[12,0] LIVRE XII (fragments). [12,1] I. Hippone. Tabraca: les habitants s'appellent Tabraciens; Singa : les habitants se nomment Singéens ; Byssatis, pays situé près des Syrtes, ayant deux mille stades de circonférence et une forme circulaire; Chalchée ville de Libye. Polybe, dit Polyhistor, dans son troisième livre sur la Libye, s'est trompé au sujet de Chalchée : Chalchée n'est pas une ville, mais un endroit où l'on fabrique l'airain. [12,2] II. <2> Le lotus est un arbre peu élevé, mais d'une écorce dure et épineuse. Les feuilles en sont vertes et ressemblent à celles de la ronce ; elles sont seulement un peu plus larges et d'une nuance plus foncée. <3> Le fruit, dans le principe, rappelle, pour la couleur et le volume, les baies blanches du myrte déjà mûres ; <4> en se développant, il devient écarlate et aussi gros que les olives rondes ; le noyau en est très-petit. <5> Dès qu'il a suffisamment mûri, on le cueille, on le broie dans une espèce de bière de froment, et ainsi broyé, on le fait coaguler pour l'usage des esclaves ; quelquefois aussi on le prépare de même, en ayant soin de retirer le noyau ; il sert alors de nourriture aux hommes libres. <6> C'est un mets qui, par la saveur, ressemble aux figues sauvages et aux dattes ; mais il est préférable par son parfum. <7> On fait encore du lotus, après l'avoir broyé et fait infuser dans l'eau, un vin dont le bouquet est fort agréable et qui a beaucoup de rapport avec du bon hydromel. On le boit pur ; ce vin ne se conserve pas plus de dix jours : <8> De là les Africains n'en font qu'en petite provision et suivant leurs besoins. Du lotus on tire même du vinaigre. [12,3] III. <1> La fertilité de l'Afrique est admirable : <2> aussi pourrait-on justement accuser Timée non seulement d'ignorance, mais encore de puérilité et d'irréflexion, et lui reprocher d'avoir trop obéi à de vieilles traditions que nous avons, nous, négligées, quand il affirme que l'Afrique est un pays sablonneux, desséché, stérile dans toute son étendue. <3> Il en est de même pour ce qu'il dit des animaux. Les chevaux, les bœufs, les moutons, les chèvres abondent tellement en cette contrée qu'on ne saurait en trouver dans aucun lieu du monde un aussi grand nombre ; <4> car la plupart des peuplades africaines ne connaissant pas les fruits que donne la culture, ne se nourrissent que d'animaux, et vivent au milieu de troupeaux immenses. <5> Quant à la force et à la quantité des éléphants, des lions et des panthères, à la grandeur et à la beauté des buffles et des autruches, qui n'en a entendu parler? Ces animaux n'existent pas en Europe ; mais l'Afrique en est pleine. <6> Timée cependant n'en sait rien, et il semble avoir pris plaisir à dire le contraire de la vérité. <7> Du reste, inexact concernant l'Afrique, il ne l'est pas moins à propos de la Corse. <8> Il parle de cette île en son deuxième livre, et la peuple de chèvres, de bœufs sauvages, de brebis, de cerfs, de lièvres, de loups et d'autres animaux de ce genre ; il prétend même que les habitants passent leur vie à en faire la chasse, et que c'est là toute leur occupation. <9> Mais on ne saurait trouver dans la Corse ni chèvre, ni bœuf sauvage, ni lièvre, ni loup, ni cerf, ni aucun animal analogue; on n'y voit que des renards, des lapins et des brebis sauvages. <10> Le lapin est un animal qui, à distance, semble être un pelit lièvre ; mais, lorsqu'on le prend dans la main, on s'aperçoit qu'il en diffère et pour la forme et pour la saveur. Le lapin habite le plus souvent sous terre. [12,4] IV. <1> Il est toutefois une cause qui conduit à croire que, dans cette île, tous les animaux sont sauvages. <2> Comme les bergers ne peuvent suivre dans les pâturages leurs troupeaux, parce que l'île est fort boisée et coupée de ravins et de rochers, ils se placent, quand ils veulent les réunir, sur quelque hauteur propre à leur dessein, et sonnent de la trompette. Chaque troupeau accourt sans se tromper vers son maître. <3> Mais si quelque voyageur, à la vue de chèvres et de bœufs abandonnés à eux-mêmes, tente de s'en emparer, ils ne se laissent pas approcher et fuient aussitôt. <4> Le pasteur au contraire n'a qu'à sonner de la trompette, dans le cas où il voit quelque étranger venir, pour qu'ils se rassemblent et s'élancent rapidement vers lui. C'est ainsi qu'ils paraissent sauvages; et Timée, qui ne s'était informé de tous ces détails que mal et à la hâte, s'y est fourvoyé. <5> Que maintenant ces animaux obéissent au son de la trompette, il n'y a rien là de merveilleux. <6> En Italie aussi, les porchers procèdent de même; ils ne marchent pas derrière leurs troupeaux, comme on fait en Grèce; ils les précèdent à quelque distance en donnant de la trompette, et les porcs les suivent ; ils se réunissent au bruit de cet instrument. <7> Ils s'habituent même à distinguer le timbre de la trompette particulière à chacun d'eux avec une délicatesse qui semble incroyable à qui en entend parler pour la première fois. <8> Les besoins d'une population nombreuse et de larges fournitures de viande font qu'on élève en ce pays un grand nombre de porcs, surtout dans les provinces maritimes, chez les Étrusques et les Gaulois. Souvent une seule truie nourrit mille porcs et plus. <9> Les troupeaux sortent de l'étable par races et d'après leur âge. <10> Mais dès que plusieurs sont réunis dans un même lieu, il n'est plus possible de maintenir cet ordre, et ils se mêlent entre eux soit en quittant l'étable même, soit dans le pâturage, soit enfin au retour. <11> De là les porchers ont imaginé l'emploi de la trompette pour les distinguer sans peine et sans fatigue quand ils sont confondus. <12> Aussitôt qu'un porcher fait entendre d'un côté sa trompette, et qu'un autre se portant ailleurs en donne à son tour, les animaux se séparent d'eux-mêmes et obéissent à la voix de la trompette avec une telle ardeur qu'il n'est plus possible de les retenir ou de les arrêter dans leur course. <13> Mais en Grèce, lorsque les porcs se confondent en cherchant leur pâture parmi les chênes, le propriétaire qui a le plus de bras à son service rabat à la première occasion favorable les porcs de son voisin parmi les siens, et les emmène. <14> Quelquefois aussi un voleur, se glissant avec adresse, les dérobe sans que le gardien, à la distance où se portent ses animaux pour ramasser le gland lorsqu'il commence à tomber, puisse savoir comme il les a perdus. C'en est assez sur ce sujet. [12,5] V. <1> J'ai visité plusieurs fois la ville de Locres, j'ai rendu aux Locriens des services importants. <2> C'est grâce à moi qu'ils ont été exemptés d'une expédition en Espagne et d'une autre en Dalmatie, où, suivant un traité, ils devaient envoyer des troupes par mer. <3> Soustraits ainsi aux chances de graves dangers et de fâcheuses dépenses, ils m'ont récompensé par toute sorte d'honneurs et d'amitiés. <4> Je dois par cela même être plus disposé à vanter les Locriens qu'à les déprécier; cependant je ne crains pas de dire et d'écrire que l'opinion d'Aristote, concernant cette colonie, est plus vraie que celle de Timée. <5> Je sais quelques Locriens mêmes qui reconnaissent avoir reçu de leurs pères la tradition qu'Aristote raconte et non pas celle de Timée. Voilà les preuves qu'ils apportent en faveur d'Aristote. <6> D'abord, tout ce qu'il y a chez eux de noblesse héréditaire vient des femmes seulement. On regarde comme nobles, chez les Locriens, ceux qui descendent des familles qu'on appelle les « cent maisons. » <7> Ces « cent maisons » avaient été distinguées entre toutes avant la fondation de la colonie, c'était de leur sein que les Locriens, suivant un oracle, devaient tirer les jeunes filles qu'il fallait envoyer à Troie chaque année (2). <8> Quelques femmes de ces familles quittèrent leur pays avec la colonie, et leurs descendants sont encore considérés comme nobles et appelés membres des « cent maisons. » <9> Voyez encore cette anecdote qui nous a été transmise au sujet de la jeune fille qu'on appelle chez eux « phialéphore. » <10> A l'époque même où les Locriens chassèrent les Siciliens du terrain qu'ils occupaient en Italie, c'était chez ces derniers un usage que l'enfant mâle de la famille la plus noble et la plus illustre présidât aux sacrifices ; les vainqueurs, parmi beaucoup de coutumes qu'ils empruntèrent aux vaincus, faute de lois nationales, adoptèrent également celle que nous venons de citer; mais en la conservant ils la modifièrent dans ce sens que, <11> pour phialéphore, ils résolurent de choisir parmi eux non plus un garçon, mais une jeune fille, à cause de la noblesse attachée chez eux aux femmes. [12,6] VI. <1> Jamais, en outre, il n'y eut de traités entre les Locriens d'Italie et ceux de Grèce. Jamais ils n'ont prétendu qu'il en ait existé. <2> Mais c'est une tradition populaire qu'ils furent alliés aux Siciliens. Ils racontent même à ce sujet, qu'au moment où ils surprirent brusquement les Siciliens sur ces terres qu'à leur place ils occupent aujourd'hui, et où ce peuple, étonné de leur soudaine apparition, les reçut dans son sein par crainte; <3> un traité fut conclu en ces termes : « Les Locriens vivront en bonne intelligence avec les Siciliens et regarderont le pays comme commun aux deux nations aussi longtemps qu'ils marcheront sur cette terre et qu'ils porteront des têtes sur leurs épaules. » <4> Lorsque les conventions furent faites, les Locriens mirent de la terre sous la semelle de leurs souliers, placèrent sur leurs épaules des têtes d'ail invisibles et prêtèrent ainsi serment, <5> puis ils secouèrent la terre de leurs chaussures, les têtes d'ail de leurs épaules, et bientôt chassèrent les Siciliens du pays. <6> Telle est la tradition accréditée chez les Locriens. VIa. <1> Sur ces seules raisons, on doit adopter la doctrine d'Aristote plutôt que celle de Timée. <2> Ce qui suit dans cet historien n'est pas moins insensé. Regarder en effet comme improbable, ainsi qu'il le prétend , que les esclaves des anciens Locriens, au service de Lacédémone, <3> aient continué de témoigner aux amis de leurs maîtres les bons sentiments de ceux-ci, me semble une simplicité. Des esclaves qui ont fait une brillante fortune, essayent après quelque temps, avec plus d'ardeur que ne le feraient des hommes du même sang, de maintenir, de renouveler les rapports d'amitié, les