[5,0] LIVRE V [5,1] L'année de magistrature du jeune Aratos prit fin au lever des Pléiades, selon la manière de compter le temps en usage à cette époque chez les Achéens. Il remit donc ses pouvoirs à son successeur Épératos ; en Étolie, c'était Dorimachos qui était alors stratège. C'était le moment où Hannibal, au retour de la belle saison, déclarait ouvertement la guerre aux Romains, partait de Carthagène, passait l'Èbre et commençait à marcher sur l' Italie, tandis que les Romains envoyaient Ti. Sempronius avec son armée en Afrique et P. Cornélius en Espagne ; en même temps, Antiochos et Ptolémée, désespérant d'arriver à se mettre d'accord par des ambassades et des conférences au sujet de la Celé-Syrie, se disposaient à trancher leur différend par les armes. Philippe, n'ayant ni vivres ni argent pour ses troupes, fit convoquer l'assemblée des Achéens par leurs magistrats ; la session eut lieu à Égion, conformément aux lois. Mais les deux Aratos, encore sous l'impression de l'avanie qu'Apelles leur avait faite lors des élections, s'abstenaient de toute intervention en sa faveur ; quant à Épératos, c'était un incapable, qui n'avait absolument aucune autorité. Dans ces conjonctures, le roi comprit quelle faute lui avaient fait commettre Apelles et Léontios, si bien qu'il résolut de se réconcilier avec les Aratos. Il obtint des magistrats que le siège de l'assemblée fût transféré à Sycione; là, il prit à part les deux Aratos, le père et le fils, rejeta tous les torts sur Apelles et les pria de rester ses amis comme par le passé. Ils y consentirent volontiers; le roi entra alors dans l'assemblée et, grâce à leur appui, il se fit accorder tout ce qu'il désirait. Les Achéens lui votèrent un crédit de cinquante talents, qu'on devait lui verser dès son entrée en campagne, plus trois mois de solde pour son armée, dix mille mesures de blé et dix-sept talents par mois pour toute la durée de ses opérations dans le Péloponèse. [5,2] Après ce vote, l'assemblée fut dissoute et les Achéens regagnèrent leurs cités respectives. Le roi tint conseil avec ses amis et décida, puisque les troupes étaient revenues de leurs quartiers d'hiver, d'engager la guerre sur mer. Il ne voyait pas d'autre moyen de frapper les ennemis à l'improviste de tous les'côtés en même temps ; ils n'auraient pas le loisir de se porter secours mutuellement, dispersés comme ils l'étaient dans leurs divers pays; ils avaient d'ailleurs à craindre, chacun de son côté, la brusque attaque par mer d'un adversaire dont ils ne pouvaient prévoir les intentions : car c'était à la fois avec les Étoliens, les Lacédémoniens et les Éléens qu'on était en guerre. Cette résolution prise, Philippe fit rassembler les vaisseaux achéens et ses siens à Léchée, où, par des manoeuvres continuelles, il exerça et habitua ses fantassins à manier la rame. Les Macédoniens se plièrent très volontiers à la besogne qu'on leur demandait ; car ils ne se distinguent pas seulement sur terre par leur courage dans les batailles rangées; ils savent aussi, à l'occasion, se montrer parfaitement aptes au service de mer; de même, s'il s'agit de creuser des tranchées, de fortifier un camp, d'exécuter les plus pénibles travaux de ce genre, ils y font preuve d'une endurance admirable ; ils sont tels qu'Hésiode représente les Éacides : « La guerre est pour eux une fête, comme les banquets. » Pendant que le roi et l'armée macédonienne étaient à Corinthe, en train de s'exercer et de se préparer en vue d'une expédition navale, Apelles, qui ne pouvait ni regagner son crédit auprès du roi ni supporter sa disgrâce, conspira avec Léontios et Mégaléas : ces derniers devaient, sous couleur d'assister le roi dans ses entreprises, essayer de les faire échouer en lui suscitant des obstacles ; quant à lui, il s'en irait à Chalcis, pour empêcher que d'aucun côté on envoyât à Philippe le moindre subside. Après s'être entendu avec ses complices, le traître partit pour Chalcis, en donnant au roi de spécieux prétextes; et là, il tint si bien ses promesses, grâce à la confiance qu'inspirait à tout le monde son ancienne faveur, que le roi, se trouvant sans ressources, finit par être obligé de mettre en gage sa vaisselle d'argent pour subvenir à ses dépenses. Cependant, quand la flotte fut rassemblée et les Macédoniens bien entraînés au maniement de la rame, le roi distribua des vivres à ses soldats, leur paya leur solde et fit mettre à la voile. Le surlendemain, il abordait à Patras avec six mille Macédoniens et douze cents mercenaires. [5,3] En même temps, Dorimachos, le stratège d'Étolie, envoyait en Élide Agélaos et Scopas avec cinq cents Néo-Crétois ; de leur côté, les Éléens, craignant que Philippe ne voulût faire le siège de Cyllène, y rassemblaient des mercenaires, armaient une milice nationale et fortifiaient la place avec soin. Ce que voyant, Philippe laissa à Dymé les mercenaires des Achéens, une partie de ses Crétois et de sa cavalerie gauloise, enfin deux mille hommes d'élite de l'infanterie achéenne ; c'était à la fois un corps de réserve et une garantie contre un coup de main des Éléens. Il écrivit aux Messéniens, aux Épirotes, aux Acarnaniens et à Skerdilaïdas d'équiper leurs flottes respectives et leur donna rendez-vous à Céphallénie ; puis il quitta Patras au jour fixé et vint mouiller à Pronnes, dans l'île de Céphallénie. Mais comme ce petit port était difficile à prendre d'assaut et situé sur une langue de terre assez étroite, il continua sa route en longeant la côte et alla aborder à Palées. La contrée lui parut fertile et en état de nourrir son armée ; il fit donc débarquer ses troupes et campa devant la place ; on tira les vaisseaux à sec, on les entoura d'un fossé et d'un retranchement ; puis le roi envoya les Macédoniens au fourrage. Pour sa part, il faisait le tour de la ville, cherchant à reconnaître de quel côté on pourrait approcher des murs les machines et les autres travaux de siège ; car s'il demeurait là pour attendre ses alliés, il voulait aussi s'emparer de cette place, d'abord pour enlever aux Étoliens un port d'attache qui leur était indispensable (c'était en effet des navires de Céphallénie qu'ils se servaient soit pour passer dans le Péloponnèse soit pour aller ravager les côtes d'Épire et d'Acarnanie), puis pour se procurer et procurer à ses alliés une base navale d'où l'on pût très commodément faire des incursions en pays ennemi. En effet, l'île de Céphallénie, qui est située en face du golfe de Corinthe et baignée par la mer de Sicile, commande les régions du Péloponèse orientées vers le Nord ou vers l'Ouest, principalement l'Élide, ainsi que les parties occidentale et méridionale de l'Épire, de l'Étolie et de l'Acarnanie. [5,4] L'endroit était donc admirablement choisi pour opérer la concentration des alliés, menacer le territoire de l'ennemi et protéger les pays amis ; aussi le roi tenait-il beaucoup à la conquête de l'île. Il avait constaté que Palées était défendue de toutes parts, soit par la mer soit par des précipices ; il n'y avait qu'un espace très restreint, du côté de Zacynthé, par où la place pouvait être abordée de plain-pied ; ce fut par là qu'il résolut d'avancer ses machines et de faire tous ses travaux de siège. Ces projets absorbaient toute sa pensée, toutes ses préoccupations. Cependant quinze bâtiments lui arrivèrent de la part de Skerdilaïdas, qui n'avait pu en envoyer davantage à cause des séditions et des troubles fomentés par les roitelets illyriens ; il reçut également les renforts que lui avaient promis les Épirotes, les Acarnaniens et les Messéniens : Phigalie étant prise, ces derniers n'avaient plus de prétexte pour se dispenser de prendre part à la guerre. Quand tout fut prêt pour l'attaque, le roi fit mettre en batterie les balistes et les catapultes aux endroits les plus propices pour briser la résistance des assiégés ; puis, après quelques paroles d'encouragement aux Macédoniens, il donna l'ordre d'approcher les machines des remparts et de profiter de l'abri qu'elles offraient pour creuser des galeries. Les Macédoniens mirent une telle ardeur à cette besogne que bientôt le mur fut miné sur une longueur de deux arpents. Le roi s'avança alors et exhorta les habitants à faire la paix avec lui. Voyant ses avances repoussées, il fit mettre le feu aux arcs-boutants qui soutenaient le mur, dont toute la partie ainsi étayée s'écroula immédiatement. Cela fait, il lança en premier lieu l'infanterie légère, rangée en bataillons, avec ordre de pénétrer par la brèche. Trois fois de suite, ces jeunes soldats forcèrent le passage; mais Léontios, qui les commandait, n'oubliait pas les promesses qu'il avait faites à Apelles: il arrêta leur élan et empêcha la prise de la ville. Comme il avait séduit ses principaux officiers et que lui-même, au lieu d'agir avec vigueur, donnait