaire répondit : Vous nous aviez promis de parler peu et avec modération, et vous nous avez fait un long discours tout rempli de vanité. Zénon envoya Théodoric pour faire la guerre à Odoacre, et non pour envahir l'Italie. Qu'aurait-il gagné d'avoir un tyran pour un autre ? Il l'envoya pour la remettre en liberté, et pour la réduire à l'obéissance de son prince légitime. Mais lui, après en avoir chassé l'usurpateur, il la retint par une ingratitude criminelle. Je crois qu'il n'y a pas grande différence, entre celui qui prend le bien de son voisin, et celui qui refuse de le lui rendre. Pour moi je me garderai bien de donner les terres qui appartiennent à l'Empereur. Que si vous avez quelque autre proposition à faire, je suis prêt de l'écouter. Les Barbares dirent : Bien que vous sachiez que nous n'avons rien avancé que de véritable, néanmoins, pour éviter les contestations, nous vous abandonnerons la Sicile, cette île si grande et si riche, sans laquelle vous ne sauriez conserver l'Afrique. Bélisaire dit : Nous vous abandonnons l'Angleterre, qui est plus grande que la Sicile, et de l’ancien domaine de l'Empire, étant très raisonnable de reconnaître les présents que l'on nous fait, par d'autres présents. Les Barbares dirent : Si nous faisons d'autres propositions touchant Naples, et la Campanie, n'y entendrez-vous pas volontiers ? Nullement, répondit Bélisaire ; car il ne nous est pas permis de disposer des intérêts de César, contre ses intentions. Les Barbares dirent : N'y entendriez-vous pas, quand même nous nous obligerions à en rendre un tribut chaque année? Bélisaire répondit: Non pas même à cette condition, car notre pouvoir ne s'entend qu'à conserver à notre maître ce qui lui appartient. Les Barbares dirent: Permettez-nous d'envoyer vers Justinien, pour traiter de tous nos différends, et cependant accordez-nous une suspension d'armes. Bélisaire dit : Je l'accorde volontiers, et je n'ai garde d'apporter d'empêchement au dessein où vous êtes de faire la paix. Ainsi se termina la conférence, et les ambassadeurs des Goths s'en retournèrent dans leur camp. Les jours suivants il se fit divers voyages de part et d'autre, pour la conclusion de la trêve, pour la sûreté de laquelle l'on donna réciproquement des otages. [6,7] CHAPITRE VII. 1. DURANT que l'on traitait ainsi de la paix, la flotte des Isauriens aborda au port de Rome, et Jean arriva à Ostie, sans que les ennemis parussent, pour empêcher ni leur descente ni leur campement. Les Isauriens ne laissèrent pas de faire un grand fossé proche du port, et de poser des sentinelles. Les troupes de Jean se retranchèrent avec des chariots. Bélisaire les vint trouver la nuit, avec cent chevaux. Il leur apprit le dernier combat, le traité fait depuis avec les Goths. Il les exhorta à témoigner leur courage, et à mener à Rome les vivres qu'ils avaient amenés par mer, et leur promit de leur assurer les chemins. Dès que l'aurore commença à paraître, il s'en retourna à Rome. Antonine tint conseil le matin avec les chefs, sur les moyens de conduire les convois. Cela paraissait extrêmement difficile, tant parce que les bœufs étaient fatigués, et couchés par terre comme demi-morts que parce qu'il n'y avait point de sûreté à mener les chariots par des chemins si étroits. De plus il était impossible de tirer à l'ordinaire des bateaux sur le Tibre en remontant, vu qu'il n'y a point de chemin au bord qui est à main gauche, et que le chemin qui est à main droite était assiégé par les ennemis. Ils s'avisèrent donc de prendre les chaloupes des vaisseaux, et de les clore avec des ais, afin que ceux qui étaient dedans fussent à couvert des traits des ennemis. Ensuite ils les chargèrent de vivres, de soldats et de matelots, et s'efforcèrent de les faire remonter sur le Tibre, tandis que l'armée était sur le bord pour favoriser leur passage, et que les Isauriens gardaient la flotte. Lorsque le cours du fleuve était droit, ils naviguaient assez aisément, en tendant les voiles, mais dans les détours, ils étaient contraints de ramer ; ce qu'ils ne pouvaient faire sans beaucoup de peine. Cependant les Barbares étaient dans leur camp, qui ne voulaient pas empêcher le passage des vivres, soit qu'ils appréhendassent le danger, ou qu'ils crussent que l'entreprise des Romains était improbable, et qu'elle se détruirait d'elle-même; ou bien qu'ils ne voulussent pas se nuire à eux- mêmes, en apportant de nouveaux obstacles à la conclusion de la trêve, dont Bélisaire leur avait donné de bonnes paroles. Les Goths qui étaient dans la ville du port, admiraient l'adresse que les Romains avaient d'aller contre le fil de l'eau, au lieu de les en empêcher. Quand toutes les provisions eurent été portées à Rome, les matelots se hâtèrent de ramener leurs vaisseaux, à cause que le solstice d'hiver approchait. Toutes les troupes entrèrent dans Rome, excepté les Isauriens que Paul commandait. 2. Les otages furent donnés réciproquement, savoir Zénon de la part des Romains, et Ulias, qui était d'une naissance très illustre, de la part des Goths. On accorda aussi une suspension d'armes pour trois mois, jusqu'à ce que les ambassadeurs fussent revenus de Constantinople, et eussent rapporté la résolution de l'Empereur, et l'on arrêta que si dans ce temps-là, un des partis exerçait quelque acte d'hostilité, l'on ne laisserait pas de continuer par la voie des ambassadeurs la négociation de la paix. Les ambassadeurs des Goths furent conduits par les Romains à Constantinople. Ildiger gendre d'Amonine arriva d'Afrique à Rome, avec des troupes de cavalerie. 3. Les Goths qui gardaient le fort du port, n'ayant plus de provisions, l'abandonnèrent, et retournèrent dans leur camp, du contentement de Vitigis. Incontinent après, Paul s'en saisit, et y mit des Isauriens, qu'il tira d'Ostie. La disette où s'étaient trouvés ces Barbares, était venue de la vigilance avec laquelle les Romains tenaient la mer fermée, après s'en être rendu maîtres. Dans le même temps le manque de vivres contraignit aussi les Goths d'abandonner Cencelles, ville de Toscane, bâtie sur la mer, qui est fort grande, fort riche, et fort peuplée, et qui est à deux cent quatre-vingts stades de Rome. La prise de cette ville fortifia beaucoup le parti des Romains ; car ils s'emparèrent encore en même temps de celle d'Albe. Aussi ils enveloppaient les Goths, qui pour ce sujet avaient envie de rompre la trêve. 4. Ils envoyèrent donc des ambassadeurs à Bélisaire se plaindre, de ce que l'on violait le traité ; que Vitigis ayant rappelé dans le camp les soldats qui étaient à la garde du port, Paul s'en était emparé, bien qu'il n'y eût aucun droit. Que l'on en avait fait autant de Cencelles et d'Albe; et que si l'on ne leur restituait ces trois places, ils chercheraient par les armes la vengeance de l'injure qu'ils souffraient. Bélisaire les renvoya en riant, et en disant, que leur plainte était sans aucun fondement raisonnable ; et que le sujet qui avait obligé les Goths d'abandonner ces trois villes n'était ignoré de personne. 5. Depuis ce temps-là, les deux partis se défièrent l'un de l'autre. Ce qui fut cause que Bélisaire, qui avait beaucoup de troupes dans Rome, en envoya une partie en divers endroits de l'Italie, et surtout il envoya à Albe, ville assise dans le territoire des Picentins, huit cents cavaliers commandés par Jean, fils de la sœur de Vitalien ; quatre cents hommes tirés des troupes de Valérien, et commandés par Damien, neveu de Vitalien ; et huit cents des plus braves de ses cavaliers, commandés par deux de ses gardes, Sutan et Abigis. Il leur commanda à tous de suivre Jean, et d'obéir à ses ordres. Or il lui avait donné en particulier une instruction qui portait, qu'il demeurât en repos, tandis que les ennemis y demeureraient ; mais que du moment qu'ils contreviendraient à la suspension d'armes, il ne manquât pas d'inonder le Picentin ; de prévenir par sa diligence la vitesse de la renommée, d'enlever les richesses, et de faire les femmes et les enfants prisonniers, et de ne point faire de mal aux Romains. Que s'il rencontrait des places fortifiées, il tâchât de les emporter, et s'il n'en pouvait venir à bout, il allât plus loin, ou qu'il s'arrêtât, afin de n'avoir point d'ennemis derrière, par qui il pût être attaqué et dépouillé du butin. Bélisaire, qui donnait cette instruction, y ajouta en riant ces paroles. Il n'est pas juste que les uns travaillent à chasser les bourdons et que d'autres, qui n'ont point de part à ce travail, goûtent tout seuls le miel. Voila l'ordre que Bélisaire donna à Jean. 6. Dans le même temps, Darius évêque de Milan et quelques-uns des plus considérables des habitants, allèrent prier Bélisaire de leur donner quelques soldats pour la défense de leur ville, et lui promettre non seulement de la soustraire, mais de soustraire encore toute la Ligurie, de l'obéissance des Goths ; pour les soumettre à celle des Romains. Cette ville a été bâtie dans une distance égale de Ravenne et des Alpes, qui servent de frontières aux Gaules. Cette distance est de huit journées de chemin, tel que le peut faire un homme de pied. C'est la première ville d'Italie, après Rome, tant pour la grandeur de son étendue, et la multitude de ses habitants, que pour la beauté de ses bâtiments, et l'abondance de ses richesses. Bélisaire leur accorda leur demande, et passa l'hiver à Rome. [6,8] CHAPITRE VIII. 1. LA fortune, envieuse de la prospérité des Romains, la voulut tempérer par quelque disgrâce, en suscitant, pour un très léger sujet, une très curieuse contestation entre Bélisaire et Constantin. J'en rapporterai l'origine et les suites, avec une fidélité très exacte. Un certain Romain, nommé Presidius, qui était d'une famille très illustre, et qui demeurait à Ravenne, ayant eu quelque occasion de mécontentement de la part des Goths, sortit avec quelques-uns de ses amis, comme pour aller à la chasse, et s'enfuit sans emporter autre chose que deux poignards, dont les fourreaux étaient enrichis d'or et de pierreries. Quand il fut proche de Spolète, il entra dans une église qui était hors de la ville. Ce que Constantin, qui y était alors, ayant appris, il envoya son écuyer nommé Maxence, lui ôter les deux poignards. A l'instant il s'en alla plaindre à Bélisaire qui était à Rome, où Constantin arriva peu de temps après et dès qu'il eût reçu la nouvelle de la marche de l'armée des Goths. Presidius demeura dans le silence, pendant que les affaires des Romains furent dans le désordre et dans le danger ; mais quand il vit qu'elles étaient en bon état, et que les ambassadeurs des Goths conféraient des conditions de la paix, il renouvela ses plaintes, et demanda hautement justice. Bélisaire pressait souvent Constantin, et par soi-même, et par d'autres, de se purger de l'accusation. Mais cet homme, à qui cette affaire devait être funeste, éludait toutes ces remontrances, par des railleries piquantes et injurieuses, qu'il ajoutait à la violence dont il avait usé. Un jour que Bélisaire était à cheval dans la place publique, Presidius vint prendre la bride de son cheval, et lui demander à haute voix, s'il était permis par les lois romaines de ravir le bien aux étrangers, qui viennent implorer la protection de l'Empereur. Bien que les gardes lui commandassent de quitter les rênes, il ne les quitta point, que Bélisaire ne lui eût promis de lui faire rendre ses deux poignards. Le lendemain, ce général assembla plusieurs personnes de commandement, dont Constantin était du nombre. Il l'exhorta de rendre ces deux poignards; mais il répondit insolemment, qu'il les jetterait plutôt dans le Tibre. Bélisaire en colère, lui demanda, s'il ne se reconnaissait pas obligé de lui obéir ? Il répondit, qu'en toute autre chose il lui obéirait, parce que c'était l'intention de l'Empereur ; mais qu'en celle-là, il ne lui obéirait jamais. A cette parole, Bélisaire commanda aux gardes d'entrer. Est-ce pour me massacrer, dit Constantin ? Non, repartit Bélisaire, mais c'est pour contraindre Maxence votre écuyer de rendre à Presidius les poignards qu'il lui a pris par votre ordre. Constantin s'imaginant qu'on l'allait tuer, se résolut de se signaler avant sa mort, par une action d'une extraordinaire hardiesse. Il tira son poignard, et le voulut porter dans le ventre de Bélisaire, qui se retira, et évita le coup, en embrassant Bessas qui était proche de lui. Comme Constantin se retirait tout furieux, il fut saisi à droite par Valérien, et à gauche par Idliger. 2. Sur ces entrefaites, les gardes que Bélisaire avait appelés entrèrent, et lui arrachèrent son poignard, sans lui faire d'autre mal, par le respect du général: et des autres chefs; mais l'ayant ensuite mené dans une autre chambre, ils l'y tuèrent par l'ordre de Bélisaire. C'est, peut-être la seule violence qu'il ait jamais faite, et contre son inclination naturelle ; car il usait d'une grande douceur envers tout le monde; mais Constantin devait périr misérablement de cette manière. [6,9] CHAPITRE IX. 1. LES Goths ayant résolu, bientôt après, de faire une entreprise sur les murailles de Rome, firent entrer quelques-uns de leur gens dans un aqueduc, dont ils avaient détourné l'eau dès le commencement de la guerre. Comme ils tâchaient de pénétrer par cet aqueduc jusque dans la ville, un soldat du corps de garde de la porte Pinciana aperçut les flambeaux qu'ils avaient pour se conduire, et en avertit ses compagnons, qui parce que l'aqueduc n'était pas élevé hors de terre, dirent, que ce n'était qu'un loup, dont les yeux étincelaient, qui avait été vu. Quand ils eurent marché jusqu'au bout du canal, ils en trouvèrent la sortie, qui avait été fermée par l'ordre de Bélisaire, dès le commencement de la guerre, comme je l'ai dit dans le premier livre. Ils se contentèrent d'en arracher une petite pierre, de la porter à Vitigis, et de lui exposer l'état où ils avaient trouvé les choses. Alors ce prince délibéra sur cette affaire, avec les personnes les plus considérables de son Conseil. Le lendemain, comme l'on s'entretenait dans le corps de garde, du soupçon que l'on avait eu le jour précédent, et du loup que l'on avait ou vu, ou cru voir, Bélisaire crut se devoir éclaircir de la vérité, et faire visiter l'aqueduc par quelques-uns des plus braves de ses soldats, à la tête desquels il mit Diogène. Quand ceux-ci eurent reconnu les marques des flambeaux, et l'endroit d'où la pierre avait été arrachée, ils le rapportèrent fidèlement à Bélisaire, qui fit garder soigneusement l'aqueduc ; ce qui obligea les Barbares d'abandonner l'entreprise. 