[16,0] LIVRE XVI. [16,1] I. Philippe, parvenu sous les murs de cette ville et s'estimant déjà maître d'Attale, commit des cruautés de toute espèce ; <2> mais il exhala sa rage plus encore contre les dieux que contre les hommes. <3> Comme, dans toutes les escarmouches, la garnison de Pergame l'avait sans cesse fait reculer devant la force des positions qu'elle occupait ; comme, grâce aux précautions d'Attale, il ne pouvait rien contre les campagnes, <4> il ne lui restait qu'à désoler les temples des dieux et leurs enceintes sacrées. <5> Il le fit bien plus pour son malheur, ce me semble, que pour celui d'Attale. Il ne se borna pas à brûler, à saccager les temples et les autels, il en brisa même les pierres, pour qu'il fût impossible d'en relever les ruines. <6> Après avoir ravagé Nicéphorium, coupé le bois sacré, détruit la haie qui servait de clôture, rasé jusqu'aux fondements un grand nombre de temples magnifiques, <7> il se dirigea vers Thyatira ; puis, revenant sur ses pas, il se jeta dans la plaine de Thèbes, dans l'espoir d'y ramasser un riche butin. <8> N'y ayant pu réussir, il envoya d'Hiéracome à Zeuxis des députés pour le prier de lui expédier du blé et d'exécuter enfin les clauses du traité. <10> Mais Zeuxis, qui n'avait qu'un zèle emprunté, ne craignait rien tant que d'augmenter la puissance de Philippe. [16,2] II. Après ce combat et la retraite des Rhodiens, au moment où Attale était réduit à l'inaction, Philippe eût évidemment pu se rendre à Alexandrie ; et s'il ne le fit pas, il faut croire qu'il fut frappé comme de folie. Qui donc l'arrêta dans sa course? <2> la nature même de l'esprit humain. <3> Beaucoup d'hommes désirent à distance des choses impossibles, séduits par l'espérance presque toujours plus forte que la raison ; <4> mais quand ils approchent de l'objet souhaité, ils abandonnent tout à coup leurs desseins, étourdis, aveuglés par la grandeur des obstacles qui s'offrent alors à leurs regards. Comme le siège traînait en longueur, et que les ennemis le menaçaient de près d'un grand nombre de vaisseaux pontés, à l'ancre, Philippe ne savait que faire et n'était pas sans inquiétude pour l'avenir. <2> Enfin les circonstances ne lui laissant même plus le choix de rester ou de partir, il se retira avec sa flotte, contre l'attente des ennemis : <3> Attale se figurait qu'il emploierait plus de temps au travail des mines. <4> Mais Philippe s'était hâté de disparaître, dans l'espérance surtout de prendre les devants sur l'ennemi, et de parvenir ainsi sans danger, en longeant les côtes, jusqu'à Samos. <5> Ses calculs furent complètement déjoués. Attale et Théophiliscus, amiral rhodien, l'eurent à peine vu s'éloigner que, saisissant avec ardeur cette occasion désirée, ils s'occupèrent de le poursuivre. <6> Toutefois, comme ils étaient convaincus que Philippe n'avait pas absolument renoncé au siège de Chio, ils ne partirent pas ensemble. <7> Quoi qu'il en soit, une course rapide les eut bientôt portés tous deux auprès de Philippe. Attale se jeta sur l'aile droite de la flotte macédonienne, qui formait l'avant-garde, et Théophiliscus sur la gauche. <8> Philippe, surpris, donna aussitôt le signal à l'aile droite de tourner la proue vers l'ennemi et d'engager hardiment le combat; puis il se retira avec quelques navires près de petites îles qui se trouvaient sur le passage, afin d'y attendre l'issue de la bataille. <9> Le nombre de ses vaisseaux était de cinquante-trois bâtiments de guerre, d'un certain nombre de navires non pontés et de cent cinquante esquifs avec des fustes. il n'avait pas eu le temps d'équiper tous les navires réunis à Samos. <10> Les ennemis en avaient soixante-cinq de guerre, y compris ceux qu'avaient envoyés les Byzantins, neuf galiotes et trois trirèmes. [16,3] III. Le vaisseau monté par Attaïe commença le combat, et tous les autres, sans même attendre le signal, se heurtèrent. <2> Attale, aux prises avec une octorème, lui porta un coup terrible au-dessous du niveau d'eau, et la coula malgré la résistance de ceux qui la montaient. <3> La décarème de Philippe, qui était vaisseau amiral, tomba au pouvoir de l'ennemi par un étrange incident. <4> Une galiote s'était approchée d'elle, et en la choquant avec force au milieu de la coque sous le banc des rameurs qu'on appelle thranite, y demeura attachée, le pilote n'ayant pu ralentir la marche impétueuse de son navire. <5> La décarème à laquelle était liée la galiote se trouva fort gênée dans ses manœuvres. A peine pouvait-elle remuer, lorsque deux navires à cinq rangs de rames se précipitèrent sur elle, <6> la percèrent de leurs éperons des deux côtés, et l'écrasèrent avec les hommes qu'elle contenait. Parmi eux était Démocrate, amiral de Philippe. <7> Cependant deux frères, Dionysidore et Dinocrate, amiraux d'Attale, dans un combat livré par l'un à une galère à sept rangs de rames, et par l'autre à une octorème, n'éprouvaient pas des chances moins bizarres. <8> Dinocrate, en se heurtant contre une octorème, avait reçu un coup au-dessus de l'eau, grâce à la construction du vaisseau ennemi, dont l'éperon était fort élevé, et il l'avait à son tour frappé au-dessous du flot ; mais comme, malgré ses efforts pour se retirer de la blessure qu'il lui avait faite, il ne pouvait y réussir, <9> et que les Macédoniens combattaient avec beaucoup de courage, il courait un véritable danger. <10> Par bonheur, Attale vint à son secours, sépara les deux vaisseaux en tombant sur celui de l'ennemi, et Dinocrate se vit miraculeusement sauvé. <11> L'équipage de l'octorème périt bravement, le fer à la main, et vide elle tomba seule au pouvoir du vainqueur. <12> Dionysidore, vigoureusement lancé pour frapper de l'éperon un navire, avait manqué son coup et, en passant près de l'ennemi, avait perdu le côté droit de ses rames ; <13> les poutres mêmes qui portaient les tours s'étaient brisées. <14> Aussitôt il fut cerné de toute part, et, au milieu des cris et du tumulte, tout l'équipage périt avec le bâtiment. Dionysidore, seul avec deux hommes, gagna à la nage une galiote qui venait à son secours. [16,4] IV. Partout ailleurs le combat était égal. <2> La supériorité que le nombre des esquifs donnait à Philippe était compensée chez Attale par celui des vaisseaux de guerre. <3> Cependant, à l'aile droite des Macédoniens, les affaires prenaient alors une telle tournure, que, si, pour le moment, la victoire était encore indécise, Attale semblait pouvoir compter plus que l'ennemi sur le succès. <4> Les Rhodiens, qui, en sortant du port, étaient d'abord, nous l'avons dit, à une grande distance des Macédoniens, les avaient bientôt rejoints, grâce à l'avantage qu'ils avaient sur eux par la vitesse de leurs bâtiments. <5> Ils commencèrent par se jeter, en les prenant en poupe, sur les navires qui fuyaient, et leur brisèrent leurs rames. <6> Mais quand les autres navires de Philippe, pour défendre ceux qui étaient compromis, se retournèrent, et que la partie de la flotte rhodienne qui était restée en arrière eut rejoint Théophiliscus, <7> les deux flottes, rangées sur une ligne, la proue en avant et s'excitant par des cris et par le son de la trompette, en vinrent hardiment aux mains. <8> Si les Macédoniens n'eussent placé les esquifs au milieu des vaisseaux de guerre, le combat eût eu un prompt dénouement. <9> Cette disposition gêna beaucoup les Rhodiens. L'ordre de bataille avait été rompu par le premier choc et toute la flotte combattait pêle-mêle. <10> Or les Rhodiens ne pouvaient ni pénétrer à travers les vaisseaux ennemis, ni faire manœuvrer les leurs, ni profiter enfin de leurs avantages, au milieu de ces esquifs qui venaient tantôt frapper leurs rames et les entamer, tantôt choquer leurs proues et leurs poupes : les mouvements des rameurs et des pilotes étaient ainsi sans cesse contrariés. <11> Toutes les fois qu'un engagement avait