[30,0] LIVRE XXX (fragments). [30,1] I. <1> Sur ces entrefaites, Attale vint à Rome, de la part d'Eumène son frère. <2> Sans parler de la dernière attaque des Galates, il avait, en faisant ce voyage, pour motif, le désir de féliciter lui-même le sénat, et d'obtenir quelque récompense pour son intervention durant la guerre de Macédoine, et pour l'ardeur qu'il avait mise alors à partager les dangers des Romains; <3> mais il avait d'ailleurs, je le répète, besoin de se rendre en Italie à cause de l'invasion des Barbares. <4> Quoi qu'il en soit, on l'accueillit avec toute la bienveillance que lui assuraient d'anciennes relations dans l'armée et la pensée qu'il était dévoué à la république. On se porta au-devant de lui avec un empressement auquel il ne s'attendait pas ; et cette réception, dont il ne savait pas la véritable cause, lui fit concevoir les plus belles espérances; <5> il s'en fallut même de peu qu'il ne compromît alors ses affaires, celles d'Eumène, et qu'il ne renversât le trône de Pergame. Voici comment. <6> Comme la plupart des Romains s'étaient fort refroidis pour Eumène, parce qu'il avait tenu une conduite équivoque durant la guerre contre Persée, ayant des colloques avec ce prince, et n'attendant qu'une occasion favorable contre Rome, <7> quelques personnages des plus éminents s'emparèrent d'Attale et lui conseillèrent de laisser là ses soins de l'ambassade que lui avait confiée son frère, et de ne songer qu'à soi : <8> car le sénat, indisposé contre Eumène, était dans l'intention de lui former un empire indépendant. <9> De telles promesses excitaient vivement l'imagination d'Attale, et il prêtait volontiers l'oreille, dans des conférences particulières, à ces conseils. <10> Enfin, il convint avec quelques-uns des premiers sénateurs de se rendre au sénat pour y parler à ce sujet. [30,2] II. <1> Telles étaient les dispositions d'Attale, lorsqu'Eumène, qui prévoyait l'avenir, fit partir pour Rome son médecin Stratius, en qui il avait pleine confiance, <2> après lui avoir dit ses craintes et lui avoir recommandé de tout faire pour enlever Attale à la compagnie des méchants qui voulaient le ruiner. <3> Dès son arrivée à Rome, Stratius entra en pourparlers avec Attale, et l'attaqua de mille manières. C'était un homme habile et d'une éloquence persuasive : <4> aussi parvint-il, bien qu'avec peine, au but de ses désirs, et il fit revenir Attale de son projet insensé. Il lui représenta que déjà il était roi comme son frère, et que la seule différence qu'il y eût entre eux était qu'il ne portait ni le titre ni la couronne royale ; quant à l'autorité, elle était la même. <5> De plus, il devait évidemment hériter du trône, et l'espérance qu'il en pouvait avoir était rapprochée, puisque le roi, par suite de sa mauvaise santé, s'attendait de jour en jour à mourir, et que, par l'absence d'enfant mâle, Eumène, qu'il le voulût ou non, ne pouvait laisser à d'autres le pouvoir. <6> Eumène, à cette époque, n'avait pas encore le fils qui plus tard lui succéda. <7> Enfin, Stratius lui dit qu'il admirait surtout comment, de gaieté de cœur, il compromettait l'état où étaient les affaires; qu'on ne pouvait trop remercier les dieux de ce que son frère et lui, <8> grâce à leur concorde et à leurs efforts communs, avaient pu repousser loin d'eux la crainte des Galates et les dangers dont ils les menaçaient ; <9> tandis qu'en se déclarant l'ennemi d'Eumène et en lui disputant l'autorité, il renverserait évidemment le trône de Pergame, détruirait du même coup sa puissance présente et sa fortune à venir, et priverait ses frères de leur royaume et du pouvoir qu'ils y exerçaient. <10> Stratius, à force de raisonnements et de preuves de ce genre, décida Attale à rester fidèle à ses premiers principes. [30,3] III. <1> Introduit dans le sénat, Attale exprima d'abord toute la joie qu'il ressentait de la défaite de Persée, et parla longtemps du dévouement dont il avait fait preuve durant les hostilités. <2> Il demanda avec instance que le sénat envoyât une ambassade pour réprimer la fougue des Galates et les réduire à leur ancienne impuissance. Il dit quelques mots sur les Maronites et les Énéens, dont il réclama les villes comme prix de ses services. <3> Mais il ne fit pas entendre contre son frère les accusations qu'il avait promises, et ne toucha rien du partage de l'empire. <5> Le sénat, s'imaginant