[7,0] LIVRE VII (fragments). [7,1] (1) Les Capouans, qui regorgeaient de richesses grâce à la fertilité de leur territoire, vinrent échouer contre l'écueil du plaisir et du luxe : ils surpassèrent la réputation de mollesse que s'étaient faite Crotone et Sybaris. (2) Incapables de supporter le poids de leur prospérité, ils appelèrent Annibal. Aussi, plus tard, furent-ils horriblement maltraités par les Romains. (3) Les Pétiliniens, au contraire, leur restèrent fidèles : ils poussèrent même si loin la constance, qu'assiégés par Annibal, ils se nourrirent d'abord du cuir qu'ils trouvèrent dans la ville, mangèrent ensuite l'écorce et les petits bourgeons des arbres plantés à l'intérieur, soutenant ainsi pendant onze mois un étroit blocus, sans que nul ne vînt les secourir, jusqu'à ce qu'enfin, Rome se relevant, ils se livrèrent à elle. (4) Capoue, en passant aux Carthaginois, entraîna avec elle la plupart des autres villes. [7,2] (1) Serment au traité est prêté, d'un côté, par Annibal, par Magon, Myrcal et Barmocal, par tous les sénateurs carthaginois ici présents, et par tous les soldats africains réunis en ce camp ; et de l'autre, par l'Athénien Xénophane, fils de Climaque, qu'a envoyé vers nous le roi Philippe, fils de Démétrius, en son nom et en celui des Macédoniens et de leurs alliés : (2) nous concluons cette alliance en présence de Jupiter, de Junon, d'Apollon, ainsi que du dieu suprême des Carthaginois, d'Hercule, et d'Iolaûs; en présence de Mars, de Triton, de Neptune ; en présence des divinités mêlées à l'expédition, le Soleil, la Lune et la Terre; en présence des fleuves, des prairies et des eaux; (3) en présence de tous les dieux qui veillent sur Carthage et de tous ceux qui gouvernent la Macédoine et le reste de la Grèce, et des divinités guerrières qui président à ce serment. (4) Le général Annibal et les sénateurs qui l'accompagnent, toutes les troupes carthaginoises qu'il commande ont dit : « Soit fait, avec votre bon plaisir et le nôtre, ce traité de sincère amitié et de mutuelle bienveillance : ne voyons plus en nous que des amis, des frères et des parents. (5) Philippe, les Macédoniens et tous les autres Grecs ses alliés veilleront à la sûreté commune, d'abord des Carthaginois eux-mêmes, du général Annibal, de tous ceux qui l'ont suivi ; (6) ensuite à celle des peuples qui, établis sur les terres du peuple de Carthage, jouissent des mêmes droits que lui ; à celle d'Utique, des villes et cités leurs sujettes, de leurs soldats, de leurs alliés, et enfin de toutes les provinces et places avec qui nous avons déjà amitié, en Italie, en Gaule, en Ligurie, ou qui pourraient, dans l'avenir, s'unir à nous. (7)De même Philippe, les Macédoniens et tous les Grecs qui lui sont alliés, sont placés sous la sauvegarde des armées carthaginoises, des habitants d'Utique, de toutes les villes et peuplades soumises à Carthage, de leurs troupes, des places et des peuples qui, en Italie, en Gaule, en Ligurie et autres provinces, ont embrassé le parti de Carthage. (8) Nous ne nous tendrons pas mutuellement d'embûches, et n'emploierons ni ruse, ni dol à l'égard les uns des autres. (9) Les Macédoniens, sans arrière-pensée ni fourbe, se déclarèrent, en fidèles alliés, ennemis des ennemis de Carthage, excepté à l'égard des rois, villes et ports auxquels l'amitié et les serments les lient déjà. (10) D'autre part, les Carthaginois traiteront en ennemis les ennemis du roi Philippe, à l'exception des villes, rois et nations à qui ils sont unis par l'amitié et par le serment. Les Macédoniens seconderont Carthage dans la guerre qu'elle soutient contre les Romains, jusqu'à ce que les dieux y aient mis une heureuse fin. (11) Ils lui prêteront aide et appui tant qu'il sera nécessaire, d'après les conventions du traité. (12) Si les dieux nous accordent, à nous nations contractantes, de réussir dans cette lutte contre Rome et contre ses alliés, et que les Romains demandent la paix, nous ne la leur accorderons qu'à ces conditions expresses : que l'amitié de Rome comprenne