[23,0] LIVRE XXIII. [23,1] I. Après le massacre que Philopoemen avait fait de leurs concitoyens dans les environs de Compasium, quelques Lacédémoniens, mécontents de l'état présent des choses et se persuadant que par ce coup il avait brisé la force et l'autorité des Romains, se rendirent en Italie afin d'accuser sa conduite. Ils finirent par obtenir de Marcus Lépidus qui alors était consul, et qui plus tard devint pontife, une lettre qu'il adressa aux Achéens, et où il leur reprochait d'avoir mal réglé les affaires de Lacédémone. En présence de cette ambassade, Philopoemen renvoya à Rome quelques députés sous les ordres de Nicomède l'Éléen. Vers la même époque, vint en Grèce, de la part de Ptolémée, l'Athénien Démétrius, chargé de renouveler l'ancienne alliance qui unissait les Achéens au roi. Les Achéens s'empressèrent de renouer amitié avec lui et nommèrent députés Lycortas, mon père, Théodoridas et Rositélis de Sicyone, pour qu'ils allassent prêter serment au nom des Achéens et recevoir les promesses du prince. Ici doit se placer une anecdote, étrangère peut-être à notre sujet, mais qui n'est pas sans intérêt. Après la cérémonie où l'alliance fut renouvelée, Philopoemen reçut à sa table l'ambassadeur de Ptolémée. Durant le repas, la conversation tomba sur le roi, et son ambassadeur, saisissant l'occasion, fit un long et magnifique panégyrique de Ptolémée, où il cita quelques preuves de son habileté et de son audace à la chasse, de son savoir et de son expérience dans l'équitation et l'escrime. Enfin, pour établir sur un fait l'autorité de ses paroles, il raconta que le roi avait, à cheval, tué un taureau d'un coup de javelot. [23,2] II. En Béotie, par la conclusion de la paix signée entre Antiochos et les Romains, les espérances de tous les citoyens avides de révolutions avaient été brisées, et dès lors le gouvernement suivit une marche, une direction toute nouvelle. Depuis vingt ans environ, les affaires judiciaires étaient prorogées, lorsque soudain, dans plus d'une ville, quelques citoyens répandirent qu'il était temps de terminer et de régler enfin les différends des particuliers entre eux. De graves discussions s'élevèrent à ce sujet, parce que les perturbateurs appartenaient bien plus à la classe des pauvres qu'à celle des riches : mais une heureuse circonstance vint seconder les efforts des honnêtes gens. Titus, depuis longtemps travaillait au retour de Zeuxippe en Béotie, de Zeuxippe qui l'avait si bien servi dans la guerre d'Antiochus et de Philippe, et il obtint vers cette époque la permission d'écrire aux Béotiens, qu'ils devraient le rappeler à Thèbes, ainsi que tous les autres exilés. A la réception de cette lettre, les Béotiens, qui craignaient que la réintégration de ces bannis ne leur enlevât la bienveillance des Macédoniens, firent connaître le jugement qu'ils avaient porté l'année précédente contre eux, et les montrèrent condamnés sur deux chefs d'accusation : l'un de sacrilège pour avoir enlevé à la table de Jupiter des lames d'argent, l'autre d'homicide, pour avoir tué Brachylles; après quoi ils laissèrent de côté la lettre du sénat et envoyèrent Callicrate à Rome, dire qu'ils ne pouvaient rien faire contre les prescriptions mêmes de la loi. Zeuxippe s'était rendu dans l'intervalle à Rome, comme suppliant, et les Romains transmirent aux Étoliens et aux Achéens la réponse des Béotiens, en les engageant à préparer le retour de Zeuxippe. Les Achéens s'abstinrent d'intervenir à main armée : ils envoyèrent seulement des députés aux Béotiens pour les exhorter à contenter le désir des Romains et à rétablir pour les Achéens les tribunaux, comme ils avaient fait pour eux-mêmes. Depuis longtemps en effet les questions judiciaires entamées en Béotie avec l'Achaïe restaient sans solution. Les Béotiens, qui avaient alors Hippias pour stratège, promirent d'obéir à ces conseils, mais bientôt ils oublièrent leur parole. Aussi, quand Hippias eut déposé le pouvoir et l'eut transmis à Alcétas, Philopoemen