qu'il viendrait bientôt secrètement traiter ces questions, promit d'envoyer des commissaires, et lui fit avec munificence les présents accoutumés; enfin, il s'engagea à lui donner les villes dont il avait parlé. <6> Mais Attale, après tous ces témoignages de bienveillance, quitta Rome sans avoir rien fait de ce qu'on attendait de lui; et le sénat, déçu dans son espoir, faute de pouvoir davantage, <7> revint au moins sur sa promesse à l'égard des Maronites et des Énéens. Attale était encore en Italie, qu'il déclara ces peuples libres. Il envoya du reste, comme députés auprès des Galates, Publius Licinius. <9> Si on ne peut dire quelles instructions lui furent données, les conjectures, d'après les événements qui suivirent, ne sont pas aussi difficiles. Les faits éclairciront suffisamment ce problème. [30,4] IV. <1> Vers cette époque s'étaient rendues aussi à Rome deux ambassades de Rhodiens : la première, sous la conduite de Philocrate; la seconde, sous celle de Philophron et d'Astymède. <2> Les Rhodiens, informés de la réponse qu'avait reçue Agépolis après la bataille de Pydna, et dès lors éclairés sur la colère que le sénat nourrissait contre eux, s'étaient hâtés d'envoyer les députations que nous venons de nommer. <3> Astymède et Philophron, qui d'après quelques entrevues particulières et publiques virent de quelle haine et de quels soupçons Rhodes était l'objet, tombèrent dès l'abord dans une perplexité, dans un découragement complet; <4> mais quand l'un des consuls, du haut de la tribune, engagea le peuple à la guerre contre les Rhodiens, <5> alors, tout à fait hors d'eux-mêmes, ils portèrent le désespoir jusqu'à prendre des vêtements de deuil; et, s'adressant aux citoyens qui leur étaient encore favorables, ils ne se bornèrent plus à des prières, à des supplications ; ils leur demandèrent, les larmes aux yeux, de ne pas sévir contre Rhodes. <6> Quelques jours après, le tribun Antoine les introduisit dans le sénat, et arracha de la tribune le préteur, qui appelait les Romains aux armes. Philophron prit la parole, et Astymède lui succéda. <7> Après avoir, suivant le proverbe, fait entendre le chant du cygne, ils reçurent une réponse qui les délivra de toute crainte concernant la guerre; <8> mais le sénat leur reprocha fort durement les différentes fautes dont ils s'étaient rendus coupables. <9> Le sens de cette réponse était que le sénat, s'il ne voulait tenir compte de l'intervention de quelques-uns de leurs amis et de leurs députés, savait parfaitement quel traitement les Rhodiens méritaient. <10> Astymède dès lors crut avoir défendu avec talent la cause de sa patrie ; mais il n'obtint l'approbation ni des Grecs qui se trouvaient à cette époque à Rome, ni de ceux qui y étaient établis.<11> Il fit publier plus tard son discours, qui parut, aux personnes qui le lurent, bizarre, et pas le moins du monde concluant. <12> En effet, sa défense se composait bien moins d'arguments en faveur de Rhodes que d'accusations contre autrui. <13> Dans un long parallèle des services que les Rhodiens avaient rendus à Rome par eux-mêmes, ou comme alliés, avec la conduite des autres peuples, il ne cherchait qu'à rabaisser par ses mensonges le mérite de leurs rivaux, et à exagérer autant que possible le dévouement de Rhodes; <14> puis il retraçait avec aigreur et haine les fautes d'autrui, et s'efforçait d'atténuer celles des Rhodiens, afin que, grâce à cette comparaison, leurs méfaits parussent sans importance et aussi dignes de pardon que ceux des autres étaient graves et inexcusables. Et cependant, disait-il en finissant, les coupables avaient trouvé grâce auprès du sénat ! <15> Un tel système d'apologie ne saurait convenir à un homme quelque peu versé dans les affaires. <16> Nous réservons nos louanges, non pas à ceux qui, trempant dans quelque complot secret, décèlent leurs complices par peur ou par intérêt, mais aux braves qui se soumettent à toute sorte de tortures et de châtiments plutôt que d'associer à leur malheur aucun des autres conjurés : voilà ceux que nous approuvons, ceux que nous estimons comme hommes de cœur. <17> Mais quand, pour une crainte frivole, cet Astymède venait retracer aux yeux du maître les fautes d'autrui, et raviver des souvenirs que le temps avait effacés de l'esprit du peuple-roi, ne devait-il pas exciter le dégoût de tous ceux qui l'entendaient? [30,5] V. <1> Philocrate