à la fois les Macédoniens et les Carthaginois ; (13) qu'ils ne puissent jamais déclarer la guerre à la Macédoine ni s'établir à Corcyre, à Apollonie, à Épidamne, à Pharos, à Dimale, à Parthénum, à Atentanie ; (14) qu'ils rendent à Démétrius de Pharos ceux de ses parents qu'ils retiennent en Italie. (15) Si les Romains attaquent l'une ou l'autre nation, nous nous prêterons un mutuel appui, tant qu'il sera nécessaire. (16) Dans le cas où la guerre viendrait d'ailleurs, même intervention mutuelle, en exceptant toujours les rois, les villes et les pays avec qui nous avons antérieurement juré amitié. (17) Dans le cas où il plairait de retrancher de ce traité ou d'y ajouter quelque condition, nous le ferons à l'amiable. » [7,3] (7) La démocratie était alors en vigueur dans la Messénie : et comme les hommes les plus illustres par leur naissance s'étaient vus contraints de fuir, ceux qui s'étaient emparés des biens des émigrés étaient maîtres absolus du pouvoir ; les anciens citoyens qui étaient demeurés dans la ville supportaient avec peine d'être sur le même pied que ces nouveaux parvenus. (2) Gorgus ne le cédait à personne par la richesse et la naissance ; comme athlète, dans sa jeunesse, il avait été le plus célèbre de tous ceux qui prétendaient à la palme des jeux gymniques. (3) Sa beauté, le train qu'il menait, le nombre de ses couronnes lui donnèrent le premier rang. (4) Lorsque, laissant là le métier d'athlète, il s'adonna à la politique et se mêla du gouvernement, il sut encore acquérir sur cette nouvelle scène la même gloire que sur l'ancienne ; (5) il n'eut jamais cette rudesse qui d'ordinaire est le partage des athlètes, et, de l'avis de tous, passa pour un homme d'une sagesse, d'une habileté consommée dans la conduite des affaires. [7,4] (1) Je veux interrompre un instant cette histoire, et dire quelques mots sur Philippe, parce qu'ici commencent la révolution qui s'opère dans son caractère, sa conversion, son emportement au mal. (2) Il me semble que pour les hommes d'État qui veulent retirer de l'histoire quelque enseignement, il ne saurait y avoir de plus frappante leçon que l'exemple de ce prince; (3) car, l'éclat même de son règne et la distinction naturelle de son esprit ont mis dans une vive lumière et exposé aux regards de tous les Grecs non seulement les bons et les mauvais sentiments par où passa Philippe, mais encore les effets contraires de ces diverses alternatives. (4) Que lors de son avènement au trône, par exemple, la Thessalie, la Macédoine et toutes les provinces de son empire lui aient montré plus de soumission et d'amour qu'à aucun autre roi, malgré sa jeunesse, il est facile de le conclure de ce qui suit. (5) Bien qu'il fût souvent arraché à son royaume par la guerre contre les Étoliens et les Lacédémomiens, nulle révolte n'éclata parmi les peuples dont j'ai parlé, aucune même des nations barbares voisines n'osa toucher à la Macédoine. (6) Il n'est pas non plus d'expression pour rendre l'amour et le dévouement d'Alexandre, de Chrysogone et de quelques autres favoris à l'égard de ce prince, et on peut aisément se figurer l'affection que lui portèrent le Péloponnèse et la Béotie, (7) en reconnaissance des bienfaits dont il les combla coup sur coup, en si peu de temps. (8) Bref, on serait en droit d'affirmer que Philippe fut d'abord, par sa générosité, l'idole de la Grèce entière. (9) Une preuve éclatante, solennelle entre mille, de l'influence attachée à sa noble et franche conduite, c'est que les Crétois, ramenés enfin entre eux à la concorde, le choisirent pour chef de leur île entière, et que tout fut réglé sans l'intervention de la force et des armes : beau succès à peu près sans exemple. (10) Mais depuis son indigne conduite à Messène, les peuples entrèrent à son égard dans des sentiments tout contraires, comme il était naturel. (11) En adoptant des maximes opposées à celles qu'il avait suivies autrefois, et en faisant sentir à la Grèce les effets de ces nouveaux principes, il devait donner aux idées d'autrui une tournure