droits d'hospitalité et de parenté que leurs maîtres leur ont transmis :<4> ils désirent effacer par là le souvenir de leur obscurité, de leur infériorité primitive, en voulant passer pour les descendants et non pour les affranchis de ceux que jadis ils servirent. VIb. <1> C'est ce qui sans doute eut lieu chez les Locriens d'Italie. Éloignés de ceux qui connaissaient leur fortune, et comptant sur l'effet des années, ils n'étaient pas assez insensés pour suivre une conduite qui pût rappeler leur ancienne obscurité, et ne point tout tenter au contraire pour en dérober le souvenir. <2> Ils donnèrent en conséquence à leur ville le nom du pays de leurs femmes, et par elles se créèrent avec les Locriens une parenté qui n'était pas ; ils renouvelèrent les amitiés et les alliances qu'elles tenaient de leurs ancêtres. <3> Que les Athéniens aient ravagé leur pays, ce n'est pas une preuve qu'on puisse alléguer contre Aristote. <4> S'il est tout naturel que les Locriens qui abandonnèrent leur pays pour venir en Italie aient recherché, fussent-ils dix fois esclaves, l'alliance de Lacédémone, il l'est aussi que les Athéniens aient pris contre eux les armes, bien moins du reste en considération de ce qu'ils avaient pu faire, que de leurs intentions malveillantes à leur égard. <5> D'accord, dira-t-on. Mais pourquoi les Lacédémoniens ont-ils renvoyé à Sparte les jeunes gens, afin de donner des enfants à la république, et n'ont-ils pas permis aux Locriens d'en faire autant? <6> Au nom de la vraisemblance, comme de la vérité, il y a là une grande différence à établir. <7> D'abord les Lacédémoniens ne pouvaient empêcher les Locriens d'agir comme eux : c'eût été absurde ; et ensuite, quand bien même ils les eussent poussés à en faire autant, ceux-ci n'eussent pas suivi la même conduite. <8> Car, à Lacédémone, c'est un usage consacré qu'une seule femme appartienne à trois ou quatre hommes, et même plus, s'ils sont frères, et que les enfants soient communs ; c'est même une chose belle et ordinaire chez eux, qu'un citoyen qui a une descendance suffisante donne sa femme à un ami. <9> Les Locriens donc, qui n'avaient prononcé ni ces imprécations ni ces serments par lesquels les Lacédémoniens s'étaient engagés à ne rentrer dans leur patrie qu'après avoir dompté la Messénie, purent sans peine s'abstenir de regagner en masse la Locride, <10> et en n'y revenant que par des détachements rares et faibles, ils donnèrent à leurs femmes le temps d'avoir commerce avec leurs esclaves ou avec des hommes déjà mariés ; ce fut le sort surtout des jeunes filles. Telle fut la cause de l'émigration. [12,7] VII. <1> Timée commet mille erreurs semblables. Le plus souvent ce n'est pas chez lui ignorance, mais aveuglé par l'esprit de parti, lorsqu'il veut louer ou blâmer quelqu'un, aussitôt il ne se possède plus : il oublie toute bienséance. <2> Nous avons suffisamment montré comment et d'après quelles raisons Aristote établit sa théorie concernant les Locriens. <3> Cet examen sera le point de départ de ce que nous devons dire de Timée, de ses ouvrages, et en général des devoirs de l'historien. <4> Tous deux n'ont bâti leurs systèmes que sur des probabilités; mais tous mes lecteurs reconnaîtront, d'après ma critique, que la vraisemblance est du côté d'Aristote. Quant à la vérité exacte, absolue, dans une telle question il est impossible d'y parvenir. <5> Supposons cependant un instant que la conclusion de Timée soit plus probable que celle d'Aristote, faudra-t-il pour cela que tout historien qui n'aura pas été comme lui infaillible, soit exposé à des invectives de tout genre et encoure presque un procès criminel ? <6> Non, nous avons déjà dit qu'on devait reprendre avec douceur et excuser les erreurs qui viennent de l'ignorance, et réserver une inexorable critique pour les fautes faites à dessein. [12,8] VIII. <1> On doit donc, ou bien prouver qu'Aristote a parlé, comme nous l'avons dit des Locriens, soit par flatterie à l'égard de quelque puissance, soit par intérêt, soit par ressentiment; ou bien, si on n'ose formuler une telle accusation, reconnaître qu'il est insensé et de mauvais goût de prendre le ton d'amertume et de haine qu'emploie Timée contre Aristote. <2> Il l'appelle impudent, étourdi, téméraire; il lui reproche d'avoir calomnié la ville de Locres en disant que c'était une colonie composée d'esclaves fugitifs, d'adultères, de voleurs, d'esclaves : <3> « Voyez-le donc, écrit-il, affirmer tous ces mensonges avec une telle assurance qu'il semble être un général d'armée ayant tout à l'heure vaincu les Perses aux portes Ciliciennes, et non un misérable, un détestable sophiste illuminé sur ses vieux jours, qui sent encore sa fameuse boutique d'apothicaire qu'il a fermée depuis peu, un parasite, un gourmand, un pilier de cuisine, toujours et partout sur sa bouche. » <5> A peine, je crois, pourrait-on supporter un bateleur, un homme de la plus basse classe tenant un tel langage devant un tribunal, tant il me semble impudent! <6> Mais un écrivain qui consacre sa plume à de grands récits, un historien vraiment digne de ce nom, ne devrait jamais avoir de telles pensées, bien loin de les écrire. [12,9] IX. <1> Examinons plus à fond l'esprit qui animait Timée, et jugeons, en les comparant, les raisons qu'Aristote et lui fournissent en faveur de leur doctrine sur la colonie de Locres. Nous verrons, par cet examen, quel est celui qui, en définitive, mérite le plus cette critique violente dont Timée donne l'exemple. <2> Il dit, dans le même livre, que jamais il ne s'est borné aux probabilités; qu'il est allé chercher chez les Locriens, même en Grèce, les détails nécessaires au sujet, <3> et que les Locriens lui ont montré un traité écrit dont on peut prendre encore connaissance, et qui commence en ces termes : « Comme il convient à des pères envers leurs enfants. » <4> Il ajoute avoir vu des décrets qui établissent entre les deux Locrides le droit commun de cité. Il prétend enfin que les Locriens, instruits de ce qu'Aristote avait écrit sur leur colonie, s'étaient indignés de pareilles assertions. <5> A Locres, en Italie, il avait, ajoute-t-il, trouvé une législation, des usages qui n'étaient guère dans l'esprit de vils esclaves, mais véritablement dignes d'hommes libres. La loi, par exemple, prononçait chez eux des châtiments contre les esclaves fugitifs, contre les voleurs d'esclaves et les adultères. <6> Or, ils n'auraient jamais porté de telles lois s'ils avaient cru avoir pour pères des hommes de la même trempe. [12,10] X. <1> D'abord, on pourrait se demandera à quels Locriens il s'est adressé pour avoir ces détails. <2> Si, en Grèce comme en Italie, les Locriens ne formaient qu'une seule cité, le doute ne serait plus permis, la chose serait évidente. <3> Mais comme en Grèce il y a deux peuples du même nom, auprès duquel a-t-il cherché ces détails, et de plus, auprès de quelle ville de l'un ou de l'autre ? Chez qui a-t-il trouvé le traité écrit? il ne nous en dit rien. <4> Cependant, un des traits caractéristiques de Timée, une qualité qu'il oppose aux historiens ses rivaux comme un titre à la faveur, c'est une exactitude scrupuleuse et un soin particulier dans l'indication des dates et dans celle des autorités dont il s'est servi : il n'est personne, je pense, qui l'ignore. <5> Aussi, doit-on justement s'étonner qu'il n'ait cité ni le nom de la ville où il a rencontré ces lumières, ni le lieu où le traité a été rédigé, ni les magistrats qui le lui ont montré et qui ont conversé avec lui ; par là il eût évité toute équivoque. Dès que le lieu et la ville étaient déterminés, rien n'était plus facile pour les incrédules que de s'assurer de la vérité. <6> Si donc il a omis ces détails, c'est qu'il avait conscience de ses mensonges volontaires. Il est évident par ce qui suit que, dans le cas où il eût réellement trouvé ces preuves, loin de négliger ce qui pouvait les confirmer, il s'en fût avidement saisi. <7> Il s'appuie sur l'autorité d'Échécrate qu'il nomme à propos des Locriens d'Italie ; il dit que c'est lui qui l'a entretenu de ce peuple, <8> qui lui en a tracé l'histoire; et pour ne pas paraître citer un témoignage sans valeur, il ajoute que le père d'Échécrate avait été chargé d'une ambassade par Denys. <9> Comment un homme si exact, du reste, pourrait-il se taire sur un écrit public ou sur une ancienne inscription qu'il aurait découverte ? [12,11] XIa. <1> C'est encore Timée qui présente le tableau chronologique des rois et des éphores lacédémoniens depuis les temps les plus reculés; c'est lui qui rapproche le nom des archontes à Athènes et des prêtresses de Junon à Argos, du nom des vainqueurs à Olympie, et qui relève une faute qui s'était glissée dans les monuments de ces villes; et il ne s'agissait que d'une différence de trois mois! c'est lui qui découvre jusqu'au fond des sanctuaires des textes de traité et des monuments d'anciennes relations d'hospitalité publique dans les vestibules des temples. Comment croire ensuite qu'il ait ignoré aucun des renseignements que nous demandons; ou bien, s'il les a eus en main, qu'il ait pu par oubli les passer sous silence? Que s'il a menti, pas de pardon pour lui. Censeur rigoureux et impitoyable à l'égard d'autrui, qu'il trouve aussi chez les autres une critique sans pitié : c'est justice. <5> Quoi qu'il en soit, après en avoir évidemment imposé sur les Locriens de la Grèce, arrivé aux Locriens de l'Italie, il dit que des liens communs d'administration et de bienveillance unissaient ces deux peuples, et qu'Aristote et Théophraste ont falsifié les faits. <6> Je me vois donc encore obligé de m'écarter de mon sujet pour éclaircir ces questions et pour les résoudre d'une manière certaine. <7> Mais j'ai eu le soin de réserver ici une place spéciale à ces développements sur Timée afin d'éviter d'interrompre mon récit par de continuelles digressions. XIb. <1> On a coutume (dit Polybe) d'appliquer à ceux qui manquent à leur parole ce proverbe : « Promesse de Locrien. » Il court à ce sujet une anecdote que tous les historiens, et avec eux tous les hommes, ont acceptée. <2> On raconte qu'à l'époque de l'invasion des Héraclides, les Locriens convinrent avec les Péloponésiens de leur indiquer par des signaux de guerre si les Héraclides prenaient la route de l'isthme ou celle de