2. Ensuite ils donnèrent un assaut avec des échelles, et avec des feux d'artifice du côté de la porte Pinciana. L'assurance qu'ils avaient qu'il était resté fort peu de soldats dans la garnison, leur donnait l'espérance d'un heureux succès. Ildiger, qui faisait garde à son tour de ce côté-là, ayant aperçu les ennemis qui venaient attaquer les murailles, courut au devant d'eux et les tailla en pièces. Les habitants y accoururent aussi en foule et contraignirent les Barbares de se retirer dans leur camp. Vitigis fit une nouvelle entreprise contre la partie des murailles qui était du côté du Tibre, et qui était aisée à forcer, à cause qu'elle était basse, qu'il n'y avait point de tours, et que la garnison en était faible. Il gagna par argent deux Romains qui demeuraient proche de l'église de Saint Pierre, et il leur persuada d'aller sur le soir trouver les soldats de la garnison, avec une outre de vin, de les inviter à boire, et de jeter dans leur verre d'une drogue propre à procurer le sommeil. Pour lui il tint des bateaux tout prêts pour passer le Tibre, au premier signal qui lui serait donné de venir escalader les murailles. D'ailleurs il prépara toutes ses troupes pour donner un assaut général ; mais parce que Dieu n'avait pas agréable que Rome fût prise par les Goths, un des deux que Vitigis avait corrompus, découvrit cette menée à Bélisaire, et dénonça son complice, qui reconnut tout à la question, et montra la drogue qu'il devait mêler dans le vin, pour endormir les soldats. Bélisaire lui ayant fait couper le nez et les oreilles, l'envoya sur un âne au camp des ennemis; ce qui fit juger aux Barbares que Dieu était contraire à leurs desseins et que jamais ils ne prendraient Rome. [6,10] CHAPITRE X. 1. CEPENDANT Bélisaire manda à Jean d'exécuter les ordres qu'il lui avait donnés. A l'instant il courut avec deux mille chevaux les terres des Picentins, pilla tous les meubles, emmena les femmes et les enfants, défit Ulithée, oncle de Vitigis, qui lui voulut résister, et tailla en pièces toutes les troupes. Depuis cela, il n'y eut plus d'ennemis qui osassent en venir aux mains avec lui. Quand il fut arrivé à la ville d'Auxime, il reconnut qu'elle était extrêmement forte, bien que la garnison en fût faible ; et sans la vouloir assiéger il alla plus loin. Il fit la même chose à l'égard de la ville d'Urbin. Il alla ensuite à celle d'Ariminium (Rimini), qui n'est éloignée de Ravenne que d'une journée, et où il y eut quelques Romains qui lui servirent de guides. Les Barbares qui se défiaient des habitants, s'enfuirent à Ravenne, au premier bruit qu'ils entendirent de la marche de leurs ennemis. Ainsi Jean, après avoir laissé garnison à Auxime et à Urbin, se rendit maître d'Ariminium (Rimini). Ce n'est pas qu'il n'eût toute sorte de déférence pour les ordres de Bélisaire, ni qu'il se laissât emporter par une témérité indiscrète, car il n'avait pas moins de prudence que de valeur ; mais c'est qu'il était persuadé que les Goths abandonneraient le siège de Rome, pour secourir Ravenne, du moment qu'ils sauraient que les ennemis feraient à l'entour. En quoi il ne se trompa pas ; car aussitôt que Vitigis eut appris la prise d'Ariminium (Rimini), l'appréhension qu'il eut de la prise de Ravene, le fit résoudre à un voyage, dont je parlerai incontinent ; ce qui donna sans doute un nouveau lustre à la gloire que Jean s'était acquise. C'était un homme d'un courage fort élevé, intrépide dans les dangers, et qui était capable d'exécuter les plus hautes entreprises. Il supportait la disette, et toutes les fatigues militaires, avec autant de patience qu'un simple soldat. 2. Matasonte, femme de Vitigis, qui n'aimait pas ce prince, parce qu'il l'avait enlevée, fut ravie de ce que Jean était arrivé à Ariminium (Rimini), et elle traita avec lui par des personnes interposées, pour l'épouser, après qu'ils se seraient défaits de son mari. 3. Pendant que ce traité se faisait par des agents secrets, les Goths informés de ce qui était arrivé à Ariminium (Rimini), pressés par la famine, et par l'échéance du terme qui avait été accordé, pour conférer de la paix, levèrent le siège, bien qu'ils n'eussent reçu aucune nouvelle de leurs ambassadeurs. Ce fut en saison de l'équinoxe du printemps, un an, neuf mois, et quelques jours après que le siège eut été formé; et ils mirent le feu à leur camp. Les Romains ne savaient quelle résolution prendre, à cause que leur cavalerie avait été dispersée dès auparavant en divers endroits, et qu'il ne leur restait pas de forces suffisantes pour combattre une si grande multitude d'ennemis. Néanmoins, Bélisaire leur commanda de prendre leurs armes et il les fit sortir par la porte Pinciana, dès qu'il vit que les Goths avaient passé le pont. On se battit en cette occasion avec autant de vigueur, qu'en aucune autre des occasions précédentes. Les Barbares ayant d'abord soutenu courageusement l'attaque, plusieurs demeurèrent sur la place de côté et d'autre. Mais quand les Goths lâchèrent le pied ils se causèrent à eux-mêmes une perte très fâcheuse. Chacun s'efforçant de passer le premier le pont, ils se blessaient dans la presse avec leurs propres armes, ou ils étaient blessés de celles de leurs ennemis. Plusieurs tombèrent du haut du pont, et se noyèrent. Ainsi il y en eut beaucoup qui périrent en cette rencontre. Ceux qui s'en sauvèrent, se joignirent à ceux qui avaient les premiers passé le pont. Longin Isaurien et Mundilas, gardes de Bélisaire, se signalèrent en cette occasion. Ce dernier tua quatre Barbares en quatre combats particuliers et s'en sauva. L'autre, à la valeur de qui l'on doit attribuer la déroute des ennemis, y demeura, et fut fort regretté par l'armée. [6,11] CHAPITRE XI. 1. Vitigis laissa des garnisons dans les places fortes, en menant son armée à Ravenne. Il mit Gibimer avec mille hommes dans la ville de Clusium, qui est une ville de Toscane. Il en laissa un pareil nombre à Orviète, sous la conduite d'Albila. Il en mit six cents à Tudert, sous la conduite d'Uligisale. Il en mit quatre cents dans Picène. Il laissa dans le fort de Pétrée, ceux qu'il y trouva, sans y apporter de changement. Il mit dans Anxime, qui est la plus grande ville de tout le pays, quatre mille Goths, c'est-à-dire, l'élite de toutes ses troupes, dont il donna le commandement à un très vaillant homme, nommé Visandre. Il mit deux mille hommes dans Urbin, sous la conduite de Morra. Il mit encore cinq cents hommes dans le fort de Césène, et pareil nombre dans celui de Montferrat, puis, il marcha avec le reste de ses troupes vers Ariminium (Rimini), dans le dessein d'y mettre le siège. 2. Incontinent après que les Goths eurent levé celui de Rome, Bélisaire dépêcha Ildiger et Martin à Ariminium (Rimini), avec ordre d'en faire sortir Jean et ses troupes, d'y mettre deux mille hommes qu'il tirerait du fort d'Ancône, qui n'en est éloigné que de deux journées, et qui avait été repris par la valeur de Conon, qui conduisait quelques Isauriens, et quelques Thraces. Il se persuadait que s'il n'y avait dans Ariminium (Rimini) que des gens de pied, commandés par des capitaines d'une réputation médiocre, les Goths ne daigneraient pas s'y arrêter, et qu'ils marcheraient droit à Ravenne. Il espérait néanmoins, qu'au cas qu'ils s'y voulurent arrêter, les vivres qui y avaient été portés, suffiraient pour nourrir la garnison, durant un temps considérable, et que les assiégeants seraient cependant notablement incommodés par la cavalerie, qui battrait la campagne. Voilà les motifs de l'ordre que Bélisaire donna à Ildiger, et à Martin, qui s'en allèrent par la voie Flaminia, et devancèrent les ennemis. En effet, ceux-ci étaient retardés par leur multitude, par la nécessité, que la disette des vivres leur imposait de chercher les grandes routes, et par la crainte de s'approcher de trop près des places où les Romains avaient de puissantes garnisons, comme Narni, Spoléte et Pérouse. 3. L'armée Romaine étant arrivée au fort de Pétrée, s'efforça de le réduire. C'est un ouvrage de la nature, et non pas de la main des hommes. Il n'y a qu'un chemin, qui est fort raide, et qui est bordé d'un côté par une rivière; qui est si rapide, qu'il est impossible de la traverser et de l'autre d'une roche fort escarpée, et si haute, que les hommes, qui font dessus, ne paraissent d'en bas, que comme des mouches. Autrefois il n'y avait point de partage parce que l'extrémité de la roche s'étendait jusqu'à la rivière. Les anciens la creusèrent, pour y faire une porte et ayant bouché une autre avenue qui y était, le fort se trouva comme tout bâti par les mains de la nature, et fut appelé le fort de Pétrée, qui est un nom fort convenable à son assiette. D'abord Ildiger et Martin ayant attaqué la porte, tirèrent en vain une grande quantité de traits sur les Barbares, qui ne faisaient aucune résistance. Ensuite ils grimpèrent sur la roche et étant arrivés au haut, ils jetèrent des pierres sur les Goths, qui se retirèrent dans leurs maisons. Alors les Romains s'avisèrent de détacher de grandes pièces de la roche, et de les rouler sur les bâtiments qui sont au-dessous. Ces pesantes masses écrasaient tout ce qu'elles touchaient, et épouvantaient tellement les Barbares, que tendant les mains à ceux qui étaient à la porte, ils se rendirent, à condition d'avoir la vie sauve, et de porter les armes sous Bélisaire. Ildiger et Martin en emmenèrent la plus grande partie, et les traitèrent comme leurs autres soldats. Ils n'en laissèrent qu'un petit nombre dans le fort, avec des femmes et des enfants. Ils allèrent ensuite à Ancône d'où ayant tiré la plus grande partie de l'infanterie, ils arrivèrent en trois jours à Ariminium (Rimini), où ils firent voir les ordres de Bélisaire, auxquels Jean refusa de déférer, et de leur donner Damien avec les quatre cents hommes qu'ils demandaient ; si bien qu'ils furent obligés d'y laisser l'infanterie, et de s'en aller avec les gardes de Bélisaire. [6,12] CHAPITRE XII. 1. Vitigis arriva bientôt après à Ariminium (Rimini), où il se campa et forma le siège. Il fabriqua d'abord une tour de bois, qui était plus haute que les murailles de la ville, et il l'approcha avec quatre roues, de l'endroit qui paraissait le plus faible et le plus aisé à attaquer. Et afin qu'il ne leur arrivât rien de semblable, à ce qui leur était arrivé devant Rome, ils firent pousser la tour en dedans par des hommes, au lieu de la faire traîner en dehors par des bœufs. Il y avait une échelle fort large, où plusieurs soldats pouvaient monter en même temps de sorte qu'ils espéraient sauter sur les créneaux aussitôt qu'ils auraient appliqué la tour à la muraille. Quand la nuit fut arrivée, ils demeurèrent en repos, ne prévoyant aucun obstacle qui pût retarder le lendemain leur entreprise parce que le fossé n'était ni large, ni profond. Les Romains passèrent la nuit avec de grandes inquiétudes : Mais Jean, sans se troubler, sortit pendant que les ennemis dormaient, et mena des Isauriens avec des bêches, et des pelles, et leur fit creuser le fossé, et jeter toute la terre qu'ils en tiraient du côté de la muraille. Comme la nuit était bien avancée, les Barbares s'aperçurent du travail, et coururent sur les pionniers ; mais Jean se retira, et les ramena dans la ville. Vitigis ayant vu cet ouvrage au commencement du jour, fit mourir quelques-uns de ceux qui avaient été choisis pour garder la tour, puis il commanda de combler le fossé avec des fascines. Les Goths exécutèrent cet ordre, quoique les assiégés tirassent incessamment ; mais quand les fascines furent pressées par le poids de la tour, elles s'abaissèrent tellement, qu'il fut impossible de la pousser plus avant. Ainsi les Barbares ne pouvant la faire monter sur la terre, que les pionniers avaient élevée au pied de la muraille, et appréhendant que les assiégés y missent le feu, ils la voulaient retirer. Ce que Jean voulant empêcher, il fit prendre les armes à ses soldats, et leur parla de cette sorte. 2. Mes compagnons, si vous souhaitez de conserver vos vies et de revoir vos femmes et vos enfants, vous en avez maintenant le pouvoir entre les mains. Quand Bélisaire nous envoya ici, nous fûmes animés à exécuter ses ordres, par l'espérance et par le désir de plusieurs avantages que nous croyions en retirer. Nous ne nous attendions pas à soutenir un siège dans une ville maritime, au temps même que les Romains étaient les maîtres de la mer. Et nous ne pensions pas que l'armée de l'Empereur nous dut mépriser jusqu'au point de ne nous donner aucun secours. La passion de servir l'État, et d'acquérir de la gloire, excitaient notre courage. Nous avons maintenant à combattre pour notre propre conservation ; et toute notre espérance est fondée sur notre valeur. Cela n'empêchera pas néanmoins, que ceux qui se signaleront dans cette occasion, n'en remportent une réputation immortelle. Car ce n'est pas en combattant des ennemis méprisables que l'on acquiert la gloire; mais c'est en surpassant par la grandeur du courage des ennemis par qui l'on est surpassé en nombre et en équipage. Il importe beaucoup à ceux qui aiment la vie, de faire paraître du cœur dans les occasions où le salut dépend de la pointe de l'épée. On ne se peut sauver alors qu'en méprisant le danger. 3. Jean ayant dit ces paroles, laissa un très petit nombre de ses soldats pour garder la ville, et mena tout le reste contre l'ennemi. Le combat fut opiniâtre, et la résistance des Barbares vigoureuse. Ils ramenèrent la tour dans leur camp, avec beaucoup de peine et avec une perte considérable des plus braves de leurs gens ; de sorte qu'ils n'eurent plus d'envie d'attaquer la muraille, et qu'étant retenus par la crainte, ils n'eurent plus d'espérance de réduire la ville par un autre moyen que par la famine. Voilà quel était l'état de ce siège. 4. Bélisaire accorda alors mille soldats, tant Isauriens que Thraces, aux députés de Milan. Les Isauriens étaient commandés par Ennès et les Thraces par Paul, et Mundilas, qui menait quelques gardes de Bélisaire, avait le commandement général. Fidélius préfet du prétoire, entreprit aussi le voyage, en considération de ce qu'il était de Milan, et de ce qu'il avait du crédit dans la Province. Ils s'embarquèrent tous au port de Rome, et descendirent à Gênes, qui est la dernière ville de Toscane, et qui est un passage fort commode, pour aller dans la Gaule, et dans l'Espagne. Ils y laissèrent leurs navires, et chargèrent les chaloupes sur des chariots, afin de s'en servir à traverser le Pô, et ils continuèrent, par terre leur voyage. Quand ils furent proche de Pavie, les Goths vinrent au devant et les chargèrent vigoureusement ; mais après un rude combat, les Romains demeurèrent victorieux, taillèrent en pièces un grand nombre de leurs ennemis, et poursuivirent les autres jusque dans la ville, dont ils ne purent qu'à peine fermer les portes. Comme les Romains s'en retournaient, Fidélius s'étant arrêté à une église pour prier Dieu, son cheval s'abattit et le fit tomber ; les Goths s'en étant aperçus, ils y accoururent et le tuèrent. Les Romains eurent un extrême regret de sa mort. Ils allèrent ensuite à Milan, dont ils se rendirent aisément maîtres, et même de toute la Ligurie. Quand Vitigis apprit cette nouvelle, il envoya incontinent une puissante armée, commandée par son neveu Uraïas. 5. Il avait obtenu de Théodebert roi des Français, un secours de dix mille Bourguignons ; ce prince n'ayant pas voulu lui accorder des soldats français, afin de ne point donner de sujet de plainte à Justinien. Les Bourguignons ne disaient pas non plus qu'il les eût envoyés ; ils assuraient qu'ils venaient d'eux-mêmes ; et s'étant joints aux Goths, ils arrivèrent à Milan, où les Romains ne les attendaient pas, et ils y mirent le siège. Les habitants qui n'avaient pas eu le loisir d'amasser des vivres, en ressentirent bientôt la disette. Il n'y avait que peu de soldats pour la garde de la ville parce que Mundilas avait mis de fortes garnisons dans Bergame, dans Côme, dans Novare, et dans quelques autres places de la Ligurie, et qu'il était demeuré à Milan avec Ennez et Paul, et trois cents hommes pour le plus. Si bien que les habitants étaient obligés de garder leurs murailles, chacun à leur tour. Voilà l'état où se trouvaient alors les affaires de la Ligurie. En cet endroit finit l'hiver, et la troisième année de la guerre, dont Procope écrit l'histoire. [6,13] CHAPITRE XIII. 1. Environ le temps du solstice d'été, Bélisaire partit pour aller faire la guerre à Vitigis, et mena avec lui toutes ses troupes, excepté ce qu'il fut obligé d'en laisser pour garder Rome. Il envoya aussi quelques partis vers Tudert et vers Clusium pour préparer les retranchements nécessaires au siège de ces deux places. Mais du moment que les Barbares, qui étaient dedans, eurent appris sa venue, ils lui envoyèrent des ambassadeurs, pour lui offrir de se rendre, pourvu que l'on leur sauvât la vie. Quand Bélisaire fut arrivé, ils satisfirent à leur promesse. Ce général envoya à Naples et dans la Sicile tous les Goths, qui sortirent de ces deux places, où il laissa garnison, et passa outre. 2. Cependant Vitigis envoya à Arixime une autre armée, qui était commandée par Vacime, à qui il avait donné ordre de se joindre aux Goths, qui étaient dans cette ville, et d'aller ensuite assiéger le fort d'Ancône. C'est une roche de figure angulaire, et qui est semblable au coude, quand il est plié; et c'est aussi l'origine de son nom. Ancône est distante de quatre-vingts stades d'Auxime, et c'est où s'arrêtent les navires de cette Ville. Le château, qui est bâti sur le roc, est assez fort ; mais les maisons qui sont à l'entour, n'ont point encore été enfermées de murailles, bien qu'elles soient en assez grand nombre. 