autorisa ceux de ses concitoyens qui étaient en instance à se faire justice par la force : ce fut le signal de graves dissensions entre les deux peuples. Une partie des troupeaux de Myrrichus et de Simon ayant été enlevée, un combat eut lieu à ce propos, et ce combat devint le germe d'une animosité qui demandait non plus un tribunal, mais un champ de bataille. Si le sénat en ce moment eût insisté davantage sur le rappel de Zeuxippe, la guerre eût éclaté. Il garda un prudent silence, et les Mégariens, par une ambassade qui rappela aux deux peuples leurs mutuels engagements, arrêtèrent leurs violences. [23,3] III. Autre querelle entre les Lyciens et les Rhodiens. A l'époque où les dix députés romains réglaient les affaires de l'Asie, Théétète et Philophron vinrent en ambassade de la part des Rhodiens, demander qu'en récompense du zèle et du dévouement qu'ils avaient témoignés à Rome durant la guerre contre Antiochus, on leur cédât la Lycie et la Carie. De leur côté les Iliens envoyèrent Hipparque et Satyrus implorer auprès des Romains, au nom de la parenté qui unissait les Iliens aux Lyciens, pardon pour ces derniers. Les dix commissaires placés entre cette double prière, cherchèrent à satisfaire, autant qu'il était possible, le désir des deux peuples. Ils ne prirent à l'égard de la Lycie, aucune mesure sévère, et, par condescendance pour les Rhodiens, leur firent présent de cette province. Mais ce décret devint la cause d'une grave contestation entre les Lyciens et Rhodes. Les Iliens, en effet, après leur conférence avec les Romains, avaient parcouru les villes des Lyciens, annonçant partout qu'ils avaient désarmé la colère de Rome, et qu'à eux revenait l'honneur de leur avoir rendu la liberté, au moment même où Théétète, de retour à Rhodes, apportait la nouvelle que les Romains donnaient aux Rhodiens la Carie et la Lycie jusqu'au Méandre. Sur la foi donc des Iliens les Lyciens envoyèrent des députés à Rhodes, pour solliciter son alliance, et de leur côté les Rhodiens chargèrent un certain nombre de citoyens d'aller organiser, comme il était nécessaire, le sort des villes de Lycie et de Carie. Aussi lorsque les Lyciens introduits dans l'assemblée parlèrent de paix et d'alliance, Photion, prytane des Rhodiens, se levant tout à coup, expliqua avec quelque aigreur la méprise qui alors avait lieu et traita durement les Lyciens ; ceux-ci déclarèrent qu'ils étaient prêts à tout braver plutôt que d'obéir aux Rhodiens. [23,4] IV. Durant la CXLVIIIe olympiade, vinrent à Rome des députés de Philippe et des voisins de la Macédoine. Décret du sénat à propos de ces ambassades. Différend entre Philippe, les Thessaliens et les Perrhèbes, au sujet des villes que Philippe occupait en Thessalie et en Perrhébie, depuis la guerre d'Antiochus. Discussion à ce propos devant Quintus Cécilius, à Tempé. Jugement de Cécilius. Des députés du roi Ptolémée, d'Eumène et de Séleucus se rendent dans le Péloponnèse. Décret des Achéens, concernant l'alliance avec Ptolémée, et les dons offerts à la ligue par les princes que nous avons nommés. Arrivée de Cécilius dans le Péloponnèse, et réprimande du consul à propos de ce qui s'était passé à Lacédémone. Comment Arée et Alcibiade, du nombre de ceux qui avaient été autrefois chassés de Lacédémone, et rétablis ensuite, vinrent en ambassade à Rome, et accusèrent Philopoemen et les Achéens. Massacre des habitants de Maronée par le roi Philippe. Arrivée des députés romains. Causes pour lesquelles éclata la guerre avec Persée. [23,5] Durant cette même CXLVIIIe olympiade les députés romains se rendirent à Clitor. Les Achéens y tinrent une assemblée. Discours des deux partis concernant Lacédémone. Décret des Achéens. [23,6] VI. Vers cette époque, des députés du roi Eumène, chargés d'annoncer l'expédition de Philippe coutre les villes de Thrace, arrivèrent à Rome. Les exilés maronites vinrent aussi l'accuser comme étant l'auteur de leur expulsion. Enfin les Athamanes, les Perrhèbes, les