Rhium, afin qu'avertis à propos ils pussent mieux se garantir de l'invasion. <3> Mais les Locriens, au lieu de lever des fanaux en signe de guerre en levèrent en signe de paix. Les Héraclides achevèrent leur invasion sans danger, et les Péloponésiens, qui n'avaient fait aucun préparatif, trahis par les Locriens, virent tout à coup l'ennemi pénétrer sur leur territoire. XIc. Il n'y a pas de plus grand défaut, dit Timée en son histoire, que le mensonge. Aussi, tout écrivain que l'on a convaincu d'imposture dans ses récits, doit-il chercher pour ses ouvrages un titre quel qu'il soit, plutôt que celui de travail historique. [12,12] XII. <1> Une règle, ajoute-t-il, qui n'a pas la longueur accoutumée, ou qui est trop peu large, et qui a du moins le mérite qui lui est essentiel, d'être droite, est toujours une règle : c'est ainsi qu'il faut la nommer. Mais dès qu'elle cesse d'être exacte, et perd ainsi la qualité qui la constitue, on doit lui donner tout autre nom que celui de règle. <2> De même quand il s'agit d'histoire, quelles que soient les fautes que l'on commette contre le style, contre la composition, et quoiqu'on manque enfin aux principes mêmes les plus importants, tant qu'on reste fidèle à la vérité, l'ouvrage a toujours droit à son titre d'histoire ; mais s'il est contraire au vrai, il en devient indigne. <3> Oui sans doute (reprend Polybe) la vérité doit être le fond de toute histoire, et dans le cours de cette œuvre je me rappelle avoir dit quelque part : « Enlevez les yeux à un être animé, vous le rendez désormais inutile; de même si vous séparez l'histoire de la vérité, le récit n'est plus qu'une vaine et frivole amplification (9). » <4> Mais nous avons distingué deux espèces de fausseté : l'une réfléchie, l'autre involontaire. <5> Or, l'écrivain qui s'écarte du vrai par erreur, a droit à l'indulgence, et celui qui se trompe sciemment est seul digne de toute notre colère. <6> Ainsi, je le répète, nous sommes d'accord avec Timée sur un point, mais ensuite j'établis qu'il y a une grande différence entre le mensonge volontaire et celui qui ne l'est pas. L'un mérite qu'on l'excuse et qu'on le rectifie avec bienveillance, l'autre doit être flétri sans ménagement : <7> c'est à ce dernier genre de mensonge que Timée est surtout sujet. Du reste, les faits que nous avons déjà rappelés le montrent assez. [12,13] XIII. <1> « Démocharès, dit Timée, était un infâme prostitué, indigne de souffler le feu sacré, et qui dans sa conduite a surpassé toutes les infamies dont sont pleins les livres de Botrys, de Philénis et d'autres auteurs impurs. » <2> Ce sont là, en vérité, des invectives, des injures que, je ne dirai pas un homme instruit, mais un misérable même, faisant trafic de sa personne, ne se permettrait point. <3> Timée, pour donner quelque poids à ces révoltantes obscénités et à son impudeur, ajoute à ses impostures une imposture nouvelle, en invoquant contre Démocharès un certain poète comique sans renom. <4> Ce qui me fait penser, quant à moi, que Timée en impose ici, c'est que Démocharès, neveu de Démosthène, était bien né et qu'il fut bien élevé ; <5> c'est que les Athéniens ne lui décernèrent pas seulement le titre de général, mais encore d'autres dignités qui certes ne lui eussent jamais été accordées s'il eût été si infâme. <6> En définitive, Timée accuse moins Démocharès que les Athéniens qui poussèrent dans la voie des honneurs un tel homme, et lui remirent la défense de leurs vies et leur gouvernement. <7> Mais il n'en est rien. Autrement ce n'eût pas été le poète Archédique qui seul eût tenu sur Démocharès les propos que Timée lui prête : <8> ces accusations eussent été répétées par beaucoup d'amis d'Antipater, d'Antipater contre qui Démocharès dirigea plus d'une attaque bien faite pour l'irriter, lui, ses successeurs et ses partisans ; elles l'eussent été par des hommes d'un parti opposé au sien en politique, tels que Démétrius de Phalère, par exemple. <9> Car Démocharès ne lui épargna pas non plus d'amers reproches ; il osa dire qu'à la tête des affaires, Démétrius avait signalé son administration par des faits dont un usurier seul ou un artisan pourraient se glorifier peut-être. « <10> Démétrius , disait encore Démocharès, tire vanité de ce que, sous son gouvernement, les vivres sont dans Athènes à vil prix et en grande abondance. <11> Mais cette huître qui, mue par un secret mécanisme, le précédait dans les cérémonies publiques, jetant sa salive; mais ces ânes introduits sur le théâtre (or cela faisait allusion à la honte de la république, qui laissait à la Grèce tous les autres avantages et se réservait d'obéir à Cassandre), il voyait tout cela sans rougir. » <12> Cependant, en dépit de ces terribles attaques, jamais Démétrius ni aucun historien n'a tenu sur Démocharès le langage de Timée. [12,14] XIV. <1> Convaincu que le témoignage d'Athènes est une autorité plus imposante que la rage de Timée, j'affirme que Démocharès est innocent de tout ce qu'il lui impute. <2> Mais en supposant même que ces désordres fussent réels, quelle nécessité forçait Timée à consacrer ces détails dans une histoire ? <3> Quand il s'agit de se venger, l'homme intelligent consulte dans sa vengeance bien moins ce dont est digne l'offenseur que ce que l'intérêt de sa dignité lui permet ; <4> de même dans l'invective, il faut plutôt se demander jusqu'à quel point la convenance nous permet d'aller, que se borner à voir ce que notre ennemi mérite d'entendre. <5> Nous ne saurions trop nous défier de ces hommes qui mesurent leur colère à leur haine, ni trop refuser créance à tout langage qui n'est point mesuré. <6> Aussi croyons-nous juste de ne point ajouter foi aux accusations de Timée contre Démocharès. <7> Timée n'a de droit ni à notre confiance ni à notre pardon, après avoir, dans son humeur médisante, manqué ouvertement par ses injures à toutes les bienséances. [12,15] XV. <1> Je n'approuverai pas davantage ses invectives à l'égard d'Agathocle, quelque pervers qu'ait été ce tyran. <2> Je veux parler de ce passage où, vers la fin de son histoire, il dit qu'Agathocle, dans sa jeunesse, avait été un prostitué ; qu'il se livrait aux désirs des hommes les plus impudiques ; que c'était un geai, une buse se prêtant à tous les caprices d'un libertinage effronté. <3> Il rapporte encore que sa femme, le voyant mort, répétait en versant des larmes : « Que ne t'ai-je?... que ne m'as-tu?... » <4> Qui, en entendant de pareils propos, ne crierait à la calomnie comme pour Démocharès ? Qui ne s'étonnerait de cet excès de méchante humeur? <5> Qu'Agathocle, en effet, ait reçu de la nature de grandes qualités, c'est une vérité qui ressort des détails fournis par Timée lui-même. <6> Quand on le voit à dix-huit ans laissant là la fumée, et la roue et l'argile du potier, se rendre hardiment à Syracuse, <7> et peu de temps après , parti de si bas, devenir maître de la Sicile, livrer aux Carthaginois de terribles batailles, vieillir au pouvoir et mourir sûr le trône, <8> ne doit-on pas nécessairement conclure qu'Agathocle était un esprit supérieur, ayant pour la pratique des affaires de nombreuses qualités qui l'y portaient? <9> L'histoire ne doit pas seulement livrer à la postérité ce qui peut déprécier et flétrir un tel prince, mais tenir aussi compte de ce qui est à sa gloire : voilà ce qui convient à la véritable histoire. <10> Timée, aveuglé par son fiel, a perfidement développé les circonstances où Agathocle a failli, et a passé sous silence ses belles actions ;<11> il ignorait sans doute que taire certains faits est un mensonge aussi grave qu'en raconter d'imaginaires. <12> Nous ne voulons pas insister davantage sur ces détails à cause de ce qu'ils ont de pénible, mais nous n'avons pas voulu laisser de côté ce qui se rattachait à notre sujet. [12,16] XVI. <1> Deux jeunes gens se disputaient un esclave: l'un d'eux le possédait depuis longtemps ; <2> l'autre, deux jours avant le procès, partit pour la campagne et profita de l'absence du maître pour emmener l'esclave chez lui. <3> A la nouvelle de ce rapt, le propriétaire se rendit auprès de l'homme avec qui il était en litige, reprit son bien, et devant les tribunaux prétendit qu'il pouvait garder l'esclave sous caution, <4> puisqu'aux termes mêmes de la loi de Zaleucus, doit être maître, jusqu'au jugement , de la chose contestée celui de qui elle a été détournée. <5> La partie adverse, invoquant la même loi, prétendait à son tour que c'était elle qui était victime du détournement, puisque l'esclave avait été conduit de sa maison même au tribunal. <6> Les magistrats, embarrassés , en appelèrent au cosmopole, et lui soumirent le procès. <7> Le cosmopole déclara qu'il n'y avait jamais détournement que pour celui qui, pendant quelque temps, avait eu la tranquille possession de l'objet contesté ; <8> et que si cet objet, qu'un rival avait transporté chez soi par la force, était repris par le propriétaire véritable, celui-ci n'était pas coupable de détournement. <9> Le jeune homme, irrité de cette interprétation , niait que telle fût l'intention du législateur. Le cosmopole alors lui demanda, dit- on, s'il voulait qu'on débattît le sens de cette clause suivant la prescription de Zaleucus. <10> Cette prescription était que, dans le conseil des Mille, le juge et la partie plaignante discutassent la corde au cou, <11> et que celui qui était déclaré avoir mal expliqué la loi, pérît étranglé aux yeux de tous. <12> A cette proposition, le jeune homme se récria que la partie n'était pas égale, que le cosmopole n'avait plus que deux ou trois ans à vivre ( <13> c'était un vieillard de quatre-vingt-dix ans environ ), tandis qu'il avait encore devant lui une longue existence. <14> Par cette plaisanterie, le jeune homme enleva à cette dernière scène ce qu'elle avait de sérieux, et le tribunal prononça sur la question comme le cosmopole. [12,17] XVII. <1> Afin de ne pas paraître contester au hasard le témoignage d'hommes si illustres, nous rappellerons ici une seule bataille, qui fut une des plus célèbres qui aient jamais été livrées, qui de plus n'est pas fort éloignée de nous, dont enfin Callisthène fut lui-même témoin. <2> Je veux parler de la bataille engagée par Alexandre en Cilicie contre Darius. Alexandre avait déjà, dit notre auteur, franchi les défilés et les