3. Quand Conon, qui commandait dans le fort, apprit que l'armée ennemie était proche, il usa d'une très grande imprudence, s'imaginant que c'était peu de chose que de garder son fort, et d'en conserver les habitants et les soldats. Il en fit sortir toute la garnison, et la mena à cinq stades de là, où il la rangea en bataille presque en rond, et en bordant le pic du roc. Mais du moment qu'elle découvrit le grand nombre des ennemis, elle tourna le dos, et s'enfuît dans le fort. Les Barbares les poursuivirent vivement, et taillèrent en pièces ceux qui ne se retirèrent pas assez vite. Ils brûlèrent les maisons de dehors, et dressèrent des échelles contre le fort. Les habitants étonnés de la déroute de leur parti, ouvrirent d'abord la petite porte, pour recevoir les fuyards ; mais quand ils virent que les Barbares les suivaient de près, ils la fermèrent, de peur qu'ils n'entrassent. Ils jetèrent depuis des cordes du haut des murailles, avec lesquelles ils en sauvèrent plusieurs, et entre autres, Conon leur gouverneur. Peu s'en fallut que les Barbares n'emportassent la place de force; et ils l'eussent sans doute emportée, sans la résistance de deux hommes, qui soutinrent seuls leur effort, et qui donnèrent des preuves d'une valeur extraordinaire. L'un s'appelait Ulimun, et était de Thrace; l'autre se nommait Bulgudu, et était Massagète. Celui-ci était garde de Bélisaire, et celui-là l'était de Valérien. Tous deux étaient venus par hasard à Ancône, et tous deux repoussèrent si vaillamment l'ennemi, qu'ils sauvèrent la place, et y rentrèrent tout percés de coups. 4. Alors on manda à Bélisaire que Narsès était arrivé dans le pays des Picentins, avec des forces considérables. Ce Narsès était eunuque et intendant des finances, mais il ne laissait pas d'être homme de cœur. Il menait cinq mille hommes rangés en plusieurs bandes et sous plusieurs chefs, et entre autres, sous Justin, général des troupes de l'Illyrie, et sous un autre Narsès Persarménien, qui depuis peu s'était déclaré, avec son frère Aratius, pour le parti des Romains. Il y avait aussi deux mille Hérules, qui étaient commandés par Visandus, par Alphet, et par Phanothée. [6,14] CHAPITRE XIV. 1. Je dirai en cet endroit quels peuples ce sont que les Hérules, et comment ils ont fait alliance avec les Romains. Ils habitaient autrefois au-delà de l'Istre et ils adoraient plusieurs dieux, à qui ils sacrifiaient des hommes. Ils se conduisaient par des lois toutes contraires à celles des autres nations. Il ne leur était pas permis d'être malades, ni de vieillir. Du moment que quelqu'un d'entre eux était attaqué par la maladie, ou par la vieillesse, il était obligé de prier ses parents de l'ôter du nombre des hommes. Les parents dressaient un bûcher, au haut duquel ils le mettaient, et lui envoyaient un Erulien, qui n'était pas de ses parents, avec un poignard ; car il n'était pas permis aux parents de le tuer. Quand celui qui l'avait tué était descendu, ils mettaient le feu au bois, et après qu'il était éteint ils ramassaient les os, et les couvraient de terre. Après la mort d'un homme, la femme était obligée, pour donner des preuves de sa vertu, et pour acquérir de la réputation, de s'étrangler à son tombeau. Que si elle manquait à le faire, elle se couvrait d'une confusion éternelle, et elle s'attirait la haine irréconciliable des parents de son mari. Voilà quelles étaient les anciennes mœurs des Hérules. Ayant augmenté par la suite du temps, et leur nombre, et leur puissance, ils s'emparèrent de leurs voisins, et s'emparèrent de leurs biens. Les Lombards furent les derniers qu'ils subjuguèrent, et à qui ils imposèrent un tribut, par un orgueil tout à fait insupportable et contraire à la coutume des autres Barbares. 2. Quand Anastase parvint à l'Empire, Ies Hérules n'ayant plus d'ennemis à attaquer, ils mirent bas les armes et demeurèrent en repos durant trois années. Ennuyés ensuite de ne rien faire, ils se soulevèrent contre leur roi Rodolphe, lui reprochant sa lâcheté, l'appelant mol et efféminé, et le chargeant d'autres pareilles injures. Rodolphe ne pouvant plus souffrir ces outrages, fit la guerre aux Lombards, sans sujet, sans prétexte, sans couleur, et par une pure violence. Les Lombards députèrent vers Rodolphe, pour le prier de leur déclarer pour quelle raison il leur faisait la guerre. Que s'ils avaient manqué à payer le tribut qu'ils lui devaient, ils étaient prêts d'y satisfaire; et que si le tribut était trop petit, ils étaient d'accord de s'obliger à en payer un plus grand. Ce prince ne répondit à ces proportions que par des menaces, et il continua sa marche. Les Lombards lui envoyèrent une seconde ambassade, qui fut méprisée comme la première. Enfin, ils lui en envoyèrent une troisième, par laquelle ils protestèrent que les Hérules avaient tort de prendre les armes; que s'ils persistaient dans ce dessein, ils seraient contraints de se défendre ; que Dieu, qui peut détruire par une faible vapeur toute la puissance des hommes, leur serait témoin qu'ils ne se défendaient qu'à regret; et qu'ils espéraient que ce Dieu serait l'arbitre d'une guerre que les Hérules entreprenaient par une injustice toute visible. Ils avaient espéré d'attendrir ces agresseurs par des considérations si puissantes : mais ceux-ci n'en firent nul état, et persistèrent dans le dessein d'en venir aux mains. Lors que les deux armées furent en présence, une nuée obscure couvrit celle des Lombards, tandis que le ciel paraissait clair sur celle des Hérules; ce qui passait pour un signe de leur défaite, n'y ayant point de présage plus funeste que celui-là parmi les Barbares. Les Hérules, qui méprisaient tout, ne laissèrent pas d'attaquer fort fièrement leurs ennemis, et de se promettre un succès égal à l'avantage de leur nombre. Cependant ils furent vaincus, presque tous taillés en pièces, et entre autres leur roi Rodolphe. Les autres oublièrent leur fierté et prirent la fuite, dont quelques-uns se sauvèrent, et les autres furent assommés. 3. Comme ils ne pouvaient plus demeurer dans leur pays, après une défaite si honteuse, ils en sortirent, et coururent avec leurs femmes et leurs enfants les bords du Danube. Ils s'arrêtèrent ensuite à une contrée, qui avait été habitée autrefois par les Rugiens, lesquels étaient venus avec les Goths, s'établir en Italie ; mais comme cette contrée était déserte, ils en furent bientôt chassés par la faim, et allèrent dans le voisinage des Gépides, qui leur permirent au commencement d'y demeurer ; mais qui ensuite prirent leurs troupeaux, enlevèrent leurs femmes, et enfin leur firent la guerre. Ce que ne pouvant souffrir, ils passèrent le Danube, et s'y établirent avec la permission de l'Empereur. Anastase, qui leur fit un accueil fort favorable. Mais depuis étant irrité des mauvais traitements, que ces barbares faisaient aux Romains, il envoya contre eux des troupes, par lesquelles ils furent défaits, et eussent été entièrement exterminés, si les chefs n'eussent eu la bonté de leur accorder la vie, et de leur permettre de servir dans les armées de l'Empereur. Anastase ayant ratifié cette grâce, ces restes misérables des Hérules furent conservés. Ils n'eurent pas néanmoins l'honneur d'être alliés des Romains, et ils ne leur rendirent aucun service. 4. Justinien étant parvenu à l'Empire, leur donna un bon pays, leur fit des présents considérables, les honora de son alliance, et les obligea tous de se faire chrétiens. Voilà comme ils ont embrassé une manière de vivre plus civile et plus polie. Ils ont depuis ce temps-là fait profession de notre sainte religion, et ont combattu sous nos enseignes. Nous ne trouvons pas néanmoins qu'ils soient tout à fait fidèles. Ils exercent sans honte des brigandages contre leurs voisins. Ils se souillent par les plus abominables de toutes les conjonctions et même par celles des bêtes. Enfin ce sont des scélérats, dignes des plus cruels supplices. Il y en a peu parmi eux qui soient demeurés fermes dans l'amitié des Romains, tous les autres s'en sont séparés pour le sujet que je vais dire. Les Hérules furent si brutaux et si enragés contre leur Roi, qui se nommait Ochon, qu'ils le massacrèrent, sans autre prétexte, que de dire qu'ils ne voulaient plus avoir de roi à l'avenir, bien que de son vivant, et auparavant même, ils n'eussent un roi que de nom, et qui n'avait presque pas plus de pouvoir qu'un particulier. Chacun mangeait et buvait avec lui et disait en sa présence tout ce qu'il avait envie de dire ; cette nation étant la plus imprudente et la plus incivile du monde. Ils se repentirent cependant de leur crime et dirent qu'ils ne pouvaient plus vivre sans roi et sans chef. Après plusieurs délibérations, ils trouvèrent qu'ils ne pourraient faire mieux, que d'envoyer en l'île de Thulé, pour demander quelqu'un de la maison royale, pour être leur roi. j'expliquerai ceci incontinent. [6,15] CHAPITRE XV. 1. Quand les Hérules, vaincus par les Lombards abandonnèrent leur pays, une partie s'établit dans l'Illyrie ; les autres ne voulant pas passer le Danube, allèrent chercher des demeures jusqu'aux extrémités de la terre. Étant donc conduits par quelques-uns du sang royal, ils traversèrent tout le pays des Slavons, et ensuite une vaste solitude qui est au-delà. Ils entrèrent dans le pays des Varnes, et dans le Danemark et arrivèrent à l'Océan, où ils s'embarquèrent, et arrivèrent à l'île de Thulé. Cette île est dix fois plus grande que l'Angleterre, et en est assez éloignée. Du coté du Septentrion, la plus grande partie est déserte. La partie qui est habitée contient treize peuples, commandés par autant de rois. Il y arrive une chose merveilleuse. Tous les ans vers le solstice d'été, le soleil paraît quarante jours continus sur leur horizon; six mois après ils ont quarante jours de nuit, qui sont pour eux des jours de douleur et de tristesse, parce qu'ils ne peuvent entretenir aucun commerce. Je n'ai jamais pu aller dans cette île, quoi que je l'aie fort désiré, afin d'y voir de mes propres yeux ce que j'en ai appris par le récit d'autrui. J'ai donc demandé à ceux qui y avaient été, comment le soleil s'y lève et s'y couche. Ils m'ont répondu, que le soleil éclaire l'île durant quarante jours de suite, tantôt du côté d'Orient, et tantôt de celui d'Occident ; et que quand le soleil est retourné au même point de l'horizon où il a commencé à paraître, l'on conte un jour révolu. Dans la saison des quarante nuits, ils mesurent le temps par les lunes. Quand il y en a trente-cinq d'écoulées, quelques-uns montent sur les montagnes les plus élevées, et ils avertissent ceux qui sont en bas, que dans cinq jours ils reverront le soleil. Ils se réjouissent de cette heureuse nouvelle, par la célébration d'une fête, qu'ils solennisent dans les ténèbres avec plus de cérémonies qu'aucune autre. Bien que cela arrive chaque année, il semble néanmoins que les habitants de cette île appréhendent que le soleil ne les abandonne tout à fait. 2. Parmi les nations barbares qui habitent l'île de Thulé, il n'y en a point de si sauvages que les Scritisines. Ils ne savent point l'usage des habits ni des souliers. Ils ne boivent point de vin, et ils ne mangent rien de ce que la terre produit. Ils ne prennent pas non plus la peine de la cultiver ; mais les hommes et les femmes s'adonnent uniquement à la chasse. Les forêts et les montagnes leur fournissent du gibier en abondance. Ils vivent de la chair des bêtes, et ils se couvrent de leurs peaux, qu'ils attachent avec des nerfs, ne sachant pas l'art de coudre. Ils n'élèvent pas leurs enfants à la façon des autres peuples. Ils les nourrirent de la moelle des bêtes, au lieu de les nourrir du lait de leurs mères. Quand une femme est accouchée, elle enveloppe son enfant dans une peau, l'attache à une autre, lui met de la moelle dans la bouche, et va aussitôt à la chasse, où les femmes ne s'exercent pas moins que les hommes. Voilà la manière de vivre de ces peuples. Ils adorent plusieurs dieux et plusieurs génies, dont ils disent que les uns habitent dans le ciel, les autres dans l'air, les autres sur la terre, et sur la mer, et quelques petits dans les fleuves et dans les fontaines. Ils offrent souvent des sacrifices, et immolent toutes sortes de victimes. Mais ils croient que la plus excellente de toutes est le premier homme qu'ils prennent à la guerre, et qu'ils sacrifient à Mars, le plus grand de tous leurs dieux. La forme de leur sacrifice n'est pas de le tuer simplement, mais c'est ou de le pendre à un arbre, ou de le rouler sur des épines, ou de le faire périr par quelque autre genre de mort cruelle. Telles sont les mœurs des habitants de l'île de Thulé, du nombre desquels sont les Gautes, nation nombreuse, qui reçut les Hérules lors qu'ils s'y allèrent établir. 3. Les Hérules, qui demeuraient parmi les Romains, et qui avaient tué leur roi, envoyèrent les plus considérables d'entre eux à l'île de Thulé, pour voir s'ils y trouveraient quelqu'un qui fût de la famille royale. Ces députés en trouvèrent plusieurs, entre lesquels ils en choisirent un qui leur plut davantage que les autres ; mais comme il mourut de maladie dans le chemin, ils y retournèrent, et en prirent un autre, qui se nommait Todasius, et qui emmena son frère nommé Aordus, et deux cents jeunes hommes de l'île. Comme il se passa beaucoup de temps dans le voyage de ces députés, les Hérules, qui habitaient dans le voisinage de Sigindunum (Belgrade), s'avisèrent que ce n'était pas faire prudemment leurs affaires, que de choisir un roi sans le contentement de l'Empereur. Ils envoyèrent donc une ambassade à Constantinople, pour le prier de leur donner un roi. Il leur envoya incontinent un Erulien qui était à la Cour, et qui se nommait Suartuas. Ce nouveau souverain fut d'abord bien reçu par les Hérules, salué avec toutes sortes de respect, et obéi avec une fidélité très exacte. Peu de temps après on eut nouvelle de l'arrivée des députés de l'île de Thulé. A l'instant Suartuas commanda d'aller au devant d'eux, et de les tuer, en quoi il fut suivi de ses sujets : Mais lorsqu'ils furent éloignés seulement d'une journée, il fut abandonné de tout son monde, et contraint de s'enfuir seul à Constantinople. Comme l'Empereur souhaitait avec passion de le rétablir sur le trône, les Hérules, qui redoutaient sa puissance, eurent recours aux Gépides ; et ce fut le sujet de leur division d'avec nous. [6,16] CHAPITRE XVI. 1. BÉLISAIRE et Narsès joignirent leurs troupes, proches de la ville de Ferme, assise sur le rivage du golfe ionique, à une journée d'Auxine, et ils y tinrent un conseil composé de tous les chefs, dans lequel ils délibérèrent par où il serait plus à propos d'attaquer l'ennemi. Ils appréhendaient que s'ils allaient vers Ariminium (Rimini), pour en faire lever le siège, les soldats de la garnison d'Auxime ne les vinssent charger par derrière, et ne les incommodassent beaucoup. Ils craignaient d'autre côté, que les assiégés ne fussent dans la disette, et ne tombassent en de fâcheuses extrémités. La plupart blâmaient la conduite de Jean, et l'accusaient de s'être précipités dans un si grand danger, par une témérité aveugle, et par une avarice insatiable contre les ordres de Bélisaire, et contre les règles de la guerre. Narsès qui était le meilleur de ses amis, et qui appréhendait que Bélisaire, ému par les plaintes des chefs, ne négligeât de secourir Ariminium (Rimini), parla en ces termes. Permettez-moi de vous dire, que vous délibérez contre l'ordre et que vous contestez sur un point, sur lequel il serait aisé, même aux personnes les plus ignorantes en ce qui regarde la guerre, de prendre d'elles-mêmes le bon parti. S'il se présentait de deux côtés différents, un péril égal, et une perte égale, il faudrait peser mûrement toutes les raisons, afin de prendre une bonne résolution. Mais quand nous remettrons à un autre temps le siège d'Auxime, quel inconvénient y aura-t-il à craindre? Quel dommage en souffrirons-nous ? Au lieu que si nous souffrons que les Goths entrent dans Ariminium (Rimini), nous ruinons les affaires de l'Empire. Que si Jean a été si malheureux que de contrevenir à vos ordres, il est assez puni, puisqu'il dépend maintenant de vous, ou de l'abandonner aux ennemis, ou de le retirer de leurs mains. Mais prenez garde, s'il vous plaît, de ne nous pas faire porter, et même à l'Empereur, la peine d'une faute que Jean n'a commise que par imprudence. Si les Goths prennent Ariminium (Rimini), ils auront en leur puissance un excellent capitaine, une forte garnison, et une importante ville. Le mal ne se terminera pas là. Peut-être que le sort des armes en sera changé. Considérez, je vous prie, que les ennemis nous passent encore en nombre, mais qu'ils ont le courage abattu par leurs disgrâces. Ils se relèveraient bientôt, s'ils avaient un peu de bonheur, et ils continueraient la guerre avec plus de fierté que nous ne ferions, puisqu'il n'y a point de doute que ceux qui sont délivrés des accidents incommodes et fâcheux, ont l'âme plus élevée, que ceux qui ne sont jamais tombés dans aucun malheur. Voilà ce que dit Narsès. 