sans cesse les marques de la plus vive terreur, les Macédoniens finirent par être repoussés avec de grandes pertes, alors que la victoire leur était acquise. Quand le roi vit ses officiers tout tremblants et ses soldats couverts de blessures, il leva le siège et tint conseil avec ses amis sur ce qu'il y avait à faire. [5,5] En même temps, pour amener Philippe à abandonner sa tentative contre Palées, Lycurgue et Dorimachos, qui avait avec lui la moitié de l'armée étolienne, marchaient l'un vers la Messénie, l'autre sur la Thessalie. Des ambassadeurs vinrent alors trouver le roi de la part des Acarnaniens et des Messéniens: les premiers l'engagèrent à envahir l'Étolie, tant pour prévenir une incursion de Dorimachos en Macédoine que parce qu'il pourrait ravager à son aise toute la contrée ; les Messéniens, et en particulier Gorgos, le chef de l'ambassade, priaient le roi de leur porter secours, alléguant que les vents étésiens, qui soufflaient en cette saison, lui permettraient de faire en un jour la traversée entre Céphallénie et la Messénie, d'attaquer Lycurgue à l'improviste et d'en avoir raison. Léontios appuyait Gorgos de toutes ses forces, toujours en vue du même but, c'est-à-dire dans l'espoir que Philippe passerait tout l'été sans arriver à aucun résultat. Avec les vents étésiens, il était facile de gagner la Messénie, mais impossible d'en revenir ; il était donc évident que si Philippe se rendait en Messénie il y serait bloqué avec son armée et serait obligé d'y rester tout le reste de l'été sans rien faire ; pendant ce temps, les Étoliens auraient tout loisir de parcourir la Thessalie et l'Épire, de les piller, de les dévaster impunément d'un bout à l'autre. Tels étaient les conseils pernicieux de Gorgos et de Léontios. Aratos, qui se trouvait là également, était d'un avis tout opposé : il fallait, d'après lui, faire voile vers l'Étolie et porter ses efforts de ce côté ; les Étoliens étant partis en expédition avec Dorimachos, c'était une merveilleuse occasion d'envahir et de ravager leur pays. Le roi, qui se méfiait de Léontios depuis sa trahison au siège de Palées et à qui cette délibération sur l'expédition à entreprendre dévoilait toute la fourberie du personnage, se rangea à l'opinion d'Aratos. Il écrivit donc à Épératos, le stratège d'Achaïe, de lever des troupes parmi ses concitoyens et d'aller au secours des Messéniens ; quant à lui, il quitta Céphallénie et, le surlendemain, arriva de nuit à Leucade avec sa flotte. Il prit toutes ses dipositions gour passer le Canal, le franchit, puis entra dans le golfe d'Ambracie, qui, comme je l'ai dit plus haut, est formé par la mer de Sicile et pénètre jusqu'au coeur de l'Étolie. Il vint aborder un peu avant le jour à Limnéa ; il fit déjeuner ses soldats, leur ordonna de déposer la plus grande partie de leur charge et, ainsi allégés, de se tenir prêts à se remettre en marche, tandis qu'il se procurait des guides et s'informait soigneusement de la nature du pays ainsi que des villes voisines. [5,6] Ce fut là que le stratège d'Acarnanie, Aristophantos, vint le rejoindre avec toutes les forces de son pays. Les Acarnaniens, qui autrefois avaient eu si souvent et si vivement à souffrir de la part des Étoliens, n'aspiraient qu'à prendre leur revanche en faisant à leurs ennemis le plus de mal possible. Ils s'empressèrent donc de saisir l'occasion que leur offrait l'intervention des Macédoniens et tout le monde prit les armes, non seulement ceux à qui la loi imposait le service militaire, mais même un certain nombre de vieillards. Les Épirotes n'avaient pas moins d'ardeur et pour des raisons analogues ; mais leur pays est si étendu et l'offensive de Philippe avait été si brusque qu'ils n'eurent pas le temps de rassembler leurs troupes. Dorimachos, comme je l'ai dit, avait avec lui la moitié de l'armée étolienne ; il avait laissé l'autre moitié, pensant que ce serait suffisant pour mettre à couvert les villes et la campagne contre une agression imprévue. Le roi, laissant ses bagages sous bonne garde, partit le soir de Limnéa et fit halte au bout d'une soixantaine de stades; quand ses troupes eurent dîné et pris quelque repos, il se remit en route, marcha toute la nuit sans s'arrêter et arriva au point du jour sur les bords de l'Achéloos, entre Conope et Stratos ; il voulait se jeter à l'improviste sur Therme pour essayer de s'en emparer par surprise. [5,7] Léontios voyait bien que, pour deux raisons, Philippe arriverait à ses fins sans que les Étoliens pussent lui résister : d'abord, parce que l'irruption des Macédoniens avait été rapide et inattendue ; puis parce que les Étoliens, n'imaginant pas que Philippe osât se risquer à attaquer une place aussi forte que Therme, n'en avaient pas du tout assuré la défense et se trouvaient pris au dépourvu. Ainsi raisonnait Léontios; poursuivant son oeuvre néfaste, il conseilla à Philippe de faire halte sur les bords de l'Achéloos, pour faire reposer son armée, qui avait marché toute la nuit ; en réalité, il voulait donner aux Étoliens un instant de répit qui leur permît de se mettre sur leurs gardes. Aratos, au contraire, comprenant bien qu'il fallait saisir l'occasion au vol et que le plan proposé par Léontios aurait certainement pour effet de la faire perdre, conjurait Philippe de ne pas la laisser échapper en tergiversant. Le roi, déjà indisposé contre Léontios, se rangea à l'avis d'Aratos et continua son chemin sans s'arrêter. Il passa l'Achéloos et marcha droit sur Therme en ravageant toute la contrée sur son passage. Il laissa sur sa gauche Stratos, Agrinion, Thesties, et sur sa droite Conope, Lysimachie,Trichonion, Phytéon. Il arriva à une ville nommée Métape, qui est située sur les bords mêmes du lac Trichonis, dans le défilé qui y conduit, à environ soixante stades de Therme. Les Étoliens avaient abandonné cette place ; Philippe la fit occuper par cinq cents de ses soldats, pour surveiller de là l'entrée et la sortie des défilés ; car les rives du lac sont partout montagneuses, escarpées, boisées, et l'on n'y peut accéder qu'à grand'peine, par une gorge extrêmement resserrée. Le roi plaça alors ses mercenaires en tête de toute la colonne, puis les Illyriens, ensuite l'infanterie, légère et lourde, et commença la traversée des défilés ; les Crétois formaient l'arrière-garde ; les Thraces et les troupes légères couvraient la marche sur le flanc droit; quant à la gauche, elle était protégée par le lac sur une longueur de près de trente stades. [5,8] Au sortir de cette région, on arriva dans un village nommé Pamphia ; là aussi, Philippe laissa une garnison ; puis il marcha sur Therme par un chemin extrêmement ardu, rocailleux, et de plus suspendu entre deux précipices profonds, si bien que le passage était, par endroits, très étroit et des plus dangereux. La montée mesurait, en tout, près de trente stades ; mais les Macédoniens marchaient si rapidement qu'ils franchirent ce mauvais pas en fort peu de temps et qu'il faisait encore jour quand ils arrivèrent à Therme. Le roi fit dresser son camp; puis il envoya ses troupes dévaster les villages voisins, courir toute la plaine de Therme et piller les maisons dans la ville même, où l'on trouva en abondance du blé, d'autres provisions de bouche et les meubles les plus riches qu'il y eût en Étolie. C'était en cet endroit qu'avaient lieu tous les ans les foires et les fêtes les plus fréquentées, ainsi que les assemblées où l'on élisait les magistrats ; aussi chacun y apportait-il, pour bien recevoir ses hôtes et célébrer dignement ces solennités, tout ce qu'il possédait de plus précieux. En outre, les gens pensaient que leurs biens seraient plus en sûreté à Therme que partout ailleurs : jamais un ennemi n'avait osé approcher de cette ville, dont sa situation faisait en quelque sorte la citadelle de toute l'Étolie. C'est en raison de la paix dont cette région jouissait depuis si longtemps qu'on avait accumulé tant de richesses dans les maisons bâties autour du temple et dans le voisinage. Les Macédoniens firent donc, cette nuit-là, un butin immense ; puis ils dressèrent leurs tentes sur place. Le lendemain, ils trièrent parmi ces dépouilles celles qui avaient le plus de valeur et qu'ils pouvaient emporter ; quant au reste, ils en firent un tas devant les tentes et le brûlèrent. Il en fut de même pour les armes qui étaient suspendues dans les portiques : ils firent main basse sur celles qui avaient quelque prix, en échangèrent quelques-unes, entassèrent toutes les autres — soit plus de quinze mille pièces — et y mirent le feu. [5,9] Jusque-là, les lois de la guerre étaient bien et dûment observées ; mais je ne sais comment qualifier ce qui se passa ensuite. Encore sous l'impression des excès commis par les Étoliens à Dion et à Dodone, les Macédoniens incendièrent les portiques et brisèrent