lieu de front, les Rhodiens remportaient par une manœuvre fort habile : <12> abaissant autant que possible la proue de leurs navires, ils recevaient des coups hors de l'eau et en portaient à l'ennemi au-dessous de la flottaison, lui faisant ainsi des blessures sans remède. <13> Mais ils eurent rarement recours à cet artifice. Ils évitaient les combats de cette nature à cause du courage que mettaient les Macédoniens à se défendre, du haut de leurs ponts, dans une lutte réglée. <14> Courant de préférence au milieu des navires macédoniens, ils en brisaient les rames et rendaient par là tout mouvement impossible ; ils se portaient à droite, à gauche, se jetaient à la proue de tel vaisseau, frappaient tel autre dans le flanc au moment où il se tournait, entamaient l'un, enlevaient à l'autre quelque partie de ses agrès. <15> Une foule de bâtiments macédoniens périrent de cette manière. [16,5] V. L'épisode le plus intéressant de la bataille fut le combat de trois quinquérèmes rhodiennes : l'une, qui était le vaisseau amiral, portait le général en chef Théophiliscus; l'autre le triérarque Philostrate; la troisième avait pour pilote Autolique et était montée par Nicostrate. <2> Cette dernière s'étant violemment heurtée contre un bâtiment ennemi, y avait laissé son éperon : la galère macédonienne coula à fond avec son équipage ; <3> mais Autolique, dont la mer envahissait le navire par la proue, après avoir bravement résisté aux ennemis qui l'entouraient, finit par tomber blessé dans les flots, et ses hommes moururent tous l'épée à la main. <4> Théophiliscus, à cette vue, se hâta d'accourir avec trois navires à cinq rangs de rames, et s'il ne put sauver celui d'Autolique, déjà plein d'eau, il perça du moins deux galères et en précipita les équipages. <5> Aussitôt, cerné par une foule d'esquifs et de vaisseaux pontés, il perdit à son tour la plus grande partie de ses hommes, qui firent des prodiges de valeur, <6> reçut trois blessures, et après avoir, par son audace, couru les plus grands dangers, ne parvint qu'avec peine, et grâce à Philostrate, qui se jeta résolument dans la mêlée, à conserver son navire. <7> Rendu à sa flotte, Théophiliscus lutta avec une nouvelle ardeur contre l'ennemi, affaibli par ses blessures, mais plus entreprenant encore et plus redoutable, soutenu qu'il était par la force de son âme généreuse. <8> Ainsi la bataille se trouvait alors divisée en deux combats, séparés par un vaste intervalle. L'aile droite de Philippe, qui, sans cesse fidèle à son premier plan, tendait vers la terre, se trouvait assez près des côtes de l'Asie; <9> l'aile gauche, qui avait fait une conversion pour soutenir l'arrière» garde, combattait contre les Rhodiens, non loin de Chio. [16,6] VI. A l'aile droite, Attale était déjà certain de la victoire, et il se dirigeait vers les îles où Philippe attendait l'issue de la bataille. <2> Tout à coup il aperçut une de ses galères à cinq rangs de rames hors du champ de bataille, fort endommagée et déjà presque coulée par l'ennemi. Il courut à son secours avec deux quadrirèmes, <3> et comme le vaisseau macédonien, virant de bord, prit le chemin du rivage, il se mit à le poursuivre, entraîné par le désir de s'en emparer. <4> Déjà il était fort éloigné des siens, quand Philippe, voyant ce qui se passait, prit à la hâte quatre galères à cinq rangs, trois galiotes, quelques esquifs placés sous sa main, coupa à Attale tout retour vers son armée, et le força, dans sa terreur, à se faire échouer. <5> Attale se retira avec ses équipages à Érythrée, et Philippe demeura maître du vaisseau et du bagage royal. <6> Attale, en effet, dans ce moment suprême, avait eu recours à la ruse. Il s'était empressé de répandre sur le pont tout ce qu'il avait de plus magnifique, <7> et les Macédoniens qui montèrent les premiers sur le navire, à la vue de coupes nombreuses, de vêtements de pourpre et de tout l'attirail de la richesse, sans s'occuper de poursuivre le roi, se livrèrent au pillage. <8> Grâce à cet artifice, Attale put se retirer sans péril dans Érythrée. <9> Philippe, vaincu dans la bataille générale, mais animé par l'échec d'Attale, gagna sur-le-champ la haute mer, réunit au plus vite ses vaisseaux épars, et exhorta ses soldats à avoir bon espoir, les flattant d'avoir triomphé. <10> Et en effet, la plus grande partie de l'armée pouvait croire avec quelque raison Attale mort, à la vue de Philippe emmenant avec lui le navire royal. <11> Mais Dionysidore, qui soupçonnait la vérité, levant un signal, rassembla ses vaisseaux et gagna sans danger un des mouillages de la cote asiatique. <12> En même temps, les Macédoniens, opposés aux Rhodiens et fort maltraités par eux, se retirèrent du combat et peu à peu battirent en retraite sous le prétexte de porter du secours au reste de la flotte. <13> Pour les Rhodiens, traînant à leur suite quelques vaisseaux et en laissant d'autres qu'ils déchirèrent à coups d'éperon, ils se dirigèrent vers Chio. [16,7] VII. Philippe perdit avec Attale quatre navires de dix, neuf, sept et six rangs de rames ; dix vaisseaux pontés, trois galiotes, vingt-cinq esquifs et leurs équipages; <2> contre les Rhodiens, dix vaisseaux pontés, quarante esquifs environ ; deux quadrirèmes et sept esquifs tombèrent au pouvoir de l'ennemi avec leurs hommes. <3> La perte d'Attale fut d'une galiote, de deux quinquérèmes et de son vaisseau royal. <4> Les Rhodiens virent couler deux de leurs quinquérèmes et une trirème, mais aucun navire ne leur fut enlevé. <5> Ils comptèrent soixante morts, Attale quatre-vingts; du côté de Philippe, les Macédoniens périrent au nombre de trois mille, et les alliés de six mille. <6> Deux mille Macédoniens et alliés et sept cents Égyptiens demeurèrent captifs. [16,8] VIII. Telle fut l'issue de la bataille de Chio. <2> Mais Philippe s'attribua la victoire pour deux raisons : d'abord il avait forcé Attale à échouer et s'était rendu maître de son vaisseau; ensuite, en s'établissant au promontoire Argenne, ne semblait-il pas être demeuré vainqueur sur les débris mêmes du combat? <3> Le lendemain, par une conduite conforme à ses prétentions, il se mit à recueillir les restes des vaisseaux et à enlever du champ de bataille ceux de ses soldats qu'il put reconnaître. Il voulait ainsi en imposer au vulgaire. <4> Quant à avoir réellement vaincu, les Rhodiens et Dionysidore lui prouvèrent bientôt qu'il ne le pensait pas lui-même. <5> Tandis que le roi se livrait à ces soins, Dionysidore et les Rhodiens s'avancèrent d'un commun accord contre lui; ils eurent beau ranger leurs vaisseaux en bataille, personne ne se présenta à eux, et ils retournèrent à Chio. <6> Philippe, qui n'avait jamais fait, ni sur terre ni sur mer, des pertes aussi considérables, était, dans le cœur, pénétré de douleur, et son courage en était abattu. <7> Mais il s'efforça de ne pas trahir son émotion au dehors, bien que les circonstances ne lui permissent guère d'avoir un tel empire sur sa tristesse. <8> Et en effet, sans parler de la défaite elle-même, la vue seule des suites de la bataille était bien faite pour effrayer les regards. <9> Après un tel massacre, la mer fut tout d'abord couverte de morts, de sang, d'armes et de débris, et les jours suivants les rivages n'offraient aux yeux que des monceaux affreux de ces restes sanglants, <10> épouvantable spectacle qui remplissait d'effroi et Philippe et les Macédoniens. [16,9] IX. Théophiliscus ne survécut qu'un jour à la bataille. Il écrivit aux Rhodiens un rapport sur cette affaire, et mourut des suites de ses blessures, après avoir mis à sa place Cléonée. <2> Théophiliscus était un homme dont la bravoure dans les combats et la sagesse dans les conseils sont dignes de mémoire. <3> S'il n'avait pas osé en venir aux mains avec Philippe, ses concitoyens et les autres peuples, intimidés par l'audace du prince, eussent