Thessaliens réclamèrent par la voix de leurs ambassadeurs les places qu'il leur avait enlevées dans la guerre contre Antiochus. Philippe envoya de son côté des députés pour répondre à ces imputations. Après de longues discussions entre les agents de ce prince et leurs adversaires, le sénat décida d'élire sur-le-champ une commission pour examiner la conduite de Philippe et pour promettre sûreté absolue à qui voulait parler contre Philippe et l'accuser en face. On nomma commissaires M. Cécilius, M. Bébius et Tibérius Sempronius. Les habitants d'Énus et de Maronée étaient depuis longtemps divisés, et les uns s'étaient récemment prononcés pour Eumène, les autres pour les Macédoniens. [23,7] VII. Dans le Péloponnèse, sous la préture de Philopoemen, les Achéens, nous l'avons dit, avaient envoyé des députés à Rome au sujet de Lacédémone, et d'autres en Égypte, afin de renouveler leur alliance avec Ptolémée. Ces derniers revinrent en Grèce vers l'époque où nous sommes, Aristène étant stratège, au moment où les Achéens tenaient leur assemblée à Mégalopolis. Le roi Eumène leur adressa aussi une députation pour annoncer qu'il leur donnerait une somme de cent vingt talents, à la condition qu'avec les intérêts de cette somme, on payerait les citoyens qui prendraient part aux assemblées générales. Enfin, de la part de Séleucus, vinrent des députés chargés de renouveler amitié et de promettre à l'Achaïe dix grands vaisseaux. Quand les séances de l'assemblée furent ouvertes, Nicodème l'Éléen prit le premier la parole et rendit compte aux Achéens de la discussion du sénat à propos de Lacédémone, et de la réponse des sénateurs. On pouvait conclure de cette réponse que Rome avait vu avec déplaisir la destruction des murailles et le massacre des Lacédémoniens tués à Compasium, mais qu'elle ne voulait en rien revenir sur ce qui avait été fait. Personne ne prit la parole, ni pour ni contre la politique romaine, et on laissa de côté cette affaire. Après Nicodème se présentèrent les députés d'Eumène, qui, d'abord, rétablirent l'antique alliance de Pergame et de l'Achaïe, et qui ensuite parlèrent de la promesse d'argent faite par Eumène. Après avoir, par un long discours, appuyé cette offre et vanté en termes magnifiques la bienveillance, l'amitié de leur prince pour les Achéens, ils s'assirent en silence. [23,8] VIII. Aussitôt se leva Apollonidas de Sicyone. Il dit, « que si on ne regardait qu'à la valeur de la somme promise, le présent était digne de l'Achaïe; mais, qu'à considérer l'intention de celui qui l'offrait et l'usage auquel on la destinait, accepter une telle largesse était honteux et illégal, puisqu'il était interdit par les lois à tout particulier et à tout magistrat de recevoir un don de la main d'un prince, sous quelque prétexte que ce fût. Agréer en corps l'argent d'Eumène et se montrer par là tous accessibles à des présents, était évidemment la chose la plus scandaleuse et la plus contraire aux lois. Que le conseil des Achéens fût nourri par Eumène, chaque année, et qu'on délibérât sur les affaires publiques après avoir, pour ainsi dire, dévoré l'appât jeté par ce prince, il y avait en cela honte et péril. Eumène nous donne aujourd'hui de l'argent, viendra ensuite le tour de Prusias ou celui de Séleucus. Or comme les intérêts des monarchies, et ceux des républiques ne se ressemblent guère; comme la plupart de nos discussions, les plus importantes du moins, roulent sur nos différends avec les rois, il faudra nécessairement de deux choses l'une, ou que nous placions les intérêts des rois au-dessus de nos avantages particuliers, ou, dans le cas contraire, que nous passions aux yeux des rois pour des ingrats et des traîtres envers qui nous paye. Aussi, non seulement, ajouta Apollonidas, je vous engage, Achéens, à refuser cette offre, mais encore à détester Eumène en punition d'une telle pensée. » Après lui se leva Cassandre l'Eginète, qui rappela les malheurs dont ses concitoyens avaient été les victimes pour