2. A l'heure même il arriva un soldat d'Ariminium (Rimini), qui apporta à Bélisaire une lettre de Jean, dont voici les propres paroles. Vous saurez, s'il vous plaît, que les vivres nous ont manqué, et que nous ne pouvons plus retenir le peuple, ni résister à l'ennemi. Dans sept jours, nous serons contraints de nous rendre, et de céder à la nécessité, qui nous servira d'une assez juste défense, contre ceux, qui voudraient nous accuser d'avoir fait une chose honteuse. 3. Bélisaire était dans une grande inquiétude. Il craignait, d'un côté, pour la ville assiégée ; mais de l'autre, il se défiait que les ennemis, qui étaient à Auxime, ne ravageassent impunément la campagne, et n'incommodassent les troupes, par des courses et par des escarmouches. Voici enfin l'ordre qu'il tint. Il laissa Aratius avec mille hommes, campés proche de la mer, à deux cent stades d'Auxime, et leur défendit de combattre, si ce n'est que l'ennemi vint attaquer leur camp. Il espérait réprimer par ce moyen les irruptions des ennemis. Il envoya par mer quelques troupes, qui étaient commandées par Hérodien, par Uliaris, et par Narsès, frère d'Aratius. Ildiger avait la conduite de la flotte qui allait à Arimini, où néanmoins il avait ordre de ne pas descendre, si l'armée n'était proche du rivage, d'où elle ne se devait pas éloigner. Une autre troupe suivait le long du rivage, sous la conduite de Martin et allumait de grands feux, afin de faire accroire à l'ennemi, qu'ils étaient en très grand nombre. Bélisaire alla avec Narsès et avec les autres chefs par la ville de Salvia, qui fut autrefois tellement ruinée par Alaric, qu'il ne reste plus de son ancienne beauté, qu'une porte et un chemin. [6,17] CHAPITRE XVII. 1. Je vis en cet endroit une chose que je raconterai ici. Lorsque l'armée de Jean entra dans le Picentin, elle jeta l'épouvante dans le pays. Les femmes se sauvaient où elles pouvaient ; quelques-unes étaient enlevées avec toutes sortes d'outrages. Il y en eut une qui étant accouchée, laissa son enfant dans le berceau, et ne retourna plus à sa maison, soit qu'elle se fût sauvée en quelque autre endroit, ou qu'elle eût été emmenée par la violence d'un ravisseur. Enfin, ou elle mourut, ou elle quitta l'Italie. Les cris de l'enfant abandonné par sa mère, donnèrent de la compassion à une chèvre qui le nourrit de son lait, et le garda, pour empêcher qu'il ne fût blessé par des chiens, ou par d'autres bêtes. Comme le désordre de la guerre dura longtemps l'enfant fut aussi nourri longtemps de cette manière. Lorsque les Picentins apprirent que l'armée de l'Empereur marchait, pour les maintenir dans la possession de leurs biens, et pour en châtier les Goths, ils retournèrent dans leurs maisons. Les habitants de Salvia y étant rentrés de même que les autres, ils s'étonnèrent de voir cet enfant en vie. Les femmes qui avaient du lait lui présentèrent leurs mamelles, mais il refusait de les prendre; et la chèvre semblait le plaindre en bêlant, de ce que ces femmes importunaient l'enfant. Enfin elle le voulait nourrir; ce qui fut cause que les femmes le lui permirent. Et pour cette raison ceux du pays l'appelèrent Aigiste. Comme j'étais sur le lieu, on me mena voir cet enfant, comme une chose extraordinaire, et on le tourmenta tout exprès pour le faire crier. A l'instant la chèvre, qui n'était qu'à un jet de pierre, accourut en bêlant, et se mit sur l'enfant, afin que l'on ne lui fît plus de peine. Voilà l'histoire de l'enfant élevé par une chèvre. 2. Bélisaire marchait par les montagnes, parce qu'il n'en voulait pas venir aux mains avec les ennemis, qui le surpassaient en nombre, et aussi parce qu'il se persuadait, que comme ils étaient accablés par la grandeur des pertes qu'ils avaient souffertes, ils n'auraient pas le courage de se résoudre à une bataille, quand ils sauraient qu'il arrivait contre eux des troupes de toutes parts. En effet, ce ne fut pas une fausse conjecture, car quand il fut arrivé aux montagnes qui ne sont éloignées que d'une journée de la Ville d'Arimini, il y rencontra un parti de Goths, qui étant ainsi tombés inopinément entre ses mains, ne purent s'échapper, et la plupart furent taillés en pièces ; quelques-uns néanmoins se sauvèrent dans les détours des montagnes, où ils se cachèrent, et d'où ayant découvert les troupes Romaines, qui tenaient tous les chemins, et les enseignes de Bélisaire, ils reconnurent que c'était son armée. Les Romains passèrent la nuit par le même endroit. Les Goths, bien que blessés de divers coups, se retirèrent dans le camp de Vitigis, où ils arrivèrent le lendemain à midi, et où ils portèrent la nouvelle que Bélisaire était proche, à la tête d'une formidable armée. A l'instant les Barbares se rangèrent en bataille, du côté de la ville d'Arimini, qui regarde le septentrion, qui était celui par où ils croyaient que les Romains devaient venir, et ils avaient les yeux toujours ouverts pour les découvrir. Comme ils avaient mis bas les armes, pour prendre un peu de repos durant la nuit, ils virent les feux que les soldats de Martin faisaient, à soixante stades de là, du côté d'Orient; ce qui leur donna une grande épouvante, et leur fit craindre d'être investis dès le point du jour. Ils furent inquiétés durant toute la nuit de cette crainte. Quand le matin ils virent la flotte, ils s'enfuirent. Le désordre de ces gens, qui pliaient ainsi bagage, fut si horrible, qu'ils étaient incapables de toute raison, et qu'ils n'avaient point d'autre pensée, que de se sauver dans Ravenne. Si les assiégés eussent eu quelque reste ou de cœur ou de forces, et qu'ils eussent fait une sortie, ils eussent causé une grande perte à leurs ennemis, et eussent mis fin à la guerre ; mais la terreur, dont ils étaient saisis, et la faiblesse qui procédait des fatigues du siège, et de la disette des vivres, les en empêchèrent. Ainsi les Barbares eurent le moyen de se retirer à Ravenne, et ne perdirent qu'une partie de leur bagage. [6,18] CHAPITRE XVIII. 1. ILDIGER fut le premier des Romains qui arriva au camp des Goths, qui fit prisonniers les malades qui n'avaient pu suivre leurs compagnons, et qui ramassa le bagage qui y avait été laissé. Bélisaire arriva avec son armée sur le midi ; et voyant que Jean et ses compagnons avaient des visages pâles et défaits, il dit à Jean, qu'il avait grande obligation à Ildiger. A quoi Jean répondit, qu'il n'avait aucune obligation à lldiger, mais qu'il en avait à Narsès, Intendant des finances ; voulant témoigner par ces paroles que Bélisaire n'était pas venu de lui- même le secourir; mais qu'il n'y était venu, qu'après avoir été persuadé par les raisons de Narsès. 2. Il y eut toujours, depuis ce temps-là, des soupçons, et des défiances entre ces deux grands personnages. Les amis de Narsès lui conseillaient de ne point recevoir les ordres de Bélisaire. Ils lui représentaient qu'il lui serait honteux d'obéir à un autre, après avoir eu l'honneur d'être dépositaire des plus importants secrets de l'Empire : Que jamais Bélisaire ne consentirait de partager avec lui le commandement de l'armée. Que s'il avait agréable de se mettre à la tête d'un corps séparé, il le verrait aussitôt suivi par les meilleurs soldats, et les meilleurs chefs. Qu'outre ses gardes, il aurait les Eruliens, les troupes de Justin, de Jean, d'Atilius et de Narsès frère d'Aratius, lesquelles composeraient au moins dix mille hommes, tous fort braves et fort exercés au maniement des armes. Qu'ils seraient bien aises que Bélisaire ne se pût pas attribuer à lui seul la conquête de l'Italie, et que Narsès eût part à cette gloire : qu'il n'avait pas quitté la conversation familière de l'Empereur, pour venir affermir, au péril de sa vie, la réputation d'un autre général, mais pour signaler sa sagesse et sa valeur, et pour rendre son nom illustre parmi tous les peuples de la terre : Que sans lui Bélisaire ne pourrait rien faire de considérable, parce qu'il avait mis ses soldats en garnison dans les places qu'il avait prises, dont ils faisaient le dénombrement, en contant depuis la Sicile, jusqu'au Picentin. Narsès fut si ravi de cette proposition, qu'il ne pouvait plus modérer son ambition, ni le retenir dans les justes bornes de son devoir. Quand Bélisaire lui proposait quelque entreprise, il trouvait toujours des prétextes d'éluder ses ordres, dont ce général s'étant aperçu, il assembla les gens de commandement et leur parla de cette sorte. 3. Je n'ai pas le même sentiment de cette guerre, que celui que vous en avez. Je vois que vous méprisez les ennemis, comme s'ils étaient tout à fait vaincus et j'estime que ce mépris est capable de vous jeter dans un péril évident. Je sais que ce n'est pas par faiblesse, ni par lâcheté que les Barbares ont pris la fuite. C'est par la finesse de nos conseils et par l'adresse de nos ruses. J'appréhende que la fausse opinion où vous êtes, ne vous fasse périr, et ne ruine les affaires de l'Empire. Il est plus aisé de défaire ceux qui s'imaginent avoir remporté l'avantage, et qui sont enflés d'une vanité ridicule, que la persuasion qu'ils ont d'être victorieux leur donne, que ceux qui après avoir eu du malheur, se tiennent sur leurs gardes et veillent à leur sûreté. La négligence a souvent abattu la prospérité des vainqueurs, au lieu que la vigilance a relevé les vaincus, et que le travail a réparé toutes leurs pertes. Ceux, qui s'abandonnent à la paresse ont accoutumé de perdre leurs affaires. La puissance s'acquiert, et ne se conserve que par une application et par un exercice continuel. Faites donc, s'il vous plaît, réflexion, que Vigitis est à Ravenne avec une multitude innombrable de Goths. Qu'Uraias a réduit la Ligurie et qu'il assiège Milan, qu'il y a dans Auxime d'excellentes troupes, et que dans toutes les places jusqu'à Civita-Vecchia, qui est voisine de Rome, il y a de fortes garnisons, qui sont très capables de nous résister. Nous sommes donc dans un plus grand danger que nous n'étions auparavant, puisque nous sommes environnés de toutes parts de nos ennemis. Je ne dis rien du bruit qui court, que les Français se sont joints aux Goths dans la Ligurie ; ce qui, sans doute, doit jeter de la terreur dans nos esprits. C'est pourquoi je suis d'avis d'envoyer une partie de nos troupes dans la Ligurie, et aux environs de Milan, et de laisser l'autre proche d'Auxine pour y continuer, avec l'aide de Dieu, les entreprises qui seront jugées le plus à propos. Quand Bélisaire eut achevé ce discours, Narsès lui répondit en ces termes : 4. Tout le monde demeurera aisément d'accord de la vérité de ce que vous avez dit ; mais vous me permettrez néanmoins de vous témoigner, que je n'estime pas qu'il soit à propos d'envoyer toutes les troupes à Milan et à Auxime. Vous pouvez y aller, et y mener celles qu'il vous plaira. Pour nous, nous réduirons l'Émilie qui est la Province que l'on dit que les Goths ont le plus de passion de conserver ; et nous incommoderons tellement Ravenne, que vous pourrez entreprendre tout ce que vous voudrez de vôtre côté, sans appréhender que les ennemis n'y reçoivent de secours. Que si nous allions avec vous assiéger Auxime, j'aurais peur que les ennemis sortant de Ravenne, ne fondissent sur nous, et que nous fussions attaqués de deux côtés, privés de toutes sortes de vivres, et réduits à la nécessité de périr misérablement. Bélisaire, qui craignait que la division de l'armée ne l'affaiblît et ne la remplît de confusion montra une lettre, que l'Empereur écrivait aux gens de commandement, de laquelle la teneur était : 5. Nous n'avons pas envoyé en Italie Narsès, intendant de nos finances, pour y commander nos troupes ; notre intention est que ce soit Bélisaire qui les commande, comme il le jugera à propos, et que vous obéissiez tous aux ordres qu'il vous donnera, pour le bien de notre service. Narsès s'attachait aux dernières paroles de cette lettre, et soutenait qu'il n'était pas obligé, dans cette rencontre particulière, de suivre l'avis de Bélisaire, parce qu'il était contraire aux intérêts de l'État. [6,19] CHAPITRE XIX. 1. APRÈS que Bélisaire eut entendu ce que dit Narsès, il envoya Peranius, avec des forces considérables, mettre le siège devant Civita-Vecchia, et pour lui, il mena son armée vers Urbin, qui est une ville éloignée d'une journée de celle d'Arimini, et qui avait alors une forte garnison de Goths. Narsès, Jean, et les autres chefs, suivirent Bélisaire. Quand ils furent proches de la ville, ils se campèrent au bas d'une colline, mais séparément ; Bélisaire du côté d'Orient, et Narsès du côté d'Occident. La ville est située sur une colline, qui est presque ronde, et fort élevée, mais qui n'est pas bordée de précipices, et dont l'avenue n'est incommode, que parce qu'elle est un peu roide au bas de la ville, où l'on ne peut aller que par un chemin qui est du côté de Septentrion. Tandis que les Romains préparaient ce qui était nécessaire pour le siège, Bélisaire, qui espérait de réduire les Barbares par l'appréhension du péril, envoya les exciter par des promesses avantageuses, à se soumettre à l'obéissance de l'Empereur. Les ambassadeurs parlèrent hors des portes, fort à propos pour persuader ; mais leur éloquence fut inutile, et les Goths qui se fiant à l'assiette de la place, et à l'abondance des provisions, les prièrent de se retirer. Bélisaire commanda à ses soldats de faire une galerie d'osier, sous laquelle ils pussent aller à couvert jusqu'à la porte, par l'endroit où le chemin est le plus bas, et de saper la muraille, à quoi ils ne manquèrent pas d'obéir. 2. Quelques amis de Narsès lui dirent que l'entreprise de Bélisaire était impossible ; que Jean avait trouvé la place imprenable, quoiqu'il l'eût attaquée dans un temps où elle n'était défendue que par une garnison tout à fait faible ; et qu'il valait mieux aller réduire l'Émilie à l'obéissance de l'Empire. Narsès ayant goûté cette proportion, leva le siège durant la nuit, quelque prière que Bélisaire lui pût faire de le continuer, et s'en alla à Arimini. Quand le jour parut, et que les Barbares virent que la moitié des assiégeants s'était retirée, ils se moquèrent de ceux qui étaient demeurés. 3. Cependant Bélisaire, qui était résolu de continuer le siège, avec le peu de troupes qui lui restaient, fut secondé dans ce dessein par un merveilleux bonheur. Il n'y avait dans Urbin, qu'une seule fontaine, où tous les habitants puisaient de l'eau, dont la source tarit en trois jours, tellement qu'il n'en sortait plus que de la bourbe, et que cet accident les fit résoudre de se rendre. Le général qui n'en savait rien, rangea les soldats autour de la colline, pour donner un assaut, et en envoya quelques-uns, qui étaient enfermés dans une machine d'osier faite en forme de portique. Les Barbares tendirent tout d'un coup les mains, et demandèrent la paix. Les Romains qui ne se doutaient pas que la fontaine fût tarie, se persuadaient, que les assiégés avaient été épouvantés par l'approche de leur machine, et par les préparatifs de l'attaque. Il est certain que les uns et les autres, furent fort aises de la capitulation. On donna, la vie aux Goths, et ils s'obligèrent de servir dans les armées de l'Empereur, avec les mêmes droits que le reste des soldats. 