[18,0] LIVRE XVIII. [18,1] (18,18) I. Titus, qui, sans pouvoir découvrir en quel lieu campait l'ennemi, savait parfaitement qu'il était en Thessalie, enjoignit à tous ses soldats de tailler des pieux et de les porter avec eux pour s'en servir dans l'occasion. <2> Un tel ordre aurait semblé inexécutable suivant les mœurs grecques ; mais il n'offrait nulle difficulté pour les Romains. <3> Les Grecs supportent avec peine, dans la marche, le poids même de leurs armes, et n'endurent pas sans plainte la fatigue qu'elles leur causent;<4> les Romains, au contraire, le bouclier suspendu à l'épaule au moyen de lanières en cuir, et la lance dans la main, se chargent volontiers de pieux. <5> Du reste, la différence est essentielle entre les pieux chez les deux peuples. <6> Les meilleurs, aux yeux des Grecs, sont ceux qui se composent du plus grand nombre de grandes branches courant autour d'un seul tronc. <7> Les pieux des Romains ont seulement deux branches ou trois, quatre au plus, et l'on préfère ceux dont les rameaux sont dirigés du même côté. <8> Il en résulte qu'ils sont d'un transport facile (car le même soldat en porte trois ou quatre mis en faisceau) et d'un usage aussi commode que sûr. <9> Les pieux que les Grecs placent en avant de leur camp sont faciles à enlever : <10> comme la partie du pieu qui supporte tous les rameaux et qui s'enfonce dans la terre est unique, tandis que les rameaux qui en naissent sont longs et nombreux, il suffit que deux ou trois hommes viennent attaquer ce pieu et saisir ces rameaux pour qu'il soit bientôt arraché. <11> Cette première trouée devient aussitôt une large porte pour les assaillants, et les pieux voisins sont aisément renversés, les branches étant faiblement, dans un ordre alternatif, enlacées les unes aux autres. <12> Les Romains, au contraire, en établissant leurs pieux, les unissent si bien entre eux, qu'il est difficile de reconnaître à quelle souche appartiennent les rameaux et à quels rameaux la souche. <13> Aussi ne peut-on ni glisser la main à travers ces branches, tant elles sont pressées et tressées avec art, et en outre soigneusement effilées, ni même, après avoir pénétré jusqu'au pieu, déraciner sans peine le pied, <14> d'abord parce que tout ce qu'on en saisirait a une grande force de résistance qu'il tient de la terre où il est enfoncé, <15> et qu'ensuite, si on tire une seule branche, il faut en enlever plusieurs, à cause de la solidité de la tresse. Enfin il n'est guère possible que, comme chez les Grecs, deux ou trois hommes saisissent un même rameau; <16> et si on parvient à arracher deux ou trois pieux, l'ouverture est encore imperceptible. <17> Comme donc il y a une grande supériorité du côté de la méthode romaine, en cela que trouver de pareils pieux est commun, que le transport en est facile, l'usage sûr et plus durable,<18> il est clair que, parmi les inventions militaires de Rome, il n'en est pas qui mérite plus d'être étudiée et reproduite, à mon avis, que celle dont nous parlons. [18,2] (18,19) II. Titus, après en avoir fait préparer un nombre suffisant, se mit en marche avec son armée à petites journées, et établit son camp à environ cinquante stades de Phères. <2> Le lendemain, dès l'aurore, il envoya à la découverte quelques éclaireurs chargés d'explorer le pays et d'aller soigneusement à l'enquête pour voir s'ils ne trouveraient pas enfin le moyen de savoir où était l'ennemi, et ce qu'il faisait. <3> Vers le même temps, Philippe, informé de la présence des Romains sous les murs de Thèbes, avait quitté Larisse avec toutes ses forces, s'était dirigé sur Phères, <4> et avait formé un camp à trente stades environ de cette ville. Il ordonna à ses soldats de prendre leur repas de bonne heure; <5> et le lendemain de grand matin, après avoir éveillé tout son monde, il chargea les troupes composant d'ordinaire l'avant-garde de s'emparer des collines qui dominent Phères. Puis, quand le jour eut paru, il fit sortir le reste de son armée du camp. <6> Peu s'en fallut que les soldats des deux partis n'en vinssent aux mains sur les hauteurs. Ils s'aperçurent n'étant plus qu'à fort peu de distance les uns des autres, par suite de l'obscurité ; <7> ils s'arrêtèrent et firent promptement avertir leurs chefs de ce qui se passait, afin de connaître ce qu'il leur fallait faire. <8> Quintius et Philippe résolurent de garder leurs positions et de rappeler leurs troupes. <9> Le lendemain, ils mirent chacun en campagne, pour marcher à la découverte, trois cents cavaliers et autant de vélites. Titus avait eu soin de comprendre dans ce nombre deux escadrons de la cavalerie étolienne, à cause de la connaissance qu'elle avait des localités. <10> Les détachements des deux partis se rencontrèrent près de Phères, sur la route de Larissa, et en vinrent vigoureusement aux mains. <11> Grâce à Eupolème l'Étolien, qui combattit avec un grand courage et engageât les Italiens à en faire autant, les Macédoniens se virent serrés de près. <12> Enfin, après une longue escarmouche, on se retira chacun dans ses retranchements. [18,3] (18,20) III. Le lendemain, Quintius et Philippe, se trouvant mal du terrain de Phères, que coupaient des haies, des arbres et des jardins, levèrent le camp. <2> Philippe se dirigea vers Scotussa, d'où il désirait tirer d'abord les vivres nécessaires à ses troupes, pour choisir ensuite, une fois approvisionné, la position la plus avantageuse. <3> Titus, qui avait pénétré l'intention de l'ennemi, se mit en marche en même temps que Philippe, afin de détruire au plus vite les moissons dans les environs de cette ville. <4> Comme une chaîne de montagnes séparait les deux armées, les Romains ne pouvaient voir quelle route les Macédoniens suivaient, ni les Macédoniens les Romains. <5> Le soir, Titus campa près d'Érétrie en Phthiotide, et Philippe sur les bords du fleuve Oncheste, sans que l'un soupçonnât la présence de l'autre. <6> Le lendemain, ils allèrent s'établir, Philippe près de Mélambium, sur le territoire de Scotussa, et Titus sous les murs de Thétidium, dans les campagnes de Pharsale ; et toujours même ignorance. <7> Survint alors une horrible pluie, mêlée de coups de tonnerre épouvantables, et le jour suivant vers l'aurore, un tel brouillard enveloppa la terre, qu'on ne pouvait, à travers les ténèbres, voir devant soi. <8> Cependant, Philippe, pressé d'arriver, partit; <9> mais, gêné dans sa marche par la brume, après avoir gagné peu de terrain, il établit dans un nouveau camp son armée, et en détacha seulement un nombre suffisant de soldats pour occuper le sommet des hauteurs voisines. [18,4] (18,21) IV. Titus, toujours campé près de Thétidium, et inquiet de ne pas savoir où était l'ennemi, fit partir dix escadrons et environ mille vélites, à qui ordre fut donné de parcourir le pays et de le battre avec soin. <2> Comme ces forces se dirigeaient vers le sommet de la colline, elles tombèrent à l'improviste au milieu du détachement macédonien que le brouillard leur avait caché. <3> A cette rencontre inattendue, les deux partis se troublèrent ; mais bientôt ils se harcelèrent et envoyèrent en même temps au plus vite rendre compte aux généraux de leur position. <4> Cependant les Romains, qui se voyaient maltraités et déjà serrés de près par les Macédoniens, dépêchaient messager sur messager pour invoquer du secours. <5> Titus, après quelques mots d'exhortation aux Étoliens Archédamus et Eupolème, les fit partir avec deux de ses tribuns à la tête de cinq cents cavaliers et de deux mille fantassins. <6> Dès que ceux-ci eurent rejoint les troupes qui prenaient part à l'escarmouche, le combat prit une autre face. <7> Les Romains, de qui ce renfort avait relevé l'espérance, mirent à combattre une nouvelle ardeur. <8> Les Macédoniens, au contraire, pressés, malgré leur brave résistance, et presque déjà aux abois, se retirèrent sur le sommet de la montagne et firent demander au roi du renfort. [18,5] (18,23) V. Philippe, qui ne s'attendait guère, pour les causes que j'ai dites, à une bataille générale, avait, par malheur, envoyé au fourrage une grande partie de ses troupes. <2> Mais comme sans cesse il apprenait, de nouveaux messagers, ce qui se passait, et que le brouillard commençait à s'éclaircir, il appela près de lui Héraclide de Gyrtone, chef de la cavalerie thessalienne, et Léon, chef des cavaliers macédoniens, et les fit partir. Athénagore les suivit avec tous