tous les ex-voto qui restaient, dont quelques-uns étaient d'une grande valeur, aussi bien par la perfection du travail que par la richesse de la matière. Non contents de brûler les toits, ils rasèrent le temple jusqu'aux fondements et renversèrent les statues. Il y en avait au moins deux mille ; ils en mirent un grand nombre en pièces et n'épargnèrent que les images des dieux ou celles qui portaient une dédicace à une divinité. Ils gravèrent enfin sur le mur un vers, devenu célèbre, de Samos, fils de Chrysogonos, homme d'esprit qui avait été élevé avec le roi et qui en était alors à ses premiers essais poétiques ; voici ce vers : «Voyez-vous où a volé le trait lancé par Zeus ? » Le roi et ses amis étaient fermement convaincus qu'ils avaient le droit et le devoir d'en user de la sorte, pour faire expier aux Étoliens, par la loi du talion, les sacrilèges qu'ils avaient commis à Dion. Je ne suis pas du tout de cet avis. Si j'ai raison ou non, il est facile de s'en rendre compte, sans chercher d'exemples ailleurs que dans cette même maison de Macédoine. Après avoir défait en bataille rangée Cléomène, roi des Lacédémoniens, Antigone s'était emparé de Sparte; il était maître de traiter comme il lui plairait la ville et ses habitants ; mais loin de faire subir aux vaincus la moindre vexation, il rétablit chez eux la constitution nationale et l'antique liberté, et ne retourna dans son pays que lorsqu'il eut fait tout le bien possible à la Grèce en général et à Lacédémone en particulier. Aussi reçut-il alors le titre de bienfaiteur et après sa mort celui de sauveur ; et ce ne fut pas seulement chez les Lacédémoniens, mais dans toute la Grèce, qu'il acquit en ces circonstances une renommée, une gloire immortelle. [5,10] Autre exemple : Philippe, qui le premier a donné au trône de Macédoine sa puissance et son éclat, qui a écrasé les Athéniens à Chéronée, n'a pas tant fait par ses victoires que par la douceur et la bonté de son caractère ; il ne dompta et ne soumit par la force des armes que ceux qui les avaient prises contre lui ; ce fut par sa bienveillance et sa modération qu'il subjugua tous les Athéniens et Athènes elle-même. Car il faisait la guerre sans haine et cessait de combattre ses adversaires dès qu'une occasion s'offrait à lui de manifester sa clémence et sa générosité. C'est ainsi qu'il renvoya ses prisonniers sans rançon, rendit aux morts les honneurs funèbres, fit rapporter leurs restes à Athènes par Antipater et donna même des vêtements à la plupart des soldats qu'il relâchait. Grâce à cette habile politique, il obtint à peu de frais des résultats considérables : sa magnanimité frappa vivement l'esprit des Athéniens, qui, de ses ennemis qu'ils étaient, devinrent ses alliés les plus dévoués. Et Alexandre ? Irrité contre Thèbes au point d'en vendre les habitants comme esclaves et de raser la ville jusqu'aux fondements, il n'oublia pas la piété qu'il devait aux dieux et prit toutes ses mesures pour que pendant le sac de la place aucun attentat ne fût commis, même involontairement, contre les temples ou contre aucun endroit consacré au culte. Et lorsqu'il passa en Asie pour venger les sacrilèges dont les Perses s'étaient rendus coupables en Grèce, il infligea aux hommes le châtiment mérité par leurs forfaits, mais ne toucha jamais à un monument religieux ; c'était pourtant ce genre de crime que les Perses avaient commis le plus souvent en Grèce. Voilà les modèles que Philippe aurait dû avoir constamment sous les yeux, pour être le digne successeur de ces grands hommes et se montrer moins l'héritier de leur puissance que celui de leurs mérites ou de leurs vertus. Il prit grand soin pendant toute sa vie qu'on vît en lui le descendant d'Alexandre et de Philippe ; mais jamais il ne se soucia si peu que ce fût de leur ressembler. Aussi, en observant des principes contraires à ceux de ses ancêtres, acquit-il plus tard auprès de tout le monde une réputation contraire à la leur. [5,11] Les événements qui nous occupent en sont la preuve : Philippe se livrait, dans son emportement, aux mêmes excès que les Étoliens; il remédiait à un mal par un autre mal et ne croyait rien faire que de juste ; il ne cessait d'accuser Scopas et Dorimachos de mépriser les dieux et de ne connaître aucune loi ; il leur reprochait les sacrilèges qu'ils avaient commis à Dion et à Dodone ; et en imitant leur conduite, il ne s'apercevait pas qu'il allait se faire une réputation analogue auprès de ceux qui apprendraient ses exploits. Enlever ou détruire les places de l'ennemi, ses ports, ses villes, ses hommes, ses vaisseaux, ses récoltes et toutes ses autres ressources, pour diminuer ses forces, accroître les nôtres et faciliter notre succès, c'est à quoi nous obligent les lois et les règles de la guerre; mais des violences qui ne peuvent contribuer ni à améliorer notre situation militaire ni à affaiblir l'ennemi, comme la destruction sans raison stratégique des temples, des statues et de tous les monuments de ce genre, ne sont-elles pas l'ouvre d'un fou furieux ? Ce n'est pas pour ruiner et anéantir ceux qui ont eu quelque tort envers nous que nous leur ferons la guerre, si nous sommes des gens de coeur, c'est pour qu'ils s'amendent et réparent leurs fautes; nous ne frapperons pas indistinctement innocents et coupables, nous nous efforcerons plutôt de sauver et d'épargner avec les innocents ceux que nous jugerons coupables. Ce sont les tyrans qui, en maltraitant leurs sujets, n'arrivent qu'à s'en faire obéir par crainte et à contre-coeur, qui en sont haïs et les haïssent ; un roi témoigne à chacun sa bienveillance, on l'aime pour son humanité, pour le bien qu'il fait, on se soumet de bon gré à ses ordres et à son autorité. Pour bien comprendre la faute que Philippe commit alors, on n'a qu'à se figurer ce qu'auraient pensé de lui les Étoliens si sa conduite eût été différente, s'il n'avait ni renversé les portiques et les statues ni brisé les ex-voto. Ils l'auraient considéré, je pense, comme le meilleur et le plus humain des rois : leur conscience leur reprochait leur conduite à Dion et à Dodone ; ils auraient été forcés de reconnaître que Philippe, maître de faire tout ce qu'il voulait, était dans son droit en les traitant avec la dernière rigueur ; c'était donc uniquement par clémence et par générosité qu'il n'aurait pas usé de représailles envers eux. [5,12] Tout cela montre bien que les Étoliens se seraient certainement condamnés eux-mêmes, tandis qu'ils n'auraient éprouvé pour Philippe que de l'estime et de l'admiration ; ils auraient trouvé qu'il se comportait en roi et en homme généreux, s'il avait respecté les dieux et dominé son ressentiment. Il y a bien plus d'avantages à triompher de ses ennemis par la droiture et l'équité que par les armes : dans un cas, c'est par nécessité que les vaincus se soumettent; dans l'autre, c'est de leur plein gré ; avec la première méthode, le succès est chèrement acheté ; avec la seconde, c'est sans éprouver aucune perte qu'on fait rentrer les égarés dans le devoir ; mais surtout, dans la première alternative, c'est presque uniquement à ses sujets qu'un souverain doit la victoire, tandis que dans la seconde c'est par lui-même qu'il la remporte. On objectera peut-être que Philippe était trop jeune à cette époque pour qu'on puisse le rendre responsable de ses fautes ; que les vrais coupables sont les amis et les conseillers qui l'entouraient, entre autres Aratos et Démétrios de Pharos. Même sans avoir assisté à ces événements, il n'est pas difficile de dire lequel des deux doit avoir donné au roi ces mauvais conseils. Outre le naturel différent dont ils ont toujours fait preuve — celui d'Aratos, ennemi de toute précipitation et de toute action irréfléchie, celui de Démétrios, absolument opposé, — il y a un fait où se peint à nos yeux, d'une façon indiscutable, le caractère de ces dieux hommes ; j'en ferai mention en temps et lieu. [5,13] Philippe — pour en revenir à notre sujet — enleva à Therme tout ce qu'il était possible d'emporter et s'en retourna par la même route qu'il avait prise à l'aller. Il avait fait placer en tête le butin avec l'infanterie lourde et, laissant à l'arrière-garde les Acarnaniens et les mercenaires, il se hâtait pour franchir les défilés le plus tôt possible ; il prévoyait en effet que les Étoliens profiteraient de la nature accidentée du pays pour attaquer l'arrière-garde. Son hypothèse se réalisa immédiatement. Les Étoliens s'étaient rassemblés au nombre de près de trois mille et étaient accourus à la rescousse, sous le commandement d'Alexandre de Trichonion ; tant que Philippe occupa les hauteurs, ils n'approchèrent pas et demeurèrent cachés ; mais dès que l'arrière-garde se fut mise en marche, ils se jetèrent aussitôt dans Therme et chargèrent les derniers rangs de la colonne. Comme