négligé l'occasion de le vaincre. <4> En ouvrant les hostilités, il força sa patrie à profiter des circonstances favorables, et contraignit Attale à ne plus différer sans cesse de préparer activement la guerre, et à la faire avec énergie et courage. <5> Aussi, ce ne fut que justice quand les Rhodiens lui rendirent, après sa mort, des honneurs assez éclatants pour exciter au dévouement envers la patrie et leurs contemporains et leurs descendants. Carthée, une des villes de l'île de Céos, Batrantium, ville voisine de Chio, Candasa, château fort de Carie. [16,10] X. Philippe, après avoir fait plusieurs tentatives inutiles contre cette place, que défendait la force de sa position, se retira, ravageant les châteaux forts et les villages çà et là répandus. <2> De là, il marcha sur Prinasse, prépara à la hâte les claies et tout ce qui était nécessaire à un siège, et commença par creuser des mines. <3> Mais comme le terrain, tout composé de roches , rendait ses efforts impuissants, il eut recours à un stratagème. <4> Il faisait faire beaucoup de bruit pendant le jour, comme si on travaillait à la mine, et la nuit on apportait de loin une grande quantité de terre que l'on accumulait à l'entrée même des tranchées. <5> Les assiégés, à la vue de ces énormes monceaux, s'effrayèrent d'un péril qu'ils croyaient prochain. Ils soutinrent cependant d'abord le siège avec bravoure ; mais lorsque Philippe leur envoya dire que déjà il avait sapé deux arpents de leurs murailles, et qu'il leur eut demandé ce qu'ils aimaient le mieux, périr sous les ruines de leur ville, <6> quand les supports de la mine seraient brûlés, ou sortir de la place la vie sauve, ils se laissèrent tromper par ces paroles et se rendirent. [16,11] XI. Cette ville d'Iasse est située en Asie , sur le golfe placé entre le temple de Neptune, dans la campagne de Milet et la place de Myndes. D'ordinaire on appelle ce golfe Bargiliétique : c'est un nom qu'il emprunte aux villes bâties à son extrémité. <2> Les habitants d'Iasse prétendent être une ancienne colonie d'Argiens, auxquels plus tard des Milésiens se mêlèrent, sur l'invitation, disent-ils, de leurs ancêtres, qui, après une grande perte éprouvée dans une guerre en Carie, avaient appelé dans leur ville le fils du même Nélée qui avait fondé Milet. Iasse a dix stades d'étendue. <3> C'est une tradition accréditée chez les Bargilietiens, que la statue de Diane Cindyas, bien qu'exposée en plein air, ne reçoit jamais ni pluie ni neige. <4> Les Iassiens en disent autant de la statue de Vesta. Quelques historiens ont accrédité ces préjugés. <5> Mais ce sont des mensonges contre lesquels un invincible penchant me porte, durant toute cette histoire, à protester avec indignation. <6> C'est une chose puérile que cette consécration de faits non seulement invraisemblables, mais encore impossibles. <7> Venir dire, par exemple, qu'il y a des corps qui, exposés à la lumière, ne projettent pas d'ombre, n'est-ce pas folie? C'est cependant ce qu'avance Théopompe, lorsqu'il affirme que ceux qui entrent dans le temple de Jupiter, en Arcadie, <8> où, par parenthèse, on n'entre jamais, ne projettent plus d'ombre. La tradition dont nous parlions tout à l'heure est digne de celle-ci. <9> Sans doute, pour tout ce qui peut contribuer à maintenir chez le peuple les sentiments de piété envers les dieux , il faut accorder aux historiens quelque licence ; passons-leur en ce cas leurs récits de miracles et de prodiges ; mais autrement soyons impitoyables. <10> Si les limites, ici comme ailleurs, sont difficiles à déterminer, ce n'est pas à dire qu'il soit impossible de le faire. <11> Je pardonnerai volontiers l'ignorance ou l'erreur, jusqu'à un certain point, mais jamais je n'en excuserai l'excès. [16,12] XII. Nous avons dit dans les livres précédents quelle fut d'abord la conduite de Nabis ; comment, après avoir chassé les citoyens, il affranchit les esclaves et les unit aux femmes et aux filles de leurs maîtres ; <2> comment encore, ouvrant dans son royaume un asile à tous les scélérats exilés de leur patrie pour leurs crimes et leurs impiétés, il réunit à Sparte une foule innombrable d'hommes pervers. <3> Nous dirons maintenant par quelle audace, vers l'époque où nous sommes, malgré l'alliance qui l'unissait aux Étoliens, aux Éléens et aux Messéniens, et l'obligeait, par un serment et par un traité à leur porter secours en cas d'attaque, ce tyran, foulant aux pieds ses promesses, ne craignit pas de faire sur Messène une tentative sacrilège. [16,13] XIII. Puisque quelques auteurs d'histoires partielles ont aussi traité la période à laquelle se rattachent cette guerre de Messénie et les batailles de Laden et de Chio, je veux dire ici mon sentiment à cet égard. Ce n'est pas que je me propose de les repasser tous en revue ; <2> je ne parlerai que de ceux qui me semblent surtout dignes d'attention et de mémoire, je veux dire Zénon et Antisthène de Rhodes. <3> Contemporains de ces événements, ils ont pris part au gouvernement de leur patrie, et se sont livrés à l'histoire, non pas dans des vues d'intérêt , mais par amour seul de la gloire et avec cet esprit qui convient à des hommes d'État. <4> De plus, comme leur sujet est exactement le même que le mien, il me semble nécessaire de dire plus particulièrement quelques mots de leurs ouvrages, de peur que le lecteur, ne se laissant séduire par le nom seul de Rhodien et par cette croyance populaire qui fait des hommes de cette nation les marins les plus consommés du monde, n'accorde la préférence à Antisthène et à Zénon, dès que mes assertions ne s'accorderaient pas avec les leurs. <5> Et d'abord, tous deux affirment que la bataille de Laden ne fut pas moins importante que celle de Chio : ils la représentent même comme ayant été plus chaude et plus meurtrière ; ils disent enfin que dans chaque action particulière, comme dans l'ensemble et dans le dénouement du combat, les Rhodiens furent vainqueurs. <6> Que ces historiens aient fait pencher la balance du côté de leur patrie, rien n'est plus excusable ; mais ce qui ne l'est pas, c'est d'avoir avancé des faits absolument contraires à la vérité. Il y a déjà bien assez de fautes où nous entraîne malgré nous l'ignorance, et qu'il est difficile à l'homme d'éviter. <7> Mais si dans l'intérêt de notre patrie ou de nos amis, <8> si par complaisance enfin nous nous jetons de gaieté de cœur dans le mensonge, quelle différence y aura-t-il entre nous, auteurs sérieux, et ceux qui écrivent pour vivre ? <9> C'est en mesurant tout sur leurs intérêts que ces hommes discréditent leurs ouvrages, et les écrivains formés à l'école du gouvernement, qui se laissent dominer par la haine ou l'amitié, arrivent aux mêmes résultats : coupable partialité dont les lecteurs ne sauraient trop se défier, ni l'auteur se défendre. <10> Quelques exemples empruntés aux faits dont nous avons parlé, prouveront l'erreur de nos deux historiens. [16,14] XIV. Ils avouent, dans le compte rendu de la bataille de Laden , que deux quinquérèmes des Rhodiens furent prises avec leur équipage par l'ennemi ; <2> qu'un navire fortement endommagé et sur le point de sombrer, ayant hissé ses voiles et gagné, la pleine mer, grand nombre de vaisseaux l'avaient suivi dans sa retraite ; <3> enfin que le chef de la flotte avait été bientôt contraint d'en faire autant ; <4> que jetés alors par la tempête sur les terres de Myndes , les Rhodiens avaient le lendemain relâché dans Cos ; <5> que les ennemis avaient attaché à leurs navires les quinquérèmes vaincues, et que, mouillés près de Laden, ils avaient passé la nuit dans le camp même des Rhodiens ; <6> que les Milésiens enfin, effrayés, avaient offert des couronnes non seulement à Philippe , mais encore à Héraclide, lors de leur entrée dans la ville. <7> Cependant, après avoir rapporté toutes ces circonstances, qui marquent évidemment