les mercenaires, à l'exception des Thraces. <3> Ils eurent à peine rejoint les Macédoniens, que ceux-ci, accrus de ces forces imposantes, se précipitèrent sur l'ennemi et débusquèrent les Romains du haut de la montagne. <4> Ce qui les empêcha de mettre l'ennemi complètement en fuite, ce fut surtout le courage de la cavalerie étolienne, qui combattit, en cette circonstance, avec une audace, une ardeur incroyables. <5> Autant, en effet, les Étoliens, comme infanterie, sont inférieurs, par leurs armes et par leur tactique, aux autres peuples, autant ils l'emportent sur tous les Grecs, par leur cavalerie, dans les combats partiels. <6> Ils arrêtèrent la fougue de l'ennemi, et par là les Romains ne furent pas refoulés jusque dans la plaine : à quelque distance ils firent volte-face. <7> Titus, qui voyait, non seulement les vélites et sa cavalerie repoussés, mais encore toutes ses troupes consternées d'un tel spectacle, fit alors sortir du camp son armée entière et la rangea en bataille près de la colline. <8> En même temps, des courriers dépêchés par les Macédoniens de la montagne venaient coup sur coup répéter à Philippe : « Roi, les ennemis sont en fuite : ne négligez pas une occasion si belle. Les Barbares ne peuvent nous résister. A nous aujourd'hui les chances, à nous la victoire. » Philippe, <9> bien que le terrain lui déplût, ne put s'empêcher de tenter le combat. Les hauteurs dont il est ici question s'appellent Cynocéphales; elles sont roides, inégales et élevées. <10> Philippe donc, que la difficulté des lieux inquiétait, ne s'était pas préparé à combattre ; mais excité par le brillant espoir qu'on lui faisait concevoir, il se décida à tirer ses troupes du camp. [18,6] (18,23) VI. Titus, de son côté, avait rangé son armée, et tandis que par sa présence il appuyait ceux de ses soldats qui déjà combattaient, il courait de ligne en ligne encourager les autres. Sa harangue fut courte, <2> mais énergique, à la portée de tous. Montrant l'ennemi à ses troupes, il leur dit : <3> « Ne sont-ce pas, braves guerriers, les mêmes Macédoniens qu'autrefois en Macédoine, dans les défilés de l'Eordée, dont ils s'étaient rendus maîtres, vous avez, sous la conduite de Sulpicius, aux yeux de tous, été chercher jusqu'au sommet des montagnes, et que vous avez chassés de ce poste, après leur avoir tué tant de monde ? <4> Ne sont-ce pas ces Macédoniens dont vous avez triomphé par votre courage dans ces gorges de l'Épire qui semblaient infranchissables, que vous avez forcés à jeter leurs armes et à fuir, jusqu'à ce qu'ils se fussent cachés dans leur Macédoine ? <5> Que pouvez-vous donc redouter, aujourd'hui que vous allez les combattre à forces égales ? Quelle crainte pouvez-vous concevoir pour l'avenir ? Ne devez-vous pas plutôt puiser dans le passé la confiance ? <6> Allez donc, soldats, et vous animant d'une mutuelle ardeur, marchez bravement à l'ennemi. Avec l'aide des dieux, cette bataille, j'en suis certain, aura la même fin que celles qui ont précédé. » <7> Ce discours achevé, il donna ordre à l'aile droite de rester immobile, plaça devant elle les éléphants, et d'un pas ferme s'avança contre l'ennemi avec l'aile gauche et ses vélites. <8> Quant à ceux des Romains qui étaient dans la montagne, soutenus par l'adjonction de l'infanterie, ils firent volte-face et attaquèrent résolument l'ennemi. [18,7] (18,24) VII. Aussitôt que la plus grande partie de ses troupes fut placée devant le camp, Philippe prit avec lui les peltastes et l'aile droite de la phalange, et se dirigea rapidement vers le sommet de la montagne. <2> Il donna en même temps à Nicanor, surnommé l'Éléphant, ordre de veiller à ce que le reste de ses forces le suivît bientôt. <3> Les premiers rangs eurent à peine atteint la cime de la colline, qu'il tourna à gauche, et, maître des hauteurs, y établit son ordre de bataille; car les Macédoniens qu'il avait envoyés à ce poste ayant refoulé les Romains sur l'autre flanc de la montagne, ces hauteurs étaient sans défense. <4> Il rangeait encore l'aile droite, quand survinrent les mercenaires, repoussés à leur tour. <5> Grâce aux hoplites , qui, nous l'avons vu, avaient rallié les soldats armés à la légère, ces derniers, pour qui cette intervention rétablissait l'équilibre, s'étaient brusquement jetés sur les mercenaires et leur avaient tué beaucoup de monde. <6> Le roi donc, à son arrivée, en voyant ses troupes légères aux prise avec les Romains assez près de leur camp, avait d'abord ressenti une vive joie ; <7> mais lorsqu'il aperçut ses soldats tout à l'heure victorieux fuyant de toute part et réclamant assistance, il fut contraint, pour leur porter secours, de risquer sur-le-champ une action générale, bien que la plus forte partie de sa phalange fût encore en route, occupée à gravir la montagne. <8> Après avoir recueilli les fuyards, il rassembla sur l'aile droite fantassins et cavaliers, et ordonna à sa phalange et aux peltastes de doubler leur profondeur et d'épaissir leurs rangs à droite. <9> Puis, comme les ennemis étaient déjà fort près, il commanda à la phalange de charger la sarisse baissée, et aux soldats légers de renforcer les ailes. <10> Titus, de son côté, dès qu'il eut reçu les siens dans les intervalles laissés entre chaque fraction de ses troupes, donna le signal de l'attaque. [18,8] (18,25) VIII. Les deux armées se heurtèrent avec une violence et un fracas épouvantables ; chacun poussa en même temps le cri de guerre, et les troupes restées en dehors du combat encourageaient par leurs clameurs celles qui y étaient engagées. C'était une scène imposante et terrible. <2> L'aile droite de Philippe se tira brillamment d'affaire, attendu qu'elle attaquait d'en haut et qu'elle l'emportait par la force de sa disposition, ainsi que par son armure merveilleusement propre à ce genre de combat. <3>Mais parmi les autres troupes du prince, une partie, qui se tenait à la suite des combattants, était encore à une grande distance de l'ennemi ; une autre (et c'était l'aile gauche) ne faisait que d'arriver et se montrait à peine sur la hauteur. <4> En ce moment, Titus, qui voyait ses soldats trop faibles pour soutenir le choc de la phalange, et son aile gauche vivement pressée, en partie détruite, forcée de battre peu à peu en retraite, comprit qu'il n'y avait plus d'espoir que dans l'aile droite; <5> il y courut, et là, saisissant d'un coup d'œil que parmi les troupes ennemies les unes touchaient aux combattants, et que les autres descendaient de la montagne, que d'autres enfin étaient encore sur le sommet, il plaça les éléphants en avant et marcha droit aux Macédoniens. <6> Mais ceux-ci, qui se trouvaient sans chef pour les commander, et qui ne pouvaient donner à la phalange la figure qui lui est propre à cause des difficultés du terrain, et parce que, réduits à suivre les combattants, ils avaient plutôt une ordonnance de marche que de bataille, <7> n'attendirent pas même le choc des Romains, et, troublés, dispersés par les éléphants, prirent la fuite. [18,9] (18,26) IX. La plupart des Romains se mirent à leur poursuite et les massacrèrent. <2> Un tribun qui était à la tête d'une vingtaine de compagnies, par une manœuvre qu'il comprit, d'après la circonstance, être nécessaire, contribua beaucoup au succès de la bataille. <3> Comme Philippe, lancé fort avant au delà de la ligne de bataille, écrasait sous le poids de ses lourdes attaques l'aile gauche des Romains, il quitta l'aile droite, où la victoire n'était plus incertaine, pour se porter contre les Macédoniens et les attaquer en queue résolument. <4> La phalange ne peut se retourner ni combattre homme à homme ; aussi notre tribun, enfonçant toujours, ne cessa pas de frapper les ennemis, incapables de se défendre , <5> jusqu'à ce que, pressés aussi par les Romains, qui avaient fait volte-face, et qui les attaquaient de front, ils jetassent leurs armes et prissent la fuite. <6> Philippe, qui jugeait d'après l'état des troupes groupées autour de lui de celui de toute l'armée , s'était flatté d'abord d'une complète victoire. <7> Mais lorsque tout à coup, voyant les Macédoniens abandonner leurs armes et les ennemis les attaquer en queue, il eut quitté un instant le champ de bataille avec quelques cavaliers et quelques fantassins, pour observer l'ensemble du combat, <8> et qu'il eut reconnu que les Romains, à la poursuite de l'aile gauche, approchaient du sommet de la montagne, il