cette agression répandait le désordre dans l'arrière-garde, les Étoliens redoublèrent d'ardeur ; le terrain les favorisait d'ailleurs. Philippe, qui s'attendait à cet incident, avait posté, pendant sa descente, les Illyriens et l'élite de l'infanterie légère au pied de la colline. Ils fondirent sur la troupe d'ennemis qui suivait et harcelait l'armée, lui tuèrent cent trente hommes et en prirent presque autant ; le reste s'enfuit en désordre par des chemins impraticables. Après ce succès, l'arrière-garde incendia Pamphia, franchit les défilés sans encombre et rejoignit les Macédoniens ; car Philippe avait fait halte à Métape pour l'y attendre. Le lendemain, il fit raser Métape, se remit en route et établit son camp dans une localité appelée Acres. Le surlendemain, tout en ravageant le pays sur son passage, il arriva à Conope, où il campa de nouveau et passa encore le jour suivant. Après quoi, il repartit et longea la rive de l'Achéloos jusqu'à Stratos ; puis il traversa la rivière et fit arrêter son armée à plus d'une portée de flèche, pour attirer les habitants hors des murs. [5,14] Le roi avait en effet été informé qu'environ trois mille fantassins et quatre cents cavaliers étoliens, ainsi que cinq cents Crétois, étaient concentrés à Stratos. Mais, comme personne n'osait tenter une sortie, il donna l'ordre du départ ; l'avant-garde ouvrit la marche, et toute l'armée reprit la route de Limnéa, où se trouvaient les vaisseaux. L'arrière-garde s'était à peine éloignée que quelques cavaliers étoliens sortirent de la ville et se mirent à harceler les derniers rangs. Les Crétois et quelques Étoliens vinrent ensuite se joindre à la cavalerie ; la mêlée devint générale et l'arrière-garde macédonienne fut obligée de faire volte-face pour soutenir le combat. La bataille resta quelque temps indécise ; mais les Illyriens de l'armée royale arrivèrent au secours des mercenaires ; les ennemis plièrent et se sauvèrent de tous côtés, les cavaliers étoliens comme les Crétois. La plupart d'entre eux s'enfuirent vers la ville, poursuivis jusqu'aux portes et jusqu'au pied des remparts par les soldats de Philippe, qui en tuèrent une centaine. A la suite de cette affaire, la garnison de Stratos n'osa plus bouger et l'arrière-garde rejoignit tranquillement le gros de l'armée près des vaisseaux. A Limnéa, le roi s'installa dans un campement commode, offrit aux dieux un sacrifice d'actions de grâces pour le succès de sa campagne et invita ses officiers à un banquet. Il s'était risqué dans des endroits qui paraissaient impraticables et où personne avant lui n'avait osé s'engager avec une armée ; or non seulement il y avait pénétré à la tête de ses troupes, mais son expédition avait pleinement réussi et il en était revenu sans encombre. Aussi laissa-t-il éclater sa joie dans le festin qu'il offrit à ses officiers. Mégaléas et Léontios étaient les seuls à ne pas se réjouir de ses succès : Apelles les avait chargés d'entraver toutes les entreprises du roi ; mais leurs tentatives avaient échoué et les événements avaient pris un cours opposé à ce qu'ils souhaitaient. Ils vinrent néanmoins à ce dîner. [5,15] Dès le début, le roi et ses convives crurent remarquer qu'ils ne partageaient pas la satisfaction générale. Puis, au cours du repas, comme on avait bu plus que de raison, obligés de faire chorus avec leurs compagnons de table, ils ne manquèrent pas de se trahir. Le banquet terminé, égarés par les fumées de l'ivresse, ils partent à la recherche d'Aratos. Ils le rejoignent au moment où il se retirait et se mettent à l'injurier, puis à lui jeter des pierres. Leurs partisans respectifs accourent en foule à la rescousse ; d'où tumulte et désordre dans tout le camp. Le roi entend du bruit ; il envoie pour s'informer de ce qui se passe et pour rétablir l'ordre. Aratos expose l'incident aux nouveaux venus, invoque le témoignage des assistants et se retire dans sa tente. Léontios trouva moyen, on ne sait comment, de s'esquiver à la faveur du tumulte. Mégaléas et Crinon durent comparaître devant le roi, qui, instruit de ce qui était arrivé, leur adressa une sévère réprimande. Loin de faire amende honorable, ils aggravèrent leur faute en déclarant qu'ils ne désarmeraient pas avant d'avoir réglé son compte à Aratos. Outré de les entendre parler de la sorte, le roi leur infligea sur-le-champ une amende de vingt talents et les fit jeter en prison. [5,16] Le lendemain, il fit appeler Aratos et l'assura qu'il pouvait être sans crainte, que bon ordre serait mis à cette affaire. En apprenant la mésaventure de Mégaléas, Léontios se rendit à la tente du roi avec quelques-uns de ses soldats ; il était persuadé qu'il lui serait facile d'intimider un si jeune homme et de le faire revenir sur sa décision. Quand il fut en sa présence, il lui demanda donc « qui avait eu l'audace de porter la main sur Mégaléas et de le faire emprisonner ». — « C'est moi », répondit le roi sans se troubler. Léontios perdit contenance, balbutia quelques mots et se retira furieux. Là-dessus, toute la flotte mit à la voile, traversa ^ le golfe et vint mouiller à Leucade. A peine débarqué, le roi donna ordre aux officiers préposés au partage du butin de faire leur besogne sans tarder ; puis il réunit ses amis pour examiner le cas de Mégaléas. Aratos prononça un réquisitoire contre Léontios: reprenant les choses de très haut, il rappela le massacre commis par lui à Argos après le départ d'Antigone, les machinations de son adversaire avec Apelles, sa trahison au siège de Palées ; à l'appui de toutes ses accusations, il allégua des preuves, invoqua des témoignages; si bien que Mégaléas et son complice, ne trouvant rien à répondre, furent condamnés à l'unanimité : Crinon resta en prison ; quant à Mégaléas, Léontios se porta garant de l'amende qui lui avait été infligée. Voilà où aboutit la conspiration tramée par Apelles et Léontios ; toutes les espérances qu'ils avaient conçues au début étaient ruinées ils avaient cru pouvoir terroriser Aratos, faire le vide autour de Philippe et agir comme bon leur semblerait ; ce fut tout le contraire qui arriva. [5,17] En Messénie, Lycurgue n'avait obtenu aucun résultat sérieux ; il rentra à Lacédémone, puis repartit en expédition et s'empara de Tégée ; les habitants se réfugièrent dans la citadelle ; il entreprit d'en faire le siège, mais échoua complètement et dut encore revenir à Sparte. L.es Éléens, de leur côté, firent une incursion sur le territoire de Dymé ; de la cavalerie fut envoyée contre eux, mais ils lui tendirent une embuscade et n'eurent pas de peine à la disperser ; beaucoup de Gaulois furent tués et un certain nombre de citoyens faits prisonniers, notamment Polymédès d'Égion, Agésipolis et Dioclès de Dymé. Quant à Dorimachos, comme je l'ai déjà dit, s'il était parti en campagne à la tête des Étoliens, c'est qu'il était convaincu qu'il pourrait impunément ravager la Thessalie pour obliger Philippe à lever le siège de Palées ; mais il rencontra en Thessalie Chrysogonos et Pétréos prêts à lui tenir tête, et, n'osant pas se risquer dans la plaine, il se tint constamment au pied des montagnes. En apprenant l'invasion de l'Étolie par les Macédoniens, il se hâta de quitter la Thessalie pour courir au secours de son pays ; mais quand il arriva, les Macédoniens n'y étaient plus : comme toujours, il s'était laissé prévenir et distancer. Le roi partit de Leucade, ravagea en passant le territoire d'OEanthie et vint aborder à Corinthe avec toute sa flotte. Il mit ses vaisseaux à l'ancre dans le port de Léchée, fit débarquer ses troupes et écrivit à ses divers alliés du Péloponèse pour leur fixer la date où ils devaient tous se trouver le soir, en armes, à Tégée. [5,18] Après avoir pris ces dispositions, sans s'arrêter du tout à Corinthe, il donna à ses Macédoniens le signal du départ, passa par Argos et arriva en deux jours à Tégée. Il grossit son armée du contingent achéen qui y était rassemblé et s'enfonça dans la montagne, pour entrer par surprise en Laconie. Au bout de quatre jours de marche dans des régions inhabitées, il déboucha sur les collines situées juste en face de Sparte; et, laissant à sa droite le mont Ménéléon, il se dirigea droit vers Amycles. Quand, de leur capitale, les Lacédémoniens virent passer cette armée, ils furent stupéfaits, puis saisis de frayeur et de panique. On n'était pas encore bien fixé sur le sac de Therme et tous les succès de Philippe en Étolie ; le bruit s'était même répandu que Lycurgue allait être envoyé au secours des Étoliens; personne, parmi les Spartiates, ne supposait donc que la guerre pût en si peu de temps être portée de si loin jusque chez eux, surtout sous la conduite d'un roi dont la jeunesse n'inspirait que du mépris. De là, l'effroi des Lacédémoniens, fort naturel en présence de ce coup de théâtre