nouvelle et arriver dans ses entreprises à des effets tout différents des premiers. (12) C'est ce qui eut lieu, et cette vérité deviendra manifeste aux yeux du lecteur parce que nous dirons plus tard. [7,5] (1) Philippe, qui souhaitait ardemment se rendre maître de la citadelle de Messène, dit un jour aux magistrats qu'il désirait visiter l'Acropole et sacrifier à Jupiter. Il s'y rendit, suivi d'un grand cortège, et lorsque pendant le sacrifice il eut reçu les entrailles des victimes, il les eut à peine en main, que se penchant quelque peu pour les présenter à Aratus et à ceux qui l'entouraient, il leur demanda ce qu'elles annonçaient , si elles marquaient qu'il fallût sortir de la citadelle ou bien s'y établir.(2) Aussitôt Démétrius, profitant de la circonstance : « Si tu n'as que les sentiments d'un devin, dit-il, nous devons partir d'ici ; si tu as ceux d'un roi, y demeurer, afin que tu ne sois pas, une fois hors de cette place, réduit à chercher une occasion meilleure de t'en emparer : (3) c'est seulement en tenant les deux cornes du bœuf que l'on peut l'abattre. » Par ces deux cornes, il faisait allusion à Ithome et à l'Acrocorinthe : le bœuf était le Pélopnonèse. (4) Philippe se tourna alors du côté d'Aratus et lui dit : « Et toi, que me conseilles-tu ? » Aratus se taisait; le roi le pressa de s'expliquer, et, après quelques moments d'hésitation, (5) Aratus lui répondit : « Peux-tu, sans trahir la foi jurée aux Messéniens, rester maître de cet endroit, fais-le. (6) Mais si en rétablissant dans cette citadelle, tu t'exposes à perdre toutes les autres et surtout la garde protectrice que tu as reçue d'Antigone, en retour de la protection même que tu accordes aux alliés (7) (il voulait dire la fidélité), vois alors s'il ne vaut pas mieux emmener tes soldats, pour laisser ici la fidélité et conserver l'amour des Messéniens et des autres peuples qui te sont attachés. » (8) Philippe était dans le cœur fort disposé à violer la foi jurée, comme il devint évident par ce qu'il fit dans la suite : (9) mais déjà tout à l'heure amèrement blâmé par Aratus le fils d'avoir laissé égorger tant de nobles, et d'ailleurs touché de l'imposante franchise du père qui le suppliait d'écouter ses conseils, il abandonna son dessein, (10) et, prenant la main d'Aratus « Eh bien donc ! dit-il, reprenons le chemin par où nous sommes venus. » [7,6] (1) Aratus eut à peine vu Philippe se jeter dans une guerre ouverte contre les Romains et changer complètement de conduite à l'égard de ses alliés, qu'imaginant mille raisons, mille difficultés, il fit tout pour le détourner de ses desseins. (2) Nous avons au cinquième livre, sous la forme d'une simple assertion, et par anticipation, porté certain jugement qui maintenant est confirmé par les faits mêmes; nous voulons le rappeler ici au lecteur afin de ne laisser aucune de nos opinions sans démonstration suffisante. (3) Lorsque, racontant la guerre d'Étolie, nous disions que Philippe avait détruit avec trop de colère les portiques et les offrandes du temple de Therme, et qu'il fallait moins attribuer ce crime à ce prince encore si jeune qu'à ses conseillers, (4) nous ajoutâmes que la vie d'Aratus tout entière le défendait du reproche d'une telle impiété, mais qu'elle était dans le caractère de Démétrius de Pharos. (5) Nous promîmes même de justifier ces paroles par la suite, nous réservant dès lors de fournir la preuve de cette pure affirmation à l'époque (6) où, parce qu'Aratus fut en retard d'un seul jour, Philippe, poussé par Démétrius qui se trouvait à Messène, comme nous l'avons tout à l'heure montré en disant les malheurs de cette ville, s'abandonna à tous les crimes, (7) et où après avoir, pour ainsi dire, goûté du sang humain et savouré le plaisir de tuer et de trahir ses alliés, d'homme qu'il était, il ne se changea pas en loup, suivant la tradition arcadienne, comme dit Platon (15), mais de bon prince devint un insupportable tyran. (8) Les conseils que peu après donnèrent Aratus et Démétrius au sujet de la citadelle