réunit autour de lui autant de Thraces et de Macédoniens qu'il lui fut possible, et s'enfuit. <9> Titus, harcelant les fuyards, les atteignit au moment où ils touchaient au sommet de la colline , et en présence de ces soldats qui avaient levé leurs sarisses en l'air, il s'arrêta un instant. <10> C'est un usage pour les Macédoniens d'agir ainsi quand ils veulent se rendre ou passer à l'ennemi. <11> Instruit de la cause d'un tel fait, le général ordonna à ses troupes de demeurer tranquilles, car il voulait épargner ces malheureux éperdus de crainte. <12> Mais tandis qu'il s'occupait de ce soin, quelques hommes de l'avant-garde se précipitèrent d'en haut sur eux et en tuèrent la plupart. Quelques-uns seulement, en jetant leurs armes, échappèrent par la fuite. [18,10] (18,27) X. Le combat fini et les Romains vainqueurs, Philippe se dirigea vers Tempe. <2> Le premier jour il s'arrêta près d'un lieu nommé la Tour d'Alexandre ; le second il se rendit à Gonnes, à l'entrée de la vallée, pour y attendre les débris de ses soldats. <3> Les Romains, après avoir poursuivi quelque temps les fuyards, se mirent les uns à dépouiller les morts, les autres à rassembler les prisonniers. Ils allèrent pour la plupart piller le camp ennemi ; <4> mais ils y trouvèrent les Étoliens, et se regardant comme frustrés d'un butin qui leur appartenait , ils commencèrent à se plaindre de ces cupides alliés, et à dire à leur général qu'il leur réservait les dangers et aux autres les dépouilles. <5> Ils retournèrent ensuite dans leurs retranchements, où ils passèrent la nuit. Le lendemain ils réunirent les captifs, prirent ce qui restait de dépouilles, et se mirent en roule vers Larisse. <6> Les Romains avaient perdu environ sept cents hommes ; les Macédoniens huit mille, et ils laissèrent à l'ennemi environ cinq mille prisonniers. <7> Ainsi se termina la bataille de Cynocéphales, entre les Romains et Philippe, en Thessalie. [18,11] (18,28) XI. J'ai, dans mon sixième livre, pris l'engagement de comparer entre elles, à la première occasion favorable, les armes des Macédoniens et des Romains, la tactique de ces deux peuples, et de dire quelle en est la différence, soit en bien, soit en mal. J'essayerai maintenant, en présence même des faits, de tenir mon engagement. <2> Comme l'ordonnance adoptée dans les armées de la Macédoine a, dans le temps passé, en plus d'une épreuve, eu l'avantage sur celle des peuples de l'Asie et de la Grèce ; que les Romains ont eu même supériorité sur les nations de l'Afrique et sur l'occident de l'Europe, <3> et que de nos jours enfin on a vu plus d'une fois aux prises ces deux systèmes et ces deux peuples, <4> peut-être est-ce une belle question que d'examiner en quoi ces méthodes diffèrent, et pourquoi les Romains sont le plus souvent vainqueurs sur le champ de bataille. <5> Nous apprendrons ainsi à ne point avoir à la bouche le nom seul de Fortune, à ne point admirer au hasard tout vainqueur, comme le peuvent faire des esprits frivoles, mais à entrer dans les véritables causes du succès, et à n'accorder aux chefs que des éloges et une admiration raisonnes. <6> Nous ne dirons rien ici des combats livrés par Annibal aux Romains et de leurs défaites ; car ce n'est point à cause de la supériorité des armes ou de la tactique chez les Carthaginois, mais par l'activité et l'adresse d'Annibal, que les Romains éprouvèrent de cruels échecs. <7> Nous l'avons déjà démontré par le récit même des batailles. <8> De plus, l'issue de la guerre dépose également en faveur de notre opinion : du jour où les Romains rencontrèrent un général ayant un talent égal à celui d'Annibal, la victoire ne les quitta plus. <9> Que dis-je? ce capitaine, dédaignant les armes dont il usait d'abord, aussitôt après sa première victoire sur les Romains, donna leurs armes à ses troupes, et les employa jusqu'à la fin de la guerre. <10> De même Pyrrhus emprunta aux Italiens non seulement leurs armures , mais encore leurs soldats ; il plaça alternativement ses compagnies à la manière de la phalange dans toutes les batailles qu'il livra, <11> et cependant il ne put jamais vaincre : l'issue de chaque affaire fut incertaine. <12> Ces préliminaires étaient nécessaires pour que rien ne vînt , même en apparence, contredire notre opinion à ce sujet. J'arrive maintenant au parallèle proposé, [18,12] (18,29) XII. Dès que la phalange a la forme qui lui est propre et se maintient dans sa force, il n'est rien qui puisse lui résister en face ni en soutenir le choc, comme on s'en convaincra sans peine par plusieurs raisons. <2> Les rangs étant serrés en ordre de bataille, chaque homme occupe, avec ses armes, la valeur de trois pieds. La sarisse dans l'origine avait seize coudées ; puis, pour l'accommoder par sa confection aux besoins du combat, on l'a réduite à quatorze ; <3> et comme l'intervalle compris entre les deux mains et la partie extrême qui sert de contre-poids à l'autre bout enlève quatre coudées à cette longueur, <4> il en résulte que la sarisse s'avance de dix coudées devant chaque hoplite, lorsqu'il se met en position de la lancer à deux mains contre l'ennemi. <5> Par conséquent, les sarisses du second, du troisième, du quatrième rang débordent de plusieurs coudées, tandis que celles du cinquième n'en ont que deux en saillie, lorsque la phalange, je le répète, a la forme qui lui est propre, et que des côtés comme par derrière les soldats sont ramassés dans l'ordre convenable. C'est ainsi qu'Homère dit dans ces vers : « Le bouclier s'appuie sur le bouclier, le casque sur le casque, le guerrier sur le guerrier, les panaches brillants sur les casques des soldats qui, s'ébranlant, se touchent entre eux, tant les hommes sont pressés. » De tous ces détails, qui sont de la plus grande exactitude, <7> il faut nécessairement conclure que chaque soldat, au premier rang, voit devant lui cinq sarisses dont la longueur diminue proportionnellement de deux coudées. [18,13] (18,30) XIII. Il est facile par là de s'imaginer quels doivent être le choc et la force de la phalange quand elle compte seize hommes de profondeur. <2> Ceux qui sont au delà du cinquième rang ne peuvent se servir de leurs sarisses contre l'ennemi. <3> Aussi ne les portent-ils pas en avant, mais ils les tiennent appuyées sur les épaules de ceux qui les précèdent, la pointe en l'air, afin de les protéger contre les coups qui pourraient les atteindre d'en haut. Cet épais rempart les défend des traits qui par dessus les premiers rangs volent sur les derniers. <4> De plus, par le poids même de leur masse, ils pressent en marchant vers l'ennemi les premières lignes, doublent ainsi la violence du choc, et enfin rendent pour les soldats qui les précèdent, toute fuite impossible. <5> Telle est la disposition de la phalange macédonienne en général et en ses détails. Plaçons maintenant en parallèle l'infanterie des Romaine et les différences essentielles que présente leur ordonnance. <6> Les Romains occupent aussi avec leurs armes trois pieds. <7> Mais comme chez eux chaque soldat se donne du mouvement pour se couvrir de son bouclier, en changeant de position suivant le coup qui le menace, et pour frapper d'estoc ou de taille, <8> il faut évidemment qu'une distance de trois pieds au moins les sépare sur les côtés, et par derrière les uns des autres, afin qu'ils puissent agir. <9> Il en résulte qu'un seul Romain a contre lui deux soldats du premier rang de la phalange ennemie, et que dans le combat il doit avoir affaire à dix sarisses. <10> Or, il ne lui est possible, au milieu de la mêlée, quelle que soit sa rapidité, ni de couper ces sarisses ni de s'y faire jour par ses seules ressources, d'autant plus que les rangs qui suivent ne sauraient être utiles en rien aux premiers pour ajouter à la violence du choc et à la vigueur des coups, <11> circonstance qui prouve qu'il est absolument impossible de résister à la phalange dès qu'elle a la force qui lui est propre, et qu'elle est en état de librement agir. [18,14] (18,31) XIV. A quoi donc attribuer alors les victoires des Romains et les échecs de ceux qui usent de la phalange ? <2> C'est que, dans la guerre, les circonstances et les champs de bataille varient à l'infini, tandis que la phalange n'admet que certains lieux et certaines circonstances où elle puisse remplir ses fonctions. <3> Sans doute , s'il était nécessaire que les ennemis, lorsqu'ils vont livrer