4. Narsès, qu'un événement si extraordinaire avait rempli d'étonnement et de dépit, demeura à Arimini, et envoya Jean pour assiéger le fort de Césène. L'attaque fut vigoureuse, mais néanmoins les assiégés repoussèrent les attaquants, avec une perte notable, et surtout de Phanothée, qui était capitaine des Eruliens. Jean n'eut plus d'envie de retourner à Césène, et il crut que ce ne serait que peine perdue, après en avoir été une fois chassé, il alla donc plus avant avec Justin, et s'empara à l'improviste d'Imola, qui est une ville fort ancienne. De plus, comme les Barbares s'enfuyaient en présence de ses troupes, il réduisit aisément toute l'Émilie, sous l'obéissance de Justinien. [6,20] CHAPITRE XX. 1. BÉLISAIRE ayant pris Urbin, environ le solstice d'hiver, il ne crut pas qu'il fût à propos d'attaquer alors Auxime, parce que les fortifications de la place, et les munitions que les Goths y avaient portées de tout le pays qu'ils avaient pillé, la rendaient capable de soutenir un long siège. Il envoya Aratius à Fermo, afin d'y réprimer, autant qu'il pourrait, les courses des ennemis. Pour ce qui est de lui il mena ses troupes à Civita-Vecchia par le conseil de Peranius, qui assurait avoir appris des transfuges, que les habitants y manquaient de vivres, et qu'ils se rendraient à la vue de son armée, comme il arriva en effet. Quand ce général fut proche de la place, il se campa au lieu qu'il trouva le plus commode, et il fit le tour pour reconnaître s'il n'y avait point d'endroit propre à donner l'assaut. Après l'avoir bien considérée il jugea qu'elle ne se pouvait prendre par force, mais qu'elle se pouvait prendre par ruse. Au milieu d'une rase campagne s'élève une colline, dont le sommet est large et plat, le bas plein de rochers et de précipices. La colline est ceinte de roches, qui sont éloignées les unes des autres de l'espace d'un jet de pierre. Les anciens bâtirent une ville sur cette colline, sans l'entourer de murailles, et sans la fortifier, parce qu'ils crurent qu'elle était imprenable par son assiette. Il n'y a qu'un chemin par où l'on y puisse entrer, où lorsque les habitants ont mis bonne garde, ils n'appréhendent plus d'assaut de tous les autres côtés. Tout le reste de l'espace qui est entre la colline et les roches, sert de lit à une rivière fort large et fort profonde. Les anciens Romains y bâtirent quelques ouvrages, et il y a encore maintenant une porte qui était gardée avec soin, par les Goths. Voilà une description de l'assiette de la ville dont Bélisaire avait entrepris le siège et qu'il espérait de réduire, ou en dressant un piège sur la rivière, ou en affamant les habitants. Tandis qu'ils eurent des vivres, ils soutinrent le siège avec une confiance incroyable, n'en prenant chaque jour non pas autant que la nécessité le désirait, mais autant seulement qu'il en fallait pour ne pas mourir. Quand ils eurent consumé toutes leurs provisions, ils vécurent encore longtemps de cuir et de parchemin détrempé. Leur gouverneur, nommé Albilas, qui était fort célèbre parmi les Goths, les repaissait cependant d'espérances. 2. Lorsque le cours du soleil eut ramené la saison de l'été, le blé parut à la campagne, mais en moindre quantité que de coutume : ce qui procédait de ce que l'on ne l'avait pas couvert de terre, tellement qu'il tomba de lui-même, sans avoir été coupé. Cela arriva dans toute l'Émilie, dont les habitants furent obligés d'aller chercher des vivres au pays des Picentins, où ils le persuadaient qu'il n'y avait pas une aussi grande disette que dans le leur, à cause du voisinage de la mer. La Toscane ne fut pas moins affligée de la famine, les habitants des montagnes ayant été réduits à ne vivre que de pain de gland. On dit qu'il y eut dans le Picentin plus de cinquante mille laboureurs qui moururent de faim, et un nombre encore plus grand au-delà du golfe ionique. Je fus témoin de la misère qu'ils souffrirent, et du genre pitoyable de leur mort. Ils étaient devenus pâles et secs, leur corps s'étant consumé soi-même, depuis qu'il avait été privé d'une nourriture étrangère. La bile, qui dominait dans leur tempérament, avait répandu sa couleur sur tous leurs membres. Le progrès du mal avait emporté tout leur embonpoint, de sorte que leur peau toute desséchée, était comme collée à leurs os. Leur teint basané tirant sur le noir, approchait de la couleur d'un flambeau éteint. Ils avaient le visage si défiguré, et les yeux si égarés, qu'ils faisaient peur. Les uns mouraient de disette, et les autres d'avoir mangé avec trop d'avidité : car comme la chaleur naturelle de leur estomac était éteinte, si l'on ne leur donnait à manger peu à peu, et de même qu'à des enfants, l'abondance des aliments les étouffait. Quelques-uns furent contraints par la rage de la faim, de manger de la chair humaine. 3. On dit que deux femmes, qui étaient demeurées seules dans un village proche d'Arimini, y mangèrent dix-sept hommes. Elles y recevaient les passants et les tuaient lorsqu'ils étaient endormis. Comme elles se préparaient à en tuer un dix-huitième, il s'éveilla, et après avoir tout appris de leur bouche, il les tua elles-mêmes. Plusieurs se jetaient sur l'herbe, et faisaient quelque effort pour l'arracher; mais comme la faim leur avait ôté les forces, ils expiraient sur le champ, et demeuraient sans sépulture ; parce qu'il n'y avait plus personne pour leur rendre ce dernier devoir. Toutefois les oiseaux qui se repaissent de corps morts ne les touchaient pas, à cause que toutes leurs chairs avaient été dévorées par la famine. En voilà assez sur ce sujet. [6,21] CHAPITRE XXI. 1. QUAND Bélisaire sut qu'Uraïas avait mis le siège devant la ville de Milan, il envoya Martin et Uliaris avec des forces considérables pour la secourir. Ceux-ci étant arrivés sur le bord du Pô, ils perdirent beaucoup de temps à délibérer des moyens de le traverser. Mundilas ayant été averti de leur arrivée, leur dépêcha un certain Romain, nommé Paul, qui ayant passé proche des ennemis sans en avoir été reconnu, et ayant traversé le fleuve à la nage, entra dans le camp, où ayant été conduit devant Martin et Ulianus, il leur parla de cette sorte. 2. Votre conduite est déraisonnable et indigne de votre nom. Vous faites profession de servir l'Empereur, et vous avancez en effet les affaires de ses ennemis. Milan qui est la ville la plus grande, la plus belle, la plus riche d'Italie, qui sert comme de digue à l'Empire, pour arrêter l'inondation des Germains et des autres peuples barbares, est réduite à la dernière extrémité, et vous négligez cependant de la secourir. Il n'est pas besoin que j'exagère la grandeur de votre faute ; le temps ne me permet pas d'employer beaucoup de paroles. Je n'ai qu'à vous demander du secours, tandis qu'il reste encore un peu d'espérance. Hâtez-vous donc, s'il vous plaît, de faire lever le siège ; car pour peu que vous tardiez, vous nous ferez périr de la manière du monde la plus malheureuse, et vous trahirez les intérêts de l'Empereur. On commet une trahison, non seulement en ouvrant les portes d'une ville à une armée ennemie, mais aussi se tenant en repos par la peur du péril qu'il faudrait courir, pour la secourir. Voilà ce que dit Paul. Martin et Uliaris lui promirent de le suivre incontinent, et le renvoyèrent. Il passa heureusement à la faveur de la nuit, sans être découvert par les assiégeants ; et étant rentré dans Milan, il fortifia le courage des citoyens et des soldats, par l'assurance qu'il leur donna d'un prompt secours, et il les exhorta à demeurer fermes dans la fidélité. Cependant Martin ne fit point avancer les troupes; et comme il vit que le temps se consumait en remises, il écrivit à Bélisaire pour s'en excuser. Voici les termes de sa lettre. 3. Vous nous aviez envoyés pour secourir Milan. Nous sommes venus avec toute la diligence possible jusque sur le bord du Pô, que les soldats refusent de traverser, à cause des bruits qui courent de la puissance des Goths, et de leur jonction avec les Bourguignons. La vérité est que nous ne nous tenons capables de résister à des forces si considérables. Que si vous aviez agréable de commander à Jean et à Justin, qui sont dans l'Émilie, de courir le même hasard que nous, nous espérerions d'en sortir à notre honneur et d'incommoder l'ennemi. Quand Bélisaire eut lu cette lettre, il manda à Justin et à Jean de se joindre à Martin, pour aller secourir Milan: Mais ils refusèrent de le faire, sans les ordres de Narsès; ce qui obligea Bélisaire de lui écrire la lettre qui suit. 4. Figurez-vous, s'il vous plaît, que toutes les troupes de l'Empereur ne font qu'un corps, qui doit être conduit par un même esprit, et que si elles ne concourent avec une parfaite intelligence, leur division sera leur ruine. Abandonnez donc présentement l'Émilie, où il n'y a ni place considérable à prendre, ni affaire importante à décider, et envoyez Jean et Justin se joindre avec les troupes de Martin, qui n'est pas éloigné de Milan, afin d'en faire lever le siège. Je n'ai point de soldats que j'y puisse envoyer. Quand j'en aurais, je ne jugerais pas à propos de le faire, parce qu'il y a tant de chemin à faire, qu'ils arriveraient trop tard; et quand ils y seraient arrivés, ils ne pourraient plus tirer de service de leurs chevaux, après la fatigue du voyage. Que si au contraire, vous commandez à Jean et à Justin de s'y aller joindre à Martin et à Uliaris, ils en chasseront les ennemis, et reprendront l'Émilie. Narsès, après avoir lu cette lettre, envoya Jean et Justin à Milan avec l'armée. Jean alla prendre des barques à la mer, afin de passer le Pô ; mais une maladie qui lui survint rompit son dessein. Tandis que Martin différait toujours de passer le Pô, et que Jean attendait les ordres de Narsès, il se passa beaucoup de temps, durant lequel les assiégés, réduits à la dernière extrémité de la faim, mangèrent des chiens, des rats et d'autres animaux, dont les hommes n'ont pas accoutumé de se nourrir. Les Barbares envoyèrent des ambassadeurs à Mundilas, pour le solliciter de rendre la place, et pour l'assurer que l'on lui sauverait la vie, et à tous les gens de guerre aussi. Il demeura d'accord de se rendre, pourvu que l'on la sauvât aussi aux habitants: mais comme il reconnut que les ennemis, qui l'assuraient avec serment de donner la vie à lui et ses soldats, paraissaient irrités contre le peuple de Milan, et contre ceux de toute la Ligurie, et qu'il appréhendait qu'ils ne les fissent tous passer par le tranchant de l'épée, il assembla ses soldats, et leur parla en ces termes. 5. Si jamais l'on a préféré une mort glorieuse à une vie infâme, je souhaite de tout mon cœur que vous vous trouviez maintenant dans la disposition de le faire, et que vous ne commettiez point de lâcheté par le désir de conserver votre vie. Tous ceux, qui jouissent de la lumière sont sujets à la nécessité de mourir, mais les manières de mourir sont différentes. Cette différence consiste en ce que les lâches, après avoir reçu les outrages, dont la rage de leurs ennemis les a chargés, ne laissent pas de sortir du monde au moment qui a été marqué par les ordres éternels de la Providence; au lieu que les gens de cœur conservent une gloire, qui est comme une vie immortelle, qui subsiste dans la mémoire des hommes. Si nous pouvions sauver nos citoyens, en nous soumettant à nos ennemis, peut-être que nous mériterions quelque excuse ; mais puisqu'il faudrait les voir tailler en pièces par l'épée des vainqueurs, ne vaut-il pas mieux périr, que d'être les spectateurs d'un carnage si exécrable? Ne nous accuserait-on pas nous-mêmes de cette horrible inhumanité? Tandis que nous sommes encore maîtres de nous-mêmes, faisons en sorte que notre vertu serve d'ornement à notre fortune. Surprenons l'ennemi par une sortie imprévue, dans laquelle ou nous aurons le bonheur de remporter l'avantage, ou au moins nous trouverons une fin honorable à nos disgrâces. 6. Cette harangue de Mundilas ne fit point d'impression sur l'esprit des soldats, pas un n'ayant voulu courir le hasard d'une sortie, mais tous ayant accepté les conditions qui étaient offertes par l'ennemi. Les Barbares mirent Mundilas et ses troupes sous leur garde, rasèrent la ville, firent passer les hommes jusqu'au nombre de trois cents, sans distinction d'âge, au fil de l'épée, prirent les femmes, et les donnèrent aux Bourguignons, en récompense de leur alliance. Ils hachèrent Réparat préfet du prétoire, et jetèrent les pièces de son corps aux chiens. Cerventin se sauva dans le territoire de Venise, et alla par la Dalmatie porter la nouvelle à l'Empereur de cette sanglante perte. Les Goths réduisirent ensuite toutes les places de la Ligurie, où il y avait des garnisons romaines. Martin et Uliaris retournèrent à Rome avec leurs troupes. [6,22] CHAPITRE XXII. 1. BÉLISAIRE, qui ne savait encore rien des disgrâces arrivées dans la Ligurie, menait son armée, sur la fin de l'hiver, dans le pays des Picentins. Ce fut dans ce voyage qu'il apprit la perte de Milan, dont il eut un extrême déplaisir. Il ne voulut plus depuis voir Uliaris, et manda tout à Justinien, qui n'ordonna rien de fâcheux contre qui que ce soit ; mais seulement rappela Narsès et laissa le commandement général à Bélisaire. Narsès retourna à Constantinople, suivi de peu de soldats. Les Eruliens ne voulurent plus servir dans l'Italie, après son départ, de quelques promesses dont Bélisaire pût user pour les retenir. Ayant donc plié bagage, ils le retirèrent d'abord dans la Ligurie, où ils rencontrèrent les troupes d'Uraïas, à qui ils vendirent leurs troupeaux et leurs esclaves, et ils firent serment de ne jamais porter les armes contre les Goths. Ayant depuis conféré avec Vitalius dans les terres des Vénitiens, où ils s'étaient retirés, ils se repentirent de la faute qu'ils avaient commise contre l'Empereur ; et abandonnant un de leurs chefs nommé Visandus, ils allèrent à Constantinople sous la conduite d'Alphée et de Philemuth, qui avait succédé à Phanithée, mort un peu auparavant dans le camp. 2. Les Goths épouvantés de la nouvelle qui courait, que Bélisaire marcherait contre eux au commencement du printemps, délibérèrent sur ce qu'ils avaient à faire. Et comme ils virent qu'ils n'avaient pas des forces suffisantes pour lui résister, ils se résolurent d'implorer le secours de quelque autre peuple, ayant éprouvé par le passé la mauvaise foi des Germains, ils se contentèrent de ne les avoir pas pour ennemis, et envoyèrent des ambassadeurs avec de grands présents à Vacis roi des Lombards, pour lui demander une assistance; mais ces ambassadeurs reconnurent qu'il était ami et allié de l'Empereur, et ils revinrent sans avoir rien obtenu. 3. Vitigis ne sachant que faire, assemblait souvent les vieillards, pour prendre leurs avis dans ses doutes. Il se faisait dans ces assemblées diverses propositions, dont les unes n'étaient pas à propos, si les autres pouvaient être utiles. Entre plusieurs choses, il fut observé que jamais l'Empereur n'avait pu faire la guerre dans l'Occident, qu'il n'eût fait auparavant la paix dans l'Orient. Que ce n'était que depuis ce temps-là, qu'il avait subjugué les Vandales, et fait souffrir aux Goths tant de pertes si fâcheuses ; que, s'il y avait moyen de rompre le traité, par lequel il était uni avec le roi des Perses, et de les commettre ensemble, il n'incommoderait plus d'autres ennemis. Cette ouverture ayant plu extrêmement à Vitigis et aux Goths, il fut résolu d'envoyer à Cosroès, roi des Perses, deux ambassadeurs, pour l'engager à faire la guerre à Justinien, et de choisir pour cela des Romains, et non pas des Goths, de peur qu'étant reconnus, ils ne gâtassent l'affaire. Ils chargèrent donc de cet emploi deux prêtres de la Ligurie, dont l'un, pour se rendre plus considérable, prenait la qualité d'évêque, bien qu'elle ne lui appartînt pas, et l'autre le suivait comme un domestique. On leur donna beaucoup d'argent, pour les engager à ce voyage. Ils portèrent les lettres de Vitigis à Cosroès, par lesquelles ce Prince s'étant laissé persuader, il exerça au milieu de la paix les hostilités que j'ai racontées. 