avoir fait partie de la ligue achéenne à l'époque où Publius Sulpicius, étant descendu dans leur île, en avait vendu les habitants. Nous avons dit, en effet, plus haut, comment les Étoliens, devenus maîtres d'Égine, l'avaient, suivant le traité avec les Romains, livrée à Attale pour la somme de trente talents. Cassandre représenta donc aux Achéens ces calamités, et finit par demander à Eumène de ne point rechercher l'amitié des Achéens au prix de si grandes largesses, mais de leur rendre leur ville : il gagnerait ainsi sans peine le coeur de tous. Il supplia ensuite les Achéens de ne point accueillir les offres d'Eumène dont l'acceptation enlèverait évidemment aux Eginètes tout espoir. A la suite de ce discours, telle fut l'émotion générale que personne n'osa soutenir la proposition du roi, et qu'au milieu de cris violents, on rejeta ses avances, bien qu'elles semblassent avoir de quoi éblouir les yeux par la valeur de la somme promise. [23,9] IX. On en vint ensuite à la délibération concernant Ptolémée; on fit entrer les députés envoyés par les Achéens auprès de ce prince, et Lycortas, suivi de ses collègues, raconta d'abord comment ils avaient donné au nom de la république et reçu au nom du roi les serments au sujet du traité; puis il annonça qu'il apportait comme hommage à la ligue achéenne six mille armes en airain propres à des peltastes et deux cents talents d'argent monnayé ; enfin, il fit l'éloge du roi et se tut après avoir dit quelques mots de l'amitié et du dévouement du prince pour l'Achaïe. Le stratège Aristène se leva aussitôt et demanda à l'ambassadeur de Ptolémée et à ceux qui, par ordre des Achéens, s'étaient rendus en Égypte, quel était le traité qu'il s'agissait de renouveler. Comme personne ne répondait et que les députés s'interrogeaient mutuellement, le conseil se vit dans un grand embarras. Ce qui causait cette difficulté, c'est que parmi les nombreux traités qui avaient été signés entre les Achéens et Ptolémée, et qui tous présentaient des dissemblances essentielles appropriées aux circonstances, l'ambassadeur de Ptolémée et les députés achéens n'en avaient choisi aucun comme base de la négociation, et avaient parlé en général du renouvellement d'alliance; on avait échangé les serments comme s'il n'y en eût eu qu'un seul. Éclairée par Aristène, qui lut ces nombreux traités et en expliqua, dans les plus grands détails, les différences, la multitude voulut savoir quel était celui qu'il fallait renouveler; mais ni Philopoemen qui, durant sa préture, avait proposé de rétablir cette alliance, ni Lycortas, ni aucun de ceux qui s'étaient rendus à Alexandrie, ne purent répondre à cette question. Aussi furent-ils convaincus aux yeux de tous d'avoir conduit cette affaire sans discernement, tandis qu'Aristène conquit du même coup une réputation immense et passa pour le seul qui , parmi tous, parlât en connaissance de cause. Il ne laissa pas rédiger de décret, et, à cause de l'erreur dont nous avons parlé, remit la solution de l'affaire à une autre époque. Les députés de Séleucus furent ensuite introduits; les Achéens décidèrent de renouer amitié avec lui, mais de refuser pour le moment l'offre qu'il leur faisait de dix navires. Ces déterminations prises, l'assemblée se sépara et chaque peuplade se retira dans ses foyers. [23,10] X. Peu après, à l'époque des jeux néméens, Quintus Cécilius, qui revenait de la Macédoine, où il avait achevé son ambassade auprès de Philippe, passa par l'Achaïe. Aristène aussitôt convoqua les principaux chefs dans Argos. Quintus, dès son entrée, leur reprocha d'avoir traité Lacédémone avec trop de colère et de sévérité, et les engagea longuement à réparer leurs fautes. Aristène garda le silence, montrant ainsi qu'il désapprouvait ces rigueurs et partageait l'opinion de Cécilius. Mais le Mégalopolitain Diophane, plus fait au langage des camps qu'à la réserve des assemblées publiques, se leva sur-le-champ, et, loin de défendre les Achéens, emporté par sa haine