bataille, vinssent se placer sur le terrain et dans les conditions qu'elle préfère, il est vraisemblable, d'après ce que nous avons dit, qu'elle aurait toujours l'avantage ; <4> mais dès qu'il est possible d'éviter cette terrible masse, et de le faire sans peine, que peut-elle présenter de si dangereux? <5> On sait que la phalange a besoin d'un terrain plat, sans arbres, n'offrant aucun obstacle, tel que fossés, fondrières, collines ou lits de fleuves, <6> puisque chaque obstacle de ce genre suffit pour en empêcher et en rompre l'ordonnance. <7> Mais trouver des plaines de vingt stades au moins sans qu'elles présentent aucune de ces difficultés, est à peu près impossible ou du moins fort rare, il n'est personne qui ne le reconnaisse. Supposons même qu'on rencontre un emplacement si vaste. <8> Si les ennemis n'y descendent pas, si, se portant de côté et d'autre, ils se bornent à ravager les villes et les campagnes des alliés, quel service encore la phalange peut-elle rendre? <9> Demeurant toujours sur le terrain qui lui est propre, loin d'être utile en quelque chose à ses amis, elle ne pourra se conserver elle-même ; <10> car les convois qui lui sont destinés seront sans peine interceptés par les ennemis, paisibles maîtres de la campagne. <11> Veut-elle au contraire abandonner sa position pour agir? elle livre aussitôt à ses adversaires une victoire facile. <12> Enfin, quand bien même on consentirait à l'aller trouver sur son terrain, dès qu'on n'expose pas toute son armée au choc de la phalange et à une seule chance, et qu'on sait éviter quelque peu sur ce point le combat, l'issue de la bataille est facile à prévoir par ce que font aujourd'hui les Romains. [18,15] (18,32) XV. Il ne s'agit plus en effet d'invoquer en faveur de ce que nous avançons des raisonnements abstraits. mais des faits accomplis. <2> Les Romains ne placent pas sur une ligne de bataille égale en développement à la longueur de la phalange macédonienne leur armée tout entière : <3> ils en mettent de côté une partie comme réserve et lancent l'autre contre l'ennemi. Que la phalange alors refoule les troupes qu'elle a devant elle ou qu'elle soit repoussée, elle perd la disposition qui lui est propre. <4> Poursuivant ou poursuivie, elle s'éloigne du reste des troupes, elle abandonne au corps de réserve le terrain qu'elle occupait d'abord <5> et un espace suffisant pour qu'on l'attaque non plus en face, mais qu'on la prenne en flanc et qu'on la harcèle par derrière. <6> Si donc il est facile de se soustraire aux circonstances qui assurent l'avantage à la phalange, tandis qu'elle ne peut se dérober à ce qui lui est contraire, comment n'y aurait-il pas à l'épreuve une grande différence entre elle et l'ordonnance de l'armée romaine ? <7> De plus, la phalange parcourt nécessairement des lieux de toute nature ; il faut qu'elle campe, qu'elle s'empare des postes favorables , qu'elle assiège ou qu'elle soit assiégée ; elle est enfin exposée à des rencontres inattendues ; <8> car tout cela fait partie de la guerre, et ce sont ces accidents qui ont sur le succès une influence souvent décisive, toujours puissante. <9> Or, la phalange macédonienne est d'un usage difficile, quelquefois même impossible en de telles conjonctures, parce que le soldat ne peut y combattre ni par cohortes, ni homme à homme. <10> Rien de plus souple au contraire que la disposition des Romains. <11> Dès qu'un soldat chez eux est muni de ses armes, il est prêt à agir également en tout lieu, en tout temps, contre tout ennemi ; qu'il faille procéder par masses ou par divisions, par manipules ou homme à homme. <12> L'ordonnance des Romains étant dans les détails d'une commodité beaucoup plus grande que celle des autres peuples, il est tout naturel que l'issue des batailles leur soit plus souvent favorable qu'à leurs rivaux. <13> J'ai cru devoir insister sur cette digression, parce que de nos jours beaucoup de Grecs ont vu dans la défaite des Macédoniens quelque chose d'inexplicable et que plus tard on se demandera en quoi la disposition de la phalange ne vaut pas celle de la milice romaine. [18,16] (18,33) XVI. Philippe, après avoir tout fait dans le combat pour s'assurer la victoire, mais enfin vaincu, rassembla ce qu'il put des débris de son armée et se rendit à travers la vallée de Tempe en Macédoine. <2> Il avait envoyé la nuit précédente à Larisse un de ses gardes avec ordre de faire disparaître et de brûler ses papiers. C'était se conduire en roi que de ne pas oublier ainsi dans le malheur même son devoir ; <3> il savait combien de griefs il fournirait aux Romains contre lui et ses amis, s'il laissait subsister ses notes. <4> Il est arrivé à beaucoup d'hommes de ne pas savoir user du pouvoir, au sein de la prospérité, avec cette modération qui convient à notre fragilité, et de montrer dans l'adversité sagesse et prudence. <5> C'est ce qui frappe surtout chez Philippe , et cela deviendra plus sensible encore par ce que nous dirons plus tard. <6> De même que nous avons signalé d'abord son penchant aux belles actions, puis son changement soudain ; que nous avons rappelé en détail la date, les causes, le comment de cette métamorphose, et quelle fut alors sa conduite, <7> nous rapporterons ici avec la même fidélité son retour au bien et avec quelle grande sagesse, changé par des revers de fortune , il usa des circonstances présentes. <8> Titus, après avoir pris à l'égard du butin et des prisonniers les mesures nécessaires, se retira dans Larisse. [18,17] (18,34) XVII. Flamininus était en effet irrité de leur cupidité. Il n'entendait d'ailleurs pas avoir renversé Philippe pour mettre à la tête de la Grèce les Étoliens. <2> Enfin il supportait impatiemment l'orgueil de ce peuple, qu'il voyait s'attribuer l'honneur de la victoire et remplir la Grèce du bruit de ses exploits. <3> Aussi, dans les entrevues, il les abordait avec une certaine hauteur, ne leur disait mot des affaires publiques, et décidait tout par lui-même et ses amis. <4> Telles étaient les dispositions des deux partis, quand peu de jours après arrivèrent de la part de Philippe , comme ambassadeurs, Démosthène, Cycliadas et Lymnée. <5> Titus eut une longue conférence avec ces députés en présence de quelques tribuns, leur accorda sur-le-champ une trêve de quinze jours, et déclara qu'il se réservait de voir Philippe dans l'intervalle pour causer des circonstances actuelles. <6> Il avait eu dans cette entrevue un ton de bienveillance qui excita plus que jamais les soupçons des Étoliens contre lui. <7> Comme à cette époque déjà un honteux esprit de vénalité et l'habitude de ne rien faire pour rien avait envahi les Grecs, comme cet infâme usage avait particulièrement cours chez les Étoliens, ils ne pouvaient pas s'imaginer que sans corruption un tel changement se fût opéré chez le général en faveur de Philippe. <8> Étrangers aux mœurs des Romains et à leurs maximes, ils jugeaient d'après leur cœur et conjecturaient que Philippe avait, dans l'intérêt du moment, offert quelque somme d'or à Titus, et que celui-ci n'avait pu résister. [18,18] (18,35) XVIII. Si je parlais ici des anciens temps de Rome en général, je ne craindrais pas d'affirmer que tous les Romains étaient incapables de faire pareille chose. J'entends par anciens temps l'époque antérieure à leurs expéditions d'outre-mer, alors qu'ils étaient encore fidèles à leurs usages, à leurs coutumes nationales. <2> Aujourd'hui , je l'avoue, je n'oserais répondre de la masse. Je pourrais cependant dire encore plusieurs citoyens romains qui, sous ce rapport, méritent pleine confiance. <3> Je citerai seulement, à l'appui de la vérité de cette assertion, deux noms qui font autorité auprès de tous. <4> Lucius Émilius, par exemple, le vainqueur de Persée, devenu maître de la Macédoine, où il trouva, sans parler de beaucoup d'autres richesses et de mille objets magnifiques, six mille talents d'or et d'argent dans le trésor, <5> loin de les convoiter, il ne voulut pas même les voir, et en confia le maniement à quelques délégués, bien que dans la vie privée il ne fût nullement dans l'opulence, ou pour mieux dire qu'il fût dans la gêne. <6> Lorsqu'il mourut, peu de temps après la guerre, et que ses deux fils, Publius Scipion et Quintus Maximus, voulurent rendre à sa femme sa dot, qui montait à vingt-cinq talents, ils se trouvèrent tellement embarrassés, qu'ils n'auraient jamais pu fournir cette somme