eut à peine reçu la réponse dont nous avons parlé, qu'il sortit de Rome ; mais Astymède y demeura, afin d'y exercer une surveillance active, et de se tenir au courant de tout ce qui pouvait être fait ou dit contre sa patrie. <2> A la nouvelle de la réponse du sénat, les Rhodiens, dès lors délivrés de leur crainte la plus vive, celle de la guerre, passèrent facilement sur le reste, <3> quelque pénible que ce pût être, tant l'appréhension d'un grand malheur fait oublier d'ordinaire les autres maux plus légers! <4> Ils votèrent sur-le-champ un présent de dix mille pièces d'or à Rome, donnèrent à Théetète le double titre d'ambassadeur et d'amiral, et lui confièrent, au commencement de l'été, ainsi qu'à Rodophon, le soin de porter en Italie leur offrande, et de tout faire pour amener les Romains à une alliance. <5> Ils voulaient par là, si Rome refusait, éviter dans cet échec l'éclat d'une vaine ambassade et d'un décret inutile, et c'est pour cela qu'ils se bornèrent à sonder les intentions des Romains au moyen de leur amiral. Celui-ci d'ailleurs, d'après les lois, avait le droit de négocier. <6> Le gouvernement des Rhodiens, par l'effet d'une admirable sagesse, avait, pendant cent quarante ans environ, pris part aux entreprises les plus belles et les plus glorieuses de Rome, sans avoir conclu cependant de traité avec elle. <7> Pourquoi les Rhodiens suivirent-ils ce système? il est curieux de l'expliquer. <8> Désirant que ni roi ni chef ne pût désespérer d'entrer dans leur alliance et d'obtenir leurs secours, ils ne voulaient pas s'unir trop intimement à quelque puissance que ce fût, ni s'embarrasser dans les liens de quelque serment : rester indépendants et spéculer sur les espérances de chacun était leur politique. <9> Si alors ils se montrèrent empressés d'obtenir un traité, ce n'était pas qu'ils eussent besoin d'un appui, ou qu'ils craignissent un autre peuple que les Romains; <10> mais ils voulaient, par ce beau zèle, renverser les projets de ceux qui méditaient de mauvais desseins contre leur république. Théétète était à peine débarqué en Italie <11> que les Cauniens firent défection, et que les Mylassiens s'emparèrent des villes appartenant aux Euromiens. <12> Vers la même époque, le sénat lança un décret par lequel il déclarait libres les Cariens et les Lyciens, qu'il avait donnés aux Rhodiens après la guerre contre Antiochus. <13> Les Rhodiens en eurent bientôt fini avec les Cauniens et les Euromiens : <14> ils envoyèrent contre les Cauniens Lycus, suivi de forces imposantes, et les forcèrent à se soumettre, <15> bien qu'ils fussent appuyés par les Cibyrates. Ils firent une expédition également heureuse sur les terres des Euromiens, et vainquirent à la fois les Mylassiens et les Alabandiens, dont les troupes réunies menaçaient Orthosie. <16> Quand, au milieu de ces succès, les Rhodiens reçurent le décret des Romains concernant les Lyciens et les Cariens, ils ressentirent de nouvelles alarmes ; ils craignirent que leur offre d'une couronne ne fût vaine, et leur espoir d'une alliance perdu. [30,6] VI. <1> Avant de poursuivre notre récit, appelons d'abord l'attention du lecteur sur la conduite de Dinon et de Polyarate. <2> Comme la ruine de Persée a causé d'étranges secousses et de grandes révolutions, non pas seulement chez les Rhodiens, mais encore chez presque tous les peuples, <3> il n'est pas inutile d'étudier les sentiments dont les chefs étaient animés, et d'examiner qui nous semblera avoir agi avec sagesse, qui contrairement au devoir. <4> Par là, nos descendants pourront, les yeux attachés pour ainsi dire sur ces exemples, suivre dans des circonstances analogues la bonne voie, fuir la mauvaise, et éviter, en manquant à l'honneur, vers la fin de leur vie, de ternir tout l'éclat de leur existence passée. <5> On distinguait trois espèces d'hommes qui, dans la guerre contre Persée, avaient été soupçonnés d'incliner vers ce prince. <6> La première comprenait les chefs, qui voyaient avec peine la question de l'empire universel sur le point d'être à jamais résolue, et la domination du monde placée aux mains d'un seul peuple, et qui, sans prêter secours à Rome, sans lui nuire non plus, semblaient s'en remettre à la fortune de l'issue de la lutte. <7> La seconde se composait d'hommes impatients d'arriver à la solution de ces débats, et désirant le triomphe de Persée, mais