4. Dés que Justinien sut que le roi des Perses violait la trêve, il se résolut de faire la paix avec les Goths, et de rappeler Bélisaire, pour lui donner le commandement de l'armée d'Orient. Il donna aussitôt congé aux ambassadeurs de Vitigis, qui étaient à Constantinople, et il leur promit d'en envoyer à Ravenne, pour traiter la paix à des conditions avantageuses aux deux nations. Pour ce qui est de ces ambassadeurs, Bélisaire ne les laissa point aller, que les Goths n'eussent rendu Pierre et Athanase, qui furent récompensés par des charges honorables, Athanase par celle de préfet du prétoire en Italie ; et Pierre par celle de Grand-Maître. En cet endroit finit l'hiver, et la quatrième année de l'histoire que Procope écrit. [6,23] CHAPITRE XXIII. 1. L'INTENTION de Bélisaire était de se rendre maître d'Auxime et de Férule, avant que d'aller attaquer Vitigis dans Ravenne, afin de n'avoir plus d'ennemis à craindre. Il envoya pour ce sujet à Fésule Cyprien et Justin avec leurs troupes, une compagnie d'Isauriens, et cinq cents hommes tirés du corps de l'infanterie, que Démétrius commandait. Ceux-ci s'étant campés proche du fort, assiégèrent les Barbares qui étaient dedans. 2. Il envoya aussi sur le bord du Pô, Martin et Jean avec leurs troupes, et avec celles d'un autre Jean, surnommé le Mangeur, pour empêcher qu'Uraïas ne sortit de Milan, et ne l'incommodât par ses courses. Et il leur commanda de suivre au moins l'ennemi, s'ils ne le pouvaient arrêter. Ils s'emparèrent de Dertone, ville assise sur le Pô, et s'y campèrent. 3. Bélisaire marcha avec onze mille hommes vers Auxime, qui est la capitale; ou, comme les Romains disent, la métropole du pays des Picentins. Elle est éloignée de quatre-vingt quatre stades du rivage du golfe ionique, et de quatre-vingts stades, ou de trois journées, de Ravenne. Elle est assise sur une haute colline, où il n'y a nulle avenue, par où les ennemis en puissent approcher. Vitigis y ayant renfermé les principales forces de sa nation, jugeant bien que les Romains feraient leurs efforts pour s'en rendre maîtres, avant que d'aller à Ravenne. Bélisaire y mena donc son armée, et commanda de camper autour de la colline. Quand les Goths virent qu'ils avaient fait diverses huttes éloignées les unes des autres, dans un espace fort vaste, d'où il ne leur serait pas aisé de s'entre aider, ils firent une sortie le soir du côté d'Orient, à un endroit où Bélisaire se campait encore avec ses gardes, et avec les officiers de sa suite, qui ayant pris promptement les armes, repoussèrent vigoureusement les Barbares, et les poursuivirent jusqu'au milieu de leur colline. Mais s'y prévalant de l'avantage du lieu, ils s'arrêtèrent ; et tirant de haut en bas sur les Romains, ils ne céssèrent d'en tuer un très grand nombre, jusqu'à ce que la nuit Ies séparât. Un parti de Goths, qui était sorti de bon matin, le jour précédent, pour aller chercher des vivres, revint le soir, sans avoir rien appris de l'arrivée des ennemis, mais quand il vit le feu du camp des Romains, il fut saisi d'étonnement et de crainte. Quelques-uns des plus hardis hasardèrent de passer, et furent si heureux que de le faire sans être aperçus, les autres se cachèrent dans les bois, espérant se retirer à Ravenne, mais ils furent découverts par les Romains, et taillés en pièces. Lorsque Bélisaire considérait l'assiette et les fortifications d'Auxime, il désespérait de l'emporter de force, mais il espérait de s'en rendre maître par le temps, et en retranchant les vivres aux assiégés. Il y avait un champ proche des murailles, qui produisait chaque jour de nouveaux sujets de combats entre les Romains et les Goths. Ceux-ci y venaient quérir sans cesse du fourrage pour leurs chevaux ; ceux-là faisaient tous leurs efforts pour les empêcher, et se signalaient souvent par des exploits considérables. Les Barbares vaincus par la valeur des Romains, eurent recours à l'artifice. Ils allèrent au fourrage comme de coutume, et quand ils virent monter les Romains, ils roulèrent sur eux des roues qu'ils avaient préparées tout exprès, et qui ne tenaient qu'à leurs essieux. Mais elles tombèrent par bonheur jusque dans la plaine, sans blesser personne. Les Barbares voyant leur coup manqué, se sauvèrent dans la ville, et s'avisèrent de cette autre ruse. Ils cachèrent dans un vallon une troupe de gens d'élite, et ne firent paraître dans le champ qu'un petit nombre de faucheurs. Dès que l'on en fut aux mains, ceux qui s'étaient cachés fondirent sur les Romains ; et comme ils les surprenaient au dépourvu, et qu'ils avaient l'avantage de la multitude, ils en taillèrent une grande partie en pièces, et mirent le reste en fuite. Les Romains, qui étaient dans leur camp, virent bien sortir l'embuscade, et crièrent pour en avertir leurs compagnons ; mais ils ne purent être entendus, tant à cause de l'éloignement, qu'à cause du bruit que les Goths faisaient à dessein avec leurs armes. 4. Comme Procope, auteur de cette histoire, vit que Bélisaire se trouvait fort embarrassé dans cette fâcheuse rencontre, il l'alla trouver, et lui dit. Il y avait autrefois deux manières de sonner de la trompette parmi les Romains ; l'une servait à animer les soldats au combat ; l'autre à les rappeler, quand le capitaine le jugeait à propos. Ainsi il était aisé aux chefs de donner les ordres, et aux soldats de les entendre, et d'y obéir. Il n'est pas possible de faire comprendre distinctement aux soldats quelque ordre que ce puisse être, tandis que leurs oreilles sont remplies du bruit des armes, et que leurs esprits sont saisis de crainte ; mais puisque ces deux manières de sonner de la trompette sont perdues, servez-vous à l'avenir de la trompette de la cavalerie pour sonner la bataille, et de la trompette de l'infanterie pour sonner la retraite. Les soldats discerneront aisément les deux sons, l'un étant formé par un instrument de bois et de cuir, et l'autre par un instrument de cuivre, qui est une matière bien plus solide. Bélisaire fort aise de la proposition de Procope, appela ses soldats, et leur dit. L'ardeur est bienséante et digne de louanges dans les gens de guerre ; mais il faut que ce soit une ardeur réglée, et qui ne gâte pas les entreprises. Les meilleures qualités se corrompent par l'excès. Ne vous perdez, donc pas par une folle opiniâtreté. Il n'y a point de honte à reculer, pour éviter une fâcheuse rencontre. C'est une extravagance que de se jeter dans un péril évident, quand même on serait assez heureux pour n'y pas périr. La véritable vaillance consiste à faire de belles actions, quand, la nécessité le requiert. Les Barbares n'osant plus nous combattre à force ouverte, tâchent de nous surprendre par finesse. Il y a plus de gloire à éviter leurs pièges qu'à abattre leur puissance, parce qu'il n'y a rien de si honteux que d'être surpris par l'adresse de ses ennemis. J'aurai soin de prévoir leurs desseins, et de vous garantir de leurs embuscades. Tout ce que vous aurez à faire, sera de vous retirer lorsque vous entendrez le signal. On vous le donnera avec les trompettes de l'Infanterie. Après cet avis de Bélisaire, les soldats ayant aperçu les ennemis qui coupaient de l'herbe, ils fondirent sur eux, et en tuèrent plusieurs, et entre autres un certain, dont les armes et les habits éclataient d'or. Un Maure s'étant mis à le dépouiller, reçut un coup de flèche, qui lui perça les deux jambes, et les attacha ensemble. Le Maure ne laissait pas de traîner le corps par les cheveux. Cependant les Barbares sortirent de leur embuscade, et Bélisaire commanda à l'instant aux trompettes de l'infanterie de sonner la retraite. Ainsi les Romains se retirèrent, et remportèrent le Maure qui avait les jambes percées. Les Goths ne les osèrent poursuivre. [6,24] CHAPITRE XXIV. 1. LES Barbares pressés dans la suite du temps de la disette des vivres, délibérèrent des moyens d'en avertir Vitigis. Mais comme ils n'avaient personne qui voulût porter la lettre, à cause de l'exactitude avec laquelle les Romains gardaient les partages, ils s'avisèrent de la ruse que je vais dire. Ayant choisi une nuit fort sombre, ils commandèrent à ceux qui devaient porter la lettre de se tenir prêts, et commencèrent à faire un grand bruit au haut des murailles, comme s'il y eût eu un assaut. Les Romains qui ne pouvaient deviner d'où procédait ce tumulte, demeurèrent en repos, par l'ordre de Bélisaire, et croyant que c'était ou une sortie que les assiégés voulaient faire, ou un secours qu'ils recevaient de Ravenne, ils aimèrent mieux, dans l'incertitude, et dans la crainte, se tenir dans leur camp, que de s'exposer inconsidérément au danger. Ainsi, les courriers passèrent sans être découverts, et ils arrivèrent le troisième jour à Ravenne, où ils présentèrent à Vitigis la lettre, dont voici la copie. Seigneur, quand vous nous fîtes l'honneur de nous mettre en garnison dans Auxime, vous nous dîtes que c'était la clef de Ravenne et du royaume, que vous nous confiiez, et que nous prissions bien garde de ne la pas livrer à l'ennemi. Vous nous assurâtes aussi, que si nous avions besoin de secours, vous nous en amèneriez vous-même, avec une telle diligence, que vous préviendriez le bruit de votre arrivée. Nous avons défendu la place et votre État contre les incommodités de la famine, et contre les armes de Bélisaire. Cependant vous n'avez songé sérieusement à nous secourir. Prenez garde que les Romains en se saisissant d'Auxime, ne se saisissent des clefs de votre royaume. 2. Vitigis, après avoir lu cette lettre, promit à ceux qui la lui avaient présentée, d'aller bientôt, avec toutes ses forces, secourir Auxime. Mais depuis, y ayant bien pensé, il n'en voulut rien faire. Il appréhendait que Jean le suivît, et que Bélisaire lui vînt au- devant. Mais le soin qui l'inquiétait le plus, était celui des provisions nécessaires pour la subsistance d'une grande armée. Les Romains qui étaient maîtres de la mer, et du fort d'Ancône, y avaient serré des blés tirés de la Sicile et de la Calabre, et ils pouvaient aisément les en transporter toutes les fois qu'ils en auraient besoin ; au lieu que les Goths étaient dans le pays des Picentins, où ils n'avaient point de magasins. Ceux qui avaient porté la lettre à Vitigis reportèrent la réponse à Auxime, sans être aperçus par les ennemis, et relevèrent le courage des assiégés, par la fausse espérance qu'ils leur donnèrent d'un prompt secours. Quand Bélisaire sut le départ et le retour de ces messagers, il donna ordre à ses gens de faire meilleure garde, afin qu'il n'arrivât plus rien de semblable. 3. Cyprien et Justin, qui tenaient le fort de Fésule assiégé, ne pouvaient approcher des murailles, pour la difficulté des avenues. Les Barbares firent diverses sorties, dont ils aimèrent mieux courir le hasard, que de supporter la misère de la faim. D'abord les succès furent douteux ; mais dans la suite les Romains eurent l'avantage, de sorte qu'ils serrèrent très étroitement les Goths. Dans cette extrême disette, ils envoyèrent secrètement demander du secours à Vitigis, et lui faire entendre qu'il leur était impossible de tenir plus longtemps dans le château. Vitigis manda à Uraïas qu'il allât avec ses troupes dans le territoire de Pavie, croyant que ce lui serait un moyen pour s'avancer vers le fort de Fésule, et pour le secourir. Uraïas obéît à cet ordre ; il traversa le Pô, et s'approcha, non seulement de Pavie, mais il avança même jusqu'à soixante stades près du camp des Romains. Ni l'un ni l'autre des partis ne commença le combat; les Romains croyant que ce leur serait un assez grand avantage d'empêcher le secours, et les Barbares considérant que la perte d'une bataille serait la ruine entière de leurs affaires dans l'Italie, parce qu'il leur serait après impossible de se joindre à Vitigis, pour secourir les assiégés. Voilà les rasions que les deux partis eurent de s'abstenir d'une bataille. [6,25] CHAPITRE XXV. 1. LES Français voyant que la guerre d'entre les Goths et les Romains diminuent les forces de ces deux peuples, ils espérèrent d'en tirer quelque avantage. Il leur fâchait fort de demeurer en repos, tandis que d'autres se battaient pour la possession de l'Italie. Ils y entrèrent donc au nombre de cent mille hommes, sous la conduite de Théodebert, sans se soucier des traités qu'ils avaient faits avec les Goths et avec les Romains, ni des serments, par lesquels ils s'étaient obligés à l'observation de ces traités: en effet, ce sont les plus perfides de tous les hommes. 2. Le roi était environné d'un petit nombre de cavaliers, qui seuls avaient des lances. Tout le reste était de gens de pied, qui n'avaient ni lance, ni arc, mais seulement une épée, un bouclier, et une hache, dont le fer est fort gros, et tranche des deux côtés et est garni d'un manche de bois. Ils ont accoutumé, au premier signal qui leur est donné, de rompre avec la hache le bouclier de leurs ennemis, et de les tuer. Ils passèrent donc les Alpes, et entrèrent dans la Ligurie. 3. Quand les Goths, qui leur avaient autrefois offert de l'argent pour du secours, et qui n'en avaient pu obtenir, apprirent que Théodebert marchait à la tête d'une puissante armée, ils furent ravis de joie, et se promirent de défaire aisément les Romains. Pendant que les Français furent dans la Ligurie, ils n'exercèrent aucune hostilité contre les Goths, de peur qu'ils ne les empêchassent de passer le Pô. Quand ils furent arrivés à Pavie, où les Romains avaient autrefois bâti un pont, ils furent favorablement reçus par les Barbares, qui le gardaient, et eurent toute sorte de liberté de le passer. Mais aussitôt après, ils jetèrent dans la rivière les femmes et les enfants qui se rencontrèrent sous leurs mains, et ils les sacrifièrent à leur fureur, comme des prémices de la guerre. Ces Barbares font profession de la religion chrétienne, de telle sorte néanmoins qu'ils ne laissent pas de retenir plusieurs restes du paganisme, des superstitions sacrilèges, des sacrifices inhumains, et des prédictions profanes. Ce triste spectacle saisit les Goths d'une frayeur mortelle, et fut cause qu'ils se retirèrent dans leur ville. Les Français passèrent le pont, et allèrent au camp des Goths ; qui croyant qu'ils venaient à leur secours, reçurent gaiement les premiers qui arrivèrent : mais quand ils virent qu'ils fondaient en grand nombre, et qu'ils tuaient tout ce qui se présentait devant eux, ils s'enfuirent au travers du camp des Romains jusqu'à Ravenne. Les Romains les voyant fuir de cette sorte s'imaginèrent que Bélisaire s'était rendu maître de leur camp, et qu'il leur donnait la chasse. Ils prirent donc leurs armes, pour aller au devant de lui, et tombèrent inopinément au milieu des ennemis ; tellement qu'étant contraints de se battre, ils furent entièrement défaits. Ils abandonnèrent leur camp et s'enfuirent dans la Toscane, où ils racontèrent à Bélisaire tout ce qui leur était arrivé. Les Français ayant ainsi vaincu, et dissipé tant les Goths que les Romains, demeurèrent maîtres du camp des uns et des autres, et y trouvèrent de grandes provisions : mais comme ils étaient une multitude prodigieuse, ils les consumèrent en peu de temps, et furent bientôt réduits à n'avoir plus que de la chair de bœuf, et de l'eau du Pô. Mais comme cette eau affaiblissait leur estomac, et empêchait la digestion, plusieurs en eurent des dévoiements et des dysenteries, dont ils eurent peine à guérir. On dit qu'ils perdirent de cette manière le tiers de leur armée ; ce qui les obligea de s'arrêter. Quand Bélisaire apprit l'arrivée des Français, et la défaite de Martin et de Jean, il eut de grandes inquiétudes au sujet de ses troupes, et surtout de celles qui assiégeaient le fort de Fesle, à cause qu'elles étaient plus proche des Barbares. Cela l'obligea à écrire à Théodebert en ces termes. 