portes Ciliciennes. Darius, après avoir passé les portes Amaniques, était aussi en Cilicie avec son armée : <3> informé par les indigènes qu'Alexandre marchait vers la Syrie, il le suivit, et à quelque distance du défilé qui y conduisait , s'établit sur le fleuve Pinarus. <4> Il n'y a en cet endroit, depuis la mer jusqu'au pied des montagnes, que quatorze stades, et la plaine est traversée obliquement par le Pinarus, <5> qui à la descente même des montagnes se creuse aussitôt un lit profond, et qui ensuite va se jeter dans la mer, resserré entre des rives d'un accès difficile et à pic. <6> Callisthène, la position de Darius indiquée, ajoute qu'Alexandre revint sur ses pas, et que Darius et ses officiers jugèrent à propos de disposer toute leur phalange sur le terrain même où ils se trouvaient, et de se couvrir du fleuve qui coulait près du camp. <7> Puis il plaça sa cavalerie sur les bords de la mer, les mercenaires auprès d'elle, le long du fleuve, et les peltastes au pied même des montagnes. [12,18] XVIII. <1> Mais comment Darius put-il ranger ses troupes devant la phalange, le fleuve coulant près du camp ? c'est ce qu'il est difficile d'imaginer, si nous songeons au nombre qu'elles formaient. <2> Au dire de Callisthène lui-même, il y avait trente mille cavaliers et autant de mercenaires, et on peut sans peine concevoir de quel grand terrain il était besoin pour loger ces forces. <3> Le plus ordinairement, quand il s'agit d'une bataille, la cavalerie se range sur huit hommes de profondeur, et entre chaque escadron il faut ménager un intervalle qui permette de faire des conversions sur les deux flancs ou de reculer. <4> Un stade contient ainsi huit cents chevaux ; dix, huit mille ; quatre, trois mille deux cents; et un terrain comme celui dont il s'agit, c'est-à-dire de quatorze stades, ne saurait recevoir que onze mille deux cents cavaliers. <5> Pour que Darius y entassât ses trente mille hommes, il aurait presque fallu que sa cavalerie se divisât en trois corps placés les uns contre les autres. <6> Et encore, où étaient les mercenaires? Derrière la cavalerie, peut-être. Mais Callisthène n'en dit pas un mot ; il prétend même que ce furent les mercenaires qui en vinrent aux mains avec les Macédoniens dans la mêlée. I<7> l faut alors supposer qu'une moitié de la plaine, du côté de la mer, était occupée par la cavalerie, et que l'autre, du côté des montagnes, l'était par les mercenaires. <8> Par là il est facile de se figurer quelle devait être la profondeur de la cavalerie, et à quelle distance le fleuve se trouvait du camp de Darius. <9> Il prétend encore qu'à l'approche des ennemis, Darius, qui était au centre, appela les mercenaires de l'aile à son secours. Mais cette manœuvre est inexplicable. Le point de contact de la cavalerie et des mercenaires devait être au centre ; où donc, comment et pourquoi Darius eût-il appelé les mercenaires ? <10> Enfin Callisthène ajoute que la cavalerie de l'aile droite vint se heurter contre Alexandre ; que celui-ci soutint bravement le choc, et que la mêlée fut des plus chaudes. <12> Mais il a donc oublié le fleuve dont il nous parlait tout à l'heure ? Et quel fleuve ! [12,19] XIX. <1> Ce qu'il dit au sujet d'Alexandre n'est pas plus vrai. Il affirme que ce héros passa en Asie avec quarante mille fantassins et quatre mille cinq cents cavaliers , <2> et qu'au moment d'entrer en Cilicie, il reçut de Macédoine un renfort de cinq mille fantassins et de huit cents chevaux. <3> Retranchons trois mille fantassins et trois cents cavaliers, pour porter aussi haut que possible le chiffre des soldats absents pour différents motifs ; il restera encore quarante-deux mille hommes de pied et cinq mille chevaux. <4> Cela établi, Callisthène raconte qu'Alexandre n'apprit l'arrivée de Darius en Cilicie qu'alors qu'il était à cent stades de ce prince, au sortir des défilés; <5> qu'il se hâta en conséquence de les faire repasser à son armée, la phalange en tête, la cavalerie au centre, et à l'arrière- garde les équipages; <6> qu'à peine arrivé dans la plaine, il donna ordre à toutes ses troupes de former la phalange, et qu'il la forma sur une profondeur d'abord de trente-deux hommes, puis de seize, et enfin de huit, près de l'ennemi. <7> Mais ces assertions sont encore plus erronées que les précédentes. Puisqu'un stade ne peut recevoir que seize cents hommes marchant sur une hauteur de seize, avec les intervalles ordinaires de six pieds entre chaque rang, <8> dix stades n'en recevront que seize mille, et vingt le double. <9> Il ressort de là, qu'au moment où Alexandre établissait ses colonnes sur une profondeur de seize hommes, il lui fallait un terrain de vingt stades d'étendue, et encore il n'y eût pas eu de place pour toute la cavalerie et les dix mille fantassins qui restaient. [12,20] XX. <1> Ce n'est pas tout. Callisthène avance hardiment qu'Alexandre, à quarante stades environ de l'ennemi, conduisit son armée de front. <2> On ne saurait s'imaginer folie plus grande. Comment trouver une plaine assez vaste, surtout en Cilicie, pour réunir une armée, munie de sarisses, s'étendant sur vingt stades de largeur et quarante de profondeur? <3> L'exécution d'une telle entreprise présenterait des difficultés qu'on ne pourrait énumérer facilement. On doit, du reste, tirer à ce sujet, des paroles mêmes de Callisthène, une conclusion sans réplique. <4> Il dit positivement quelque part que les torrents qui descendent des montagnes dans la plaine y creusent tant de précipices, que la plupart des Perses, en fuyant, périrent abîmés dans ces gouffres. <5> Mais, répondra-t-on, Alexandre voulait être en état de faire face à l'ennemi. <6> Et que peut-il y avoir de moins prêt à combattre qu'une phalange dont le front serait brisé ou rompu? Combien il est plus facile de lui faire quitter son ordre de marche pour la ranger en bataille que de la remettre en ligne droite, quand elle est divisée sur un terrain coupé de ravins et boisé ! <7> Il valait cent fois mieux, pour Alexandre, former trois ou quatre corps de la phalange qui fussent réguliers. Il n'était plus, dès lors impossible de trouver un passage pour ces troupes, et les placer rapidement en ordre de bataille était aisé, rien n'ayant pu, d'ailleurs, empêcher Alexandre de connaître de loin, par des éclaireurs, la présence de l'ennemi. <8> Enfin, sans parler d'autres fautes de tactique, Alexandre n'a pas, en conduisant son armée de front dans une plaine, mis la cavalerie en avant : il l'avait placée sur la même ligne que l'infanterie. [12,21] XXI. <1> Ce qu'il y a, du reste, de plus curieux dans le récit de Callisthène, c'est cette assertion qu'à l'approche de l'ennemi, Alexandre donna à ses troupes huit hommes de profondeur. <2> Il est clair qu'une telle phalange devait s'étendre sur une longueur de quarante stades. <3> En supposant même que les rangs, comme dit le poète, fussent assez serrés pour se toucher entre eux, il fallait que la plaine eût au moins vingt stades; <4> mais lui-même déclara que le champ de bataille n'en avait pas quatorze. <5> Encore une partie de ces stades était voisine de la mer; l'autre moitié était réservée pour l'aile droite, et enfin toutes les troupes étaient réunies à une distance suffisante des montagnes pour ne pas être exposées aux coups des ennemis qui s'y étaient logés. <6> Alexandre, il est vrai, avait disposé en forme de tenaille une partie de ses soldats. Nous abandonnons, si l'on veut, pour cela, dix mille soldats, ce qui est beaucoup plus qu'il n'est nécessaire. <7> Toujours est-il que la phalange, pour se développer, n'avait pas plus de onze stades, suivant l'historien lui-même, et que, dans cet étroit espace, se trouvaient ainsi entassés trente- deux mille hommes sur trente de hauteur. <8> Il dit néanmoins qu'au moment du combat la hauteur des colonnes était de huit hommes. <9> Ce sont là de ces fautes qui sont sans excuse. L'impossible tout nu se réfute par soi-même; mais l'invraisemblance que des calculs cherchent à légitimer peut donner le change aux esprits inattentifs. <10> Aussi, quand un historien suppute l'intervalle qui sépare chaque homme, détermine la juste mesure du terrain et fixe le nombre des troupes, les mensonges qu'il commet ensuite ne sauraient obtenir grâce. [12,22] XXIIa. <1> Il serait trop long de signaler toutes les erreurs de ce genre ; citons-en quelques-unes seulement. <2> Il dit qu'Alexandre, dans son ordre de bataille, ne chercha qu'à se ménager l'occasion de combattre contre Darius en personne, et que Darius eut d'abord le même désir, mais qu'ensuite il changea d'avis. <3> Mais comment les deux rois purent-ils se reconnaître? en quel endroit chacun d'eux avait-il choisi son poste? que devint ensuite Darius? Ce sont là des questions dont Callisthène ne dit mot. <4> Par quelle merveille encore la phalange put-elle franchir le bord du fleuve, tout couvert de ronces et fort escarpé? Tout cela n'est guère croyable. <5> Aussi ne faut-il pas attribuer de tels manquements dans la tactique à Alexandre, quand on sait que dès son enfance il apprit et pratiqua le métier des armes, <6> mais s'attaquer plutôt à l'historien que son ignorance de l'art militaire a empêché de bien voir ce qui est possible et ce qui ne n'est pas. <7> Mais en voilà assez sur Éphore et Callisthène. XXIIb (18). <1> Rien de plus légitime que de reprendre et de critiquer ces écrivains qui, dans l'histoire, ont je ne sais quelles visions et quels rêves. Mais il est sage à ceux qui prennent eux-mêmes largement part à ces billevesées de se trouver heureux s'ils échappent au blâme, loin d'aller attaquer les autres, comme l'ose Timée. <2> Il dit que Callisthène, en écrivant sur Alexandre tant d'incroyables choses, est un flatteur s'écartant fort de la philosophie, un crédule livré tout entier aux corbeaux et aux prophétesses. Il ajoute qu'il reçut d'Alexandre un juste châtiment pour lui avoir corrompu le cœur autant qu'il était en lui. <3> Il félicite les orateurs de cette époque et particulièrement Démosthène, et les appelle vrais enfants de la Grèce, parce qu'ils refusèrent à Alexandre les honneurs divins. Enfin il répète que ce philosophe, qui avait voulu remettre entre des mains mortelles l'égide et la foudre, a reçu des dieux la légitime punition de son impiété. [12,23] XXIII. <1> Il fait