inattendu. Philippe, en effet, faisait preuve dans tous ses actes d'un courage et d'une habileté bien au-dessus de son âge, ce qui déconcertait complètement tous ses ennemis. Parti du fond de l'Étolie, comme je l'ai dit plus haut, il traverse de nuit le golfe d'Ambracie, aborde à Leucade, y reste deux jours, remet à la voile le troisième jour à l'aurore, enfin le lendemain, dans la même journée, ravage la côte d'Étolie et vient mouiller à Léchée; après quoi, sans s'arrêter, il continue sa route et en sept jours atteint les collines qui dominent Sparte, du côté du mont Ménéléon. Les Lacédémoniens en croyaient à peine leurs yeux ; devant cette apparition imprévue, ils étaient au comble de la terreur, de l'indécision et du désarroi. [5,19] Le jour même, Philippe établit son camp à Amycles. La localité qui porte ce nom est située à une vingtaine de stades de Lacédémone ; c'est là qu'on rencontre les arbres et les fruits les plus beaux de toute la Laconie ; on y voit également un temple d'Apollon, le plus célèbre peut-être de toute la contrée ; il s'élève du côté de la ville qui regarde la mer. Le lendemain, le roi descendit, tout en ravageant le pays, jusqu'à l'endroit qu'on appelle le Camp de Pyrrhus. Les deux jours suivants, il parcourut et dévasta les alentours, fit halte à Camion, puis en repartit pour Asiné ; il fit, sans aucun succès, une tentative contre cette place et continua sa route en saccageant toute la région le long de la mer de Crète, jusqu'au cap Ténare. Il revint ensuite sur ses pas et se dirigea vers un port de Laconie appelé Gythion, qui possède un bon mouillage et se trouve à environ deux cent trente stades de Sparte. Il le laissa, en passant, sur sa droite et vint s'établir dans le district d'Hélos, le plus vaste et le plus riche de la Laconie ; de son camp, il détachait des fourrageurs, qui mettaient le pays à feu et à sang et y détruisaient toutes les récoltes. Puis, tout en pillant, il gagna Acries, Leucé et enfin Bées. [5,20] Dès qu'ils avaient reçu la lettre où Philippe leur demandait le concours de leurs troupes, les Messéniens n'avaient pas manifesté moins d'empressement que les autres alliés.; ils s'étaient hâtés d'envoyer leurs meilleurs soldats, soit deux mille hommes d'infanterie et deux cents cavaliers ; mais le trajet était si long que, lorsqu'ils arrivèrent à Tégée, Philippe n'y était plus. Tout d'abord ils ne surent quel parti prendre ; craignant que les soupçons auxquels ils avaient donné prise ne les fissent accuser de mauvaise volonté, ils cherchèrent, pour rejoindre le roi, à gagner la Laconie en traversant l'Argolide. Mais arrivés devant Glympes, sur les confins de l'Argolide et de la Laconie, ils se conduisirent avec autant d'insouciance que d'inexpérience : ils campèrent sans se fortifier d'un fossé ni d'un retranchement, ils ne s'inquiétèrent pas de choisir un emplacement favorable, mais ils se fièrent naïvement aux dispositions amicales des habitants et s'établirent sous les murs même de la place. Quand Lycurgue fut informé de leur présence, il se mit en route avec ses mercenaires et quelques Lacédémoniens, arriva sur les lieux au point du jour et attaqua vigoureusement le camp des Messéniens. En dépit de toutes les fautes qu'ils avaient commises, notamment celle de quitter Tégée sans être en forces suffisantes et sans écouter les conseils des gens expérimentés, les Messéniens surent néanmoins, quand ils furent aux prises avec l'ennemi, se tirer d'affaire aussi bien qu'il était possible : dès qu'ils virent apparaître les assaillants, ils abandonnèrent tous leurs bagages et se retirèrent vivement dans la place. Lycurgue s'empara de presque tous leurs chevaux et de leurs munitions ; mais il ne fit aucun prisonnier et ne put tuer que huit cavaliers. Sur cet échec, les Messéniens s'en retournèrent chez eux en passant par Argos. Lycurgue, tout fier de son succès, revint à Lacédémone pour achever ses préparatifs et tenir conseil avec ses amis : on décida de ne pas laisser Philippe sortir du pays sans l'avoir contraint à livrer bataille. Cependant le roi quitta Hélos, continua à tout ravager sur son passage et revint en quatre jours à Amycles, où il arriva au milieu de la journée. [5,21] Après avoir donné à ses officiers et à ses amis ses ordres pour le combat, Lycurgue partit de Sparte et alla occuper la région de Menéléon avec un corps qui ne comptait pas moins de deux mille hommes. Il donna également ses instructions à la garnison: elle devait se tenir sur le qui-vive, pour être prête, au premier signal, à sortir rapidement de la place par plusieurs côtés à la fois et à venir se ranger face à l'Eurotas, à l'endroit où le fleuve passe le plus près de la ville. Telles furent les dispositions que prirent Lycurgue et les Lacédémoniens. Pour que mon récit ne paraisse pas confus et obscur aux lecteurs qui ne connaîtraient pas le lieu de la scène, il faut en décrire la nature et la situation ; c'est ce que je m'efforce de faire dans tout le cours de mon ouvrage : en matière de topographie, je procède toujours du connu à l'inconnu et je rattache les questions nouvelles à celles qui ont déjà été traitées. C'est en effet l'aspect différent des lieux qui le plus souvent nous empêche de nous reconnaître dans les combats sur terre et sur mer ; or ce que nous souhaitons tous, c'est moins de connaître les faits que de comprendre comment ils se sont passés. Il ne faut donc jamais négliger de décrire le cadre d'une action quelconque, mais surtout d'une opération militaire; on ne doit pas hésiter à prendre comme points de repère tantôt les ports, les mers, les îles, tantôt les temples, les montagnes, les territoires dont le nom sert à désigner le lieu de la scène, tantôt enfin l'orientation, car c'est une notion très familière à tout le monde. C'est le seul moyen, comme je l'ai déjà dit, de mettre les lecteurs en état de bien saisir des faits qu'ils ignoraient. Voici donc quelle est la nature des lieux dont nous parlons. [5,22] Considérée dans son ensemble, Sparte affecte une forme arrondie et est bâtie en plaine ; il y a cependant, par endroits, des inégalités et des accidents de terrain. Le fleuve qu'on nomme l'Eurotas coule à l'Est de la ville; pendant la plus grande partie de l'année, il y a trop d'eau pour qu'on puisse le passer à gué. Sur l'autre rive, au levant d'hiver, se dresse le massif abrupt, escarpé et extrêmement élevé où est situé Ménéléon ; il domine de très haut l'espace compris entre la ville et l'Eurotas, espace que la rivière baigne en longeant le pied même des montagnes et qui n'a pas en tout plus d'un stade et demi de largeur. C'est par cette bande de terrain que Philippe devait de toute nécessité passer à son retour, ayant à sa gauche la ville, avec sa garnison prête au combat et rangée en bataille, à sa droite le fleuve et les troupes de Lycurgue postées sur les hauteurs. Les Lacédémoniens avaient encore imaginé le stratagème que voici : ils avaient barré le fleuve en amont et en avaient détourné les eaux, de façon à inonder l'intervalle qui séparait la ville de la montagne et à le rendre impraticable non seulement pour la cavalerie, mais même pour l'infanterie. Il ne restait donc au roi d'autre ressource que de longer avec son armée le pied même de la montagne; or il s'exposait ainsi à une attaque de flanc, à laquelle il serait particulièrement difficile de résister si l'on défilait en colonne profonde. Réfléchissant à cette situation, Philippe tint conseil avec ses amis et jugea qu'il fallait à tout prix commencer par déloger Lycurgue des hauteurs du Ménéléon. Il prit avec lui ses mercenaires, son infanterie légère et ses Illyriens, traversa le fleuve et se dirigea vers la montagne. Quand Lycurgue voit se dessiner ce mouvement, il fait apprêter ses soldats, les appelle au combat et donne le signal convenu aux réserves restées en ville ; aussitôt les citoyens qui en avaient mission les font sortir et les rangent, suivant leurs instructions, au pied des remparts, la cavalerie formant l'aile droite. [5,23] Arrivé devant les positions de Lycurgue, Philippe commença par faire donner ses mercenaires ; aussi le combat tourna-t-il d'abord à l'avantage des Lacédémoniens, parce que leur armement et leur situation les favorisaient grandement. Mais Philippe fit avancer son infanterie légère pour soutenir les contingents déjà engagés ; en même temps avec ses Illyriens, il débordait l'ennemi et prononçait une attaque de flanc. Alors, tandis que les mercenaires de Philippe, stimulés par l'appui des Illyriens et de l'infanterie légère, reprenaient le combat avec une vigueur nouvelle, les gens de Lycurgue, déconcertés par l'attaque des soldats pesamment armés, lâchèrent pied et prirent la fuite. Une centaine d'entre eux furent tués, un peu plus faits prisonniers; les autres se réfugièrent dans la