s'ils n'eussent vendu leurs meubles, leurs esclaves et des terres. <7> S'il est déjà des gens à qui ce que je dis paraît incroyable, il leur sera facile de se procurer des preuves. <8> Quoique par suite de fatales inimitiés les Romains contestent souvent le mérite de tel ou tel citoyen , surtout en cela, on n'aura qu'à chercher quelque peu pour voir que l'anecdote que nous venons de raconter a pour elle le témoignage général. <9> De même Publius Scipion, fils d'Émilius et petit-fils par adoption de Scipion surnommé le Grand, eut beau se voir maître de Carthage, qui était regardée comme la ville la plus riche du monde, il n'en fit absolument rien passer dans ses propres biens, soit sous le titre d'achat , soit de quelque autre manière, <10> et cependant il n'était pas dans l'opulence : il n'avait, pour un Romain, qu'une fortune médiocre. <11> Non seulement il ne toucha pas au trésor de Carthage, mais encore il voulut que rien de ce qui appartenait à l'Afrique ne se mêlât à sa fortune particulière. <12> Quiconque voudra sérieusement contrôler ce fait, trouvera chez tous les Romains la même conviction concernant ce grand homme. Quand il en sera temps, nous fournirons à ce propos de plus amples détails. [18,19] (18,36) XIX. Titus, le jour de l'entrevue fixé avec Philippe, avertit aussitôt ses alliés, par une circulaire, de l'époque où ils devaient se rendre auprès de lui, et se transporta en personne peu après à l'endroit convenu, à l'entrée de la vallée de Tempe. <2> Sitôt que les alliés furent réunis, dans un conseil composé d'eux seuls, le général romain demanda à chacun d'eux à quelles conditions ils voulaient conclure la paix avec Philippe. <3> Amynandre fit un discours bref et modéré, et se tut ; <4> il pria l'assemblée de s'intéresser à sa cause et de prendre les mesures nécessaires pour qu'après le départ des Romains, Philippe ne déchargeât pas sur lui sa colère, aucun peuple n'étant plus que les Athamanes exposé aux coups des Macédoniens, à cause de leur faiblesse et de leur proximité. <5> Après lui, Alexandre l'Étolien se leva, commença par remercier Titus d'avoir convoqué les alliés pour discuter de la paix, et de les autoriser maintenant à dire chacun leur avis; <6> puis il ajouta que Flamininus se trompait du tout au tout, s'il se flattait, en transigeant avec Philippe, de laisser derrière lui aux Romains une paix durable, aux Grecs une solide liberté : que ce double résultat était impossible ; <7> mais que s'il voulait achever les projets de sa patrie et remplir les promesses qu'il avait faites aux Grecs, il n'y avait qu'une seule et unique mesure à prendre à l'égard des Macédoniens, c'était de détrôner Philippe; <8> or, rien n'était plus facile, pour peu qu'il profilât de la circonstance. <9> Il parla quelque temps en ce sens, et se rassit. [18,20] (18,37) XX. Titus, à son tour, répondit à Alexandre qu'il se méprenait sur les intentions des Romains, sur les siennes, sur les véritables intérêts de la Grèce ; <2> que les Romains n'avaient pas coutume, après avoir fait la guerre à quelque ennemi, de le détruire. <3> On pouvait se convaincre de ce qu'il disait par l'exemple d'Annibal et de Carthage : malgré les cruelles injures qu'elle en avait reçues, Rome, maîtresse plus tard de leur faire souffrir ce que bon lui semblerait, n'avait pris contre eux aucune mesure impitoyable. <4> Pour lui, il n'avait jamais eu la pensée qu'il fallût faire à Philippe une guerre sans merci, et si ce prince avait consenti, avant la bataille, à recevoir ses conditions, il aurait volontiers traité avec lui ; <5> il s'étonnait que dans un conseil réuni pour conclure la paix, on montrât une humeur si peu pacifique. <6> « Est-ce, dit-il, parce que nous sommes vainqueurs ? raisonner ainsi serait le comble de la folie ! <7> L'homme brave doit, sur le champ de bataille, être contre l'ennemi, acharné, en colère ; mais il doit aussi, vaincu, se montrer grand et noble; vainqueur, être doux, modéré, bienveillant. Et c'est le contraire que vous me conseillez ! <8> D'ailleurs il importe aux Grecs que la Macédoine soit abaissée, non pas anéantie; <9> bientôt ils se ressentiraient de la cruauté des Thraces et des Galates, ainsi qu'il était souvent arrivé. » <10> Il se résuma en ces termes, « que les Romains présents et lui étaient d'avis, si Philippe acceptait les conditions dictées par les alliés, de lui accorder la paix avec l'agrément du sénat, et que les Étoliens, du reste, étaient libres de prendre telles résolutions qu'ils voudraient. » <11> Phénéas voulut répondre et dire que, dès lors, tout ce qu'on avait fait était inutile ; car Philippe, une fois délivré du danger présent, ne tarderait pas à susciter de nouveaux embarras. <12> Titus, se levant : « Trêve, s'écria-t-il avec colère, à ces impertinences ; je ferai le traité de telle manière que, quand bien même il le voudrait, Philippe ne pourra nuire aux Grecs. » Sur ces mots, on se sépara. [18,21] (18,38) XXI. Le jour suivant, Philippe arriva, et le lendemain le conseil se réunit. Philippe, par son adresse et sa modération, fit tomber toutes les colères. <2> Il déclara qu'il acceptait et qu'il exécuterait les conditions présentées par les alliés, et que pour le reste, il s'en remettait au sénat. <3> A cette déclaration, tous les assistants gardèrent le silence. Phénéas seul se leva : « Pourquoi, Philippe, lui dit-il, ne pas nous remettre Larisse, Grémaste, Pharsale, Thèbes Phthies et Échinus ? » <4> Philippe leur dit de les prendre. Mais Titus, intervenant, s'écria que Philippe ne devait leur restituer aucune autre ville que Thèbes Phthies; <5> que les Thébains, malgré l'approche d'une armée romaine et les prières qu'il leur avait faites de s'unir à Rome, n'y avaient pas consenti, et qu'il pouvait, aujourd'hui qu'ils étaient vaincus, user des droits de la guerre et faire de ce peuple ce qu'il voulait. <6> Phénéas, indigné, répondit qu'il était de toute justice que l'Étolie recouvrât les villes qui étaient autrefois soumises à ses lois, parce qu'elle avait pris les armes avec les Romains <7> et, de plus, en vertu de l'ancien traité qui abandonnait aux Romains les dépouilles des villes prises et les villes mêmes aux Étoliens. Mais Titus lui reprocha de commettre en cela une double erreur ; <8> il lui dit que ce traité avait été rompu de fait, quand ils avaient quitté Rome pour traiter avec Philippe, <9> et que d'ailleurs ce traité, durât-il encore, les Étoliens pouvaient prétendre non pas aux villes qui s'étaient volontairement remises entre les mains des Romains (comme l'avaient fait les places de Thessalie), mais à celles qu'on avait enlevées de vive force. [18,22] (18,39) XXII. Titus, en tenant ce langage, fut approuvé de tous ; mais les Étoliens en conçurent une colère qui devint la source de grands malheurs. <2> En effet, de cette rupture sortit la première étincelle qui alluma la guerre contre l'Étolie et Antiochus. <3> Du reste, ce qui excitait surtout en Titus cet empressement à faire la paix, c'était la nouvelle qu'Antiochus avait quitté la Syrie avec une armée et faisait voile vers l'Europe. <4> Il craignait que Philippe, saisissant cet espoir, ne se bornât à défendre ses places, ne traînât la guerre en longueur, et que l'honneur de finir la lutte ne revînt au consul qui lui succéderait. <5> On accorda au roi une trêve de quatre mois, ordre lui étant donné de livrer sur-le-champ à Titus deux cents talents et son fils Démétrius en otage, avec quelques-uns de ses amis, d'envoyer dans l'intervalle des ambassadeurs à Rome, et d'abandonner au sénat le soin de décider pour les questions capitales. <6> Le conseil se sépara, après avoir arrêté d'un commun accord que, si le traité n'était pas agréé à Rome, Titus rendrait à Philippe les deux cents talents et les otages. <7> Aussitôt tous envoyèrent des députés à Rome, les uns pour appuyer la paix, les autres pour la combattre. [18,23] (18,40) XXIII. Par quelle fatalité se fait-il que, trompés tous par les mêmes artifices et par les mêmes personnes, nous ne puissions nous guérir de notre folie ? <2> Des perfidies de cette espèce ont été déjà bien souvent pratiquées. <3> Qu'elles réussissent auprès de gens qui ne les soupçonnent point, rien de plus naturel ; mais il est étonnant que ceux-là même qui ont été comme la source de ces coupables procédés, s'y laissent prendre. Les hommes oublient trop ce vers d'Épicharme : « Sois toujours réservé