pour Philopoemen, il invoqua contre l'Achaïe un autre grief. Il dit que les Achéens s'étaient mal conduits, non pas seulement envers Lacédémone seule, mais encore à l'égard de la Messénie. Il y avait en effet à cette époque contestation entre les Messéniens au sujet du décret de Titus concernant les bannis rappelés de leur exil, et de la manière dont Philopoemen l'avait interprété. Cécilius sentit à peine avoir parmi les Achéens quelques personnes de son avis, qu'il s'irrita davantage de ne pas voir toute l'assemblée se ranger aussitôt à son opinion. Il n'en fut rien. Philopoemen, Lycortas et Archon établirent, par de nombreuses raisons, qu'on avait sagement réglé les affaires de Lacédémone, dans l'intérêt surtout des Lacédémoniens eux-mêmes; qu'on ne pouvait rien changer de ce qui avait été fait sans violer toutes les lois de la justice divine et humaine, et le conseil fut d'avis de ne revenir sur aucune des mesures prises, et de donner à l'ambassadeur une réponse conçue dans ce sens. Aussitôt Cécilius, instruit de leurs dispositions, demanda la convocation d'une assemblée générale. Mais les chefs achéens le prièrent de leur montrer les instructions qu'il avait reçues du sénat à ce propos il se tut, et on refusa de convoquer l'assemblée, attendu que les lois ne permettaient pas de le faire, si l'on n'apportait écrites, de la part du sénat, les questions qui nécessitaient cette convocation. Cécilius fut tellement irrité de n'obtenir rien de tout ce qu'il désirait, qu'il ne voulut pas attendre la réponse des chefs et partit sans l'avoir reçue. Les Achéens attribuèrent la visite que leur avaient faite d'abord Marcus Fulvius et ensuite Cécilius à Aristène et à Diophane qui, disait-on, par haine pour Philopoemen, les avait appelés comme auxiliaires. C'était sur ces deux hommes que tombaient les soupçons du peuple. Tels étaient les principaux événements du Péloponnèse à cette époque. (Xa) Philopoemen différait d'abord d'opinion avec Archon le stratège, mais il se rendit ensuite pour le moment à ses conseils; et, soudainement changé, vanta beaucoup son habileté et son adresse à se servir des circonstances. J'étais présent à leur entretien, et dès lors je blâmai ce langage, qui flétrit celui-là même qu'il loue; aujourd'hui encore, dans un âge plus mûr, je le désapprouve également. La même différence qui en morale sépare l'homme actif pour le bien de celui qui l'est pour le mal, existe, ce me semble, entre l'habileté véritable et une maligne souplesse : la première est peut-être une des qualités les plus précieuses, la seconde est un défaut. Mais aujourd'hui, grâce à la dépravation de notre esprit, l'habileté et la souplesse pour les faibles rapports qui les rapprochent, trouvent chez tous les hommes une même estime et un même désir de les pratiquer. [23,11] XI. Lorsque, l'année suivante, Cécilius et les autres députés qui avaient été envoyés en Grèce eurent fait au sénat leur rapport sur les affaires de Macédoine, sur celles du Péloponnèse, on introduisit les ambassadeurs des peuples intéressés dans la querelle. D'abord parurent ceux de Philippe et d'Eumène, puis les exilés d'Émus et de Maronée ; et comme chacun répétait les plaintes que déjà ils avaient fait entendre à Thessalonique devant Cécilius, le sénat résolut d'envoyer une nouvelle ambassade auprès de Philippe pour examiner s'il avait évacué les villes de la Perrhébie, suivant l'arrêt du consul, et pour lui intimer l'ordre de faire sortir les garnisons d'Émus et de Maronée, ainsi que de tous les lieux forts et villes de la Thrace placés sur les côtes. On introduisit ensuite les députations du Péloponnèse. Les Achéens avaient chargé Apollonidas le Sicyonien d'expliquer à Cécilius pourquoi il n'avait pas obtenu de réponse, et de rendre compte au sénat de ce qui s'était passé à Lacédémone. Sparte avait à Rome pour représentants Arée et Alcibiade : tous deux étaient d'anciens proscrits nouvellement rendus à leur patrie par Philopoemen, et rien n'excita