une défaite, ils nous représentent, dans le cours de leur récit et dans leur conclusion générale, les Rhodiens comme vainqueurs. <8> Et ils osent le dire, quand on peut lire encore aux archives la lettre envoyée sur cette affaire par l'amiral aux prytanes et au sénat, lettre concluant en ma faveur contre les assertions d'Antisthène et de Zénon. [16,15] XV. Voici ce que disent ensuite les mêmes auteurs sur l'expédition dirigée contre Messène. <2> Zénon affirme que Nabis, après avoir quitté Lacédémone et franchi l'Eurotas, suivit le ruisseau qu'on appelle Oplites; que par la route du sentier étroit, il passa devant Poliasium, entra sur le territoire de Sellasie, <3> et que de là, traversant Thalamas et Phares, il se trouva sur le bord du Pamise. <4> J'avoue que je ne sais en quels termes réfuter ces assertions erronées. Elles sont de telle nature qu'on pourrait dire aussi bien que pour se rendre de Corinthe à Argos, tel voyageur a traversé l'Isthme, touché les rochers scironiens, gagné de là Contopore, et par Mycènes poussé jusqu'à Argos. Ces différents lieux ne sont pas seulement à quelque distance entre eux, <5> ils sont diamétralement opposés ; l'Isthme et les rochers scironiens sont à l'est de Corinthe, Contopore et Mycènes presque à l'ouest : <6> il est impossible de suivre une telle route pour aller à Argos. <7> Même chose pour le chemin que suivit, dit-on, Nabis, par rapport à Lacédémone.<8> L'Eurotas et Sellasie sont à l'est de Sparte ; Thalamas, Phares et le Pamise à l'ouest, <9> si bien que pour gagner la Messénie, il ne faut ni se rendre à Sellasie, ni même franchir l'Eurotas. [16,16] XVI. Zénon dit encore que Nabis revint de Messène par la porte de Tégée. <2> C'est impossible ; car entre Messène et Tégée s'élève Mégalopolis, et il ne peut pas être qu'il y ait à Messène une porte de Tégée. <3> Il s'y trouve une porte nommée Tégéate, par où Nabis sortit, et une fausse induction a fait écrire à Zénon que Tégée était voisine de Messène. <4> Encore une fois, c'est une erreur. La Laconie et les campagnes de Mégalopolis séparent la Messénie du pays de Tégée. <5> Citons un dernier exemple. Zénon prétend que l'Alphée, au sortir même de sa source, s'enfuit aussitôt sous terre pour reparaître après une longue course souterraine, près de Lycoa, en Arcadie. <6> En effet, ce fleuve, à peine sorti de sa source, disparaît; mais il ne demeure caché que dix stades, après quoi il surgit de nouveau. <7> Puis il vient arroser la campagne de Mégalopolis ; faible dans le principe et grossissant ensuite, il parcourt au grand jour la plaine pendant deux cents stades, jusqu'à Lycoa, où, doublé par les eaux du Lusius, il est violent et profond. <8> Ces fautes, quelque grossières qu'elles soient, ne sont pas toutefois sans excuse; ce qui les atténue, c'est que les unes dérivent de l'ignorance et les autres du patriotisme. <9> Mais qui ne reprocherait justement à Zénon d'avoir consacré moins de soin à la recherche patiente des faits et à la composition sérieuse de son ouvrage qu'à l'élégance du style, et d'en avoir souvent fait parade comme d'autres historiens célèbres? <10> Je suis le premier à reconnaître qu'il faut s'appliquer à donner au récit un tour élégant ; cet éclat du style sert parfaitement à mettre en relief les leçons de l'histoire. Mais tout homme raisonnable n'en fera pas le mérite principal, la qualité essentielle de cette science. <11> Non, non, il est d'autres parties plus relevées, où l'écrivain initié aux affaires de l'État sera plus jaloux de briller. [16,17] XVII. Un fait fera mieux ressortir la vérité de ce que j'avance. <2> Zénon, dans le récit qu'il nous a laissé du siège de Gaza et de la bataille entre Antiochus et Scopas, en Célésyrie, près du Paniura, s'est évidemment si préoccupé de la forme, que pour l'élégance il laisse bien loin derrière lui toutes les merveilles de nos auteurs à la parole fleurie , à l'élégance d'apparat ; <3> mais aussi il a tellement négligé le fond , qu'on ne saurait pousser plus loin que lui la frivolité et la maladresse. <4> Il veut d'abord raconter l'ordre de bataille adopté par Scopas. Il prétend que la phalange occupait à l'aile droite, avec quelques cavaliers, le pied de la montagne, et que l'aile gauche et tous les chevaux placée sur cette aile se développaient dans la plaine. <5> Antiochus, dit-il encore, envoya le matin son fils aîné, Antiochus, suivi d'une partie de l'armée, s'emparer dans la montagne de quelques positions qui dominaient l'ennemi ; <6> et lui-même, aux premiers rayons du jour, après avoir fait franchir le fleuve à toutes ses troupes, les rangea en bataille dans la plaine, entre les deux camps. La phalange, suivant une seule ligne droite, faisait face au centre de l'ennemi ; la moitié de la cavalerie se tenait à l'aile gauche de la phalange et l'autre à l'aile droite, où se trouvaient aussi réunis les cavaliers pesamment armés, sous les ordres du second fils d'Antiochus. <7> Enfin ce prince, à entendre Zénon, plaça les éléphants devant la phalange, de distance en distance, ainsi que les Tarentins commandés par Antipater, emplit les espaces laissés libres entre les éléphants d'archers et de frondeurs, et s'établit en personne avec la cavalerie dite des Amis et ses gardes du corps derrière les éléphants. <8> Ces principes posés, il ajoute qu'Antiochus le plus jeune, qu'il a placé dans la plaine, à la gauche de l'ennemi, avec ses cavaliers pesamment armés, fondit tout à coup des montagnes sur la cavalerie de Ptolémée, fils d'Aérope, qui commandait les Étoliens à l'aile gauche, dans la plaine, la mit en fuite, la poursuivit, <9> et que les phalanges en étant venues aux mains, se livrèrent un combat acharné. <10> Comment n'a-t-il pas vu que cette rencontre était impossible, dès que la cavalerie, les soldats légèrement armés et les éléphants étaient placés devant la phalange? [16,18] XVIII. Passons. Nous lisons encore que la phalange, vaincue par les agiles manœuvres des Étoliens, et pressée par eux, battit en retraite, mais que les éléphants reçurent les fuyards, et qu'en tombant sur l'ennemi ils rendirent à Antiochus d'immenses services. <2> D'abord, comment les éléphants se trouvaient-ils derrière l'armée? c'est là déjà une question intéressante. Ensuite, s'y fussent-ils trouvés, de quelle manière pouvaient-ils être si utiles? <3> Une fois que les phalanges étaient mêlées, il ne leur était plus possible de distinguer leurs maîtres de l'ennemi. <4> Ce n'est pas tout. Zénon avance que la cavalerie étolienne fut effrayée pendant le combat à la vue des éléphants à laquelle elle n'était pas habituée ; <5> mais à ce qu'il prétend, les Étoliens , placés dès l'origine à l'aile droite, ne purent être ébranlés, et ceux qui occupaient l'aile gauche avaient fui devant les troupes victorieuses d'Antiochus le jeune. <6> Quelle est donc cette troisième fraction de cavalerie, au milieu de la phalange, si fortement épouvantée par les éléphants? <7> et le roi, qu'était-il devenu au milieu de tout cela? quel service a-t-il rendu sur le champ de bataille, lui qui avait réuni autour de lui l'élite des fantassins et des cavaliers? Zénon n'en dit pas un mot. <8> Où donc aussi était le fils aîné d'Antioche, que son père avait envoyé avec quelques troupes s'emparer de certaines positions élevées dans la montagne? <9> Nous ne le voyons pas revenir, même après le combat, dans le camp ; mais rien n'est plus naturel : Zénon donne deux fils au roi, qui jamais n'a eu d'autre fils que celui qui faisait partie de cette expédition. <10> Par quel miracle, enfin, Scopas sort-il, à la fois, le premier et le dernier du combat? Nous lisons, d'un côté, qu'à la vue du jeune Antiochus qui, revenant de poursuivre l'ennemi, menaçait les derrières de sa phalange , Scopas perdit tout espoir de vaincre et battit en retraite; <11> et de l'autre, que la phalange