4. Généreux Théodebert, il n'est pas séant à un homme de vertu, qui a l'avantage de commander à des nations nombreuses, de manquer à sa parole. Il n'est pas permis aux personnes de la dernière de toutes les conditions, de contrevenir à un traité, confirmé par un serment solennel. Vous savez néanmoins que c'est ce que vous faites, puisque nous ayant promis de vous joindre avec nous contre les Goths, vous ne vous contentez pas de demeurer neutre, mais vous vous déclarez contre nous. Ne faites pas, s'il vous plaît, cette injure à l'Empereur, à qui il ne serait que trop aisé de s'en venger. Il vaut mieux conserver le pays que l'on possède, que de se mettre en danger de le perdre, en voulant envahir ceux où l'on n'a point de droit. Théodebert ayant lu cette lettre, ne savait à quoi se résoudre. Les Français se plaignaient, de ce qu'il laissait périr une si grande multitude de personnes dans un pays stérile, et ce furent ces plaintes qui l'obligèrent à s'en retourner dans la Gaule avec les soldats qui lui restaient. [6,26] CHAPITRE XXVI. 1. APRÈS l'irruption de Théodebert, Martin et Jean, qui appréhendaient que les Goths n'attaquassent les Romains qui assiégeaient Auxime, ramassèrent toutes leurs forces dispersées de côté et d'autre. Les Goths qui étaient dans Auxime, et qui ne savaient encore rien de l'arrivée des Français, ennuyés de la longue attente du secours qu'ils espéraient de Ravenne, avaient une extrême passion de conjurer encore une fois Vitigis de le leur envoyer, et un sensible déplaisir de ne pouvoir surprendre la vigilance de leurs ennemis. Un jour qu'ils étaient dans cette peine, ils virent sur le midi un soldat qui était en sentinelle, et qui prenait garde que personne ne sortît, ni n'allât au fourrage. Ce soldat était de Thrace ; il se nommait Burcense, et avait servi sous Narsès l'Arménien. Ils l'abordèrent, en l'assurant qu'ils ne lui feraient ni surprise ni violence. Et ils lui offrirent une grande somme d'argent, pour porter une lettre à Ravenne, et lui en promirent une plus grande, lors qu'il en rapporterait la réponse. Ce soldat gagné par l'argent, se chargea de la lettre, alla à Ravenne, et la présenta à Vitigis. Voici ce qu'elle contenait. Vous apprendrez du porteur l'état où nous sommes réduits, si vous prenez la peine de l'interroger de son nom et de son pays. Il n'y a pas un Goth qui puisse mettre le pied hors de la ville. L'herbe qui est au bas des murailles fait nos plus grandes richesses, mais il ne nous est pas permis d'en cueillir sans combattre, et sans perdre une partie de notre monde. C'est à vous de juger quel doit être l'événement au siège. Voici la réponse de Vitigis. 2. Que personne de vous ne s'imagine que je manque de courage, ou que j'abandonne les intérêts de la nation. J'étais prêt de partir, pour vous donner du secours et j'avais fait venir Uraïas pour ce sujet, lors que l'irruption soudaine des Français, qu'il ne serait pas juste de m'imputer, a rompu tous nos desseins. La fortune se charge toute seule de l'envie des malheurs, qu'il n'est pas en la puissance des hommes d'éviter. Maintenant que l'on dit que Théodebert s'est retiré, nous marcherons incessamment pour vous aller secourir. C'est à vous à supporter constamment les accidents qui vous incommodent, et à vous accommoder à la nécessité qui vous presse. Vous répondrez en cela aux espérances que nous avons conçues de votre courage, lors que nous vous avons choisis, pour vous confier la défense d'Auxime, et pour vous faire servir comme d'un rempart à Ravenne, et à la fortune de la nation. Vïtigis donna cette lettre au porteur, avec une somme d'argent considérable, et le renvoya. Cet homme après avoir porté à Auxime la réponse de Vitigis, s'en alla trouver ses compagnons, leur allégua pour excuse de son absence, une indisposition qui l'avait obligé d'entrer dans une église, et reprit son poste ordinaire. Ainsi on ne sut point qu'il avait porté ces lettres. Quand elles eurent été lues publiquement devant les assiégés, quoi qu'ils fussent fort pressés par la famine, et attirés par toutes sortes de promesses que Bélisaire leur faisait, ils ne laissèrent pas de refuser de se rendre. Comme ils n'entendaient point parler de troupes, qui partissent de Ravenne pour leur secours, et qu'ils étaient extraordinairement pressés, ils envoyèrent une lettre par Burcense à Vitigis, pour lui faire seulement savoir qu'ils ne pouvaient plus tenir que cinq jours. Vitigis leur fit une réponse qui les amusait d'espérances pareilles aux premières. 3. Les Romains lassés de la constance avec laquelle les Barbares souffraient des incommodités si horribles, s'ennuyaient eux-mêmes de continuer si longtemps le siège, et de souffrir tant de fatigues dans un pays tout à fait ingrat. Cela fit souhaiter à Bélisaire de prendre quelque habitant considérable, afin de savoir de sa bouche, quelle pouvait être la cause d'une résistance si opiniâtre. Valérien promit de livrer un des citoyens, par le moyen des Slavons qu'il avait parmi ses troupes, et qui sont accoutumés à se cacher derrière une roche, ou derrière un arbre, et à enlever ceux qu'ils rencontrent. Bélisaire fort joyeux, le pria d'exécuter promptement ce qu'il proposait. Valérien s'adressa à un des plus forts et des plus hardis des Slavons, et l'assura de le faire bien récompenser par Bélisaire, s'il pouvait prendre un des assiégés en vie. Le Slavon promit d'enlever aisément un des ennemis dans le champ, où ils venaient prendre de l'herbe, depuis que les vivres leur avaient manqué. Il alla donc de grand matin se cacher sous l'herbe, proche de la muraille de la ville. Au point du jour il vint un Goth, qui ne craignant rien du côté de la place, avait toujours les yeux tournés du côté du camp des Romains. Le Slavon sauta soudain sur lui, l'embrassa des deux mains, et le porta à Valérien, qui lui demanda quelle espérance avaient les assiégés pour refuser si obstinément de se rendre, et pour supporter tant de peines et tant de misères ? Le Barbare raconta toute l'histoire de Burcense, et la soutint en sa présence. Ce soldat ayant été convaincu, avoua la vérité. Bélisaire en remit le châtiment à la discrétion de ses compagnons, qui le brûlèrent tout vif, à la vue de la place assiégée. Voilà le fruit que ce misérable tira de son avarice. [6,27] CHAPITRE XXVII. 1. BÉLISAIRE surpris de l'invincible fermeté avec laquelle les Barbares enduraient les misères du siège, s'imagina qu'il n'y avait point de moyen plus propre pour les réduire, que de leur ôter la commodité de l'eau. Il y avait une source à un jet de pierre des murailles du côté du Septentrion, d'où un petit ruisseau coulait dans le fond d'une grotte, qui servait comme de bassin aux habitants pour y puiser l'eau. Bélisaire jugeant que si la grotte était une fois rompue, les habitants ne pourraient plus prendre de l'eau avec leurs cruches au courant du ruisseau, tandis que l'on tirerait sur eux, prît la résolution de la rompre ; et pour cet effet il commanda à toutes ses troupes de se tenir prêtes, comme pour donner un assaut. Les Goths se tenaient au haut de leurs murailles, pour le soutenir. Bélisaire fit entrer dans la grotte, à la faveur de divers boucliers, cinq Isauriens, qui étaient tailleurs de pierre, avec toute sorte d'instruments, et leur commanda d'en abattre les murs. Les Barbares, qui ne concevaient pas le dessein des Romains, croyaient qu'ils venaient droit aux murailles, et ils se tenaient prêts pour les percer, lors qu'ils en seraient approchés. Mais quand ils les virent aller vers la grotte, ils y jetèrent une grande quantité de pierres et de traits. Quand les cinq Isauriens y furent entrés, ils y travaillèrent à couvert, sans se mettre en peine des traits, ni des flèches des assiégés. Pour les Romains, ils se retirèrent. 2. Les Barbares ne se pouvant plus retenir, ouvrirent une de leurs portes, et coururent avec furie sur les Isauriens. Les Romains animés par Bélisaire, allèrent courageusement au-devant. Le combat fut rude et sanglant; mais comme les Barbares avaient l'avantage de la colline, ils tuèrent plus de Romains qu'ils ne perdirent de leurs gens. Toutefois ils ne les purent mettre en fuite, à cause qu'ils étaient soutenus par la présence de leur général. Il y eut dans cette mêlée une flèche, qui, soit à dessein, ou par hasard, fut tirée droit au ventre de Bélisaire, qui ne la voyant pas, n'avait garde de la parer ; mais un de ses gardes, nommé Unigat, l'ayant aperçue, mit la main devant, et reçut le coup. La violence de la douleur qu'il ressentait l'obligea à sortir du combat. Il en eut les nerfs coupés, et ne put jamais s'aider de la main. Le combat dura depuis le matin jusqu'à midi. Il y eut sept Arméniens des troupes de Narsès et d'Aratius, qui s'y signalèrent, et qui courant sur les rochers les plus escarpés, comme en une rase campagne, passèrent au fil de l'épée tous les Barbares qui osèrent leur résister, jusqu'à ce qu'ils contraignirent les autres de prendre la fuite. Quand les Goths commencèrent à plier, ils furent poursuivis encore plus vivement qu'auparavant, et repoussés jusque dans leur ville. 3. Les Romains croyaient que les Isauriens avaient abattu toute la grotte, et ils n'en avaient pas seulement détaché une pierre. Les anciens, qui employaient tout l'art dont ils étaient capables, à rendre leurs bâtiments solides et durables, avaient fait celui-ci à l'épreuve des injures du temps, et de la violence des hommes. Quand les Isauriens virent que les Romains étaient demeurés maîtres du champ de bataille, ils sortirent de la grotte, et s'en retournèrent dans le camp. Cela fut cause que Bélisaire commanda aux soldats de jeter dans la fontaine des cadavres, et des herbes venimeuses, et d'y éteindre une pierre que l'on appelait autrefois chaux, et que l'on appelle maintenant asbeste. Après que cela fut exécuté, les Barbares n'eurent plus que de l'eau d'un puits, qui ne pouvait suffire à toutes les nécessités de la ville. Mais le général de l'armée Romaine ne s'attendait plus à les prendre par la force, ni par les ruses, ni par la disette d'eau : il espérait seulement les réduire par la famine ; et il gardait pour ce sujet les partages le plus étroitement qu'il était possible. Les Goths, qui se flattaient toujours de l'espérance du secours qui leur était promis de Ravenne, tenaient ferme dans leur place, quoique réduits à la dernière nécessité par les rigueurs de la faim. 4. Pour ce qui est des habitants de Fésule, comme ils ne pouvaient plus supporter la disette de toutes choses, ils se résolurent de se rendre. Ayant donc conféré avec Cyprien et avec Justin, ils leur livrèrent le port, à la charge que l'on les assurerait de leur vie. Cyprien y ayant laissé une garnison suffisante, mena tous ceux qu'il en avait tirés à Auxime, où Bélisaire montrant aux assiégés les chefs qui avaient défendu Fésule, il les exhorta à quitter la folle espérance qui les avait si longtemps trompés; et il leur représenta, qu'après s'être consumés de maux, ils seraient enfin obligés de subir la même loi que ceux de ce fort. Comme il leur était impossible de supporter plus longtemps la famine, après avoir délibéré entre eux, ils demeurèrent d'accord de se rendre, à condition qu'il leur serait permis d'emporter leurs richesses, et de se retirer à Ravenne. Bélisaire avait un peu de peine à consentir, que des ennemis si considérables par leur valeur et par leur nombre, allassent se joindre à ceux de Ravenne, qu'il avait dessein d'aller assiéger sur-le-champ. La puissance des Français lui causait aussi de fâcheuses inquiétudes ; car comme il y avait apparence qu'ils reviendraient bientôt au secours des Goths, il avait envie de prévenir leur retour, et ne voulait pas toutefois laisser Auxime sans la prendre. D'ailleurs, ses soldats le conjuraient de ne pas accorder aux Barbares la liberté d'emporter toutes leurs richesses. Ils lui montraient les blessures qu'ils avaient reçues durant le siège ; ils contaient les travaux qu'ils avaient soufferts, et ils soutenaient que les dépouilles des vaincus leur appartenaient. Enfin, les Romains, pressés par la nécessité du temps, et les Goths par celle de la famine, s'accordèrent, à condition qu'ils partageraient également l'argent, et que les Goths demeureraient soumis à l'obéissance de l'Empereur. Les chefs des Romains donnèrent assurance que l'accord serait exécuté de bonne foi ; et les Goths qu'ils ne détourneraient rien de leur argent. Ainsi l'argent ayant été partagé, les Romains prirent possession d'Auxime, et les Goths prirent parti dans l'armée romaine. [6,28] CHAPITRE XXVIII. 1. APRÈS la réduction d'Auxime, Bélisaire tourna toutes ses pensées vers Ravenne, et y mena toutes les forces. Il envoya Magnus devant lui, sur une des rives du Pô, pour empêcher les provisions d'y entrer, pendant que Vitalius, qui venait de Dalmatie, gardait l'autre rive de cette rivière. Certainement la fortune fit bien voir en cette occasion qu'elle disposait absolument du succès de cette guerre. Les Goths avaient amassé sur le Pô une grande quantité de bateaux, et les avaient chargés de blé, pour les mener à Ravenne : mais l'eau fut si basse, qu'il ne fut pas possible d'avancer, jusqu'à ce que les Romains arrivassent, et s'en saisissent. Incontinent après la rivière grossit, et reprit son cours ordinaire ; ce qui n'était jamais arrivé, les Barbares commençaient à manquer de vivres, parce qu'ils n'en recevaient plus par le golfe ionique, dont les Romains étaient maîtres, ni par le Pô, dont les passages étaient bouchés. Les rois des Français, qui souhaitaient d'ajouter à leur royaume une partie de l'Italie, envoyèrent des ambassadeurs à Vitigis, pour lui offrir du secours, à la charge de partager avec lui le pays. Bélisaire envoya aussi des ambassadeurs pour empêcher la négociation des Français, et entre autres Théodose, qui était son intendant. Les ambassadeurs des Germains arrivèrent les premiers, et parlèrent à Vitigis en ces termes. Les Rois des Germains nous ont envoyé pour vous témoigner le déplaisir qu'ils ont que vous soyez assiégés par Bélisaire, et pour vous assurer d'un puissant secours. Nous estimons qu'il y a déjà une armée de cinquante mile hommes qui a passé les Alpes, et nous osons nous vanter qu'à la première rencontre elle taillera les Romains en pièces avec ses haches. C'est à vous de suivre l'avis, non pas de ceux qui ont les armes à la main pour opprimer votre liberté, mais de ceux qui sont prêts de s'exposer au péril, pour vous donner de la protection. Si nous joignons nos forces, nous ruinerons infailliblement les espérances des Romains, et nous terminerons la guerre à notre avantage. Les Goths et les Romains joints ensemble, ne seraient pas capables de résister aux Français. Ce ferait une grande folie de se vouloir perdre, quand on se peut aisément sauver. Comme les Romains sont naturellement ennemis de tous les Barbares, ils leur sont aussi, pour l'ordinaire, infidèles. Si vous avez agréable, nous commanderons conjointement dans l'Italie, et nous suivrons la forme du gouvernement qui sera trouvée la meilleure. C'est à vous, et à vos peuples d'embrasser ce qui fera plus conforme à vos intérêts. Ensuite les ambassadeurs de Bélisaire parlèrent de cette sorte. 2. Il n'est pas nécessaire d'employer beaucoup de paroles, pour vous persuader que l'armée de l'Empereur n'a pas sujet d'appréhender cette grande multitude de Germains, que l'on vient de vous vanter. Vous avez appris par expérience, d'où procède la décision des batailles ; et vous savez que la valeur n'a pas accoutumé de céder au nombre. J'ajouterai même que l'Empereur peut lever des armées plus nombreuses qu'aucun prince de la terre. Pour ce qui est de la fidélité qu'ils se vantent de garder inviolablement envers tous les Barbares, ils vous en ont donné des preuves très assurées, tandis qu'ils ont été dans votre alliance, de même qu'ils en avaient donné auparavant aux Thuringiens et aux Bourguignons. Mais nous leur demanderions volontiers, quel Dieu ils prendraient à témoin de la sincérité de leurs intentions, et de leurs promesses. Si vous vous souvenez de ce qu'ils ont fait au passage du Pô, vous savez quel respect ils ont eu pour le Dieu, au nom duquel ils avaient juré de demeurer fermes dans votre alliance. Après tout, qu'est-il besoin d'aller chercher dans le passé des marques de la perfidie de cette nation, puis qu'elle vous en donne dans l'ambassade même quelle vous envoie, en demandant pour récompense du secours qu'elle vous offre, de partager tout ce que vous possédez. Que s'ils se joignent jamais à vous, jugez jusqu'où s'étendra l'avidité de leur avarice. Voilà ce que dirent les ambassadeurs des Romains. 