fournissent une nouvelle preuve plus éclatante encore de l'esprit qui animait ces deux hommes ; il n'est pas permis de douter sur qui retombe la responsabilité des crimes commis à Therme. [7,7] (1) Ce premier fait de Therme reconnu, rien de plus facile que de voir la différence des maximes suivies par l'un et l'autre. (2) En effet, Philippe, en obéissant aux avis d'Aratus, garda la foi promise aux Messéniens dans cette affaire de la citadelle, et appliqua ainsi, suivant le proverbe, quelque baume réparateur, quelque faible qu'il fût, sur la grande blessure qu'il avait faite à Messène, le massacre des nobles; (3) en Étolie, au contraire, pour avoir écouté Démétrius, il se rendit, par le pillage des offrandes, sacrilège envers les dieux, et par la violation des droits de la guerre, coupable envers les hommes ; il rompit enfin avec toute sa conduite passée en traitant ses ennemis comme un vainqueur implacable et cruel. (4) De même pour la Crète. Tant qu'il suivit les conseils d'Aratus, il ne se permit aucune injustice, ne fit verser aucune larme dans tout le pays, obtint des Cretois, par sa douceur, une absolue obéissance, et força l'amour de tous les Grecs, grâce à l'excellence de son gouvernement. (5) Mais lorsque ensuite, docile aux suggestions de Démétrius, il eut causé aux Messéniens les malheurs que nous avons racontés, il perdit à la fois et sa popularité chez ses alliés et son crédit dans la Grèce. (6) Tant le choix raisonné d'un ami a d'influence sur un jeune prince et contribue à établir solidement ou à compromettre sa puissance! Cependant, par une indifférence inconcevable, les rois, pour la plupart, n'y font nulle attention. [7,8] (1) Après la tentative faite sur la personne d'Hiéronyme, roi de Syracuse, et la disparition de Thrason, Zoïppus et Andranodore persuadèrent au prince d'adresser aussitôt des ambassadeurs à Annibal. (2) Il choisit à ce sujet Polyclète de Cyrène, et Philodème d'Argos, et les fit partir pour l'Italie, avec ordre de parler aux Carthaginois d'un traité d'alliance; en même temps il dépécha ses frères à Alexandrie. (3) Annibal fit le plus gracieux accueil à Polyclète et à Philodème, flatta le jeune Hiéronyme des plus belles espérances, et lui envoya des députés parmi lesquels se trouvaient Annibal le Carthaginois, alors amiral, et Hippocrate avec son jeune frère Épicyde. (4) Ces derniers, tous deux Syracusains, servaient depuis longtemps dans le camp d'Annibal, et s'étaient faits citoyens de Carthage par suite de l'exil de leur père, que l'accusation d'avoir porté la main sur un des fils d'Agathocle, Agatharque, avait contraint de quitter Syracuse. (5) Lors donc que l'ambassade fut de retour dans cette ville, que Polyclète et Philodème eurent rendu compte de leur mission, et que le député carthaginois eut tenu le langage que lui dictaient les ordres d'Annibal, Hiéronyme se montra tout disposé à partager la fortune de Carthage. (5) En conséquence, il demanda au Carthaginois Annibal, envoyé près de lui, de se transporter au plus vite en Afrique, et promit de lui adjoindre quelques ambassadeurs particuliers chargés de régler l'affaire avec ses concitoyens. [7,9] (1) Sur ces entrefaites, le préteur romain qui résidait à Lilybée, à la nouvelle de telles conférences, députa vers Hiéronyme quelques commissaires pour lui rappeler les traités signés avec ses ancêtres. (2) Mais le prince, qu'importunait cette ambassade, répondit qu'il plaignait les Romains de s'être, en lâches qu'ils étaient, laissé honteusement vaincre par les Carthaginois. (3) Comme les commissaires, étonnés de cette dureté, lui demandaient qui lui conseillait ces paroles, il leur montra les Carthaginois qui l'entouraient et les pria de leur prouver, s'il était possible, qu'ils avaient menti. (4) Les Romains reprirent qu'ils n'avaient pas coutume de consulter leurs ennemis et l'engagèrent à ne rien oser contre les traités, parce qu'une conduite modérée serait à la fois plus juste et pour lui plus profitable. Hiéronyme déclara qu'il en délibérerait et leur ferait