aussi contre Éphore une sortie très violente, sans se rappeler qu'il ait double tort <2> de reprocher aigrement aux autres des défauts qui lui sont ordinaires, et de faire croire qu'il ait sens renversé, tant sont bizarres les pensées qu'il exprime dans ses mémoires el les opinions qu'il impose à ses lecteurs. <3> S'il faut conclure que Callisthène n'a été que justement puni en recevant la mort, quel supplice ne mérite pas Timée? Certes, la divinité aurait bien plus à s'irriter contre lui que contre Callisthène. <4> Si celui-ci voulait faire un dieu d'Alexandre, Timée élève Timoléon au-dessus des plus puissantes divinités. <5> Callisthène plaçait du moins au ciel un héros chez qui le monde entier reconnaît un génie supérieur à celui de l'homme ; <6> Timée en fait les honneurs à Timoléon, qui jamais ne conçut ni n'exécuta de grandes choses, et ne parcourut dans toute sa vie qu'une carrière fort courte, si on la compare à l'étendue de l'univers, la route de Corinthe à Syracuse. <7> Mais Timée, ce me semble, s'imaginait que si Timoléon, pour avoir acquis quelque gloire dans la Sicile seule, assez misérable théâtre paraissait comparable au plus fameux capitaine, lui aussi, pour avoir seulement parlé de la Sicile et de l'Italie, serait justement mis au même rang que les écrivains qui ont fait quelque histoire universelle. <8> Nous en avons assez dit pour justifier contre les attaques de Timée Aristote, Théophraste, Callisthène, Éphore, Démocharès, et assez pour éclairer ceux de ses partisans qui lui accordent le mérite de dire la vérité sans flatterie ni haine. [12,24] XXIV. <1> On ne saurait se tromper sur le caractère de Timée. Il prétend que les poètes et les écrivains en général, par la nature même de leurs fréquents retours sur tel ou tel sujet, révèlent suffisamment leur humeur. <2> Homère, par exemple, qui nous dépeint si souvent des festins, fait connaître par là son appétit glouton. Aristote, en parlant tant de fois cuisine dans ses écrits, nous montre en lui un homme friand et délicat. <3> Il juge de la même façon Denys le tyran, si curieux de couches élégantes et amateur passionné de solides et riches tapisseries. <4> Il faut appliquer à Timée ce principe, et on en conclura qu'il y a chez lui autant de frivolité que de malice. <5> Quand il s'agit de critiquer autrui, il est plein de vigueur et d'audace ; mais ses propres écrits abondent en visions, en prodiges, en contes invraisemblables, en viles superstitions et en fables bonnes pour une femme. <6> Il arrive que, par ignorance et par fausseté de jugement, certaines gens ont, pour ainsi parler, en présence des choses, de continuelles absences, et que tout en voyant ils ne voient plus : c'est là un fait que les fautes de Timée et mes observations mettent assez en évidence. [12,25] XXV. <1> On connaît ce fameux taureau d'airain que Phalaris avait construit à Agrigente et où il jetait des hommes vivants. Il faisait allumer en dessous un grand feu, <2> et soumettait ainsi ces malheureux à un horrible supplice : ils périssaient, l'airain une fois échauffé, brûlés de toutes parts; et si, dans l'excès de la douleur, quelque cri leur échappait, le son qui sortait de la machine ressemblait à un mugissement. <3> Ce taureau, lors de la domination des Carthaginois en Sicile , passa d'Agrigente à Carthage ; même encore aujourd'hui, on voit, placée entre les deux épaules du monstre, la porte par où descendaient les condamnés ; il n'y a enfin aucun motif qui puisse faire croire que ce taureau ait été fabriqué à Carthage, <4> et cependant Timée s'est imaginé de contester la tradition populaire, de nier les témoignages des poètes et de tous les écrivains, de dire enfin que le taureau qui se trouvait en Afrique ne venait pas d'Agrigente, et que jamais il n'y avait eu rien de semblable dans cette ville. <5> Il appuie même sur de longs commentaires son assertion. Comment qualifier en Timée cette ... je ne sais quel terme employer : <6> il me semble que cela mérite toutes les invectives auxquelles il a coutume de se livrer à l'égard d'autrui. <7> Déjà sans doute on a pu juger, par ce que nous avons dit, de son impudence, de sa méchanceté, de sa partialité; mais ce qui suit montrera mieux encore en lui l'homme sans lumières et sans savoir. <7> Dans le vingt et unième livre de son histoire, vers la fin, dans un discours qu'il prête à Timoléon, il écrit : « Toute la terre se divise en trois parties : l'Asie, l'Afrique et l'Europe. <8> On aurait peine à se figurer un tel langage, non pas seulement chez Timée, mais même chez Margites. <9> Qui est assez ignorant, parmi les historiens, ou plutôt parmi les hommes, pour ....? » XXVb. <1> Dans l'histoire de Pyrrhus, il avance que les Romains, en souvenir de la prise de Troie, tuent, à un jour donné, dans le champ de Mars, un cheval de guerre, parce que Troie fut autrefois enlevée au moyen d'un cheval. Cette anecdote est puérile ; <2> il faut, si on l'adopte, que presque tous les peuples barbares se disent descendants des Troyens : <3> car tous, ou pour mieux, dire la plupart, sur le point de faire une guerre ou de livrer une bataille décisive, ne manquent pas d'immoler un cheval en sacrifice, pour tirer un présage de la manière dont il tombe. XXVc. <1> Timée fait preuve, à la fois, d'une profonde ignorance et de je ne sais quelle vaine prétention au savoir, en supposant que, si les Romains immolent un cheval, ils le font en souvenir de Troie. <2> On peut juger par là des erreurs qu'il a répandues dans ses traités sur la Sicile, sur l'Afrique, et principalement sur l'Italie, et combien l'examen sérieux des faits est chez lui négligé. <3> Cependant, quoi de plus important en histoire que cette critique? <4> Mille événements s'accomplissent en plusieurs endroits à la fois, et il est clair qu'un seul homme ne peut suffire à tout voir, qu'il ne saurait de ses yeux connaître tous les lieux de l'univers et les faits qui s'y passent , <5> mais l'historien a pour ressource de prendre des renseignements auprès de nombreux témoins, d'ajouter foi à qui en est digne, d'apprécier enfin la valeur des détails qu'on lui donne. XXVd. <1> Comment, en vérité, excuser de telles fautes dans Timée, si impitoyable à l'égard des autres historiens? <2> Il accuse Théopompe d'avoir dit que Denys alla de Sicile à Corinthe sur un vaisseau rond, tandis que ce fut sur un vaisseau long. <3> Il reproche à Éphore de s'être contredit, parce qu'après avoir avancé que Denys l'Ancien était monté sur le trône à l'âge de vingt-trois ans et qu'il l'avait occupé quarante deux, il finit par dire qu'il mourut à soixante-six ans. <4> Mais on ne saurait attribuer cette faute à l'historien : elle appartient au copiste. <5> Certes, Éphore l'aurait emporté en sottise sur Corœbe et sur Margites, s'il n'avait pas su calculer que vingt-trois et quarante-deux font soixante-cinq. <6> La faute si grossière dont il est question est, je le répète, évidemment du copiste, et personne ne peut être encore ici dupe de l'esprit malfaisant et de la calomnie de Timée. XXVe. <1> Malgré ses prétentions à une critique sévère, Timée paraît s'écarter bien souvent de la vérité ; <2> il est st loin d'aller la puiser au besoin dans le témoignage d'autrui, que dans le récit de choses qu'il a vues de ses propres yeux, dans la description de lieux qu'il connaît, il ne dit rien qui soit juste. <3> Pour faire sentir la justesse de cette observation, nous n'avons qu'à constater son ignorance au sujet même de la Sicile. <4> Il ne sera plus besoin d'une longue démonstration pour établir son inexactitude, s'il est convaincu d'erreur à propos des lieux mêmes où il a été nourri. Et quels lieux célèbres ! <5> Par exemple, à l'entendre, la fontaine Aréthuse, à Syracuse , sort du fleuve Alphée, qui, dans le Péloponnèse, sépare l'Arcadie de l'Élide ; <6> il prétend que ce fleuve se perd sous terre et coule pendant quatre mille stades sous la mer de Sicile pour reparaître à Syracuse : <7> il donne pour preuve que des pluies torrentielles étant tombées une fois pendant les jeux olympiques, le fleuve inonda tous les lieux voisins du temple, <8> et que l'Aréthuse rejeta une grande quantité du fumier provenant des bœufs tués durant la fête, ainsi qu'une fiole d'or que quelques hommes reconnurent pour avoir figuré dans les cérémonies à Olympie et dont ils s'emparèrent. XXVf. <1> Si, comme dit le proverbe, il suffit d'une seule goutte échappée d'un grand vase pour connaître le liquide qu'il renferme, de même on peut tirer d'un seul fait de légitimes conséquences dans cette question de critique. <2> Dès qu'on a découvert un ou deux mensonges dans le cours d'une histoire, et surtout des mensonges volontaires, il est évident que tout ce que peut dire un tel historien est sans autorité ou sans valeur. <3> Pour amener à notre opinion les partisans de Timée, il nous reste à dire quelques mots de ses procédés, en ce qui concerne les harangues sur la place publique et dans les camps, ou bien encore les discours débités dans les ambassades, et toutes les compositions de ce genre qui sont comme le résumé et le fond de l'histoire entière. <4> Quel lecteur ne reconnaît que Timée a placé dans son ouvrage des harangues qu'il a composées à plaisir? <5> Jamais il ne cite les paroles des orateurs telles qu'elles se trouvent dans le texte même, mais y substituant au gré de son imagination ce qu'il suppose avoir dû être dit, il tient une liste fidèle de toutes les harangues prononcées, en les entourant de toutes les circonstances où elles ont été dites, comme ferait dans une école un rhéteur qui développerait une matière donnée, bien plus pour faire montre de son talent que pour être l'interprète sincère de la vérité. XXVg. <1> Établissons que le premier devoir de l'historien est de connaître les harangues authentiques, et le second de rechercher les causes qui ont amené le bon ou le mauvais succès de tel discours ou de telle entreprise. <2> Le simple récit des faits peut être intéressant, mais il n'est pas profitable par lui-même. Ajoutez-y l'exposé des causes, et alors l'histoire porte de beaux fruits. <3> Par là, en effet, nous trouvons, dans les circonstances que leur ressemblance avec celles dont nous sommes témoins nous permet de rapprocher de notre époque, une occasion et un avertissement de prévoir l'avenir, de