trop faibles pour entraîner dans leur parti leurs concitoyens, et pour les amener à leurs sentiments. <8> Enfin, la troisième était celle des habiles, qui avaient gagné leurs villes et les avaient attachées peu à peu à la cause du prince macédonien. [30,7] VII. <1> Nous allons dire rapidement quelle fut la conduite de chacun de ces chefs. <2> Antinoüs, Théodote et Céphale avaient décidé la nation des Molosses à passer du côté de Persée. <3> Que firent-ils lorsque les affaires tournèrent si contrairement à leurs désirs? En présence des périls qui les menaçaient de toute part, et s'approchaient de leurs têtes, ils surent à l'heure suprême braver la fortune, et mourir résolument les armes à la main. <4> Honneur à ces hommes qui n'abandonnèrent pas le soin de leur dignité personnelle en acceptant une fortune indigne de leur vie passée ! <5> En Achaïe, chez les Thessaliens et chez les Perrhèbes, plus d'un chef, pour sa neutralité même, fut accusé d'attendre l'occasion favorable, et d'être, en réalité, partisan de Persée; <6> mais on n'en avait du moins vu aucun dire un mot de ses sentiments en public, écrire à ce prince, ou lui envoyer des émissaires. <7> Bref, tous surent constamment maintenir leur réputation intacte; aussi, eurent-ils raison de soumettre à un tribunal l'appréciation de leur conduite, et de courir d'abord, devant cet arbitrage, toutes les chances; <8> car ce n'est pas une marque de lâcheté moins éclatante de se détruire sans être coupable, par crainte seulement des attaques du parti contraire ou de la puissance d'un rival dangereux, que de trop aimer la vie. <9> Enfin, à Rhodes, à Cos, et dans plusieurs autres villes, Persée compta de nombreux partisans, qui osèrent ouvertement parler en faveur des Macédoniens, accuser les Romains auprès de leurs compatriotes, et leur conseiller de faire alliance avec Persée, sans avoir pu réussir à le leur persuader. <10> Les plus ardents de ces instigateurs furent, à Cos, Hippocrite et Diomédon ; à Rhodes, Dinon et Polyarate. [30,8] VIII. <1> Qui ne blâmerait la conduite que tinrent ensuite ces misérables ? Ils avaient eu pour témoins de leurs paroles et de leurs actes tous leurs concitoyens ; leur correspondance avait été saisie et produite à la lumière ; les émissaires de Persée auprès d'eux et les leurs auprès de ce prince, <2> tous ceux enfin qui avaient de part et d'autre transmis les messages, avaient été arrêtés, et cependant ils ne surent pas céder à la fortune, ni se donner la mort. Ils reculèrent devant cette nécessité. <3> Acharnés, dans leur amour de la vie, à poursuivre de vaines espérances, ils détruisirent par cette lâcheté je ne sais quel prestige de courage et d'audace, et ne laissèrent plus chez la postérité place à la pitié ou au pardon. <4> Convaincus en face par leurs secrétaires et par leurs agents, ils semblèrent à tous encore plus impudents que malheureux. <5> Parmi ces émissaires se trouvait un certain Thoas, qui avait fait plusieurs voyages en Macédoine , sur l'ordre de Dinon et de Polyarate. <6> Lorsque la fortune tourna, cet homme, saisi de crainte et de remords à la fois, s'enfuit à Cnide : les Cnicliens le mirent en prison ; mais bientôt réclamé par les Rhodiens, il leur fut rendu, <7> avoua dans la torture tout ce qu'il avait fait, et ses paroles furent parfaitement d'accord avec les lettres échangées entre Persée et Dinon qu'on avait saisies. <8> Aussi dut-on admirer d'après quel raisonnement Dinon aima mieux supporter cette infamie que mourir. [30,9] IX. <1> Polyarate cependant sut encore l'emporter en folie et en lâcheté sur Dinon. <2> Popilius avait prié le roi Ptolémée d'envoyer Polyarate à Rome, et ce prince, par considération pour cet homme et pour sa patrie, ne crut pas devoir le faire partir pour l'Italie, et sur sa demande, il l'embarqua pour Rhodes. <3> Il le fit donc monter sur un vaisseau que commandait un de ses favoris, Démétrius, et informa les Rhodiens de son départ. <4> Mais Polyarate, lorsqu'on relâcha à Phasélis, fut saisi de je ne sais quel délire, et le rameau d'olivier à la main, il se réfugia dans le temple de la ville. <5> Si on lui eût demandé quelle était alors son intention, je suis convaincu qu'il n'aurait su que répondre. Désirait-il retourner dans sa patrie, à quoi bon ce rameau ? le ramener à Rhodes, tel était l'ordre donné à ceux qui l'accompagnaient. <6> Préférait-il