ayant été cernée par la cavalerie et les éléphants, une mêlée terrible s'engagea, et que Scopas quitta le dernier la bataille. [16,19] XIX. Ces inconséquences, et en général toutes les fautes de cette espèce, font, ce me semble, le plus grand tort aux historiens. <2> Il faut donc ne reculer devant aucun effort pour exceller dans toutes les parties qui composent l'histoire. Rien de plus beau que cette universalité de connaissances. <3> Mais s'il n'est guère possible d'y parvenir, initions-nous du moins à celles qui sont les plus importantes et les plus nécessaires. <4> Ce qui m'a conduit à faire ces réflexions, c'est que je vois aujourd'hui dans l'histoire, comme dans les autres sciences et dans les arts, le vrai et l'utile dédaignés, le clinquant, au contraire, et tout ce qui frappe l'imagination, approuvé, imité à l'envi, comme quelque chose de sublime, d'admirable; et cependant, en histoire comme ailleurs, il n'est rien qui puisse plaire à moins de frais que tout ce brillant. <5> Du reste, pour l'erreur grossière de géographie qu'il avait commise en Laconie, je n'ai pas craint d'écrire à Zénon, <6> car j'ai toujours eu pour maxime qu'il était d'un cœur honnête de ne pas tirer avantage des fautes d'autrui, comme trop de gens ont coutume de le faire, et d'examiner de près et de corriger toujours dans l'intérêt des hommes les œuvres des autres historiens comme les siennes. <7> Lorsque Zénon reçut ma lettre, il ne lui était plus possible de revenir sur son œuvre qu'il avait déjà publiée : grand fut son désespoir. Mais, bien qu'il fût ainsi réduit à ne pas profiter de mes conseils, il me témoigna beaucoup de gratitude. Pour moi, je demanderai à mes contemporains et à la postérité d'observer envers moi les mêmes principes. <8> Si on trouve dans mes écrits quelque mensonge volontaire, quelque passage où j'aie dissimulé la vérité, que le blâme soit sévère. <9> Mais si mes fautes ne viennent que d'ignorance pour elles, qu'on les pardonne surtout à un homme que l'étendue de cette histoire et l'abondance des matières semblent devoir suffisamment excuser. [16,20] XX. Tlépolème qui se trouvait à la tête du gouvernement était encore à la fleur de l'âge. Il avait jusqu'alors vécu avec éclat dans les camps, <2> mais il était naturellement hautain, avide de gloire; enfin, il apportait aux affaires de grandes qualités et de grands défauts. <3> Il excellait à commander une armée, à diriger les détails d'une opération; il était brave et plein de vigueur, fait pour vivre au milieu des soldats. <4> Mais s'agissait-il de ces choses délicates qui demandent de l'attention et de la vigilance, des finances, par exemple, ou de l'économie administrative en général, il était le plus malhabile des hommes : <5> aussi il eut bientôt ébranlé, ou pour mieux dire, ruiné le royaume. <6> Maître des trésors de l'État, il passait la plus grande partie du jour à jouer à la paume ou à faire de l'escrime avec des hommes de son âge ; <7> puis il les réunissait dans des festins, coulant ainsi ses jours parmi ces plaisirs et ces favoris. <8> S'il dérobait un moment à ses distractions pour accorder quelque audience, il donnait alors, ou pour parler plus exactement, il dissipait l'or de l'Égypte; il le prodiguait aux envoyés de la Grèce, aux ouvriers des théâtres, mais surtout aux généraux et aux soldats qui fréquentaient la cour : <9> il ne savait pas refuser. Il suffisait qu'on lui adressât quelques paroles aimables pour qu'il remît au flatteur tout ce qu'il avait sous la main. <10> Et ce mal, qui se développait par lui-même, ne faisait que croître tous les jours. Voici comment. <11> Ceux qui avaient éprouvé sa générosité au delà de leur attente, renchérissaient, par gratitude et par calcul, sur leurs éloges. <12> En outre, il entendait dire que son nom était partout célébré; que dans chaque festin on buvait à sa santé ; que des poésies légères et que des pièces en son honneur étaient chantées dans toute la ville : tout cela lui enflait, lui gonflait le cœur de plus en plus, et de plus en plus aussi il se montrait prodigue dans ses largesses envers les étrangers et les soldats. [16,21] XXI. Les courtisans, indignés de ces folles dépenses, observaient de près sa conduite et supportaient avec peine son insolence. Ils admiraient d'autant plus Sosibe qu'ils lui comparaient. <2> On reconnaissait d'un commun accord qu'il dirigeait le roi avec une prudence au-dessus de son âge, et qu'avec les étrangers il savait toujours maintenir sa dignité à la hauteur de la charge qui lui était confiée. Il avait la garde de l'anneau royal et celle de la personne du roi. <3> Sur ces entrefaites, Ptolémée, fils de Sosibe, revint de Macédoine. <4> Déjà, avant son départ d'Alexandrie, il était plein d'une vanité naturelle qu'augmentait encore la fortune de son père. <5> Mais, lorsque transporté en Macédoine et jeté au milieu des jeunes gens de la cour, il se fut imaginé que le courage des Macédoniens dépendait de la beauté de leurs vêtements et de leur chaussure, il ne s'occupa plus que d'imiter ces courtisans, se persuada que son voyage et son séjour chez Philippe l'avait fait homme, et ne vit désormais dans ses concitoyens d'Alexandrie que des esclaves et des sots. <6> A son retour, il commença par affecter envers Tlépolème un certain esprit de jalousie et d'opposition, <7> et comme les courtisans secondaient ses attaques en haine de l'homme qui leur semblait gérer l'État et le trésor, non pas en ministre, mais en héritier, la querelle s'envenima bientôt. <8> Tlépolème, bien qu'instruit des mauvais propos que leur humeur ombrageuse et méchante suggérait aux courtisans, n'y prit pas garde d'abord et y répondit par le dédain. <9> Mais, à la nouvelle que, durant son absence, ses ennemis l'avaient, dans un conciliabule, accusé d'administrer les affaires d'une manière peu honnête, <10> il réunit son conseil et il déclara que si ses adversaires lui avaient en secret prodigué l'outrage, il avait, lui, l'intention de les accuser tous en face et en plein jour. <11> Après son discours, il demanda le sceau royal à Sosibe, et dès lors il gouverna l'Égypte à son gré. [16,22] XXII. Ce fut vers cette époque que Publius Scipion revint d'Afrique : <2> on attendait son retour avec une impatience digne de ses exploits. Son entrée fut magnifique, et l'enthousiasme du peuple, général ; <3> naturel témoignage d'une admiration légitime. <4> Cette Rome qui, tout à l'heure, n'osait espérer de chasser Annibal de l'Italie, ni d'écarter le péril qui menaçait ses alliés et elle-même, et qui maintenant se voyait, non seulement délivrée de toute crainte et de tout danger, mais encore maîtresse de ses ennemis, ressentait de ce bonheur une joie incroyable. <5> Aussi, quand il entra sur son char triomphal, les Romains, chez qui la vue d'un tel spectacle réveillait le souvenir de leurs anciens maux , ne se modérèrent plus dans leurs transports de reconnaissance envers les dieux, et d'amour pour l'auteur d'un tel changement. <6> Syphax, le roi des Masœsyliens, fut conduit à la suite du char et bientôt mourut en prison. <7> Après cette cérémonie, les Romains célébrèrent des jeux et des spectacles pendant plusieurs jours avec un grand éclat, et ce fut la générosité de Scipion qui pourvut aux dépenses. [16,23] XXIII. Philippe, au commencement de l'hiver où Publius Sulpicius fut élu consul à Rome, se trouvait à Bargylis. Cependant, les Rhodiens et Attale, loin de licencier leurs troupes, équipaient leurs flottes, surveillaient plus que jamais les côtes, et jetaient par là le roi dans un grand embarras. Il flottait incertain entre mille pensées. <3> S'il ne voulait pas quitter Bargylis, dans la prévision d'un combat naval, il était d'une autre part fort inquiet sur le sort de la Macédoine, et hésitait à passer l'hiver en Asie; ce qu'il craignait surtout, c'était les Étoliens et les