connaître ses intentions. (5) Il leur demanda encore pourquoi, après avoir poussé avec cinquante vaisseaux jusqu'au cap Pachynum, sur la fausse nouvelle de la mort de son oncle, ils avaient ensuite regagné Lilybée. (6) En effet les Romains, peu auparavant, informés à tort que Hiéron n'était plus, et craignant que les Syracusains, enhardis par l'âge du prince, qui restait sur le trône, ne tentassent quelque révolution, s'étaient avancés jusqu'à Pachynum; puis, instruits que Hiéron n'était pas mort, ils avaient rebroussé chemin. (7) Les députés reconnurent ce fait et dirent que les Romains avaient porté leurs vaisseaux en avant pour veiller sur la jeunesse du roi et lui garantir le trône, mais qu'ensuite, certains que Hiéron vivait encore, (8) ils avaient cru devoir se retirer. « Eh bien donc, reprit Hiéronyme, laissez-moi aussi, Romains, changer de manœuvre et garder seul ma puissance en me repliant vers l'alliance de Carthage. » (9) Les Romains, suffisamment éclairés sur ses intentions, prirent congé du prince sans rien ajouter, et allèrent aussitôt faire leur rapport au chef qui les avait envoyés. Dès lors ils eurent l'œil sur le roi et s'en défièrent comme d'un ennemi. [7,10] (1) Hiéronyme choisit pour commissaires Agatharqué, Onésigène, Hipposthène, et les envoya, avec Annibal, auprès des Carthaginois pour conclure un traité aux conditions suivantes : (2) « Les Carthaginois fourniront à Hiéronyme des subsides de terre et de mer, et quand les Romains auront été chassés de la Sicile, l'île sera divisée de telle manière que les deux provinces syracusaine et carthaginoise aient pour limite le fleuve Himère, qui dans sa plus grande étendue coupe la Sicile en deux parties égales. (3) Les députés se rendirent à Carthage, et après quelques entrevues terminèrent promptement cette affaire : (4) les Carthaginois consentirent à tout. Cependant, durant la négociation même, Hippocrate et Épicyde, qui disposaient du jeune roi et qui déjà l'avaient charmé par le récit des marches, des batailles, des succès d'Annibal en Italie, (5) continuèrent leur œuvre en lui faisant entendre que plus que tout autre il pouvait prétendre au commandement de la Sicile entière, d'abord comme fils de Néréis, fille de Pyrrhus, que seul les Siciliens, par choix et par amour, avaient reconnu comme leur roi et leur chef commun, et ensuite par les droits qu'il tenait de son oncle Hiéron. (6) Enfin ils s'emparèrent si bien de son esprit, que naturellement mobile, et d'ailleurs exalté par ces perfides conseillers, Hiéronyme n'eut plus d'autre pensée que cette domination universelle, (7) et qu'au moment même où Agatharque remplissait à Carthage la mission que nous avons dite, il envoya une seconde ambassade pour réclamer l'empire de toute la Sicile et demander aux Carthaginois de lui prêter main-forte, avec promesse de les secourir dans leur expédition d'Italie. (8) Les Carthaginois ne se dissimulaient pas combien était grande l'inconséquence, ou pour mieux dire la folie du jeune Hiéronyme ; mais ils savaient qu'il leur importait avant tout de ne pas négliger la Sicile. (9) Ils entrèrent donc dans tous ses caprices ; et comme ils avaient déjà préparé des troupes et des vaispeaux, ils s'occupèrent de les faire passer à Syracuse. [7,11] (1) Les Romains, informés de ces nouvelles intrigues, envoyèrent une seconde fois au roi quelques ambassadeurs pour le prier de ne point rompre les anciens traités. (2) Hiéronyme à ce propos rassembla son conseil et lui demanda ce qu'il devait faire. (3) Les Syracusains, craignant la colère du prince gardèrent le silence; mais Aristomaque de Corinthe, Damippe de Lacédémone, Antinous de Thessalie, ouvrirent l'avis de rester fidèles aux Romains. (4) Andranodore seul dit qu'il ne fallait pas laisser échapper une occasion si belle; que celle qui s'offrait était la seule où il fût possible de conquérir l'empire de la Sicile. (5) Lorsque Andranodore eut parlé, Hiéronyme demanda à Hippocrate quelle était son opinion. Il répondit qu'il partageait celle d'Andranodore, et