prendre ici des précautions, de pousser là plus hardiment une résolution sur les traces de nos devanciers. <4> Mais l'historien qui substitue, aux discours authentiques et au développement des causes, des amplifications mensongères ou de prolixes harangues, altère le caractère de l'histoire : c'est là cependant ce que Timée fait sans cesse : il n'est personne qui ne sache que ses livres sont pleins de ces inutiles digressions. XXVh. <1> Peut-être, toutefois, nous demandera-t-on comment Timée, avec les défauts que nous lui reprochons, a pu conquérir la faveur et la confiance de quelques fractions du public. <2> Cela tient à ce que ses œuvres abondent en critiques et en invectives dirigées contre autrui, et qu'il vit, non pas de son propre mérite et de sa valeur historique, mais de ses mordantes attaques à l'égard de ses rivaux. C'est là le genre d'éloquence pour lequel il paraît avoir été surtout heureusement organisé : <3> il ressemble en cela au médecin Straton (29). Straton, lorsqu'il essaye d'analyser, de détruire les théories d'autrui, est admirable ; mais dès qu'il tire quelque chose de son propre fonds, qu'il formule quelques-unes de ses idées, il est, aux yeux des connaisseurs, aussi incapable et aussi inintelligent que possible. <4> Il en est, je crois, de l'historien dans les livres, comme de nous tous dans la vie : rien de plus aisé que de critiquer les autres; <5> mais savoir demeurer soi-même au-dessus de toute censure est chose difficile, et ce sont précisément d'ordinaire les hommes les plus portés à blâmer leur prochain qui commettent eux-mêmes le plus de fautes. XXVi. <1> Il est encore une chose à considérer chez Timée. Habitant d'Athènes pendant cinquante ans, il crut, parce qu'il avait compulsé tous les mémoires de l'antiquité, posséder tous les éléments nécessaires pour écrire l'histoire. Mais c'était, ce me semble, une grande erreur. <2> Comme il y a entre l'histoire et la médecine cette ressemblance qu'elles se divisent toutes deux en trois grandes parties essentiellement distinctes, on peut ranger aussi les hommes qui les ont cultivées, en trois classes, dont les adeptes sont dans des positions semblables. <3> La médecine est ou dogmatique ou diététique, ou chirurgique et pharmaceutique. <4> En général c'est un art qui repose sur l'imposture et le mensonge, et, sortie principalement d'Alexandrie, de l'école des médecins, qu'on y appelle Hérophiliens et Callimaquiens, la secte dogmatique tient par ce point à la médecine ; mais elle a su si bien, par ses promesses et ses beaux dehors, se mettra en évidence que hors de son sein nul n'est regardé comme habile. <5> Or, quand appelant ces prétendus talents à la pratique de l'art, vous leur livrez un malade, vous les trouvez aussi profondément incapables que ceux qui n'ont jamais ouvert un traité de médecine. Aussi beaucoup de malheureux qui se sont abandonnés à leurs soins, séduits par leur faconde, se sont vus, sans maladie grave, mis bientôt en état de mourir. <6> Ces médecins ressemblent absolument aux pilotes qui gouvernent un vaisseau d'après un livre. Et cependant, parcourant les villes avec un grand train, éblouissant le vulgaire par le grand mot de dogmatisme, ils savent mettre dans un embarras humiliant, et perdre auprès de qui les écoute leurs confrères sérieux qui ont fait leurs preuves : tant souvent l'habileté dans la parole l'emporte sur l'expérience et le savoir ! <7> La troisième partie, au contraire (c'est-à*dire la pharmaceutique), qui dans toutes les branches de la science en constitue le fond essentiel, non-seulement est peu cultivée, mais encore, par un effet du mauvais goût du peuple, est tout à fait éclipsée par le verbiage et l'audace. XXVj. <1> L'histoire, elle aussi, se divise en trois parties : la première consiste à fouiller dans les histoires des temps passés, à recueillir les matériaux qu'elles peuvent fournir ; la seconde à examiner par soi-même les villes, leur position, les fleuves et les ports, et constater en général les particularités des différentes localités et sur terre et sur mer, et la distance qui les sépare ; la troisième roule sur les affaires politiques de chaque cité ; <2> c'est à cette dernière partie que la plupart des historiens, séduits par le prestige qui s'y attache, se livrent à l'envi; et pour la traiter, souvent ils n'apportent d'autres titres qu'une adroite souplesse et beaucoup d'audace; <3> semblables à des charlatans, ils payent de paroles et ne visent qu'à la faveur publique, et qu'aux occasions favorables de gagner leur misérable vie. Ils ne méritent pas d'attirer plus longtemps nos regards. XXVk. <4> D'autres, qui passent pour étudier l'histoire avec un zèle mieux entendu, procèdent comme les médecins de l'école dogmatique. Lecteurs assidus dans les bibliothèques, ils compilent les anciens mémoires, et dès qu'ils se croient suffisamment pourvus, ils se mettent à l'œuvre, <5> Sans doute, consulter les temps passés, étudier les sentiments de nos pères, tenir compte de l'état qu'ils faisaient de tel peuple, de tel gouvernement , raconter enfin les vicissitudes et la fortune des siècles écoulés, est chose utile. <6> Le passé nous intéresse à l'avenir, en raison de l'exactitude qu'on a mise à le décrire en détail. Mais s'imaginer qu'avec cette seule ressource on est capable d'écrire l'histoire, comme le pense Timée, est une grossière illusion. <7> C'est comme si quelqu'un, après avoir vu les œuvres des anciens maîtres en peinture, se croyait grand peintre et à la tête de tous les autres artistes. XXVl. La vérité de ce que j'avance deviendra plus sensible dans la suite, et, dès à présent, par quelques détails sur ce qui est arrivé à Éphore dans plusieurs endroits de son histoire. Il avait, je crois, une certaine connaissance de l'art militaire pour les combats sur mer, mais en ce qui touche ceux de terre il était d'une profonde ignorance. <2> Si l'on considère, en effet, la description des batailles que les généraux du roi de Perse livrèrent à la hauteur de Cnide et de Chypre, d'abord à Évagoras de Salamine, puis aux Lacédémoniens ; on ne saurait qu'admirer le talent et la science de cet historien, et nous pouvons tirer de son récit les plus utiles leçons pour de semblables épreuves. <3> Au contraire, quand il raconte l'affaire de Leuctres entre les Lacédémoniens et Épaminondas, ou bien celle de Mantinée, où ce général perdit la vie, pour peu qu'on examine de près sa narration, qu'on suive les manœuvres qu'il attribue aux deux armées durant l'action, et l'ordre où il les range d'abord, il se montre aussitôt ridicule. Complètement étranger à cette science, on voit qu'il n'a jamais assisté à de tels spectacles. <4> La bataille de Leuctres, qui est très simple et n'offre qu'un seul genre d'opération, ne met pas trop à découvert l'inexpérience d'Éphore; mais celle de Mantinée, si compliquée, si riche en combinaisons stratégiques, est au-dessus de ses forces, et pour lui inintelligible. <5> Ce que j'avance sera évident pour qui voudra se représenter exactement les lieux et mesurer les mouvements qu'il fait faire à l'une et l'autre armée. <6> Ces erreurs se rencontrent aussi chez Théopompe et surtout chez Timée, dont il est ici question. <7> Tant qu'ils se bornent à des résumés sur de tels objets, leur inexpérience nous échappe. Mais dès qu'ils veulent en dire, en exposer, en pénétrer les détails, ils reproduisent toutes les fautes d'Éphore. XXVm. <1> Il est évidemment impossible d'écrire l'histoire d'une guerre sans avoir quelque notion de l'art militaire , ou de parler des affaires d'un gouvernement, à moins qu'on n'ait passé soi-même par la politique et par ce qui s'y rattache. <2> Or, comme chez ceux qui ne font que lire, rien n'est écrit d'après l'expérience et la pratique , il en résulte que leurs œuvres sont inutiles aux lecteurs. Enlevez à l'histoire ce qui peut nous servir, le reste est stérile et sans application. <3> Pour la géographie, lorsqu'on veut, sans la connaître, écrire sur telle ou telle ville, sur tel ou tel pays en détail, on est exposé au même sort que pour l'histoire. On supprimera des faits importants, on insistera sur d'autres qui sont sans valeur : c'est un défaut où Timée , faute d'avoir vu de ses propres yeux, tombe souvent. XXVn. <1> Timée, dans son trente-quatrième livre, écrit ces lignes : « J'ai continuellement habité Athènes pendant cinquante ans; je n'ai pu ainsi évidemment m'initier au métier des armes. » <2> Non, Timée, pas plus qu'à la connaissance des lieux par vous-même. Il en résulte que si dans le courant de son histoire il rencontre quelque détail de topographie, il commet mensonge ou erreur; et lorsqu'il trouve la vérité, il en est de lui comme de ces peintres qui représentent dans leurs tableaux des animaux d'après des mannequins : <3> dans ces compositions, les lignes extérieures sont quelquefois parfaites ; mais ce qui manque, c'est cette vigueur d'un robuste animal rendue au naturel avec la vérité qui fait la vraie peinture. XXVo. C'est là l'écueil de Timée, et, pour généraliser, de tous ceux qui n'ont pour fonds que cette science empruntée aux livres; <4> il leur manque l'exposition vive des choses que connaissent ceux-là seuls qui parlent par expérience. Aussi, les historiens qui n'ont pas pris part aux affaires ne sauraient éveiller en l'âme de véritables émotions. <5> Nos pères exigeaient, dans l'histoire, des peintures si vraies, si sensibles, que s'il était question de gouvernement, ils s'écriaient que l'auteur devait nécessairement être versé dans la politique et connaître ce qui s'y passe ; s'il traitait de l'art militaire, qu'il avait sans doute porté les armes et pris part aux combats ; d'économie domestique, qu'il avait eu une femme et élevé des enfants. De même, pour toutes les autres carrières de la vie, on ne peut espérer en effet un tel résultat que chez les historiens qui ont passé par la pratique et qui choisissent le genre d'histoire fondée sur l'expérience. <6> Sans doute, avoir figuré soi-même en toutes choses, avoir en tout joué un rôle, est bien difficile; mais connaître par l'usage ce qu'il y a de plus important et de plus ordinaire, est indispensable. XXVp. <1> Ce que nous demandons n'est pas impossible ; Homère en est une preuve suffisante ; Homère, chez qui on rencontre tant de fois