Romains, <3> car il savait les ambassades envoyées de tous côtés contre lui à Rome depuis que la guerre contre Carthage était finie. <4> Par suite de ces difficultés il était réduit, en ne remuant pas, à vivre de brigandages et de rapine, comme dit le proverbe. <5> Il pillait et volait les uns, violentait les autres; quelquefois, aussi, il employait les caresses, contre son habitude, pour remédier à la famine qui désolait son armée. On lui fournissait tantôt de la viande, tantôt des figues, tantôt un peu de blé. <6> C'étaient Zeuxis, ou les habitants de Myles, ou ceux d'Alabande et les Magnésiens qui lui procuraient surtout ces ressources. S'ils les lui offraient, il ne manquait pas de les flatter; sinon, il devenait furieux et leur tendait des embûches. <7> Il chercha à prendre par les intrigues de Philoclès et de ses officiers la ville de Myles, mais il n'y put réussir faute de prudence. <8> Il désola aussi la campagne des Alabandiens, comme il eût fait d'un territoire ennemi, parce qu'il lui fallait avant tout, disait-il, fournir des subsistances à ses troupes. <9> Il reçut des Magnésiens des figues, au lieu de blé qu'ils n'avaient pas, et devenu maître de Myunte, il leur donna en retour de leurs figues cette place importante. [16,24] XXIV. Le peuple athénien envoya des députés auprès du roi Attale pour le remercier de ses bienfaits et le prier de venir parmi eux délibérer sur les mesures qu'ils avaient à prendre contre l'ennemi. <2> Quelques jours après, ce prince, instruit que les ambassadeurs romains étaient descendus au Pirée, et regardant comme nécessaire de s'entendre avec eux, mit à la voile. <3> Le peuple eut à peine connu sa prochaine arrivée, qu'il régla par des décrets magnifiques et la manière dont on le recevrait, et l'ordre des cérémonies durant son séjour. <4> Attale, descendu au Pirée, passa les premiers jours avec les ambassadeurs romains, et sa joie fut grande de les entendre lui rappeler leur ancienne alliance, et de les trouver disposés à la guerre contre Philippe. <5> Le lendemain, il se dirigea vers Athènes avec les Romains et les magistrats du pays, au milieu d'un immense cortège ; non seulement les chefs de l'État et les chevaliers, mais encore tous les citoyens avec leurs femmes et leurs enfants se portèrent au-devant de lui, <6> et quand cette foule l'eut reçu dans son sein, l'enthousiasme populaire pour les Romains et surtout pour Attale se manifesta avec une ardeur sans pareille. A son entrée par la porte Dipyle, <7> il trouva rangés sur son passage les prêtres et les prêtresses. On lui ouvrit ensuite tous les temples; près des autels étaient disposées les victimes qu'on le pria d'immoler, <8> Enfin, Athènes lui décerna des honneurs tels qu'elle n'en avait jamais accordé à ses anciens bienfaiteurs. <9> Par exemple, elle donna à une de ses tribus le nom d'Attale, et plaça ce prince parmi ceux de ses héros à qui les tribus doivent leur titre. [16,25] XXV. Les Athéniens convoquèrent ensuite une assemblée et y appelèrent Attale. <2> Il refusa d'y assister, parce que, disait-il, il lui serait pénible de venir rappeler ses bienfaits au peuple qu'il avait obligé : <3> on n'insista pas, mais on le pria de communiquer par écrit les questions qu'il croirait utiles d'examiner en ces conjonctures. <4> Il y consentit, et les magistrats portèrent sa lettre à l'assemblée. <5> En voici le résumé : Rappel des services qu'il avait rendus à Athènes, énumération des combats livrés à Philippe, exhortations à prendre les armes contre ce prince. <6> Attale finissait en déclarant au peuple que s'il ne voulait pas aussitôt s'associer généreusement à la haine que les Rhodiens, les Romains et lui avaient vouée aux Macédoniens, et souhaitait plus tard, après avoir laissé échapper l'occasion favorable, participer aux bénéfices d'une paix que d'autres auraient faite, il pourrait voir alors ses intérêts compromis. <7> A la seule lecture de cette lettre, la multitude se montra déjà prête à voter la guerre, à laquelle la poussaient et la justesse des raisons qu'on lui faisait valoir et son amour pour le roi. <8> Mais quand les députés rhodiens parurent dans l'assemblée et qu'ils eurent appuyé par de nouveaux arguments les conseils d'Attale, la foule ne balança plus, et la guerre fut déclarée à Philippe. <9> La réception faite aux Rhodiens fut magnifique ; on leur décerna la couronne de la valeur, et on leur donna le droit de cité, pour avoir, parmi tant d'autres services, fait recouvrer aux Athéniens leurs vaisseaux pris par Philippe avec leurs équipages. <10> Les Rhodiens se rembarquèrent aussitôt avec leur flotte, se rendirent à Céos, d'où ils poussèrent leur course à travers les îles jusqu'à Rhodes. Attale se retira dans Égine. [16,26] XXVI. Tandis que les ambassadeurs romains étaient encore à Athènes, Nicanor, général de Philippe, ravagea le territoire athénien jusqu'à l'Académie. Les députés lui envoyèrent des hérauts et eurent avec lui une entrevue où ils lui dirent d'annoncer à Philippe <2> que les Romains l'engageaient à ne faire la guerre à aucun peuple grec, à rendre compte devant un tribunal impartial des injures qu'il avait faites à Attale ; <3> que s'il consentait à ces conditions, il pourrait demeurer en paix avec Rome ; sinon, que la guerre suivrait son refus. Sur cet ordre, Nicanor se retira. <4> Les ambassadeurs romains tinrent le même langage aux Épirotes en passant à Phénice, en Acarnanie, à Amynandre, aux Étoliens à Naupacte, aux Achéens à Égium. Nicanor alla porter leurs menaces à son maître <5> et les ambassadeurs se rendirent auprès d'Antiochus et de Ptolémée pour mettre un terme à leurs différends. [16,27] XXVII. Commencer avec ardeur une entreprise et la pousser jusqu'à un certain point d'une manière vigoureuse est chose assez ordinaire; <2> mais la conduire jusqu'à la fin, et si quelque caprice du sort la traverse, savoir suppléer par le raisonnement à l'impuissance du zèle, n'appartient qu'à peu d'hommes privilégiés. <3> Aussi est-ce justice de blâmer la mollesse dont firent preuve alors les Rhodiens et Attale, et de vanter l'âme grande et royale de Philippe et sa noble persévérance, sans toutefois qu'il faille appliquer à toute sa vie les louanges accordées en ce moment à son courage. <4> J'établis cette distinction afin qu'on ne m'accuse pas d'inconséquence, par cela seul qu'après avoir loué les Rhodiens et Attale, et blâmé Philippe, je fais en ce moment tout le contraire. <5> Voilà pourquoi nous avons expliqué , au commencement de cette histoire, que louer et blâmer les mêmes personnes est quelquefois nécessaire: <6> souvent les circonstances, l'adversité comme la prospérité , modifient singulièrement les sentiments des hommes. <7> Ajoutez à cela que, par un effet de leur nature, ils inclinent tantôt vers le bien, tantôt vers le mal. C'est ce qui se passa chez Philippe en cette occurrence. <8> Irrité de ses anciens échecs, et excité plus que jamais par l'indignation et la colère, il lutta contre le péril avec une présence d'esprit et une énergie admirables sut tenir tête aux Rhodiens et à Attale, et réussit dans tous ses desseins contre eux. <9> Ce qui m'a conduit à faire ces courtes réflexions, c'est que souvent on a vu des hommes, comme de mauvais coureurs dans un stade, renoncer au combat au terme même de la carrière , et d'autres au contraire l'emporter en ce moment suprême. [16,28] XXVIII. Il voulait par là enlever aux Romains dans ces parages tous les ports et les positions favorables à une attaque ; <2> de plus, s'il lui prenait fantaisie de passer en Asie, Abydos lui en ouvrait l'entrée. <3> Décrire longuement l'admirable situation d'Abydos et de Sestos et les avantages qui s'y rattachent me semble superflu : car il n'est pas un homme, pour peu qu'il ne soit pas nul, qui ne les connaisse, tant les mérites particuliers de ces deux villes sont célèbres ! <4> Mais je ne crois pas inutile d'en dire quelques mots, afin de fixer davantage l'attention du lecteur, <5> et j'estime que la vue même des lieux dont il s'agit lui ferait moins apprécier les avantages de leur position que le court parallèle que nous allons tracer. <6> De même que de la mer qu'on appelle Océan et quelquefois aussi Atlantique, il n'est pas possible de passer dans la Méditerranée sans franchir le détroit des Colonnes d'Hercule, <7> de même on ne saurait de la Méditerranée se transporter dans la Propontide et le Pont, sans pénétrer dans le détroit qui s'étend entre Sestos et Abydos. <8> Mais comme si la fortune avait, en formant ces détroits, pris conseil de la raison, le détroit d'Hercule est beaucoup plus considérable que celui d'Abydos : <9> le premier a soixante stades et le second deux. N'est-ce pas, à ce qu'il semble, parce que l'Océan est beaucoup plus vaste que notre mer? <10> Du reste, le détroit d'Abydos est dans des conditions bien plus belles que le détroit d'Hercule. <11> Les deux rives en sont habitées et il est comme une porte par où communiquent les populations riveraines ; on a vu même quelquefois un pont lancé sur ses flots, par des peuples qui préféraient passer à pied d'un continent sur l'autre. Sans cesse de nombreuses barques le sillonnent. <12> Les eaux du détroit d'Hercule reçoivent au contraire peu de navigateurs , et ces rares navigateurs n'y font eux-mêmes que de rares apparitions, car le reste de l'univers n'a guère de relations avec les nations situées à l'extrémité de l'Afrique et de l'Europe, et de plus il donne sur une mer qu'on ne connaît pas. <13> Enfin, Abydos est flanquée à droite et à gauche de deux promontoires d'Europe, et elle possède un port qui met à l'abri des vents tout vaisseau qui vient y mouiller. <14> Or, il n'est pas possible de mouiller près de la ville sans y entrer, tant le courant est impétueux et rapide. [16,29] XXIX. Philippe entoura la place d'un fossé et d'un retranchement, et l'assiégea à la fois par mer et par terre. <2> A ne considérer que la grandeur des préparatifs et la variété d'inventions dépensées dans ces ouvrages où d'ordinaire les deux partis épuisent et leurs ruses et leur art, ce fait d'armes n'a rien de remarquable, <3> mais la valeur des Abydiens et leur merveilleuse résolution ont rendu ce siège à jamais mémorable. <4> Les assiégés assurés en leurs forces, résistèrent d'abord avec une heureuse énergie aux attaques de Philippe ; ils coulaient sous le poids des projectiles les machines que la mer apportait sous leurs murs ou bien les détruisaient par le feu. A peine l'ennemi pouvait-il dérober les vaisseaux au péril. <5> Du côté de la terre ils résistèrent aussi pendant quelque temps aux tentatives du roi avec le ferme espoir de l'emporter. <6> Mais lorsque le mur extérieur sourdement sapé s'abîma et que les Macédoniens, par des tranchées souterraines, s'approchèrent d'une muraille intérieure, élevée en face de la première pour la remplacer, <7> alors ils envoyèrent Iphiade et Pantacnote offrir à Philippe les clefs de la ville, s'il consentait à laisser partir sains et saufs les soldats d'Attale et les Rhodiens, et s'il permettait aux hommes libres de sortir avec les vêtements qu'ils portaient pour se retirer où bon leur semblerait. <8> Mais Philippe répondit qu'ils n'avaient qu'à se rendre à discrétion ou à combattre vaillamment ; et les députés retournèrent dans Abydos. [16,30] XXX. Les Abydiens, instruits de la rigueur de Philippe, se réunirent dans une assemblée générale, et délibérèrent en hommes animés par le désespoir. <2> Ils résolurent d'affranchir les esclaves, en qui ils trouveraient des défenseurs dévoués ; de mettre les femmes dans le temple de Diane, et les enfants avec leurs nourrices dans le gymnase ; <3> de transporter l'or et l'argent sur la place publique et de déposer dans la quadrirème des Rhodiens et dans la trirème de Cyzique leurs effets les plus précieux. <4> Ces résolutions prises et aussitôt exécutées, ils convoquèrent une nouvelle assemblée où ils choisirent cinquante citoyens des plus considérables, déjà vieux, mais encore assez forts pour accomplir la mission dont on allait les charger. <5> Ils leur firent prêter le serment, devant tous les citoyens, d'égorger les femmes et les enfants, de brûler les vaisseaux de Rhodes et de Cyzique et de jeter l'or et l'argent dans la mer, si l'ennemi s'emparait de la seconde muraille. <6> Enfin ils s'engagèrent, en présence de leurs prêtres, à vaincre l'ennemi ou à mourir. <7> Ils immolèrent ensuite quelques victimes et forcèrent les prêtres et les prêtresses, la main sur les entrailles des brebis, à lancer l'imprécation contre quiconque serait parjure. <8> Dès lors ils cessèrent de combattre les mines de Philippe par des contre-mines, et ne songèrent plus, si leur dernière enceinte croulait, qu'à lutter sur la brèche et à périr. [16,31] XXXI. On peut justement placer l'audace des Abydiens au-dessus même du noble désespoir des Phocidiens et de la mâle vigueur des Acarnaniens. <2> Lorsque les Phocidiens portèrent contre leurs familles un décret semblable, ils n'avaient pas encore perdu tout espoir de vaincre. La bataille rangée qu'ils allaient livrer en plaine aux Thessaliens était une dernière chance. Les Acarnaniens aussi prévoyaient seulement une invasion des Étoliens, <3> quand ils se disposèrent au même sacrifice : nous en avons du reste déjà parlé précédemment en détail. <4> Mais les Abydiens étaient enfermés dans leurs murs et presque déjà sans espoir lorsque, par un élan général, ils aimèrent mieux mourir avec leurs enfants et leurs femmes que les voir tomber entre les mains de l'ennemi. <5> Ah ! comment ne pas faire à la fortune un crime de la ruine des Abydiens, et lui reprocher qu'après avoir eu pitié des Phocidiens et des Acarnaniens, et leur avoir rendu la vie et la victoire au moment où tout semblait perdu, elle se montra au contraire si inflexible à l'égard d'Abydos ? Ces braves moururent, leur ville fut prise, et les enfants avec leurs mères vinrent au pouvoir de Philippe. [16,32] XXXII. Le mur tomba; fidèles à leur serment, les Abydiens, debout sur la brèche, combattirent avec tant de courage que Philippe, qui cependant jusqu'à la nuit avait sans cesse remplacé les soldats fatigués par des troupes fraîches, quitta la place, désespérant du succès. <2> Non seulement les assiégés placés au premier rang luttaient hardiment montés sur les cadavres des ennemis, non seulement ils les attaquaient l'épée et la lance à la main sans reculer devant rien, <3> mais ces armes émoussées devenaient-elles inutiles? leur étaient-elles arrachées de vive force ? Se ruant alors sur les Macédoniens et combattant corps à corps, ils abattaient les uns de leurs propres armes, brisaient les sarisses des autres, et, munis de ces morceaux rompus, ils les frappaient avec les pointes des lances au visage, partout enfin où ils étaient quelque peu découverts, si bien qu'ils jetaient les Macédoniens dans un complet découragement. <4> Le combat finit au déclin du jour, la plupart des Abydiens étant morts à leur poste, les autres épuisés par la fatigue et les blessures. Alors Glaucide et Théognète rassemblèrent quelques vieillards et, pour sauver leur vie, trahirent la noble et généreuse pensée de leurs concitoyens.