plus la colère des Achéens que de voir ces hommes, objets d'un bienfait si inattendu et si grand, se montrer assez ingrats pour se charger d'une ambassade contre l'Achaïe et pour diriger, auprès des Romains vainqueurs, des accusations contre la nation qui les avait ramenés et rétablis dans leur patrie. [23,12] XII. Les deux partis, d'un commun accord, plaidèrent successivement leur cause. Apollonidas de Sicyone s'efforça de prouver au sénat qu'il était absolument impossible de mieux conduire les affaires de Sparte que ne l'avaient fait les Achéens et Philopoemen. Arée, soutenant l'opinion contraire, reprocha aux Achéens d'avoir brisé la puissance des Spartiates en arrachant à Lacédémone sa population, et de ne leur avoir laissé qu'une cité désormais sans sûreté et sans indépendance; sans sûreté, puisque étant déjà si peu nombreux, les Spartiates avaient vu détruire leurs murailles; sans liberté, puisqu'il ne leur fallait pas seulement obéir aux décrets publics des Achéens, mais encore être, dans la vie privée, les esclaves de leurs stratèges. Sur ces plaintes, le sénat décida de donner des instructions, au sujet de ces questions nouvelles, à ces mêmes ambassadeurs, et on nomma pour la Grèce des députés, parmi lesquels Appius Claudius. Ce fut encore durant ces séances que les envoyés achéens cherchèrent à disculper leurs magistrats auprès de Cécilius, en lui affirmant qu'ils n'étaient nullement coupables à son égard, et ne méritaient aucun reproche pour n'avoir pas convoqué l'assemblée générale ; que la loi en Achaïe défendait formellement de le faire, à moins qu'il ne s'agît de délibérer sur la guerre ou sur une alliance, ou bien encore qu'un ambassadeur romain n'apportât des lettres expresses du sénat. Ils ajoutèrent que les magistrats avaient, comme il était juste, tenu conseil à propos de sa demande, mais qu'ils avaient été empêchés par les lois d'y souscrire, parce que Cécilius n'avait point de missive officielle, et que d'ailleurs il n'avait pas voulu remettre aux autorités ses instructions. Ce discours terminé, Cécilius se leva, et reprocha à Philopoemen, à Lycortas et aux Achéens en général, la manière indigne dont ils s'étaient conduits à l'égard de Sparte. Le sénat répondit aux Achéens qu'il enverrait bientôt des commissaires examiner cette affaire; puis, il leur recommanda d'avoir les plus grands égards pour les envoyés de Rome et de leur faire toujours l'accueil auquel ils avaient droit, comme les Romains faisaient eux-mêmes pour les députés qu'ils recevaient dans leur ville. [23,13] XIII. Cependant l'ambassade particulière que Philippe avait fait partir pour Rome s'était empressée d'avertir le roi qu'il lui fallait sans remise évacuer les villes de la Thrace. A cette nouvelle, le prince, irrité de voir son royaume diminué de toutes parts, déchargea sa colère sur les malheureux Maronites. Il appela auprès de lui Onomaste, gouverneur de Thrace, pour se concerter avec lui, et de retour dans sa province, Onomaste envoya à Maronée Cassandre, que le peuple connaissait par suite du long séjour qu'il avait fait en cette ville. Philippe, depuis plusieurs années, avait eu soin de faire résider dans ces villes de la Thrace quelques-uns de ses courtisans, et d'habituer ainsi les esprits aux visites de ses officiers. Peu de jours après l'arrivée de Cassandre, les Thraces, disposés pour le coup de main projeté, furent introduits par lui durant la nuit dans la ville : le massacre fut considérable : un grand nombre de Maronites périrent. Quand il eut ainsi puni ceux des habitants qui lui étaient contraires et satisfait sa colère, Philippe attendit tranquillement la venue des députés, convaincu qu'aucun peuple n'oserait l'accuser, par peur. Sur ces entrefaites arrivèrent les ambassadeurs romains, et, comme informés des cruautés commises à Maronée, ils adressaient à Philippe de sévères reproches, ce prince essaya de se défendre, disant qu'il n'avait pas trempé dans le massacre, et que les Maronites, partisans