ce vif coloris dans le récit. <2> On peut légitimement conclure de tout cela, que la partie de l'histoire qu'il faut placer la troisième, et justement reléguer au dernier rang, est celle qui consiste dans l'étude des seuls mémoires. <3> La vérité de mes paroles ressortira surtout par la lecture des discours que Timée prête à ses capitaines, à ses ambassadeurs et à ses orateurs populaires. <4> En général, on admet avec peu de faveur l'insertion de longues harangues ; on s'accommode mieux de quelques discours brefs et de choix. Notre époque demande tel langage, l'âge de nos pères tel autre ; les Étoliens aiment telle éloquence, que les Péloponnésiens rejettent; il en est une enfin que préfèrent les Athéniens parce qu'ils sont Athéniens. <5> Mais multiplier à tort et à travers d'éternelles harangues dès que quelque occasion se présente, comme le fait Timée, cet infatigable faiseur de phrases, me semble aussi contraire à la vérité que puéril : ce n'est plus qu'un exercice d'école ! déjà cette manie a été pour plus d'un historien une cause de défaveur et de mépris. Rien de plus utile, au contraire, que de mêler au récit des discours appropriés aux personnes et mis en leur place. XXVq. <6> L'emploi des harangues est arbitraire, et il est difficile d'en déterminer et le nombre et la forme. Mais il faut adopter une méthode toute différente de celle de Timée, si l'on veut servir ses lecteurs au lieu de leur nuire, <7> et quelque délicat qu'il soit d'indiquer en général l'à-propos de ces discours, on peut y parvenir en tenant compte des habitudes et des caractères. Pour le moment, on pourra s'expliquer en quelques mots mes idées à ce sujet. <8> Si les historiens, après avoir exposé les motifs de la délibération, par exemple, et rappelé les opinions et les desseins de ceux qui y prennent part, citaient les discours authentiques, puis disaient quelles causes ont amené le bon ou le mauvais succès des divers orateurs, nous aurions une idée parfaitement nette de la cause, et nous pourrions, soit en distinguant les circonstances, soit en nous reportant à ses antécédents Analogues, le plus souvent assurer la réussite de nos entreprises. <9> Mais il n'en est rien ! C'est que remonter aux causes est assez difficile, tandis que rien n'est plus simple pour un homme qui vit parmi les livres que de faire parade d'éloquence. Enfin, parler brièvement et à propos est donné à peu; quoi de plus commun, au contraire, et de plus ordinaire que de dire beaucoup de choses inutilement ! XXVr. <1> Pour confirmer ici notre jugement par des exemples, comme nous l'avons fait plus haut, quand il s'est agi de son ignorance et de ses mensonges volontaires, nous citerons quelques passages de discours positivement attribués à Timée. <2> Nous savons qu'après Gélon, les hommes les plus illustres qui aient commandé en Sicile sont Hermocrate, Timoléon et Pyrrhus d'Épire. Rien donc ne convient moins que de leur prêter des paroles puériles et de pure rhétorique. <3> Cependant nous lisons dans le vingt et unième livre de Timée, qu'à l'époque où Eurymédon (38), transporté en Sicile, appela les villes à la guerre contre Syracuse, les habitants de Géla, épuisés par leurs revers, envoyèrent demander un armistice aux Camariniens; <4> que ceux-ci accueillirent avec joie le vœu de leurs ennemis ; que les deux peuples engagèrent par ambassadeurs leurs alliés à choisir des hommes sûrs qui vinssent à Géla discuter sur la paix et sur les intérêts généraux ; puis, ces députés réunis et la délibération ouverte, Timée nous montre tout à coup Hermocrate faisant une harangue dont voici la substance : XXVs. <6> Il commença par féliciter les habitants de Géla et de Camarine d'avoir conclu une trêve entre eux, d'avoir ensuite, par leur rapprochement, provoqué une discussion sur leurs intérêts particuliers ; d'avoir, en hommes qui connaissaient toute la différence qu'il y a entre la paix et la guerre, pris leurs mesures pour que rien ne vînt entraver les négociations ; <7> puis il débita deux ou trois maximes politiques, et dit qu'il n'avait plus qu'à leur bien faire sentir en quoi diffèrent la paix et la guerre (or il avait déjà dit antérieurement qu'ils le savaient parfaitement). Enfin il rendit grâces aux citoyens de Géla de ce que la conférence avait pour témoin un sénat qui avait sur de telles questions de grandes lumières. <8> Que dire de ce discours ? Timée ne s'y montre pas seulement étranger à la politique ; il semble même ne pas être au courant de ce que l'on sait dans nos écoles. <9> Car s'il est bon évidemment d'insister sur des choses inconnues ou contestées, dès qu'il s'agit de faits universellement acceptés, quoi de plus frivole et de plus puéril que de multiplier les paroles? <10> Ainsi Timée, parmi tant de fautes, commet encore celle de ne point faire grâce de longs discours pour ce qui n'a nullement besoin d'être démontré. <11> Il se sert de raisonnements qu'on ne saurait attribuer à cet Hermocrate, qui prêta un appui si utile aux Lacédémoniens à la bataille d'Égos Potamos, et qui en Sicile fit prisonnières les troupes athéniennes avec leurs généraux; le langage qu'il lui met dans la bouche n'est pas même celui d'un enfant. [12,26] XXVI. <1> Hermocrate crut devoir rappeler aux alliés rassemblés que durant la guerre c'est le chant des trompettes, et pendant la paix celui des coqs qui tire les hommes du sommeil. <2> Il ajouta qu'Hercule avait établi les jeux olympiques et les luttes sacrées de la Grèce comme preuve de ses sentiments guerriers ; mais que dans ses combats il n'avait fait de mal à ses ennemis que par nécessité et par ordre, et qu'il n'avait jamais causé de dommage à qui que ce fût, de son propre gré. <3> Il cita bientôt Homère, qui expose à nos regards Jupiter irrité contre Mars et lui disant : « Tu m'es le plus odieux des immortels qui habitent l'Olympe : tu n'as à cœur que les disputes, la guerre et les combats. » <4> Puis le plus sage des héros qui s'écrie dans le même poète : « Celui-là n'a ni famille, ni amour de la justice, ni foyers, qui aime la guerre sanglante, ce fléau des peuples. » Il montre en outre Euripide d'accord avec Homère : <5> « Paix, dit-il, féconde en richesses, toi la plus belle des déesses, quel amour ne m'inspires-tu pas ! Combien tu tardes ! Je crains que la vieillesse ne me surprenne avant que je voie luire ta brillante aurore et que j'entende et les chants des chœurs et le bruit des festins aux mille fleurs. » <6> Hermocrate ajoute que la guerre est comme une maladie, et la paix comme la santé, puisque la paix rétablissait souvent les malades, et que la guerre enlevait les hommes les plus vigoureux. <7> Dans la paix, ce sont les vieillards qui sont ensevelis par les jeunes gens ; durant la guerre c'est le contraire. <8> Et ce qui est le plus important, continuait-il, c'est qu'en temps de guerre on n'est pas en sûreté même derrière ses murailles, et que dans la paix la sécurité règne jusqu'aux frontières. <9> Timée accumulait mille autre traits analogues, et en vérité je me demande avec étonnement quel langage , quels raisonnements plus frivoles pourrait imaginer un jeune homme encore assis sur les bancs des écoles, tout plein de lecture, et qui, d'après un thème donné, voudrait en public faire sur tel ou tel personnage une amplification. Ces pauvretés qu'il met dans la bouche d'Hermocrate ne semblent pas faites pour un autre usage. XXVIa. <1> Timoléon, encore dans le même livre, lorsqu'il excite au combat contre les Carthaginois l'armée des Grecs, sur le point d'en venir aux mains avec des troupes supérieures en nombre, leur dit d'abord de ne pas regarder à l'épaisseur de ces rangs, où il ne voit pas d'hommes. <2> " Pourquoi, en effet, s'écrie-t-il, bien que l'Afrique soit partout peuplée, et qu'elle abonde en population, avons-nous coutume de dire dans les proverbes pour désigner une solitude, « plus désert que l'Afrique » ? ce n'est pas à la solitude des lieux, mais à la rareté d'hommes vraiment dignes de ce nom que cette manière de parler fait allusion. <3> Et d'ailleurs, ajoute-t-il, qui craindrait des hommes qui, loin d'user de ce que la nature nous a donné comme un précieux privilège, les mains, les tiennent cachées sous leurs tuniques, dans un repos éternel, <4> et qui toujours portent sous ces mêmes tuniques des ceintures qui les enferment, afin d'échapper, même après leur mort, aux regards de l'ennemi ? » XXVIb. <1> Ce n'est pas tout : Gélon ayant promis aux Grecs d'amener à leur secours vingt mille fantassins et deux cents vaisseaux pontés, s'ils voulaient lui céder le commandement sur terre et sur mer, on dit que les Grecs réunis à Corinthe firent aux députés du prince une réponse d'une haute sagesse : <2> ils le prièrent de venir les secourir, et ajoutèrent que c'était à la guerre elle-même de conférer le commandement suprême au plus digne; <3> noble langage de gens qui n'avaient pas timidement recours à l'appui de Syracuse, qui se fiaient encore à eux-mêmes et appelaient quiconque le voulait à rivaliser de courage et à disputer la couronne de la valeur. <4> Mais tels sont les longs discours que Timée multiplie en chacune de ces circonstances, telle est la peine qu'il se donne pour montrer la Sicile plus grande que toute la Grèce , pour faire voir que tout ce qui s'y fait est plus important et plus considérable que chez toute autre nation, pour donner les Siciliens comme le plus sage des peuples les plus connus par leur sagesse, et les Syracusains comme les hommes les plus propres aux grandes entreprises et les plus distingués en général , <5> qu'en vérité il ne laisse guère aux enfants de nos écoles ou à des jeunes gens échauffés par le vin chance de le surpasser en bizarres raisonnements dans quelque panégyrique de Thersite, dans une critique de Pénélope ou tout autre paradoxe de ce genre. XXVIc. <1> Du reste avec ces harangues d'une éloquence étrange, il arrive qu'hommes et choses ne prêtent plus à d'intéressants parallèles, comme le veut l'auteur, mais au ridicule. Timée tombe dans le même défaut que ces philosophes de l'Académie qui font de la parole l'usage que l'on sait. <2> Quelques-uns d'entre eux, afin d'embarrasser leurs adversaires au milieu de questions dont la solution est évidente ou bien obscure, peu importe, usent de telles subtilités, accumulent tant