ville ; quant à Lycurgue, il y rentra de nuit, à travers champs, avec quelques hommes. Philippe fit occuper les hauteurs par les Illyriens et rejoignit le gros de son armée avec l'infanterie légère. Pendant ce temps, Aratos, arrivant d'Amycles avec la phalange, était déjà parvenu aux portes de la ville. Le roi passa la rivière pour couvrir sa marche avec l'infanterie légère et la cavalerie, et l'infanterie lourde put traverser en toute sûreté la zone difficile située au pied des collines. Cependant la garnison sortie de Lacédémone attaquait la cavalerie de couverture: une mêlée générale s'ensuivit ; les fantassins combattirent vigoureusement et Philippe remporta un avantage incontesté. Il poursuivit les cavaliers lacédémoniens jusqu'aux portes de la ville, puis repassa tranquillement l'Eurotas et se plaça en arrière-garde, derrière sa phalange. [5,24] Pressé par le temps, il fut obligé de camper sur place; il choisit son emplacement à l'issue des défilés, d'après l'avis unanime de ses généraux, qui trouvaient ce lieu préférable à tout autre si on voulait faire une incursion en Laconie du côté de la capitale. Il y a en effet, à la tête de ces défilés, lorsqu'en venant de Tégée ou, en général, du centre de la péninsule, on approche de Lacédémone, un endroit situé le long même de la rivière, à deux stades au plus de la ville ; or du côté où il regarde la ville et la rivière, il est entièrement bordé d'escarpements élevés, tout à fait inaccessibles, au-dessus desquels le terrain est uni, sans rochers, bien arrosé, et en même temps parfaitement disposé pour l'entrée ou la sortie des troupes ; de sorte que, si ceux qui l'occupaient étaient maîtres des hauteurs qui la dominent, cette position paraissait très sûre, grâce à la proximité de la ville, et très avantageuse, puisque de là on commande l'accès et l'issue des défilés. Philippe y campa en toute sécurité; le lendemain, il fit partir ses bagages à l'avance et déploya son armée dans la plaine, bien en vue de la ville. Il resta là quelque temps, puis fit mouvement par le flanc et prit la direction µ de Tégée. Il atteignit l'endroit oû avait eu lieu la bataille entre Cléomène et Antigone et y bivouaqua. Le lendemain, il visita les lieux, sacrifia aux dieux sur les deux collines qu'on appelle l'Olympe et l'Évas, puis continua sa route en renforçant son arrière-garde. Arrivé à Tégée, il fit vendre tout son butin ; ensuite il passa par Argos et parvint à Corinthe avec son armée. Il y trouva des ambassadeurs venus de Rhodes et de Chios pour traiter de la cessation de la guerre ; il conféra avec eux et prétendit qu'il était prêt — comme il l'avait toujours été — à faire la paix avec les Étoliens, puis il les envoya négocier un armistice; quant à lui, il descendit à Léchée et prit ses dispositions pours'embarquer, ayant quelques affaires importantes à régler en Phocide. [5,25] C'est à ce moment que Léontios, Mégaléas et Ptolémée, qui espéraient encore arriver à terroriser Philippe et à obtenir ainsi la rémission de leurs crimes passés, se mirent à répandre des insinuations parmi les soldats de l'infanterie légère et du corps qu'on appelle en Macédoine la Garde: alors qu'ils étaient continuellement les plus exposés, leur disaient-ils, on ne leur rendait pas justice et on ne leur versait pas intégralement la part de butin qui, légalement, leur revenait. Ils excitèrent ainsi ces jeunes gens, qui se groupèrent en bandes pour aller piller le logement des favoris les plus en vue, puis enfoncer les portes et démolir le toit de la résidence royale. Il en résulta des troubles et des désordres dans toute la ville. A ce bruit, Philippe revint en toute hâte de Léchée à Corinthe ; il rassembla les Macédoniens au théâtre, fit appel à leurs sentiments et en même temps les blâma vivement de ce qui venait de se passer. Un tumulte, une confusion violente s'ensuivirent: les uns estimaient qu'il fallait saisir les coupables et les lapider, les autres réclamaient une amnistie et une absolution générales. Philippe fit semblant de se laisser fléchir, en appela de nouveau à la bonne volonté de tous et s'en retourna; ii savait fort bien quels étaient les auteurs du mouvement, mais, vu les circonstances, il feignit de l'ignorer. [5,26] Cette échauffourée fit ajourner le règlement des affaires de Phocide; et Léontios, découragé par l'insuccès de toutes ses tentatives, eut recours à Apelles : il lui envoyait message sur message pour le faire venir de Chalcis, lui dépeignant leur embarras et les difficultés que leur causaient leurs démêlés avec le roi. Or Apelles avait exercé son pouvoir à Chalcis d'une façon beaucoup plus arbitaire qu'il n'en avait le droit; il représentait le roi comme encore jeune, très soumis à son influence et sans autorité personnelle ; il usurpait la direction des affaires et la puissance suprême. Aussi les magistrats et les administrateurs de Macédoine et de Thessalie en référaient-ils toujours à sa décision ; et les cités grecques, dans leurs décrets, leurs honneurs à décerner ou leurs offrandes, faisaient rarement mention du roi: Apelles seul comptait à leurs yeux. Philippe était depuis longtemps au courant de ces menées; il en était mécontent et irrité, d'autant qu'il avait auprès de lui Aratos, qui continuait à s'occuper activement de cette affaire ; mais il se contenait et ne laissait voir à personne ses intentions ni ses pensées. Apelles ne soupçonnait pas les dispositions du roi à son égard ; il croyait bien, au contraire, qu'il n'aurait qu'à paraître devant Philippe pour faire prévaloir en tout son opinion; il quitta donc Chalcis pour venir en aide à Léontios. Quand il arriva à Corinthe, Léontios, Ptolémée et Mégaléas, qui commandaient l'infanterie légère et les autres corps les plus en renom, se démenèrent pour entraîner leurs hommes à sa rencontre. Son entrée se fit en grande pompe, au milieu de cette foule d'officiers et de soldats qui étaient venus au-devant de lui. Dès son arrivée, Apelles se rendit à la cour; comme il voulait y pénétrer, selon son ancienne habitude, un des huissiers le retint, suivant la consigne qu'il avait reçue, et lui dit que le roi ne pouvait pas le recevoir. Déconcerté par cet accueil inattendu, Apelles se demanda un bon moment quel parti prendre, puis il se retira confus ; aussitôt tout le monde s'écarta de lui ostensiblement, si bien qu'en fin de compte, quand il rentra chez lui, il était seul avec ses propres enfants. Il en est généralement ainsi : un instant suffit à élever et à rabaisser un homme, surtout dans l'entourage d'un roi. Les gens de cour sont semblables aux jetons d'une abaque, qui valent, au gré du calculateur, d'abord un chalque, puis un talent; ainsi, en un moment, les courtisans deviennent heureux ou misérables, selon le bon plaisir du souverain. Mégaléas, voyant que l'intervention d'Apelles ne donnait pas du tout les résultats qu'il avait escomptés, était rempli de crainte et prenait ses dispositions pour s'enfuir. Apelles était admis aux réceptions et aux autres cérémonies officielles ; mais il était exclu des conseils et des réunions intimes. Au bout de quelques jours, le roi s'embarqua à Léchée pour aller enfin régler les affaires de Phocide et emmena Apelles ; mais les choses ne tournèrent pas comme il l'avait espéré et il s'en revint d'Élatée. [5,27] Mégaléas s'enfuit alors à Athènes, laissant Léontios comme caution de ses vingt talents. Mais les stratèges d'Athènes refusèrent de l'y recevoir, et il se retira à Thèbes. Le roi se rembarqua à Cirrha, vint aborder avec son escorte au port de Sicyone et de là monta jusqu'à la ville ; il déclina l'invitation que lui faisaient les archontes et alla loger chez Aratos ; il passait tout son temps avec son hôte ; quant à Apelles, il lui avait donné l'ordre de faire voile vers Corinthe. Quand Philippe apprit la fuite de Mégaléas, il confia à Taurion le commandement de l'infanterie légère, dont Léontios était le chef, et l'expédia en Triphylie, comme si quelque difficulté avait surgi de ce côté ; puis, après son départ, il fit arrêter Léontios à titre de caution. Les fantassins, apprenant la nouvelle par un messager que leur dépêcha Léontios, envoyèrent une délégation au roi : ils le priaient, si l'emprisonnement de Léontios était motivé par quelque autre grief, de ne pas le juger en leur absence ; sinon, ils se considéreraient tous comme gravement offensés (les Macédoniens ont toujours usé avec leurs rois de cette liberté de langage) ; si au contraire il l'arrêtait simplement comme caution de Mégaléas, ils étaient prêts à mettre leur argent en commun et à payer l'amende. La popularité dont jouissait Léontios auprès de ses hommes acheva d'indisposer le roi contre lui et il le fit exécuter plus rapidement qu'il n'en avait d'abord eu l'intention. [5,28] Les ambassadeurs de Rhodes et de