et défiant : réserve et défiance sont comme les nerfs de la sagesse. » Médion, ville voisine de l'Étolie. ... Ces députés lui déclarèrent que Rhodes s'opposerait à ce qu'il s'avançât plus loin, non pas par un esprit de haine, mais dans la crainte qu'en s'unissant à Philippe , il ne devînt un obstacle à l'affranchissement des Grecs. [18,24] (18,41) XXIV. Sur ces entrefaites, Attale mourut. Il est juste, suivant un usage que nous avons observé pour d'autres, de faire ici de lui l'éloge qu'il mérite. <2> Il n'eut d'autre appui pour parvenir au trône que ses richesses. <3> Or, sans doute l'opulence, lorsqu'on sait en user avec intelligence et hardiesse, contribue puissamment au succès de toute tentative ; mais sans la sagesse, elle est le plus souvent la cause de terribles malheurs et souvent de ruine. <4> L'or provoque les haines, les embûches, et compromet le corps comme le cœur. Il n'y a que quelques âmes d'élite qui puissent avec la richesse échapper à ces maux. <5> Aussi, devons-nous vanter la magnanimité d'Attale, qui ne se servit de ses trésors que pour acquérir la souveraine puissance, le plus beau, le plus noble des biens d'ici-bas. <6> Et il établit les bases de son élévation non pas seulement sur ses largesses envers des amis, mais encore sur des exploits guerriers. <7> Ce fut en vainquant les Galates, le peuple le plus brave et le plus redoutable de toute l'Asie, qu'il commença à grandir; ce fut après les avoir battus qu'il se fit déclarer roi. <8> Il vécut soixante-douze ans, en régna quarante-deux, et au sein de la grandeur il fut toujours avec ses enfants et sa femme un modèle de sagesse et de dignité. <9> Toujours il garda sa foi à ses alliés, à ses amis, et il mourut occupé à la plus belle des œuvres, au moment où il combattait pour la liberté de la Grèce. <10> Enfin, pour tout dire, il laissa quatre fils déjà adolescents, et il avait si bien réglé ce qui concernait le trône, que le pouvoir passa sans entraves jusqu'à ses petits-enfants. [18,25] (18,42) XXV. Ce fut vers ce temps que, sous le consulat de Marcellus Claudius, peu après l'entrée en charge de ce magistrat, les députés de Titus et de ses alliés et ceux de Philippe arrivèrent à Rome pour traiter de la paix. <2> A la suite d'une longue discussion, on résolut de sanctionner les conditions offertes au roi de Macédoine. <3> Lorsque la proposition fut portée devant le peuple, Marcus, qui désirait passer en Macédoine, s'opposa au traité et fit tout pour l'empêcher. <4> Mais le peuple, conformément au désir de Titus, l'approuva. <5> Cette décision prise, le sénat choisit aussitôt parmi les patriciens dix commissaires chargés de terminer avec Titus les affaires de la Grèce, et d'assurer à ce pays la liberté. <6> Damoxène d'Égium sollicita l'alliance de Rome pour les Achéens; <7> mais des difficultés s'étant élevées à ce sujet, parce que les Éléens contestèrent en face aux Achéens la possession de la Triphylie, et les Messéniens, alors alliés de Rome, celle d'Asine et de Pylos, le sénat remit aux décemvirs le soin de prononcer sur cette question. <8> Telles furent les opérations du sénat à cette époque. [18,26] (18,43) XXVI. Après la bataille de Cynocéphales, tandis que Titus était dans ses quartiers d'hiver, à Élatée, les Béotiens, désireux de recouvrer les soldats de leur nation qui avaient combattu avec Philippe, envoyèrent des députés au général pour obtenir leur retour. <2> Titus, qui prévoyait l'arrivée prochaine d'Antiochus , avait à cœur de gagner les Béotiens, et il leur accorda leur demande. <3> Mais ces soldats furent à peine revenus, que les Béotiens se hâtèrent de nommer béotarque Brachylles, l'un d'eux, et plus que jamais ils élevèrent, portèrent aux honneurs les partisans de la maison de Macédoine. <4> Ils adressèrent même une députation à Philippe pour le remercier de leur avoir renvoyé leurs concitoyens et diminuer autant que possible le mérite de Titus. <5> Cependant Zeuxippe, Pisistrate et tous ceux qui passaient pour être dévoués à Rome voyaient cette réaction avec peine, et ne songeaient pas à l'avenir sans crainte pour eux et leurs amis.<6> Ils comprenaient que si les Romains quittaient la Grèce, et si Philippe demeurait aux portes de Thèbes, toujours prêt à appuyer leurs adversaires politiques, ils ne pourraient vivre sous un tel gouvernement. <7> Ils se rendirent donc d'un commun accord auprès de Titus, à Élatée, <8> et dans une entrevue lui exposèrent longuement leurs idées à ce sujet, peignant la colère du peuple contre eux, et l'ingratitude de la populace. <9> Enfin ils osèrent dire que s'il n'effrayait pas cette populace par le supplice de Brachylles, il n'y avait plus moyen pour les amis des Romains , après le départ de l'armée, de vivre tranquilles. <10> Titus déclara qu'il ne se chargeait point de ce coup de main, mais qu'il ne défendait pas de l'exécuter. <11> Il les engagea à parler de cette affaire à Alexamène, stratège des Étoliens. <12> Zeuxippe suivit ce conseil, et alla trouver le stratège qui, convaincu bientôt et se rendant à sa prière, choisit trois Étoliens et autant d'Italiens pour assassiner Brachylles. ... car il n'est pas de témoin plus terrible ni d'accusation plus à craindre que cette conscience qui réside dans tous les cœurs, ... [18,27] (18,44) XXVII. En ce moment arrivèrent de Rome les dix commissaires chargés de terminer les affaires de la Grèce, et qui apportaient avec eux le décret du sénat concernant la paix avec Philippe. <2> Voici les principales clauses du traité : « Tous les peuples grecs d'Europe et d'Asie seront libres et se gouverneront d'après leurs propres lois. <3> Philippe remettra aux Romains, avant la célébration des jeux isthmiques, les Grecs qui sont en sa puissance et toutes les villes où il tient garnison, <4> telles que Eurome, Pédase, Bargylis, Iassa, Abydos, Thasos, Myrina, Périnthe ; il en retirera ses soldats et leur rendra la liberté. <5> Quant à l'affranchissement des Cianiens, Titus en écrira à Prusias suivant les instructions du sénat. <6> Philippe livrera dans le même espace de temps aux Romains, les prisonniers et les transfuges , ainsi que tous ses vaisseaux de guerre, à l'exception de cinq felouques et d'une galère à seize rangs de rames. <7> Enfin il leur donnera mille talents, la moitié payable sur-le-champ, l'autre par termes, en dix ans. » [18,28] (18,45) XXVIII. A la nouvelle de ce décret, les Grecs, pleins d'une heureuse confiance, ressentirent une vive joie. Les Étoliens seuls, irrités de ne pas avoir obtenu ce qu'ils désiraient, critiquèrent le traité, où ils disaient ne voir rien autre chose que des mots sans valeur.<2> Le commentant même à plaisir, ils en tiraient, pour exciter quiconque voulait leur prêter l'oreille, de spécieuses insinuations. <3> « Parmi les clauses, répétaient-ils, il y en a deux qui concernent les villes occupées par Philippe : l'une ordonne à ce prince de retirer ses soldats de ces villes et de les remettre aux Romains ; l'autre lui impose de leur rendre la liberté dès qu'il les aurait évacuées. <4> Or, les villes affranchies, et dont le nom est cité dans le texte, sont toutes en Asie ; celles qui doivent être livrées aux Romains sont en Europe, Orée, <5> Érétrie, Chalcis, Démétriade, Corinthe. <6> Il était par là manifeste que les Romains enlevaient à Philippe, pour eux-mêmes, les places qu'il appelait les entraves de la Grèce, et qu'il s'agissait d'un changement de maître, mais non de la liberté. » Voilà ce que les Étoliens allaient répétant sans cesse. <7> Sur ces entrefaites, Titus quitta Élatée avec les commissaires, se rendit promptement à Corinthe, où il tint conseil sur l'état des affaires ; et là, comme les interprétations des Étoliens, <8> toujours soigneusement répandues, trouvaient créance auprès de quelques-uns, il se vit forcé de prouver dans le conseil par de nombreuses raisons, <9> que si Rome voulait obtenir les applaudissements unanimes des Grecs et leur persuader qu'elle n'avait pas fait cette expédition par intérêt personnel, mais pour leur liberté, il fallait évacuer le pays et affranchir les villes où Philippe tenait garnison. <10> La question était embarrassante. Car si à Rome le sort des villes en général avait été réglé d'avance ; si les députés avaient à leur égard des instructions positives, on leur avait donné, à cause d'Antiochus, de pleins pouvoirs au sujet de Chalcis, de Corinthe et de Démétriade, afin