les uns d'Eumène, les autres de la Macédoine, s'étaient précipités d'eux-mêmes, grâce à leurs dissensions, dans ces malheurs. Enfin, il pria Appius d'appeler en sa présence un seul homme qui voulût l'accuser. Il portait ce défi, bien certain que personne n'oserait, par crainte, se plaindre, à la seule pensée que la vengeance de Philippe était aux portes de qui l'aurait offensé, et le secours de Rome au delà des mers. Mais Appius lui dit que ces controverses n'étaient pas nécessaires, qu'il savait suffisamment quel était le crime, quel en était l'auteur. Cette réponse embarrassa Philippe, et on se sépara sans pousser plus loin l'affaire. [23,14] XIV. Le lendemain, Appius enjoignit à Philippe d'envoyer sur-le-champ à Rome Onomaste et Cassandre, afin que le sénat s'informât de ce qui avait eu lieu en Thrace. Le roi fut fort ému de cet ordre, et après avoir longtemps hésité, déclara qu'il ferait partir pour Rome Cassandre qui, comme il l'avouait lui-même, était l'artisan de ces meurtres; le sénat pourrait apprendre de lui la vérité tout entière. Mais alors, comme dans les conférences suivantes, il mit toujours de côté Onomaste, sous le prétexte que, loin de se trouver à Maronée à l'époque du massacre, il ne s'était pas même montré dans le voisinage; en réalité, il craignait qu'Onomaste, qu'il avait eu pour complice dans plus d'une occasion, ne révélât à Rome son crime à Maronée et ses autres forfaits. Enfin, il parvint à faire retrancher Onomaste de l'ambassade, envoya Cassandre seul avec les autres députés, et, au moyen de gens qui l'accompagnèrent jusqu'en Épire, l'empoisonna. Du reste, les commissaires romains avaient pu reconnaître que c'était Philippe qui avait ordonné le massacre de Maronée, qu'il nourrissait contre Rome des sentiments de haine, et c'est avec cette conviction qu'ils le quittèrent. De son côté, le roi, éclairé par ses propres réflexions et par quelques entretiens avec Apelle et Philoclès, ne se dissimulait pas jusqu'où allait la rupture avec les Romains : ce n'était plus un dissentiment secret, mais ouvert, mais public. Bref, il était disposé à se venger d'eux de quelque manière que ce fût, et à les punir. Cependant il n'était pas, par certains endroits, en état d'agir; il chercha le moyen de différer quelque peu les hostilités et de s'assurer le temps nécessaire pour achever ses préparatifs. Il résolut donc d'envoyer à Rome son fils Démétrius, afin de le disculper des accusations dont il était l'objet, et même de demander grâce des fautes qu'il avait pu commettre. Il se flattait d'obtenir du sénat tout ce qu'il désirait par ce fils qui, pendant son séjour comme otage à Rome, avait conquis l'estime générale. Tout entier à ces pensées, il prépara activement le départ de Démétrius et des amis du prince qui devaient l'accompagner, en même temps qu'il promit du secours aux Byzantins, bien moins, du reste, par intérêt pour eux que pour effrayer les chefs thraces qui habitaient la Propontide, et pour ménager le succès de ses futures entreprises. (XIVa) A cette époque remonte le commencement des maux incurables qui plus tard frappèrent la maison de Macédoine. Je n'ignore pas que quelques historiens de la guerre des Romains et de Persée, voulant nous dire les causes de cette lutte, citent d'abord la déchéance d'Abrupolis. Ce prince avait envahi les mines du mont Pangée, après la mort de Philippe ; et Persée, accourant à la défense de ses possessions, battit le ravisseur, et le dépouilla du trône. Ils parlent ensuite de l'invasion de la Dolopie et de la présence de Persée à Delphes; enfin, ils racontent les embûches tendues au roi Eumène, et le meurtre des députés béotiens. Telles sont les causes d'où naquit, suivant eux, la guerre contre Persée. (XIVb) Sans doute, je regarde comme une étude singulièrement intéressante, et pour l'historien et pour le lecteur, celle des causes d'où viennent les grandes catastrophes. Mais chez la plupart des écrivains, on ne trouve guère à ce sujet que