d'arguments captieux, que l'on ne sait plus s'il ne serait pas possible de sentir à Athènes l'odeur des œufs cuits à Éphèse, et si au moment même où on se livre dans l'Académie à de telles disputes, on n'est pas chez soi parlant d'autre chose. <3> Or, ils ont tellement déprécié par cet abus du sophisme toute l'école, que la proposition de problèmes même véritables n'éveille chez tous que défiance. Et sans parler de cette déviation de leur doctrine, ils ont répandu dans la jeunesse je ne sais quelle habitude de ne plus s'occuper des questions de politique et de morale, qui seules ont en philosophie une véritable utilité, et de passer le temps à se distinguer en des déclamations frivoles et paradoxales. XXVId. (43) <1> C'est là ce qui est arrivé à Timée et à ses disciples. Amateur de tout ce qui est étrange , intrépide à soutenir ses assertions, Timée a su étonner le vulgaire par l'éclat de ses paroles, et forcer sa confiance par de beaux dehors de véracité. <2> Il est aussi des gens qu'il a conquis, qu'il semble avoir gagnés pièces en main, <3> et ces conquêtes il les doit principalement à ses dissertations sur les colonies, sur la fondation de telles ou telles villes, sur les liens de parenté qui unissent différents peuples. Il fait alors, en effet, un si pompeux étalage d'exactitude dans ses récits, et de sévérité dans la critique à l'égard d'autrui, que tous les autres historiens semblent avoir volontairement fermé les yeux sur tout et amusé l'univers de vaines imaginations, tandis que lui seul, à la poursuite de la vérité, a su distinguer, à propos de chaque événement de l'histoire, ce qu'il peut y avoir de faux ou de vrai. XXVIe. <4> Aussi, prouvez à ceux qui se sont longtemps nourris de ses premiers mémoires, où sont décrits les faits dont je viens de parler, et qui ont écouté avec pleine confiance ses promesses hyperboliques , prouvez-leur que Timée est lui-même sujet aux fautes qu'il reprend si amèrement chez les autres (ainsi que nous l'avons fait voir récemment à propos des Locriens et de quelques autres détails), <5> aussitôt ces admirateurs de Timée s'irritent, se fâchent, refusent de se convertir ; c'est là presque le seul fruit que retirent de leur lecture ceux qui ont le plus étudié ses commentaires. <6> Pleins de ses harangues et de ses diffuses amplifications, ils deviennent, pour les causes que j'ai dites, de subtils raisonneurs sans bonne foi. XXVIf. <1> Nous avons encore quelques fragments de son histoire générale, qui est un ramas de toutes les erreurs que nous avons déjà relevées en grande partie. <2> Disons maintenant la cause des défauts de Timée, cause qui, bien qu'elle semble à la plupart n'être point réelle, sera reconnue comme la véritable. <3> Il met en avant une grande expérience, une grande ardeur d'investigations, et se vante d'avoir préludé par de longs travaux à la rédaction de son histoire ; <4> et néanmoins, en certaines choses, il n'est aucun de ceux qui prennent le nom d'historien qui ne soit moins ignorant et moins négligent que lui. Voici comment. [12,27] XXVII. <1> Nous avons reçu de Dieu deux instruments naturels pour tout percevoir et pour tout connaître, l'ouïe et la vue ; et, suivant Héraclite, la vue est bien moins susceptible d'erreur que l'ouïe. Car les yeux sont des témoins plus exacts que les oreilles. Or, pour parvenir à la perception de la vérité, Timée a choisi la route non la meilleure, <2> mais la plus commode. <3> En effet, jusqu'à la fin, il s'abstient de la vue pour se servir uniquement de l'audition. L'audition elle-même se compose de deux choses : la lecture des annales ou informations orales ; et, comme nous l'avons dit plus haut, Timée ne se livre qu'avec négligence à cette dernière partie. <4> Pourquoi a-t-il donc préféré la lecture des annales ? Il est facile de le concevoir. Par les livres, on peut s'instruire sans danger ni fatigue, pour peu qu'on ait la précaution de choisir une ville riche en mémoires, et qu'on possède une bibliothèque voisine de soi. <5> Vous pouvez ensuite, paisiblement couché, approfondir vos recherches, comparer les fautes des historiens passés, et tout cela sans la moindre peine. <6> Au contraire, la connaissance des faits par expérience personnelle ne s'acquiert qu'à force de labeurs et de frais. Mais aussi, c'est la partie qui sert le plus à l'histoire ; c'en est la partie la plus importante. <7> Nous n'avons qu'à consulter à ce propos les historiens eux-mêmes, Éphore dit quelque part que, s'il était possible d'assister à la fois à tous les événements, cette manière de connaître l'emporterait sur toutes les autres. <8> Théopompe pensait de même ; « L'homme, dit-il, le plus habile dans la guerre est celui qui a vu le plus de combats ; le meilleur orateur est celui qui a plaidé le plus de causes, » <9> De même en médecine et dans l'art de la navigation. <10> Homère s'est expliqué d'une façon encore plus nette à ce sujet. Pour nous montrer quelles doivent être les qualités d'un homme d'État, il choisit Ulysse, Voyez comme il commence ; « Muse, dis-moi ce héros à l'esprit varié qui erra longtemps sur les mers.» Un peu plus bas il ajoute ; <11> « II parcourut les villes de beaucoup de peuples, vit leurs mœurs, et souffrit mille maux sur mer en son cœur. » Citons enfin ce vers : « Que de périls, sur le champ de bataille et sur les flots, il traversa. » [12,28] XXVIII. <1> Tel est l'homme que la majesté de l'histoire réclame. <2> Platon prétend que le monde n'ira bien que lorsque les philosophes seront rois et les rois philosophes. <3> A mon tour, je dirai que l'histoire ne sera vraiment belle que lorsque des hommes initiés aux affaires publiques consentiront à l'écrire, <4> non pas comme aujourd'hui, négligemment, mais lorsque, avec la conviction que c'est pour eux la plus noble et la plus nécessaire des études, ils en feront, sans distraction, l'occupation unique de leur vie ; <5> lorsqu'enfin ceux qui s'y livreront regarderont l'expérience personnelle comme une condition nécessaire de capacité. Jusque-là, les historiens commettront toujours de grossières erreurs. Cependant Timée, qui ne s'est nullement inquiété de tous ces soins, <6> qui a vécu toujours au même endroit, en pays étranger, qui a, comme de gaieté de cœur, refusé cet enseignement pratique qu'on puise dans la connaissance de la guerre et du gouvernement, dans les voyages et la vue même, a attaché je ne sais comment à son nom l'idée de grand historien ! <7> Du reste, nous pouvons invoquer Timée lui-même en témoignage de nos assertions. <8> « Bon nombre de personnes, dit-il dans la préface de son sixième livre, supposent que le genre démonstratif demande plus de talent naturel, d'études et de préparations que le genre historique. "Cette objection a déjà été faite à Éphore" <9> mais comme il ne l'a pas suffisamment réfutée, j'essayerai d'établir la différence qui sépare le discours démonstratif de l'histoire. » <10> Disons tout d'abord que Timée fait là une chose insensée : il calomnie Éphore. Éphore en effet qui, dans toute l'étendue de ses écrits, est déjà si admirable pour le style, la méthode et les pensées; qui, dans ses digressions et dans ses considérations personnelles est si ingénieux, comme il l'est en général, du reste, quand il ajoute à la narration quelque discours, je dirai presque de luxe, <11> a précisément, par un heureux hasard, écrit quelques lignes pleines de grâce et de force sur la différence de l'historien et de l'orateur. <12> Mais Timée, afin de ne pas paraître dire les mêmes choses qu'Éphore, ne craint point de mentir et de condamner en général notre historien. Il se figure, en reprenant dans un style prolixe, obscur et de toute manière inférieur, des sujets déjà traités par d'autres avec talent, que personne ne s'apercevra de la fraude. XXVIIIa. <1> Quoi qu'il en soit, pour rehausser l'histoire , Timée prétend qu'il y a autant de différence entre celle-ci et le genre démonstratif qu'entre des édifices réels et ces représentations factices des lieux et de leurs dispositions étalées sur la scène. <2> Il avance ensuite que rassembler les matériaux pour l'histoire est une tâche à elle seule plus pénible que tout le travail nécessaire à la composition d'un discours ; <3> qu'il lui a fallu, par exemple, afin de réunir les ouvrages de quelques auteurs et de connaître les mœurs des Liguriens, des Gaulois et des Espagnols, supporter des fatigues et des dépenses que lui-même n'aurait jamais pu soupçonner et dont il aurait peine à croire chez autrui le récit fidèle. <4> Mais ici on lui demanderait volontiers ce qu'il suppose exiger le plus d'argent et de peine, de rassembler au sein d'une grande ville des livres, et de s'informer là des usages des Gaulois et des Liguriens, ou de courir par le monde et de tout voir par ses propres yeux ? <5> De recueillir de la bouche de ceux qui y assistèrent les détails d'une bataille, ou d'un siège, ou d'un combat naval, ou de se mêler à la guerre et de braver les dangers qu'elle entraîne sur le champ de bataille même ? <6> Pour moi, je ne trouve pas qu'il y ait autant de distance entre les édifices réels et les décorations d'un théâtre qu'entre une œuvre littéraire quelle qu'elle soit, tracée par un homme qui prend pour bases l'expérience et la pratique, et celle qui repose sur des rapports et des ouï-dire. <7> Timée, étranger à tout ce qui était expérience, a cru que la méthode la plus facile et la plus courte pour écrire l'histoire, était de réunir des mémoires et de recueillir les renseignements nécessaires auprès de qui connaissait les choses dont il voulait parler. <8> Mais les ignorants sont encore exposés à commettre souvent, avec un tel système, de grossières erreurs. Comment s'y prendront-ils pour faire congrûment des questions sur une bataille rangée, sur un siège ou un combat naval? Comment, sans quelque connaissance préalable, comprendre tous ces détails? L'intelligence de celui qui interroge ne contribue pas moins à éclaircir les faits que celle de la personne qui répond. <9> Une seule insinuation de gens qui ont assisté aux événements transporte l'historien habile au milieu de ces événements mêmes. <10> L'ignorant ne sait ni interroger les témoins oculaires des faits accomplis, ni apprécier ce qui se passe autour de lui. Bien que présent, il est absent pour ainsi dire.