la délibération fut fermée. Ainsi se décida la guerre contre Rome. (6) Hiéronyme voulut paraître habile dans sa réponse aux commissaires romains, et il s'y montra d'une maladresse qui n'était pas faite seulement pour leur déplaire, mais encore pour les irriter. (7) Il leur dit qu'il leur demeurerait fidèle s'ils voulaient rendre tout l'or qu'ils avaient pris à son oncle Hiéron, s'ils restituaient le blé et les présents qu'ils avaient reçus de ce prince, s'ils consentaient à livrer aux Syracusains les campagnes et les villes en deçà du fleuve Himère. (8) A ces mots, les députés et le conseil se séparèrent. Hiéronyme s'occupa des préparatifs de guerre, rassembla des troupes, les arma, et réunit toutes les provisions nécessaires. [7,12] (1) La ville de Léontium est au nord. (2) Elle est diamétralement traversée par une plaine où se trouvent les salles de séance des magistrats, les tribunaux et le marché. (3) Sur les deux cotée de cette vallée, s'élève une double colline aux flancs escarpés. Le plateau qui couronne ces hauteurs est couvert de maisons et de temples. (4) La ville a deux portes, l'une à l'extrémité de la plaine, au midi : elle conduit à Syracuse ; l'autre à l'extrémité opposée, au nord : elle mène dans la campagne de Léontium, au milieu de champs labourés. (5) Au pied d'une des deux collines, à l'ouest, coule une rivière qu'on appelle Lissus. (6) Sur une ligne parallèle au fleuve, se succèdent un grand nombre de maisons placées sous le rocher même. Entre les maisons et le fleuve est la route que nous avons dite. [7,13] (1) Quelques-uns des historiens qui ont rappelé la mort d'Hiéronyme ont dépensé beaucoup d'éloquence et fait un grand usage du merveilleux pour raconter les malheurs de Syracuse sous son règne, et les présages qui précédèrent son avènement ; (2) pour nous dire d'un ton dramatique la cruauté de son caractère, la férocité de sa conduite, et surtout les scènes étranges et sanglantes qui eurent lieu lors de sa mort. A les entendre, ni Phalaris, ni Apollodore, ni aucun autre tyran n'auraient été plus barbares. (3) Hiéronyme monta sur le trône encore enfant, et après un règne de douze ou treize mois, mourut. (4) Or que, durant cet espace, un ou deux Syracusains aient été mis à la torture, que quelques-uns même de ses amis ou des citoyens en général aient été tués, il n'y a rien là d'impossible; (5) mais la vraisemblance s'oppose à ce qu'il ait poussé la malfaisance et la barbarie aussi loin qu'on le prétend. (6) Il faut reconnaître encore que par caractère il était inconstant et enclin à l'injustice; mais on ne saurait le comparer à aucun des tyrans que nous avons nommés. Il semble en vérité que les faiseurs d'histoires partielles, renfermés dans leurs sujets, trop resserrés et trop courts, se trouvent, faute de matière, réduits à grossir les objets et à bâtir mille phrases sur des choses sans intérêt. D'autres encore tombent dans ce défaut par manque de goût. (7) Combien, en effet, n'aurait-on pas plus justement réservé pour Hiéron et Gélon, au détriment d'Hiéronyme, ce luxe de développements destinés à remplir les livres et à les gonfler! (8) Ces détails eussent eu plus d'intérêt pour la curiosité, plus d'utilité pour la science. [7,14] (1) Hiéron acquit l'empire absolu sur Syracuse et sur les alliés par son seul mérite, sans richesses, sans gloire, sans rien enfin qui lui préparât le trône, (2) et il ne tua, n'exila, ne vexa aucun citoyen pour parvenir, ô prodige ! à cette puissance. (3) Il exerça son autorité avec la même douceur qu'il l'avait acquise. (4) Pendant cinquante-quatre ans de règne il sut assurer à sa patrie la paix, mettre sa couronne à l'abri des attaques et éviter cette envie qui s'attache aux grandeurs. (5) Plusieurs fois, il témoigna l'intention d'abdiquer, et chaque fois il en fut empêché par la cité entière. (6) Magnifique à l'égard des Grecs, et désireux d'obtenir leurs suffrages, il laissa derrière lui un grand nom parmi eux, et mérita aux Syracusains une bienveillance singulière de leur part. (7) Au sein