Chios étaient revenus d'Étolie, après avoir conclu un armistice de trente jours ; ils affirmaient que les Étoliens étaient prêts à déposer les armes, ils avaient convenu du jour où Philippe devait se rendre à Rhion et promettaient que les Étoliens accepteraient toutes ses conditions pourvu que la paix fût signée. Philippe accepta l'armistice; il écrivit à ses alliés d'envoyer leurs représentants à Patras pour délibérer sur le traité à conclure avec les Étoliens ; et de son côté, il s'embarqua à Léchée pour Patras, où il arriva le surlendemain. C'est à ce moment qu'on lui fit parvenir de Phocide quelques lettres adressées par Mégaléas aux Étoliens: il les engageait à ne pas se décourager, mais à continuer la guerre, et déclarait que Philippe, manquant d'approvisionnements, se trouvait dans une situation très critique ; il ajoutait à cela divers commentaires injurieux et malveillants envers le roi. Philippe lut ces documents et pensa que l'inspirateur de tous ces complots était Apelles ; il le renvoya immédiatement à Corinthe sous bonne escorte, avec son fils et un jeune homme qu'il aimait. Il expédia Alexandre à Thèbes auprès de Mégaléas, avec mission de l'assigner devant les magistrats pour le paiement de son amende. Alexandre obéit ; mais Mégaléas n'attendit pas la sentence et se suicida. C'est à peu près en même temps qu'Apelles fut tué, ainsi que son fils et son favori. Telle fut la fin de ces hommes, fin qu'ils avaient méritée surtout par leur conduite odieuse envers Aratos. [5,29] Les Étoliens, accablés sous le poids de la guerre, avaient hâte de conclure la paix. Les événements n'avaient pas répondu à leur attente : ils avaient espéré que Philippe, vu son âge et son inexpérience, se conduirait avec la naïveté d'un enfant, et ils trouvaient en lui un homme mûr, à en juger par toutes ses actions; c'étaient eux au contraire qui s'étaient montrés d'une puérilité ridicule en toutes circonstances. Mais quand ils apprirent la sédition de l'infanterie, puis la mort d'Apelles et de Léontios, ils crurent qu'un mouvement sérieux et redoutable avait éclaté à la cour; ils traînèrent donc en longueur et laissèrent passer le jour fixé pour l'entrevue de Rhion. Philippe, qui ne cherchait qu'un prétexte pour continuer une guerre où il escomptait des succès et qui était résolu depuis longtemps à rompre la trêve, encouragea ceux de ses alliés qui étaient venus le rejoindre non pas à faire la paix, mais à rentrer en campagne, et revint par mer à Corinthe. Il envoya tous les Macédoniens hiverner dans leur pays en traversant la Thessalie ; quant à lui, il s'embarqua à Cenchrées, longea la côte de l'Attique en passant par l'Euripe et vint aborder à Démétrias ; c'est là que Ptolémée, le seul survivant de la bande de Léontios, fut jugé et mis à mort en présence des Macédoniens. Cela se passait pendant qu'Hannibal, entré en Italie, campait en face de l'armée romaine sur les bords du fleuve qu'on appelle le Pô, qu'Antiochos, après avoir soumis la plus grande partie de la Coelé-Syrie, allait prendre ses quartiers d'hiver et que Lycurgue, roi des Lacédémoniens, s'enfuyait en Étolie par crainte des éphores. Ces magistrats, sur la foi d'une dénonciation calomnieuse, le soupçonnaient de vouloir faire une révolution ; ils rassemblèrent la jeunesse et se présentèrent chez lui pendant la nuit ; mais il les avait prévenus et était parti avec ses esclaves. [5,30] L'hiver arriva ; le roi Philippe était retourné en Macédoine ; Épératos était stratège d'Achaïe : il n'avait pas plus d'autorité sur les troupes nationales que sur les mercenaires ; personne n'exécutait ses ordres et aucune disposition n'était prise pour la défense du pays. Cette situation fut mise à profit par Pyrrhias, le stratège que les Étoliens avaient envoyé au secours de l'Élide ; il avait environ treize cents Étoliens, plus les mercenaires au service des Éléens, enfin un corps composé de citoyens, qui comptait dans les mille fantassins et deux cents cavaliers : en tout à peu près trois mille hommes. Il ne cessait de ravager non seulement le territoire de Dymé et de Phares, mais aussi celui de Patras. Il vint enfin camper sur la montagne Panachéenne, qui domine la ville de Patras, et pilla toute la contrée jusqu'à Rhion et Égion. Pour comble de malheur, les cités, dévastées et privées de tout secours, faisaient des difficultés pour s'acquitter de leurs contributions; et les troupes, dont la solde n'était pas payée régulièrement, mettaient la même mauvaise volonté à leur venir en aide. Ce système de représailles mutuelles aggrava les choses au point que le corps des mercenaires finit par se dissoudre ; tout cela par la faute du chef et son incapacité. Voilà quelle était la situation en Achaïe, quand, l'année étant terminée, Épératos résigna ses fonctions; et au début de l'été, les Achéens élurent stratège Aratos l'ancien. Tels étaient les événements qui se déroulaient en Europe. Comme le point où nous en sommes arrivés s'y prête chronologiquement et logiquement, nous reviendrons à l'histoire de l'Asie et nous raconterons les faits qui s'y sont produits pendant cette même olympiade. [5,31] Nous commencerons, conformément à notre plan initial, par parler de la guerre qui avait éclaté entre Ptolémée et Antiochos au sujet de la Coelé-Syrie; je sais bien qu'à la date où nous venons de laisser le récit de ce qui se faisait en Grèce elle n'avait pas encore reçu de décision et était loin d'être terminée; mais j'ai mes raisons pour composer et diviser ainsi ma narration. Pour éviter que les lecteurs ne commettent quelque erreur sur la date exacte de chaque affaire, il nous a paru suffisant de leur rappeler à quel moment de l'olympiade en cours elle a commencé et fini, et ce qui se passait en Grèce en même temps ; d'autre part, pour que notre exposé fût clair et facile à suivre, il ne nous semblait pas moins nécessaire de ne pas mêler toutes les questions relatives à la même olympiade mais de les distinguer et de les séparer autant que possible jusqu'à ce que nous arrivions aux olympiades suivantes ; nous présenterons alors année par année le tableau des divers événements. Comme nous n'avons pas entrepris un récit de faits particuliers, mais une histoire universelle, et que ce projet — ainsi que nous l'avons déjà montré — est pour ainsi dire le plus vaste qu'un auteur ait jamais conçu, il fallait apporter la plus grande attention à la composition de cet ouvrage et veiller à ce que le plan de l'ensemble n'offrît pas moins de netteté que la rédaction de chaque partie. C'est pourquoi nous reprendrons d'un peu plus haut le règne d'Antiochos et de Ptolémée, pour essayer d'en faire l'exposé en partant de données bien connues et généralement admises, méthode qui s'impose par-dessus tout. [5,32] Les anciens, en déclarant que «le commencement est la moitié du tout», voulaient dire qu'on doit toujours mettre le plus grand soin à bien commencer ce qu'on fait. Ce dicton a l'air d'exagérer, mais je trouve, au contraire, qu'il reste au-dessous de la vérité : on peut affirmer hardiment que le commencement n'est pas seulement la moitié du tout, mais que la fin même en dépend. Comment pourrait-on bien commencer un ouvrage, si l'on n'envisageait à l'avance le terme où l'on veut aboutir, si l'on ne savait d'où l'on part, jusqu'où l'on doit aller et quel but on cherche à atteindre ? Comment pourrait-on en dégager une conclusion précise, si l'on n'avait vu nettement dès le début d'où, comment et pourquoi on est arrivé au point où l'on en est ? Ainsi donc, puisque le commencement n'est pas seulement en rapport avec le milieu, mais même avec la fin, l'auteur comme les lecteurs d'un traité général doivent y apporter la plus grande attention; c'est à quoi, pour ma part, je vais m'appliquer. [5,33] Je n'ignore pas, d'ailleurs, que beaucoup d'autres écrivains annoncent, comme moi, l'intention de composer une histoire universelle et d'entreprendre la plus grande oeuvre qui se soit jamais vue ; mais, exception faite pour Éphore, le premier et le seul qui ait réellement entrepris d'écrire une histoire universelle, j'aime mieux n'en rien dire de plus et ne pas citer leurs noms ; je rappellerai seulement que, de nos jours, quelques écrivains, pour avoir raconté en trois ou quatre pages l'histoire de la guerre entre les Romains et les Carthaginois, se vantent d'avoir composé une histoire universelle. Qui ne sait combien d'événements considérables s'accomplissaient en même temps en Espagne, en Afrique, en Sicile et en Italie? qu'à part la première guerre punique aucune n'est plus célèbre et ne fut plus longue que la campagne contre Hannibal ? que nous avions tous, bon gré mal gré, les yeux tournés vers cette crise effroyable et que nous vivions dans l'attente anxieuse du résultat où elle aboutirait? Personne ne peut l'ignorer. Voilà