<5> Ils résolurent, au lieu de tuer les femmes et les enfants, d'envoyer vers Philippe, au retour du jour, leurs prêtres et leurs prêtresses avec des bandelettes pour implorer sa clémence et lui livrer la ville. [16,33] XXXIII. Cependant le roi Attale, instruit du siège d'Abydos, s'était rendu, à travers la mer Égée, jusqu'à Ténédos, et Marcus Émilius, le plus jeune des ambassadeurs romains, ne tarda pas à arriver sous les murs de cette malheureuse ville. <2> A la nouvelle du péril que courait Abydos, les députés romains, qui alors se trouvaient à Rhodes, désireux d'avoir une conférence avec Philippe, suivant leurs instructions, s'étaient arrêtés dans leur course vers Antiochus et Ptolémée, et avaient détaché vers Philippe, Émilius. <3> Celui-ci, admis auprès du roi, lui déclara au nom du sénat qu'il venait l'engager à ne faire la guerre contre aucun peuple grec, à ne pas se mêler des affaires de Ptolémée, et à rendre raison de ses injures envers Attale et les Rhodiens : <4> à cette condition, il pouvait rester en paix avec les Romains, mais s'il tardait à obéir, la guerre ! <5> Comme Philippe lui répondait que les Rhodiens l'avaient d'abord attaqué : « Et les Athéniens, dit Marcus en l'interrompant, et les Cianiens, et les Abydiens ! quel est celui de ces peuples qui ait pris l'initiative? » <6> Le roi, embarrassé, reprit, sans répondre à la question, qu'il pardonnait à Émilius sa hardiesse pour trois raisons : d'abord parce qu'il était jeune et sans expérience, ensuite parce qu'il était le plus beau des hommes de son siècle (ce qui était vrai), et surtout parce qu'il était Romain. <7> « Je désire, ajouta-t-il, avant tout, ne pas voir les Romains violer nos traités et prendre contre moi les armes : mais s'ils le font, nous saurons nous défendre avec courage, en implorant l'assistance des dieux» » A ces mots ils se séparèrent, <8> Philippe, maître d'Abydos, trouva les trésors assemblés par les Abydiens et s'en empara sans peine. <9> Mais le fanatisme de ces hommes, qui se tuaient, eux, leurs femmes et leurs enfants, qui se brûlaient, se pendaient, se jetaient dans les puits ou se précipitaient du haut des maisons, le remplit de terreur et de pitié ; <10> il annonça qu'il accordait trois jours de délai à ceux qui voulaient s'égorger ou se pendre. <11> Les Abydiens, qui, fidèles à leur premier serment, croyaient, en vivant davantage, trahir ceux de leurs frères qui avaient combattu et péri pour la patrie, ne laissèrent pas de se donner la mort, ceux-là seuls exceptés de qui on prévenait le suicide en leur liant les mains, ou de quelque autre manières <12> les autres couraient au trépas avec leurs familles sans hésiter. [16,34] XXXIV. Aussitôt qu'Abydos fut prise, des députés envoyés par les Achéens vinrent à Rhodes engager le peuple à traiter avec Philippe; <2> mais sur la demande des ambassadeurs romains, qui à leur tour prièrent les Rhodiens de ne rien conclure avec Philippe sans l'intervention de Rome, l'assemblée déclara qu'elle tiendrait compte de la volonté du peuple romain, et qu'elle était avant tout, jalouse de son amitié. [16,35] XXXV. Depuis longtemps il remarquait que les Achéens hésitaient, par crainte, à faire la guerre aux Romains : il résolut donc de les forcer à combattre de quelque manière que ce fût. [16,36] XXXVI. Philopœmen calcula les distances qui séparaient les différentes villes achéennes, et examina quelles étaient celles qui pouvaient, en ligne droite, transporter leurs soldats à Tégée. Il adressa des lettres à toutes, <2> en ayant soin de les envoyer d'abord aux plus éloignées : il les distribua de telle sorte, que, non seulement chacune reçut la lettre qui la concernait, mais encore celles des places qui se trouvaient sur la même route. <3> Voici le résumé des missives remises aux gouverneurs des villes extrêmes : « Connaissance prise de cette lettre, veillez à ce que tous les citoyens en état de servir prennent les armes et se réunissent sur la place, munis de vivres pour cinq jours et de cinq drachmes. <4> Dès que tous seront rassemblés, prenez-les avec vous et menez-les dans la ville prochaine : vous remettrez au gouverneur de cette place la lettre qui lui est adressée. Obéissez aux ordres qu'elle renferme. »<5> Il y avait dans cette autre lettre les mêmes instructions que dans les précédentes, rien n'y étant changé que le nom de la ville où l'on devait se rendre. <6> Grâce à cette manœuvre, conduite toujours avec le même mystère, les soldats ne connaissaient ni le but de l'expédition, ni l'endroit où ils se dirigeaient au delà de la ville voisine. <7> Ils se recrutaient et poussaient ainsi sans cesse en avant sans rien savoir. <8> Comme une distance inégale séparait de Tégée les villes qui s'en trouvaient le plus éloignées, on avait eu soin de ne pas remettre les lettres à toutes simultanément, mais en raison de leur éloignement. <9> C'est pourquoi, sans que les Tégéates, sans que ceux même qui étaient en marche l'eussent prévu , les Achéens entrèrent à la fois par toutes les portes et en armes dans cette ville. [16,37] XXXVII. Ce qui porta Philopœmen à recourir à ce stratagème, ce qui lui en donna la première idée, ce fut la crainte des émissaires secrets et des espions dont le tyran disposait. De plus, le jour même <2> où les Achéens devaient être rendus en masse à Tégée, il envoya en avant quelques soldats d'élite qui devaient passer la nuit à Sellasie, et le lendemain dès l'aurore pénétrer en Laconie. Il leur avait recommandé, <3> si les mercenaires, accourant au secours des campagnes désolées, les serraient de près, de se replier sur Scotita et de suivre, du reste, les ordres du Crétois Divascalondas : car il avait confié à ce chef son secret et lui avait donné des ordres en conséquence. <4> Ces troupes se rendirent bravement au lieu qu'on leur avait désigné, et de son côté Philopœmen, après avoir fait prendre à ses soldats leur repas habituel, les fit sortir de Tégée. Il marcha toute la nuit, et le matin cacha son armée dans les environs de Scotita, située entre Tégée et Lacédémone. <5> Les mercenaires de Pellène eurent à peine, le lendemain, appris par leurs sentinelles l'invasion des Achéens, qu'accourant, suivant leur coutume, ils se jetèrent sur eux. <6> Ceux-ci, comme Philopœmen le leur avait ordonné, lâchèrent pied, et les mercenaires les poursuivirent avec autant d'audace que de confiance. <7> Mais arrivés à l'endroit où était tendue l'embuscade, et surpris par les Achéens, qui se levèrent tout à coup, ils périrent ou furent faits prisonniers. [16,38] XXXVIII. Scopas, général de Ptolémée, se jeta sur les provinces du nord, et pendant l'hiver soumit la Judée. Et comme le siège de je ne sais quelle ville traînait en longueur, il devint l'objet de mille critiques, et fut amèrement accusé. Il ne tarda pas même à être vaincu par Antiochus, et celui-ci recouvra Batanée, Samarie, Abila et Gadara. Peu après se rendirent à lui les Juifs qui habitent autour du temple nommé « Jérusalem. » Nous aurons beaucoup à dire au sujet de cette ville, surtout à cause de la magnificence du temple. Nous rejetterons plus loin ces détails. [16,39] XXXIX. <2> Il me semble juste et convenable de donner aux habitants de cette ville le témoignage d'admiration qu'ils méritent. Ils ne le cèdent à aucune peuplade de la Célésyrie en valeur guerrière, et, par leur fidélité envers leurs alliés, ils l'emportent sur toutes. <3> Leur courage est invincible. Lors de l'expédition des Perses, lorsque les autres peuples tremblaient à l'approche d'un ennemi si redoutable, <4> et se livraient eux et leurs villes à la merci du vainqueur, seuls ils bravèrent ce péril et soutinrent résolument un siège. <5> Du temps d'Alexandre, à cette époque où ils voyaient toutes les places voisines capituler, les Tyriens domptés par la force, et les cités qui osaient s'opposer à la course impétueuse du conquérant réduites au désespoir, ils lui résistèrent en Syrie et firent tout pour le vaincre. <6> Telle fut encore leur conduite à l'égard d'Antiochus. Ils épuisèrent tous les moyens possibles pour garder leur foi à Ptolémée. <7> Or, si jamais nous n'avons manqué, dans cette histoire, de louer particulièrement les nommes illustres par leur bravoure, ne devons-nous pas aussi glorifier les villes qu'un penchant naturel et les exemples de leurs ancêtres emportent aux belles actions? De là les noms d'Insubriens et de Mantoue.