aller à Rome? mais il devait, même malgré lui, y être mené. Quelle ville citer encore? il n'y avait pas d'autre lieu qui pût, en le recevant, lui assurer son salut. <7> Sur ces entrefaites, les Phasélites envoyèrent demander aux Rhodiens de venir prendre Polyarate; ceux-ci eurent la prudence de dépêcher un seul navire, sans pont, chargé d'accompagner le prisonnier, <8> et défendirent au capitaine de le recevoir à bord, parce que les Alexandrins devaient le déposer à Rhodes même. <9> Le vaisseau fut bientôt arrivé à Phasélis, et Épichare, chef du navire rhodien, refusa, comme il était convenu, d'admettre Polyarate. <10> Celui-ci donc, pressé par Démétrius qui, chargé de le conduire à Rhodes, lui ordonnait de quitter l'autel et de se mettre en mer, pressé en outre par les Phasélites, qui craignaient quelque reproche de la part de Rome, <11> monta de nouveau sur la galère égyptienne; mais, au moment du départ, profitant d'une occasion, <12> il s'enfuit à Caune , dont il supplia les habitants, comme il avait fait peu avant les Phasélites, de lui prêter secours. <13> Sur le refus de ce peuple, qui était uni aux Rhodiens, il envoya prier les Cibyrates de l'accueillir dans leur ville et de lui accorder une escorte. <14> Il avait d'autant plus de chances de voir écouter sa prière que les enfants de Pancrate, tyran de cette ville, avaient été élevés auprès de lui. <15> Les Cibyrates se rendirent à ses vœux; toutefois, son arrivée les gêna singulièrement, et lui-même se trouva bientôt dans un embarras plus grand encore que lorsqu'il était chez les Phasélites. <16> Les Cibyrates n'osaient pas le garder dans leur ville par crainte des Romains, et ne pouvaient non plus le faire partir pour Rome : placés au milieu des terres, ils n'avaient pas un seul vaisseau à leur disposition. <17> Ils se virent donc contraints de dépêcher des députés aux Rhodiens et au proconsul romain en Macédoine, pour les inviter à venir chercher Polyarate. <18> Lucius Émilius écrivit aux Cibyrates de veiller sur lui soigneusement, et de le faire passer à Rhodes, et aux Rhodiens d'aviser à ce que le prisonnier fût conduit sous bonne garde à Rome. Les deux peuples obéirent à ces ordres, <19> et Polyarate finit ainsi par venir en Italie, après avoir donné à tous, autant qu'il lui était possible, le spectacle de sa folie et de sa lâcheté ; après avoir été, grâce à sa conduite insensée, livré à la fois par le roi Ptolémée, par les Phasélites, par les Cibyrates, par les Rhodiens. <20> Si j'ai insisté si longtemps sur Polyarate et Dinon, <21> ce n'est pas certes que j'aie prétendu insulter à leur malheur, rien de plus inconvenant ; mais j'ai voulu mettre en évidence leurs erreurs, afin de préparer ceux qui se trouveraient dans des circonstances pareilles, à se conduire avec plus de prudence et de sagesse. [30,10] X. <1> Aussitôt que par la chute de Persée eut été résolue la question de l'empire, de tout côté on envoya des députations féliciter les généraux romains de leur succès, <2> et comme la fortune s'était ouvertement prononcée pour les Romains, dans toutes les cités, on choisit ceux qui avaient toujours semblé dévoués à leur cause et qui étaient alors tout-puissants, pour leur confier les ambassades et les autres fonctions. <3> On vit à la fois accourir en Macédoine, de l'Achaïe, Callicrate, Aristodame, Agésias et Philippe; <4> de Béotie, Mnasippe; d'Acarnanie, Chrêmès; de l'Épire, Charops et Nicias; de l'Étolie, Lyciscus et Tisippe. <5> Tous étaient d'accord, tous tendaient avec la même ardeur au même but, et ils ne rencontraient pas de résistance, parce que leurs adversaires politiques, cédant aux circonstances, s'étaient absolument retirés des affaires : aussi réussirent-ils sans peine dans leur œuvre. <6> Les dix commissaires romains se contentèrent de faire connaître par les stratèges aux autres villes et à leurs assemblées quels citoyens elles devaient élire pour députés à Rome : <7> c'étaient presque tous ceux que les ambassadeurs avaient eux-mêmes nominativement désignés chacun dans sa faction, hormis quelques-uns qui s'étaient distingués par certains faits éclatants. <8> Mais ces commissaires crurent devoir par exception envoyer en Achaïe deux de leurs collègues et des plus considérables, Caïus Claudius et Cnéus Domitius. <9> Cette distinction avait deux motifs : d'abord on craignait que les Achéens n'obéissent