qu'ils agissent comme ils le jugeraient convenable, d'après les circonstances. <11> Antiochus en effet, à n'en plus douter, menaçait de fondre sur l'Europe. <12> Enfin Titus persuada aux députés d'affranchir Corinthe et de la remettre aux Achéens, suivant les conventions ; mais ils gardèrent l'Acrocorinthe, Démétriade et Chalcis. [18,29] (18,46) XXIX. C'était l'époque des jeux isthmiques; les hommes les plus éminents étaient accourus de toutes les parties de l'univers dans l'attente de quelque grand événement, et au milieu de cette immense assemblée circulaient mille propos divers. <2> Les uns disaient qu'il était impossible que les Romains abandonnassent certaines positions et certaines places; d'autres, établissant des distinctions, prétendaient que les Romains ne garderaient pas sans doute les villes les plus célèbres, mais qu'ils occuperaient celles qui, avec un nom moins éclatant, leur procureraient les mêmes avantages : <3> ils allaient même dans ces échanges de paroles, jusqu'à désigner chacun suivant son gré ces différents lieux. <4> Telle était donc l'incertitude générale lorsque, la multitude étant réunie dans le stade pour les jeux, un héraut, après avoir fait faire silence par un trompette, donna lecture de ce décret : <5> « Le sénat romain et le proconsul Titus Quintius, ayant vaincu Philippe et les Macédoniens, rendent la liberté aux Corinthiens, aux Phocidiens, aux Locriens, aux Eubéens, aux Achéens, aux Phthiotes, aux Magnètes, aux Thessaliens, aux Perrhèbes, et les laissent sans impôt, sans garnison, se gouverner selon leurs lois. » <6> Des applaudissements unanimes avaient éclaté dès les premiers mots, et si, dans l'assemblée, les uns n'avaient pas entendu la suite du discours, les autres voulaient l'entendre encore. <7> Enfin, comme la plus grande partie n'en pouvait croire ses oreilles, et qu'il lui semblait que cette déclaration fût un rêve (tant elle était inattendue), <8> tous d'un commun accord demandèrent que le héraut reparût avec le trompette dans le stade, et lût de nouveau le décret : ils voulaient, en leur incrédulité, non seulement entendre , mais aussi voir l'homme qui leur annonçait un tel bonheur. <9> Aussi, quand le héraut fut revenu, et qu'au milieu d'un profond silence il eut répété dans les mêmes termes qu'auparavant le sénatus-consulte, alors éclatèrent de si vifs applaudissements qu'on ne saurait, par un simple récit, en donner une idée véritable. <10> Ces applaudissements mêmes terminés, nul ne fit attention aux athlètes ; les uns s'entretenaient avec leurs voisins de ce grand événement, les autres y réfléchissaient : tous étaient hors d'eux-mêmes. <11> Après la fête on faillit, dans les élans mêmes de la joie et de la reconnaissance, étouffer Titus. <12> Ceux-ci voulaient contempler en face et saluer le libérateur de la Grèce ; ceux-là lui toucher les mains ; on lui jetait des couronnes, des guirlandes : peu s'en fallut qu'il ne fût écrasé. <13> Mais quelque extraordinaire que fût cet enthousiasme, on peut dire hardiment qu'il était encore au-dessous de la grandeur du bienfait. <14> C'était déjà une chose assez belle que la résolution prise par les Romains et par Titus leur chef de ne reculer ni devant les périls, ni devant les dépenses, pour rendre la liberté à la Grèce; il était grand encore d'avoir déployé un appareil de forces digne de l'entreprise elle-même ; <15> mais il est surtout admirable que la fortune n'ait en rien contrarié ces efforts, et que tout semble avoir concouru à produire cette époque où un seul décret déclarerait tous les Grecs et de l'Europe et de l'Asie libres, exempts de garnisons et d'impôts, et rendus à leurs propres lois. [18,30] (18,47) XXX. Dès que les jeux furent terminés, les commissaires romains entrèrent en conférence avec les députés d'Antiochus ; ils ordonnèrent que ce prince eût soin de respecter les villes libres, d'éviter toute guerre avec elles, et d'évacuer celles qu'il avait enlevées à Philippe et à Ptolémée. <2> Ils lui firent dire ensuite de ne pas passer en Europe, parce que les Grecs n'avaient plus d'ennemis parmi eux, ni de tyran qui les opprimât. <3> Enfin, ils annoncèrent que quelques-uns d'entre eux se rendraient bientôt auprès de lui. <4> Hégesianax et Lysias allèrent porter cette réponse au roi. <5> Les commissaires appelèrent ensuite les députés qui avaient envoyé les peuples et les villes, et leur communiquèrent les volontés du conseil. <6> Les Orestes, qui formaient une peuplade de la Macédoine, recouvrèrent leur indépendance pour s'être unis aux Romains pendant la guerre ; les Perrhèbes, les Dolopes, les Magnètes furent aussi déclarés libres. <7> On donna aux Thessaliens avec la liberté les Achéens Phthiotes, dont on détacha seulement Thèbes Phthies et Pharsale. <8> Les Étoliens, en effet, élevaient des prétentions sur Pharsale, qu'ils disaient devoir leur appartenir aux termes de leur ancien traité ; ils réclamaient aussi Leucade. <9> Le conseil leur déclara qu'il remettrait au sénat le soin de prononcer sur le sort de ces villes. Il leur permit de réunir à leur confédération , comme autrefois, les Phocidiens et les Locriens. <10> On rendit Corinthe, la Triphylie et Héréa, aux Achéens. La majorité était d'avis de donner à Eumène Orée et Érétrie; <11> mais Titus s'y opposa, et cette donation ne fut pas ratifiée. Peu de temps après ces villes furent affranchies par le sénat avec Caryste; <12> Pleuratus reçut Lychnis et les Parthiniens, deux cités illyriennes soumises à Philippe. Enfin, Amynandre fut autorisé à conserver tous les châteaux forts que, durant la guerre, il avait enlevés aux Macédoniens. [18,31] (18,48) XXXI. Cette répartition faite, les commissaires romains se séparèrent ; <2> Publius Lentulus se transporta à Bargylis qu'il affranchit, Lucius Sterninius à Héphestia, à Thasos, en Thrace dont il déclara les villes libres; <3> Publius Villius et Lucius Térentius allèrent trouver Antiochus, <4> et Cnéus Cornélius Philippe. Cnéus rencontra ce prince près de Tempe, et, après lui avoir parlé de divers objets que ses instructions lui disaient de traiter, il l'engagea à demander à Rome le titre d'allié, afin de ne pas paraître épier l'occasion favorable, et attendre perfidement l'arrivée d'Antiochus : <5> le roi y consentit. Cnéus, en le quittant, se rendit à l'assemblée réunie aux Thermopyles, <6> et conseilla longuement aux Étoliens d'être fidèles à leurs premières maximes et à l'amitié du peuple romain. <7> Aussitôt de nombreux orateurs se levèrent pour lui répondre, les uns se plaignant en des termes modérés et polis de ce que les Romains ne les associaient pas aux bénéfices de la victoire et n'observaient point les anciens traités; <8> les autres, au contraire, les accusant avec violence et allant jusqu'à dire que sans les Étoliens ils n'auraient jamais pu, ni pénétrer en Grèce, ni vaincre Philippe. <9> Cnéus ne crut pas devoir répondre à ces diverses attaques, et engagea les Étoliens à envoyer des députés à Rome où le sénat leur rendrait justice : c'est ce qu'ils firent. <10> Telle fut la fin de la guerre contre Philippe. [18,32] (18,49) XXXII. C'était une ville qu'il convoitait ardemment à cause de sa belle position : elle était comme une citadelle qui menaçait, et par terre et par mer, l'Ionie et les villes de l'Hellespont; elle pouvait aussi servir aux rois d'Asie de boulevard contre les attaques de l'Europe. Tout réussissait au gré d'Antiochus, et déjà il se trouvait en Thrace lorsque Cornélius débarqua à Sélymbria. Cornélius avait été envoyé par le sénat pour amener un accommodement entre Antiochus et Ptolémée. [18,33] (18,50) <1> Vers la même époque arrivèrent aussi en Thrace une partie des dix commissaires, Publius Lentulus de Bargylis, Lucius Térentius et Publius Villius de Thasos. <2> Le roi fut à peine informé de leur présence qu'il se rendit à Lysimaque où tous se trouvèrent réunis quelques jours après. <3> Par un heureux hasard Hégésianax et Lysias, ambassadeurs d'Antiochus auprès de Titus, étaient aussi de retour. <4> Les premières entrevues particulières du roi et des députés romains furent pleines de bienveillance et d'affabilité réciproques ; mais dès que, dans un conseil général, il fut question des affaires politiques, les choses prirent une tout autre face. <5> Lucius Cornélius demanda d'abord qu'Antiochus retirât ses troupes des villes qui appartenaient à Ptolémée et qu'il lui avait