confusion, parce qu'ils ne savent pas assez quelle différence il y a entre les préliminaires et la cause, entre les précédents et le commencement même d'une guerre. Puisque la suite des faits m'y engage, je reviendrai un instant ici sur cette question. Ainsi, parmi les événements dont nous avons parlé, les deux premiers sont des préliminaires, tandis que les embûches tendues au roi Eumène, le meurtre des députés béotiens, et quelques faits analogues qui eurent lieu à cette époque, marquent évidemment le commencement de la lutte entre Persée et les Romains, et de la chute des rois de Macédoine. Mais il n'y a pas dans tout cela une seule circonstance qui soit une cause, et ce que nous dirons plus tard le prouvera. Nous avons dit ailleurs que Philippe, fils d'Amyntas, médita et prépara la guerre contre les Perses, et qu'Alexandre poursuivit seulement les desseins de son père. De même nous pouvons affirmer que Philippe, fils de Démétrius, avait songé à recommencer les hostilités avec les Romains ; que déjà il avait fait tous les préparatifs pour achever ce conseil; et que ce prince étant mort, son fils exécuta ce qu'il avait médité. Or, si ce fait est exact, il en découle cette conséquence évidente, qu'il n'est pas possible que les causes de la guerre dont il est question soient postérieures à la mort de celui qui avait résolu de la faire : là est l'erreur de tous les écrivains qui ont raconté l'histoire de cette dernière lutte de la Macédoine avec Rome. Tous les incidents qu'ils citent ont suivi la mort de Philippe. [23,15] XV. Vers cette époque, en Crète, Cydas, fils d'Antalcidas, étant cosme à Gortyne, les Gortyniens, jaloux d'abattre de toute manière la puissance des Cnossiens, avaient entamé le territoire de ces derniers et donné une partie de leur conquête nommée Lycastium aux Rhauciens; une autre, Diâtonium, aux Lyctiens. Sur ces entrefaites arrivèrent Appius et ses collègues, afin d'apaiser les différends des deux villes rivales : ils eurent à ce sujet des entretiens avec les habitants de Cnosse et ceux de Gortyne, et les Crétois, persuadés, s'en remirent à l'arbitrage de l'ambassade romaine. Appius rendit aux Cnossiens leur territoire, puis ordonna aux Cydoniens de reprendre les otages qu'ils avaient laissés entre les mains de Chasmion, et de sortir de Phalasarne sans rien emporter. Il leur permit en outre d'user des lois communes établies en Crète, ou de ne pas s'y soumettre, comme ils le désiraient, pourvu qu'ils n'inquiétassent pas le reste de l'île. Il accorda cette liberté, non seulement à ce peuple, mais encore aux proscrits phalasarniens qui avaient tué Ménétius , l'homme le plus considérable de leur cité. [23,16] XVI. Apollonias, femme d'Attale, le père d'Eumène, était de Cyzique : elle a plus d'un titre à notre attention et à nos louanges. Tirée du peuple pour monter sur le trône, elle garda jusqu'à la mort le rang suprême, non par les vils artifices d'une courtisane, mais grâce à sa sagesse, à la dignité sans fierté de son caractère, à sa vertu. Elle est déjà, par ces qualités, digne de mémoire. Ajoutons que, mère de quatre enfants, elle conserva pour eux une tendresse, une bienveillance inaltérable, qui n'eut pour terme que sa vie; et cependant elle survécut longtemps à Attale. Du reste, Eumène et son frère, dans leur voyage à Cyzique, conquirent l'affection générale par les honneurs et les marques d'estime dont ils entourèrent leur mère. La conduisant entre eux deux par la main, ils parcoururent avec elle, en grande pompe, les temples et les lieux les plus remarquables de la ville. Tous ceux qui assistaient à ce spectacle voyaient avec bonheur une telle piété filiale et la vantaient hautement. On se rappelait Cléobis et Biton, de qui on comparait la conduite à la leur ; et, ce qu'il y avait de plus brillant dans le zèle des deux frères d'Argos, était compensé chez Attale et Eumène par l'éclat de la couronne. Voilà ce qui se passa à Cyzique après la conclusion de la paix faite avec Prusias.