pas aux ordres qui leur seraient transmis et ne fissent courir quelque danger à Callicrate qui passait, <10> comme c'était la vérité, pour l'auteur de toutes les calomnies prodiguées à la Grèce. Secondement dans la correspondance qui était tombée au pouvoir des Romains, on n'avait absolument rien trouvé contre les Achéens. <11> Émile envoya donc aux Achéens deux députés avec une lettre pour protéger Callicrate, bien qu'il n'eût pas ajouté foi aux mensonges de ce misérable et de Lyciscus; on pourra s'en convaincre par la suite des faits. [30,11] XI. <1> On ne saurait trouver un exemple plus frappant de l'inconstance de la fortune que cette circonstance où un homme se trouve avoir préparé pour son ennemi ce qu'il croyait disposer pour lui-même. <2> Persée avait fait ébaucher des colonnes pour servir de piédestaux à ses statues, Paul Émile les acheva et y plaça les siennes. Il admira la situation de cette ville et la forte assiette de sa citadelle par rapport aux pays en deçà et au delà de l'Isthme. Après avoir vu avec étonnement les fortifications de Sicyone et la richesse d'Argos, il arriva à Épidaure. De là, depuis longtemps curieux de voir Olympie, il s'y transporta. Il fut émerveillé, dans le temple, à la vue de Jupiter, et s'écria que Phidias seul lui semblait avoir su reproduire le Jupiter d'Homère, et que quelque haute que fut l'idée qu'il s'était faite d'Olympie, il avait trouvé la réalité plus belle encore que son imagination ne se l'était figurée. [30,12] XII. <1> Les Étoliens avaient eu longtemps coutume de chercher leur existence dans le brigandage et dans le crime. <2> Tant qu'il leur fut permis de piller la Grèce impunément et de la ravager en tout sens, regardant tout pays qui n'était pas le leur comme ennemi, ils vécurent aux dépens d'autrui. <3> Mais quand les Romains se chargèrent de veiller sur la Grèce et que ces excursions leur furent interdites, ils tournèrent leur fureur contre eux-mêmes. <4> Il n'est pas de fortait inventé par les guerres civiles qu'ils ne commirent. <5> Depuis que peu auparavant ils avaient goûté de leur sang dans le massacre près d'Arsinoé, ils ne reculaient plus devant aucun crime, et telle était leur rage qu'ils ne laissaient pas même leurs chefs délibérer. <5> Aussi ce n'était qu'anarchie, que meurtre, que violence ; rien ne s'y faisait d'après la raison et suivant des principes certains, mais au hasard, comme si quelque violente tempête eût bouleversé la république. <1> Du reste, c'était à peu près l'état de l'Épire. <2> Si le peuple de cette province y gardait plus de réserve que celui d'Étolie, les chefs l'emportaient sur tous en impiété et en scélératesse. <3> Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu d'homme plus farouche et plus cruel que Charops. C'est qu'il appartient au même homme qui sait habilement ranger son armée sur un champ de bataille, de disposer des jeux et de régler avec la magnificence nécessaire l'art d'un festin. Il renversa soixante-dix villes ( la plupart appartenaient aux Molosses), et il réduisit à l'esclavage plus de cent cinquante mille hommes. [30,13] XIII. <1> Mais vers cette époque, Cotys, le roi des Odryses, envoya à Rome des députés chargés de réclamer son fils et de le disculper au sujet de son alliance avec Persée. <2> Les Romains, qui regardaient leur œuvre comme achevée, dès que la guerre contre le roi de Macédoine avait eu un heureux succès, et qui croyaient inutile de pousser plus loin leurs querelles avec Cotys, <3> consentirent à lui rendre son fils, qui, livré comme otage à la Macédoine, y avait été pris avec les enfants de Persée : <5> ils voulaient donner ainsi une preuve de leur générosité et de leur grandeur d'âme, et témoigner à Cotys, par ce bienfait, leur bienveillance à son égard. [30,14] XIV. <1> Anicius, vainqueur des Illyriens, après avoir traîné à la suite de son char Gentius et ses enfants, célébra, en l'honneur de sa victoire, à Rome, des jeux où il fit je ne sais quelles folies. <2> Il avait appelé de la Grèce les artistes les plus illustres, et, sur un vaste théâtre préparé dans le cirque, il fit entrer d'abord tous les joueurs de flûte ensemble. <3> C'étaient Théodore de Béotie, Théopompe, Hermippe et Lysimaque, gens d'un grand mérite. <4> Dès qu'il les eut établis sur l'avant-scène avec le chœur, il leur dit de jouer tous à la fois. <5> Déjà ils exécutaient leur morceau