du luxe, de l'opulence et des plaisirs, il vécut cependant plus de quatre-vingt-dix ans, et conserva l'usage complet de ses sens et de ses membres : (8) marque bien éclatante, ce me semble, d'une vie tempérante! (9) Quant à Gélon, qui vécut plus de cinquante ans, il prit pour régler sa conduite cette belle maxime : obéir à son père et ne jamais placer la richesse, la majesté royale, en quelque lieu que ce soit, au-dessus de l'amour et du dévouement filial. [7,15] (1) Autour des murailles de Sardes se multipliaient sans relâche les combats et les escarmouches. Nuit et jour les soldats renouvelaient entre eux les embuscades, les ruses, les attaques de toute sorte. Nous n'entrerons pas à ce sujet dans de petits détails : ce serait beaucoup trop long et parfaitement inutile. (2) Bref, on en était à la seconde année du siège lorsqu'enfin le Cretois Lagoras trouva le moyen d'y mettre un terme. C'était un homme de guerre habile qui avait souvent observé que les places les plus fortes sont d'ordinaire les plus facilement prises à cause de la négligence des habitants, qui, comptant dès lors sur la force que leur ville doit à la nature et à l'art, s'occupent peu d'en garder les remparts. (3) Il avait, de plus, remarqué que les villes sont, en général, emportées par les endroits mêmes les plus fortifiés et qui semblent surtout faits pour désespérer l'ennemi. (4) Aussi, plus Lagoras voyait tous les autres capitaines, prévenus par l'idée qu'ils s'étaient faite de la force invincible de Sardes, renoncer au dessein de prendre cette ville d'assaut, et s'enfermer dans l'espoir de la réduire par la famine, (5) plus il en examinait avec un zèle infatigable les diverses parties pour y saisir enfin cette occasion favorable qu'il rêvait. (6) Il s'aperçut un jour que le mur qui avoisine la Scie (c'est le côté des murailles qui joint la citadelle à la ville) n'était pas gardé, et dès lors ce fut là qu'il tourna ses espérances et ses vues. (7) Voici comme il avait reconnu que les assiégés négligeaient cet endroit. (8) La muraille est assise sur un rocher très élevé, au-dessus d'un vallon où l'on jetait de la place les corps morts et les entrailles des chevaux et des bêtes de somme: des vautours et d'autres oiseaux de proie se réunissaient sans cesse sur le cloaque, (9) et Lagoras remarqua que ces animaux, lorsqu'ils s'étaient repus, allaient se reposer sur le rocher et la muraille. Il en conclut que le mur n'était pas gardé, ou que du moins il était le plus souvent désert. (10) Il alla donc pendant la nuit explorer la muraille, et chercha avec soin en quel endroit on pouvait en approcher et y poser des échelles. (11) Il découvrit enfin que l'escalade était praticable par un des rochers, et il courut aussitôt communiquer au roi son dessein. [7,16] (1) Antiochus accueillit avec une vive joie l'espérance que lui donnait Lagoras, l'exhorta fort à poursuivre son œuvre, et promit de lui prêter tout l'appui qu'il pourrait. (2) Lagoras pria le roi d'engager l'Étolien Théodote et Denys, capitaine des gardes, à entrer dans ses desseins, et de les lui adjoindre, tous deux lui semblant avoir l'adresse et l'audace nécessaires à une telle entreprise. (3) Antiochus, sans tarder, mit ces hommes à sa disposition, et Lagoras, Théodote et Denys, après avoir concerté entre eux toutes les mesures à prendre, n'attendirent plus pour agir que l'époque où la nuit, vers le matin, serait sans lune. (5) Dès que cette nuit fut arrivée, ils choisirent, la veille au soir, dans toute l'armée, quinze soldats des plus vigoureux et des plus braves qui devaient porter les échelles, monter à l'escalade de concert avec eux, partager enfin leurs périls. (5) Ils en prirent trente autres chargés de demeurer à distance comme réserve, et qui, aussitôt que Lagoras et ses compagnons auraient franchi le mur et gagné la porte la plus proche, essayeraient en dehors d'en briser les gonds et les joints, tandis qu'eux-mêmes, en dedans, feraient tomber le levier et les barres. (6) Deux mille hommes, en outre, devaient suivre