3. Vitigis, après avoir conféré de cette affaire importante avec les principaux de sa nation, renvoya les ambassadeurs des Français, et aima mieux traiter avec l'Empereur. On commença dès lors à faire divers voyages de côté et d'autre, pour négocier la paix. Cependant, Bélisaire n’en gardait pas les partages avec moins de soin. Il envoya Vitalius dans le territoire de Venise, pour s'y emparer de diverses places. Il s'empara avec Ildiger des deux bords du Pô, afin que les Goths pressés de plus en plus par la disette, s'accordassent aux conditions qu'il lui plairait. Ayant eu avis qu'il y avait encore quantité de grains dans les magasins de Ravenne, il corrompit un des habitants pour y mettre le feu ; et l'on dit que cela fut fait par le conseil de Matasonte, mère de Vitigis. Cet embrasement si soudain de tout le blé, fut attribué par quelques-uns à une trahison secrète, et par d'autres au feu du ciel. Ces différents soupçons augmentaient l'inquiétude de Vitigis et des Goths ; de sorte qu'ils ne se fiaient plus à eux-mêmes et qu'ils appréhendaient que Dieu ne se fût déclaré leur ennemi. 4. Dans les Alpes, qui séparent la Gaule de la Ligurie, et que les Romains appellent les Alpes Cottiennes, il y a plusieurs forts, dont de vaillants hommes de la nation s'étaient emparés, et où ils habitaient avec leurs femmes et leurs enfants. Bélisaire ayant eu avis qu'ils souhaitaient de se rendre, envoya Thomas, avec quelques autres, pour recevoir leur serment. Quand ceux-ci furent arrivés aux Alpes, ils trouvèrent Sisigis, qui commandait aux garnisons du pays, et qui les reçut dans un château. Il se rendit volontairement, et conseilla à ses compagnons de suivre son exemple. Cependant Uraïas se hâtait de mener au secours de Ravenne quatre mille hommes, qu'il avait tirés des garnisons de la Ligurie, et de divers forts des montagnes: mais ceux-ci ayant été avertis de la trahison de Sisigis, voulurent s'en retourner, pour défendre leur pays ; ce qui fut cause qu'Uraïas alla aux Alpes Cottiennes, et y assiégea Sisîgis, et Thomas. Jean, neveu de Vitalien, et Martin, qui étaient proches du Pô, accoururent au bruit de cette nouvelle, prirent divers châteaux des Alpes, et en emmenèrent les habitants, entre lesquels étaient la plupart des femmes et des enfants des soldats qui servaient sous Uraïas. Quand ces derniers surent que les forts de leur pays étaient pris, ils renoncèrent au parti des Goths, et se déclarèrent pour les Romains ; ce qui fut cause qu'Uraïas n'exécuta rien de considérable, et ne secourut point Ravenne ; mais il s'en retourna dans la Ligurie. Bélisaire tenait toujours les Goths assiégés dans cette ville. [6,29] CHAPITRE XXIX. 1. DOMMICUS et Maximin, sénateurs de Constantinople et ambassadeurs de Justinien, arrivèrent alors, avec pouvoir de faire la paix, à condition que Vitigis retiendrait la moitié de ses trésors, et régnerait dans le pays, et delà le Pô; et que l'Empereur aurait l'autre moitié des trésors, et tirerait un tribut de tout le pays qui est au deçà du Pô. Ces ambassadeurs, après avoir communiqué leurs lettres à Bélisaire, allèrent à Ravenne, où Vitigis et les Goths acceptèrent les conditions. 2. Bélisaire conçut un déplaisir insupportable, de ce que l'on lui arrachait l'honneur d'une victoire pleine et entière, et de ce que l'on le privait de la gloire d'un nouveau triomphe. Quand les ambassadeurs revinrent de Ravenne, il refusa de confirmer par sa signature, le traité de paix, et remplit, par ce refus, les Goths de défiances et de soupçons ; de sorte qu'ils protestèrent de ne point conclure la paix, si Bélisaire ne la signait, et ne jurait de l'entretenir. Ce général, averti qu'il y avait des chefs qui l'accusaient de ne vouloir pas terminer la guerre, à cause des entreprises qu'il tramait lourdement contre l'Empereur, assembla tous les gens de commandement, et en présence de Dominicus et de Maximin, il leur fit ce discours. 3. Je sais assez et je crois que vous savez aussi bien que moi combien les succès de la guerre sont douteux et incertains. L'espérance de la victoire est extrêmement trompeuse. Elle échappe à ceux qui s'imaginent la tenir, et elle passe du côté de ceux qui semblaient vaincus. C'est pourquoi quand on délibère de la paix, on ne doit pas tellement s'arrêter aux raisons que l'on a de se promettre l'avantage, que l'on ne fasse aussi réflexion sur l'inconstance de la fortune, et sur l'instabilité des événements. C'est ce qui m'a obligé de vous assembler afin que quand nous aurons mûrement examiné ce qui est le plus avantageux pour les intérêts de l'Empereur, on ne puisse plus rejeter sur moi la faute de l'exécution, n'y ayant rien de ridicule, que de demeurer dans le silence, lorsque les affaires sont entières, et que l'on est en liberté de choisir tel parti que l'on veut, et puis d'éclater en cris, et en plaintes, lorsqu'il est arrivé quelque factieux succès. Vous savez quel est le sentiment de l'Empereur, et quelle est la résolution de Vitigis touchant la paix. Si vous êtes bien persuadés qu'elles sont utiles à l'État, je vous prie de le dire avec liberté. Mais si vous pensez aussi pouvoir réduire toute l'Italie, et y détruire toute la puissance des Goths, ne dissimulez point votre avis. Après ce discours de Bélisaire, les chefs déclarèrent qu'ils étaient du sentiment de Justinien, et que pour eux, ils ne pouvaient plus rien faire contre l'ennemi. Bélisaire les pria de mettre leurs avis par écrit, afin qu'ils ne pussent le désavouer; ce qu'ils firent volontiers. 4. Pendant que cela se passait dans le camp des Romains, les Goths pressés par la faim, et ennuyés de la domination d'un prince aussi malheureux que Vitigis, n'étaient plus retenus de se rendre, que par la crainte d'être réduits en servitude, et d'être transférés à Constantinople. Les plus considérables d'entre eux délibérèrent de déférer le royaume à Bélisaire, et le firent prier de l'accepter. Ce général était très éloigné de vouloir se faire roi sans le contentement de Justinien, à qui il avait fait serment de fidélité, et de son naturel il avait grande aversion de la tyrannie. Il feignit néanmoins d'écouter la proposition des Barbares, afin de faire plus avantageusement les affaires, bien que Vitigis n'en fût nullement satisfait. Il ne laissa pas d'en témoigner de la joie, et d'assurer Bélisaire qu'il n'y avait rien à appréhender pour lui. Alors ce général assembla encore une fois tous les chefs; et il leur demanda s'ils ne croyaient pas que ce c'était un grand avantage de prendre Vitigis, de faire tous les Goths prisonniers, et d'assujettir toute l'Italie. Ils lui avouèrent tous que ce serait un signalé bonheur pour l'Empire, et ils le prièrent de faire toutes ces choses, s'il en avait le secret. A l'instant il envoya des personnes affidées vers Vitigis, et vers la nation des Goths, pour les prier de satisfaire à ce qu'ils lui avaient promis. Comme la faim ne leur permettait pas de différer davantage, ils envoyèrent des ambassadeurs dans le camp des Romains, avec ordre de ne parler qu'en particulier à Bélisaire; de lui faire promettre avec serment qu'il ne leur ferait aucun mal, et qu'il serait roi des Italiens, et des Goths, et de l'amener ensuite à Ravenne avec son armée. Bélisaire promit avec serment tout ce que demandèrent les ambassadeurs, excepté ce qui concernait le royaume d'Italie, sur quoi il leur dit, qu'il donnerait sa parole à Vitigis et aux Goths, et qu'il la confirmerait par les serments qu'ils souhaiteraient. Eux, qui bien loin de croire qu'il fût capable de refuser une couronne, s'imaginaient qu'il la désirait avec passion, l'invitèrent de venir à Ravenne. Alors il envoya Bessas, Jean, Narsès Aratius, qu'il tenait pour ses ennemis, chacun en des endroits séparés, pour chercher des munitions, à cause qu'il n'y en avait plus dans le pays où ils étaient tous ensemble. Ils obéirent à ce qu'il leur ordonna, et s'en allèrent avec Athanase préfet du prétoire, qui était depuis peu arrivé de Constantinople. Pour ce qui est de lui, il marcha aussitôt avec les ambassadeurs des Goths, et avec toute son armée, vers Ravenne, et il y fit avancer une flotte chargée de vivres. 5. Quand je vis l'entrée de l'armée Romaine dans Ravenne, cette pensée me vint dans l'esprit, que ce n'est ni par la vertu, ni par la force, ni par la multitude des hommes, que les grandes entreprises s'accomplissent, mais que c'est par une secrète conduite de Dieu, qui en dispose comme il lui plaît, et qui ne trouve jamais d'obstacle à l'exécution de ses volontés. Bien que les Goths surpassassent les Romains en nombre et en forces ; bien qu'il n'y eût point eu de combat depuis que les portes de la ville avaient été ouvertes, et qu'ils n'eussent aucun objet devant les yeux, qui fût capable de leur imprimer de la terreur, ils subirent néanmoins le joug qui leur était imposé par une poignée de gens, et ce joug ne leur parut point infâme. 6. Quand les femmes, qui avaient ouï dire que les Romains étaient de grands hommes, et que leur armée était fort nombreuse, les eurent un peu considérés, elles allèrent cracher au visage de leurs maris, et leur reprochèrent la lâcheté qui les tenait ainsi cachés dans leurs maisons, et qui les assujettissait à de si méprisables ennemis. 7. Bélisaire fit garder Vitigis, mais avec beaucoup d'honneur, et il permit aux Goths, qui avaient des terres au deçà du Pô, de les aller cultiver; car il ne craignait rien de ce côté-là, et il n'avait pas peur que les Goths s'y assemblassent, parce qu'il y avait mis des garnisons. Ainsi les Romains se trouvèrent en pleine sûreté dans la ville, et égaux même en nombre aux Barbares. Le général se saisit des richesses qui étaient dans le palais, afin de les porter à Justinien. Il n'ôta le bien à pas un des particuliers, et ne souffrit pas que d'autres le leur ôtassent. Quand la renommée eut porté aux Goths, qui étaient dans des garnisons éloignées, la nouvelle de la réduction de Ravenne, et de la détention de Vitigis, ils envoyèrent offrir à Bélisaire de se soumettre comme les autres à sa puissance. Il leur donna volontiers sa parole, et se mit en possession de Tarvisium et de quelques petits forts du pays des Vénitiens. Il avait pris dès auparavant, c'est-à-dire, en même temps que Ravenne, la ville de Césène, qui était la seule qui lui restait à prendre de l'Émilie. Tous les gouverneurs de ces petites places le vinrent trouver sur sa parole, et demeurèrent avec lui. Il n'y eut qu'Ildibad, qui avait commandé dans Vérone, et qui comme les autres lui avait envoyé des ambassadeurs, qui ne l'alla point trouver, parce qu'il avait déjà deux de ses fils entre ses mains. Je raconterai dans la suite l'aventure qui lui arriva. [6,30] CHAPITRE XXX. 1. QUELQUES chefs accusaient Bélisaire, par la plus fausse de toutes les calomnies, de vouloir usurper une souveraine puissance. L'Empereur, sans ajouter de créance à ces accusations, le rappela, pour lui donner le commandement de l'armée, qu'il méditait de lever contre les Perses, et il laissa à Bessas, à Jean, et à quelques autres, la conduite des troupes d'Italie. Il envoya aussi Constantien de Dalmatie à Ravenne. Quand les Goths qui habitaient au-delà du Pô, apprirent la nouvelle du rappel de Bélisaire, elle leur parut incroyable, ne se pouvant persuader que la fidélité qu'il avait jurée à Justinien, eût plus de force sur son esprit pour le rappeler à Constantinople, que le désir de régner n'en aurait pour le retenir en Italie. Mais quand ils virent que l'on préparait tout de bon son équipage pour son départ, tout ce qui restait parmi eux de grand et d'illustre, alla à Pavie trouver Uraïas, neveu de Vitigis, et lui dirent ces paroles entrecoupées de leurs larmes, et de leurs soupirs. 2. Vous êtes l'unique cause des malheurs, dont la nation est présentement accablée. Il y a longtemps que nous aurions ôté le commandement à votre oncle, pour la faiblesse de sa conduite, comme nous l'avions ôté à Théodat neveu de Théodoric, si le respect que nous avons pour votre vertu, ne nous avait obligés à lui laisser le titre de roi, dans l'intention que vous en posséderiez seul toute la puissance. Cette folie qui semblait être une bonté de naturel, a causé toutes les misères qui nous environnent. La fureur des armes a enlevé nos plus vaillants hommes ; ceux qui restent seront bientôt emmenés avec Vitigis, et avec tous nos trésors. Il est certain qu'étant réduits à un petit nombre, et à une extrême pauvreté, nous ne pourrons nous exempter d'un pareil traitement. Ne vaut-il pas mieux, au milieu de tant de maux qui nous tourmentent, et qui nous menacent, mourir glorieusement, que de voir nos femmes et nos enfants entraînés dans des pays éloignés par la cruauté de nos ennemis! Si nous vous avions pour chef, nous promettrions bien de signaler notre courage. A cela Uraïas répondit : Je demeure d'accord avec vous, que dans notre mauvaise fortune, nous devons nous exposer à toutes sortes de hasards, pour éviter la honte de la servitude. Mais je n'estime pas qu'il soit à propos de me déférer la souveraine puissance. Comme l'on s'imagine que les disgrâces sont héréditaires, je serais méprisé par les ennemis, à cause que je suis neveu de Vitigis. De plus, il ne serait pas honnête que j'acceptasse un royaume, dont mon oncle aurait été dépouillé, et cela me rendrait odieux à beaucoup de gens. Mon sentiment est donc que vous élisiez Ildibad pour roi. C'est un homme d'une vertu singulière, et d'une valeur éprouvée. Comme il est neveu de Theudis, roi des Wisigoths, il y a apparence qu'il en tirera du secours, et que nos armes seront victorieuses sous ses auspices. L'avis d'Uraïas fut jugé salutaire à la nation. C'est pourquoi Ildibad fut mandé de Vérone, revêtu des marques de la dignité royale, et salué en qualité de roi des Goths. Il fit peu de temps après une assemblée où il parla à peu près en ces termes : 3. Mes compagnons, comme je sais que vous êtes habiles dans l'art de la guerre, je suis persuadé que vous ne vous y précipiterez pas avec une ardeur inconsidérée. L'usage amène la prudence et chasse la témérité. Le souvenir des fautes passées nous doit servir à prendre de sages conseils. Plusieurs, pour en avoir perdu la mémoire, se sont enflés de vaines espérances, et se sont misérablement trompés, dans les affaires les plus importantes. Vitigis s'est livré de votre consentement entre les mains des ennemis. Comme vous ne vouliez pas alors résister au cours impétueux de l'adversité, vous avez cru qu'il vous était plus utile de céder à Bélisaire, que de courir encore la fortune des armes. Maintenant que vous apprenez qu'il retourne à Constantinople, vous changez de résolution. Faites, s'il vous plaît, réflexion que les hommes se trouvent souvent dans l'impuissance d'exécuter ce qu'ils entreprennent, et que les suites des affaires sont contraires à leurs projets. Quelquefois le hasard et le repentir les rétablissent contre toutes les espérances. Cela peut arriver à Bélisaire comme à un autre : C'est pourquoi il serait bon de conférer avec lui, et de tâcher à le faire résoudre d'exécuter le premier traité dont on était demeuré d'accord ; et s'il refuse de le faire, l'on prendra d'autres mesures. 4. Cet avis d'Ildibad fut approuvé de l'assemblée et l'on envoya ensuite des ambassadeurs, qui ayant été introduits devant Bélisaire, lui représentèrent les conditions dont il était convenu, et lui reprochèrent l'infidélité avec laquelle il les violait. Ils l'appelèrent esclave volontaire, qui ne rougissait point de préférer la qualité de sujet à celle de souverain. Et ils lui dirent plusieurs autres choses, pour l'obliger à accepter la couronne, et l'assurèrent qu'Ildibad viendrait déposer la pourpre à ses pieds, et le saluer comme son seigneur. Ces ambassadeurs ne doutaient nullement qu'il ne dût recevoir la qualité de roi, mais contre leur attente, il leur déclara qu'il ne la prendrait jamais durant là vie de Justinien. Les ambassadeurs s'en retournèrent porter cette réponse à Ildibad ; et la cinquième année de la guerre que décrit Procope, finit avec l'hiver.