avec une harmonie parfaite, lorsque Anicius leur cria qu'ils jouaient mal, et les pria de se mettre plutôt à lutter entre eux. Grand embarras parmi les artistes, qui ne savaient ce que cela voulait dire. <7> Enfin un licteur vint les avertir de se tourner les uns contre les autres et de simuler un combat. Instruits dès lors de ce que voulait Anicius, et profitant de l'occasion offerte à leur esprit folâtre, ils eurent bientôt mis la confusion partout. <8> Ils tournèrent les chœurs, placés au centre, contre ceux qui étaient aux extrémités, et, soufflant eux-mêmes dans leurs flûtes de la manière la plus discordante, sur les tons les plus divers, ils s'élancèrent les uns contre les autres. <9> Les chœurs, de leur côté, se précipitèrent avec un bruit épouvantable et se portèrent en avant, puis reculèrent comme s'ils fuyaient. <10> Enfin un des choristes releva sa robe, et, se tournant avec vivacité, dirigea son bras, comme aurait pu faire un athlète, contre le joueur de flûte qui lui était opposé. A cette vue, des applaudissements et des cris de joie éclatèrent de toute part. <11> Au milieu de la lutte, deux danseurs se jetèrent dans l'orchestre avec leur musique, et quatre combattants au pugilat montèrent sur la scène suivis de clairons et de trompettes. <12> La confusion devint telle, qu'il est impossible de la décrire. Quant à ce qui se passa au moment où parurent les acteurs tragiques, si j'essayais de le raconter ici, je croirais manquer de respect au lecteur. [30,15] XV. <1> C'est vers cette époque que les rois d'Égypte, débarrassés de leur guerre contre Antiochus, envoyèrent à Rome un de leurs favoris, Numénius, pour remercier les Romains de leurs bons procédés à leur égard. <2> Ils relâchèrent aussi le Lacédémonien Méualcidas, qui avait indignement exploité les malheurs de ces princes pour accroître sa fortune : ils le firent à la recommandation de Caius Popilius, qui avait sollicité sa mise en liberté. [30,16] XVI. <1> L'année suivante, on vit arriver à Rome le roi Prusias pour féliciter le sénat et les généraux de leur succès. <2> Prusias se montra, en cette circonstance, indigne de la majesté royale; on va s'en convaincre. <3> D'abord, lorsque les députés romains envoyés au-devant de lui se présentèrent à sa vue, il alla à leur rencontre la tête rasée, affublé du bonnet, de la robe, de la chaussure, de tout le costume enfin des esclaves que les Romains ont rendus à la liberté depuis peu et qu'ils appellent affranchis. <4> Il les salua : « Vous voyez, dit-il, en moi votre affranchi, dont le seul désir est de vous plaire et de vous imiter. » <5> Rien déjà de plus humble que ce langage; mais plus tard, quand il s'agit de se présenter devant le sénat, il se tint debout contre la porte placée en face des sénateurs, et, les mains abaissées, baisa le seuil en se prosternant devant l'assemblée : « Salut ! s'écria-t-il, ô mes Dieux sauveurs! » basses paroles par où il ne permit à personne de l'emporter jamais sur lui en lâcheté, en flatterie, en vile complaisance. <6> Lorsqu'il fut entré, toute sa conduite durant la séance fut digne d'un tel commencement. <7> Je regarderais comme inconvenant d'insister sur ce point. Il parut aux yeux de tous le plus méprisable des hommes; mais mérita par cela même du sénat une réponse favorable. [30,17] XVII. <1> Prusias venait de la recevoir, quand on apprit qu'Eumène arrivait. <2> Cette circonstance jeta les sénateurs dans un grand embarras. Quel que fût leur ressentiment à son égard, quelque inébranlable que fût leur résolution, ils ne voulaient d'aucune manière se dévoiler. <3> Si, après avoir montré au monde dans Eumène le premier et le plus fidèle des amis de Rome, ils l'admettaient à présenter sa défense et lui faisaient entendre la réponse que leur dictait leur conscience, ils allaient mettre eux-mêmes en lumière l'imprudence qu'ils avaient commise en élevant autrefois si haut un tel homme; <4> et d'autre part, sacrifier tout au respect humain et lui répondre avec bienveillance, c'était trahir la vérité et les intérêts de la république. <5> Comme de ces deux partis devait résulter pour eux quelque inconvénient, voici quelle solution ils donnèrent à ce problème : <6> sous le prétexte qu'ils étaient fatigués de ces nombreuses visites de rois, ils rendirent un décret par lequel ils interdisaient à tout prince de venir les trouver. <7> Peu