ces trente guerriers, entrer avec eux dans la ville, et s'emparer de l'esplanade qui environne le théâtre et domine à la fois et la place et la citadelle. (7) Enfin, pour empêcher que ce choix fait parmi les troupes ne fît soupçonner la vérité, Lagoras eut le soin de répandre que les Étoliens devaient, par un défilé, pénétrer dans Sardes, et que ces soldats d'élite étaient appelés à repousser cette prochaine irruption. [7,17] (1) Tout étant prêt, quand la lune eut disparu, Lagoras et sa troupe s'approchèrent doucement des murs avec les échelles et allèrent se cacher sous une pointe qui faisait saillie sur le fossé. Au retour du jour, (2) les sentinelles furent levées en cet endroit. Comme de coutume, Achéus envoya une partie de ses forces à leurs postes, et réunit le reste dans l'hippodrome en ordre de bataille, sans que personne eût idée de la présence de Lagoras. (3) Mais quand les deux premières échelles furent dressées, et que Denys et Lagoras commencèrent à monter, un mouvemeht inusité et un grand tumulte se firent dans le camp ; (4) car si pour ceux qui étaient dans la ville, et pour Achéus retenu dans la citadelle, Lagoras et ses compagnons restaient inaperçus, grâce à la pointe dont nous avons parlé, la hardie escalade de ces braves était visible pour le camp entier. (5) Parmi les soldats, les uns admiraient tant d'audace, les autres en attendaient plus particulièrement les suites avec quelque crainte, et tous étaient debout partagés entre l'étonnement et la joie. (6) A la vue de cette agitation, le roi afin de porter ailleurs l'attention de l'armée et celle de l'ennemi, donna ordre à ses troupes d'avancer, et les dirigea sur la porte opposée à celle que devait attaquer Lagoras, et qu'on appelle la porte de Perse. (7) Achéus de son côté, frappé du mouvement qui avait lieu chez l'ennemi, ne savait à quoi l'attribuer et était fort incertain sur ce qu'il devait faire. (8) Enfin il envoya quelques détachements vers la porte menacée, mais comme il fallait descendre par une pente étroite et très roide, le secours arriva tard. (9) Aribaze, qui commandait la ville, s'était déjà rendu à la même porte dès qu'il avait aperçu Antiochus, sans avoir soupçonné un instant quelque ruse. Il plaça une partie de ses soldats sur les murs, et lança l'autre au dehors, les engageant à repousser l'ennemi qui déjà était proche, et à en venir hardiment aux mains avec lui. [7,18] (1) Cependant Lagoras, Théodote, Denys et leurs gens avaient franchi les rochers défendant la ville, et étaient parvenus à la porte que ceux-ci dominaient. (2) Les uns tinrent énergiquement tête aux ennemis qui se présentèrent ; les autres brisèrent les leviers. Aussitôt, les trente placés en réserve se précipitèrent de leur côté sur la porte et la rompirent en dehors. (3) Les portes voisines furent bientôt ouvertes, et les deux mille, se jetant dans la ville, s'emparèrent, comme il était convenu, de l'esplanade qui entourait le théâtre. (4) A cette vue, les assiégés se passent les uns aux autres l'ordre de marcher contre les assaillants, et quittent les murailles à la porte de Perse, où d'abord ils s'étaient portés avec Aribaze. (5) Mais dans leur retraite la porte était restée ouverte, et quelques hommes d'Antiochus, en poursuivant les fuyards, pénétrèrent dans les murs. (6) Sans tarder, bon nombre de soldats entrèrent à la suite de leurs camarades, et brisèrent les portes les plus prochaines. (7) Aribaze et ses troupes, après avoir quelque temps combattu, se réfugièrent à la hâte dans la citadelle. (8) Quant à Théodote et à Lagoras, ils demeurèrent sur les lieux voisins du théâtre, observant tout ce qui se passait avec autant d'attention que de prudence, tandis que le reste des troupes envahissait Sardes de toutes parts et la soumettait à Antiochus. (9) En proie à ces soldats qui égorgeaient les habitants ou brûlaient les maisons, qui ne songeaient qu'à piller et à faire du butin, la ville fut entièrement saccagée et presque détruite : (10) c'est ainsi qu'Antiochus devint maître de Sardes.