prises. Il insista aussi pour qu'il évacuât celles dont Philippe avait été maître, <6> rien ne pouvant être plus ridicule que de laisser Antiochus recueillir tous les fruits de la guerre soutenue par les Romains contre Philippe. <7> Il lui recommanda encore de respecter les villes libres, <8> et finit par dire qu'il admirait dans quel but Antiochus avait passé en Europe avec tant de forces de terre et de mer; <9> ou plutôt, qu'il voulût attaquer les Romains était la seule supposition que pussent faire des esprits raisonnables. Après cette sortie, il se tut. [18,34] (18,51) XXXIV. Le roi répondit que d'abord il ne savait à quels titres les Romains venaient lui disputer les villes asiatiques; que ce droit leur appartenait moins qu'à tout autre, <2> et il les pria de ne s'immiscer en aucune façon aux affaires de l'Asie : il ne s'occupait pas, lui, de celles de l'Italie. <3> S'il était passé en Europe avec ses troupes, c'était pour la Chersonèse et les villes de Thrace. L'autorité en ces lieux lui revenait, disait-il, plus légitimement qu'à personne, <4> puisque après avoir, dans le principe, formé le royaume de Lysimaque, à la suite d'une guerre où Séleucus fut vainqueur de ce prince, la Chersonèse et la Thrace avaient été jointes aux États de Syrie par le droit des armes; <5> plus tard, tandis que d'autres objets occupaient ses ancêtres, Ptolémée, puis Philippe, s'étaient emparés de ces provinces, <6> et à son tour il les avait, non pas prises en abusant des malheurs de Philippe, mais reprises à la faveur de circonstances opportunes. <7> Rétablir dans leur patrie les habitants de Lysimaque chassés par les Thraces, et réparer leur ville, ne pouvait être une injure pour Rome; <8> son intention en cela n'était pas d'attaquer les Romains, mais de faire de cette ville la capitale de son fils Séleucus; <9> enfin, il désirait que les villes libres de l'Asie dussent leur liberté, non pas à un ordre des Romains, maie à sa générosité. <10> Pour ce qui concernait Ptolémée , il s'arrangerait sans peine à l'amiable avec ce prince, et il avait résolu de s'unir à lui par des liens, nonseulement d'amitié, mais de parenté même. [18,35] (18,52) XXXV. L. Cornélius demanda qu'on fit venir dans le conseil les habitants de Lampsaque et de Smyrne, et qu'on leur permît de parler. <2> Parménion et Pythodore représentèrent les habitants de Lampsaque, Coranus ceux de Smyrne. <3> Comme ils s'exprimaient avec une grande hardiesse, le roi fatigué de paraître rendre compte de sa conduite à ses adversaires sous l'arbitrage des Romains, interrompit Parménion : <4> «C'en est assez, dit-il, ce n'est pas au tribunal des Romains, mais à celui des Rhodiens que je consens à soumettre nos débats. » <5> A ces mots on leva la séance, sans que rien eût été décidé. [18,36] (18,53) XXXVI. Beaucoup d'hommes ont le désir de belles et audacieuses entreprises, mais peu osent les exécuter. <2> Scopas cependant avait bien plus de chances favorables que Cléomène pour tenter d'agir. <3> Cléomène, prévenu dans ses desseins, avait été réduit à renfermer tout son espoir en ses amis et ses esclaves, et loin de se décourager, il épuisa toutes les ressources, aimant mieux une mort honorable qu'une vie honteuse. <4> Scopas au contraire qui avait pour lui des forces imposantes et cette heureuse circonstance de la minorité du prince, fut prévenu au milieu de ses lenteurs et de ses délibérations. <5> Aristomène, en effet, informé qu'il rassemblait ses amis dans sa maison et délibérait avec eux, avait envoyé un des gardes lui dire de se rendre au conseil. <6> A ces mots Scopas perdit tellement le sens qu'il n'osa ni achever ses projets, ni obéir aux ordres du roi (or rien de plus fatal qu'une telle incertitude), <7> jusqu'à ce qu'Aristomène, profitant de ses hésitations, fît entourer sa maison de soldats et d'éléphants, <8> et chargeât Ptolémée, fils d'Eumène, d'aller le chercher, suivi de quelques jeunes gens, et de l'amener de bon gré, sinon, de force. <9> Ptolémée, introduit auprès de l'Étolien, lui annonça que le roi l'attendait ; et comme celui-ci, au lieu de le suivre, resta quelque temps immobile les yeux attachés sur lui, semblant le menacer et admirer son audace, Ptolémée s'approcha de lui et le saisit hardiment par sa chlamyde. <10> Scopas appela son monde pour lui porter secours. <11> Mais plusieurs jeunes gens de la suite de Ptolémée accoururent, et l'un d'eux ayant dit à Scopas que sa maison était cernée, sans résister davantage il suivit Ptolémée avec ses amis. [18,37] (18,54) XXXVII. Dès qu'il parut dans le conseil, le roi lui reprocha sa conduite en peu de mots. Mais après le roi, Polycrate, qui revenait de Chypre, et ensuite Aristomène , prirent la parole <2> et invoquèrent contre lui les mêmes griefs qu'on avait déjà fait valoir. On lui reprocha en outre ses conciliabules et sa désobéissance au roi, qui l'avait en vain appelé. <3> Du reste ce ne furent pas seulement les conseillers du prince qui firent entendre ces plaintes, mais encore les envoyés mêmes de pays étrangers. <4> Aristomène, pour accuser Scopas, avait eu recours à plusieurs Grecs distingués, alors en Égypte, et à des Étoliens qui étaient venus en ambassade afin de traiter de la paix : parmi eux se trouvait Dorimaque, fils de Nicostrate. <5> Scopas essaya d'opposer à ces attaques quelques mots de défense, mais personne, à cause de sa folle conduite, ne voulut lui prêter l'oreille, et il fut jeté en prison avec ses amis. <6> La nuit suivante Aristomène le fit périr par le poison ainsi que ses complices et sa famille. <7> Quant à Dicéarque, il le fit passer par le fouet et par les tortures avant le coup de la mort, et en définitive on ne lui infligea qu'un juste châtiment, que demandait la Grèce entière. <8>Dicéarque était l'homme que Philippe, lorsqu'il voulut s'emparer traîtreusement des Cyclades et des villes de l'Hellespont, avait mis à la tête de la flotte, et ce méchant, chargé d'une mission ouvertement sacrilège, <9> loin de croire commettre un crime, pensa apparemment imposer aux dieux et aux hommes par la grandeur même de son impudence. <10> En quelques lieux qu'il abordât, il élevait deux autels, l'un à l'Impiété, l'autre à l'Iniquité. Il y fit des sacrifices et rendit à ces divinités nouvelles un culte assidu. <11> Aussi me semble-t-il n'avoir subi que la peine qu'il méritait au nom des dieux et des hommes. <12> Le roi permit à tous les Étoliens qui voulaient retourner dans leur patrie de partir avec leurs biens. [18,38] (18,55) XXXVIII. On connaissait déjà de son vivant la cupidité de Scopas, qui l'emportait de beaucoup sur celle de tous les autres hommes, mais ce fut surtout après sa mort qu'on l'apprécia tout entière, à la vue des sommes immenses d'or et d'argent qu'on trouva chez lui. <2> De moitié avec le débauché et grossier Charimortus, il épuisa bientôt les ressources de l'empire. <3> Quoi qu'il en soit, lorsque les courtisans eurent réglé les affaires des Étoliens, on s'occupa de la reconnaissance du roi comme majeur. Ce n'est pas que l'âge du prince le demandât, mais on pensait que l'État s'affermirait et commencerait à mieux aller si le roi semblait être son maître. <4> On fit donc somptueusement les préparatifs de cette cérémonie , et l'avènement du roi fut célébré avec un éclat digne de l'empire. On dit que c'est Polycrate qui contribua surtout à faire adopter cette mesure. <5> Il avait, du temps même de Ptolémée Philopator, tout jeune encore, figuré dans la cour au premier rang par son crédit et par ses services, et sa fortune était restée la même avec le nouveau roi. <6> Chargé du gouvernement de Chypre en plusieurs circonstances difficiles et de le perception des impôts en cette île, non seulement il sut la conserver au jeune prince, mais encore y ramassa des sommes considérables qu'il venait précisément d'apporter à Ptolémée, en laissant à sa place Ptolémée de Mégalopolis. <7> Après avoir acquis par là pour le moment une grande faveur, et plus tard des richesses immenses, il vint donner avec l'âge contre recueil d'une vie de désordres et de débauches. Ptolémée, fils d'Agésarche, mérita dans sa vieillesse la même renommée que Polycrate. <8> Quand il en sera temps nous ne craindrons pas de dire les actions honteuses qu'ils se permirent, étant au pouvoir. [18,39] Ils déclarèrent que s'ils étaient réduits à pareille chose, ils finiraient par se rendre eux et leur ville aux Romains.