après, informés qu'Eumène avait abordé à Brindes, ils lui envoyèrent le questeur, muni du décret, lui dire que, <8> s'il avait besoin du sénat, il n'avait qu'à lui communiquer sa demande, sinon qu' il se remît en mer au plus vite. <9> Le roi comprit aussitôt l'intention du sénat, et se borna à lui répondre qu'il n'avait besoin de rien. <10> Tel fut l'expédient inventé pour interdire à Eumène l'entrée de Rome. <11> Du reste, le sénat obtenait encore, par là, un autre résultat important. <12> Un grand péril menaçait Pergame, du côté des Calates et il était manifeste qu'après l'affront fait à Eumène, ses alliés perdraient de leur audace, tandis que les Galates redoubleraient d'ardeur. <13> C'est ainsi que, dans le désir d'abaisser Eumène de toutes les façons, on rendit ce décret. <14> Ces faits se passèrent au commencement de l'hiver, et peu après on s'occupa de recevoir les diverses ambassades qui affluaient à Rome. <15> Il n'y avait pas de ville, de chef, de roi, qui n'eût alors envoyé des députés en Italie pour féliciter le peuple romain de sa victoire. <16> Le sénat fit à tous une réponse favorable et bienveillante, à l'exception des Rhodiens. <17> Il les traita avec hauteur et ne s'expliqua pas avec eux sur l'avenir. Il garda le silence à l'égard des Athéniens. [30,18] XVIII. <1> Les Athéniens s'étaient rendus à Rome, surtout pour demander grâce en faveur des habitants d'Haliarte. <2> Mais repoussés de ce côté, ils changèrent de thèse, parlèrent de Délos, de Lemnos, dont ils sollicitèrent la possession et demandèrent celle d'Haliarte même. Tel était le double objet de leur ambassade. <3> Pour ce qui concerne Délos et Lemnos, on ne saurait trouver leurs réclamations coupables, puisqu'ils étaient, dans l'origine, maîtres de ces îles ; mais il n'en est pas de même de leurs prétentions sur Haliarte. <4> Au lieu de chercher, par tous les moyens, à relever de ses ruines la plus ancienne cité de la Béotie, la détruire et enlever à ses malheureux habitants jusqu'à l'espoir même, <5> était évidemment un procédé indigne de tous les Grecs et surtout des Athéniens. <6> Quelle choquante inconséquence, en effet, dans la conduite de ce peuple, que de faire de son empire une patrie commune à tous, et de renverser, d'ailleurs, les villes d'autrui! <7> Le sénat leur donna Délos et Lemnos. Telle fut l'issue de l'ambassade envoyée par les Athéniens. <8> Mais en prenant Lemnos et Délos, ils prirent, comme dit le proverbe, le loup par les oreilles. Bientôt en querelle avec les habitants de Délos, ils eurent mille ennuis à dévorer et retirèrent de la possession d'Haliarte plus de honte que de profit. [30,19] XIX. <1> Vers cette même époque, Théetète, introduit dans le sénat, traita la question d'alliance ; <2> mais au milieu des lenteurs du sénat, il mourut : il était âgé de plus de quatre-vingts ans. Bientôt arrivèrent à Rome les exilés de Caune et de Stratonice. <3> Une audience leur fut donnée, et un décret enjoignit aux Rhodiens de retirer leurs garnisons de ces deux villes. <4> Philophron et Astymède, après avoir reçu cette réponse, se hâtèrent de retourner à Rhodes, <5> tant ils craignaient que les Rhodiens, en négligeant d'obéir, ne fournissent une nouvelle cause de griefs. [30,20] XX. <1> Dans le Péloponèse, quand les députés, de retour, rapportèrent la réponse du sénat, ce ne furent plus seulement des murmures, mais toutes les fureurs d'une haine ouverte qui éclatèrent contre Callicrate. <2> Un fait suffira pour prouver l'aversion dont Callicrate, Andronidas et ses partisans étaient l'objet. <3> Durant une fête nommée « Antigonie, » qu'on célébrait à Sicyone, et dans laquelle les baignoires et les bassins des bains publics, ordinairement fréquentés par les hommes les plus élégants, sont à la disposition de tous, <4> lorsque Andronidas et Callicrate y descendaient, personne ensuite n'y voulait entrer sans que le baigneur eût vidé toute l'eau et en eût fait couler de plus pure. <5> Les citoyens semblaient croire qu'ils seraient souillés s'ils se baignaient dans la même eau que ces lâches. <6> On ne saurait non plus dire les sifflets et les murmures qui, dans les cérémonies publiques, éclataient de toute part, lorsque quelque orateur essayait de les louer. <7> Les enfants eux-mêmes, en revenant de leurs écoles, les appelaient traîtres. Tant étaient vives contre eux la colère et la haine publique !