pourtant des gens qui n'en font même pas autant que les ouvriers chargés par l'État de graver sur les murs la relation des événements au fur et à mesure qu'ils se produisent ; et ils prétendent avoir embrassé dans son ensemble l'histoire de la Grèce et des pays barbares! D'où peut venir une pareille aberration ? C'est qu'il est très facile de se donner en paroles comme l'auteur des ouvrages les plus considérables, mais il est malaisé de répondre par des actes à ces belles promesses. De ces deux systèmes, le premier est fort simple et, pour ainsi dire, à la portée de tous ceux qui oseront l'appliquer ; de l'autre, on voit bien peu d'exemples, et bien peu de gens ont pu dans leur vie réaliser cet idéal. Voilà ce que je tenais à dire aux vaniteux qui ont une admiration sans bornes pour eux-mêmes et pour leurs propres oeuvres. Sur ce, je reviens à mon sujet. [5,34] A la mort de son père, Ptolémée, surnommé Philopator, avait fait tuer son frère Magas avec ses partisans et était monté sur le trône d'Égypte. Il pensait n'avoir plus rien à craindre, ni à l'intérieur, où il s'était lui-même mis en sûreté par ces meurtres, ni au dehors, où il avait été servi par la Fortune : Antigone et Séleucos étaient morts, et leurs successeurs, Philippe et Antiochos, étaient tout jeunes, à peine sortis de l'enfance. Ces considérations lui donnant une sécurité absolue, il nè vécut plus que pour le plaisir ; il était insouciant, d'accès très difficile pour les courtisans comme pour tous les fonctionnaires égyptiens, et enfin il n'accordait pas la moindre attention aux événements extérieurs. C'était pourtant ce dont ses prédécesseurs s'étaient toujours le plus vivement préoccupés, plus même que de ce qui se passait dans leur royaume d'Égypte. Ils avaient pu tenir en respect les rois de Syrie, sur terre et sur mer, en se rendant maîtres de la Coelé-Syrie et de Chypre ; ils avaient placé sous leur contrôle les souverains de l'Asie et même des îles, en établissant leur autorité sur les cités, les points et les ports les plus importants de toute la côte depuis la Pamphylie jusqu'à l'Hellespont et les environs de Lysimachie ; ils exerçaient leur surveillance sur la Thrace et la Macédoine, grâce à la possession d'Ainos, de Maroneia et d'autres villes encore plus éloignées. C'est ainsi qu'ils avaient étendu au loin leur puissance et que jusqu'à une très grande distance ils s'étaient fait un rempart des pays qui les entouraient ; de sorte qu'ils n'avaient jamais rien à craindre pour leur trône d'Égypte. Voilà pourquoi ils s'étaient toujours, à bon droit, tellement préoccupés des affaires extérieures. Au contraire, le roi dont nous parlons se désintéressait de ces questions, dont le détournaient ses basses débauches et ses orgies continuelles. Il ne faut donc pas s'étonner qu'en très peu de temps bien des gens aient comploté de le renverser et d'attenter à sa vie, à commencer par Cléomène de Sparte. [5,35] Tant que vécut Ptolémée Évergète, avec qui il avait conclu un traité d'alliance, Cléomène se tint tranquille, comptant toujours obtenir de lui l'appui nécessaire pour reconquérir le pouvoir royal à Sparte. Mais ce roi mourut, et avec le temps les événements tournèrent de telle sorte en Grèce qu'ils y appelaient Cléomène comme par son nom : Antigone était mort, les Achéens étaient entrés en guerre, les Lacédémoniens s'étaient unis aux Étoliens contre les Achéens et les Macédoniens, résultat que Cléomène lui-même avait toujours souhaité et essayé d'obtenir; cétait plus que jamais Is moment d'agir en toute hâte et de chercher à quitter Alexandrie. Il commença donc par prier le roi de lui donner les troupes et les approvisionnements nécessaires pour cette expédition ; puis, voyant sa demande repoussée, il supplia qu'on le laissât du moins partir avec son entourage, car les circonstances lui offraient une excellente occasion de rentrer dans son royaume. Ptolémée, incapable, pour les raisons que j'ai dites, de songer à l'avenir et de prêter la moindre attention à une affaire de ce genre, continuait à éconduire Cléomène avec autant de sottise et d'irréflexion. Sosibios, son principal ministre, assembla un conseil, où on décida de ne pas lui donner de flotte ni d'approvisionnements : Antigone étant mort, on ne s'intéressait plus aux événements du dehors et tous trouvaient que ce serait une dépense inutile ; de plus, en raison même de la mort d'Antigone, Cléomène, n'ayant plus de rival, se rendrait bientôt sans peine maître de toute la Grèce et deviendrait pour l'Égypte un adversaire dangereux ; d'autant qu'il connaissait à fond l'état de ce pays, qu'il avait pour le roi un profond mépris, qu'il voyait que le royaume avait beaucoup de dépendances isolées, situées très loin et où il trouverait facilement l'occasion d'intervenir; il y avait en effet une flotte considérable réunie à Samos et des troupes en grand nombre à Éphèse. Voilà pourquoi ils ne voulurent pas accorder à Cléomène les subsides qu'il demandait ; d'autre part, laisser partir sur ce refus un homme comme lui, dont ils se seraient fait un ennemi mortel, ce serait, semblait-il, agir contre leurs intérêts. il ne restait d'autre alternative que de le retenir malgré lui; mais tous écartèrent cette solution d'emblée et sans discussion, car on jugeait imprudent de garder dans la même bergerie le lion et les moutons. Sosibios surtout trouvait ce parti dangereux, pour la raison que voici. [5,36] A l'époque où les ennemis de Magas et de Bérénice complotaient de les tuer, craignant d'échouer dans leur entreprise, surtout à cause de l'énergie de la reine, ils se voyaient contraints de circonvenir les courtisans et de leur faire les plus belles promesses pour le cas où ils réussiraient. C'est alors que Sosibios pensa à Cléomène : il avait besoin de l'assistance du roi, c'était un homme intelligent et un esprit pratique ; Sosibios fit briller à ses yeux les plus belles espérances et lui fit part de son projet. Voyant qu'il hésitait et qu'il redoutait surtout les mercenaires étrangers, Cléomène le rassura et lui garantit que les mercenaires, loin de lui faire obstacle, lui viendraient en aide. Sosibios fut surpris de cette promesse : « Mais ne vois-tu pas, lui dit Cléomène, qu'il y a parmi eux près de trois mille Péloponésiens et un millier de Crétois qui, sur un signe de moi, s'empresseront de te venir en aide ? Avec de tels hommes groupés autour de toi, qui peux-tu craindre? Sont-ce les troupes de Syrie et de Carie ? » Ces paroles firent plaisir à Sosibios et l'affermirent encore plus dans ses intentions à l'égard de Bérénice ; mais ensuite, en voyant l'indolence du roi, il songeait sans cesse à ce que lui avait dit Cléomène, à son audace, à sa popularité auprès des mercenaires. Il engagea donc, plus que jamais, le roi et ses amis à se saisir de Cléomène et à l'enfermer. Voici de quelle circonstance il profita pour arriver à ses fins. [5,37] Il y avait un Messénien appelé Nicagoras, qui était en relations héréditaires d'hospitalité avec Archidamos, roi de Lacédémone. Dans les premiers temps, ils ne se voyaient guère ; mais quand Archidamos s'enfuit de Sparte par crainte de Cléomène et vint se réfugier en Messénie, non seulement Nicagoras le reçut chez lui et s'empressa de lui offrir tout ce dont il pouvait avoir besoin, mais à force de vivre ensemble ils se prirent l'un pour l'autre de la plus vive affection : aussi quand, plus tard, Cléomène fit espérer à Archidamos qu'il le laisserait rentrer à Sparte et se réconcilierait avec lui, ce fut Nicagoras qui se chargea de négocier l'affaire et d'en fixer les conditions. Quand le pacte fut conclu, Archidamos revint à Sparte, confiant dans le résultat des démarches de Nicagoras ; Cléomène alla à leur rencontre, tua Archidamos, mais laissa la vie sauve à Nicagoras et aux autres compagnons de son adversaire. Nicagoras fit semblant d'être reconnaissant à Cléomène de l'avoir épargné ; mais en lui-même il ne lui pardonnait pas l'attentat qu'il avait commis, car il craignait qu'on n'en fît retomber sur lui la responsabilité. A quelque temps de là, ce même Nicagoras débarqua à Alexandrie, où il conduisait des chevaux. En descendant de bateau, il rencontra Cléomène, qui se promenait sur les quais du port avec Pantée et Hippitas. Cléomène l'aperçut, s'approcha, l'embrassa affectueusement et lui demanda ce qui l'amenait. « Je viens avec des chevaux », dit Nicagoras. — « Il valait bien mieux, repartit Cléomène, venir avec de jeunes débauchés et des musiciennes ; voilà tout ce dont se soucie le souverain qui règne à présent. » Nicagoras sourit sans mot dire ; mais quelques jours après, ayant fait à l'occasion de ses chevaux plus ample connaissance avec Sosibios, il lui rapporta, pour l'indisposer contre Cléomène, les propos que le Spartiate avait tenus; puis, voyant que Sosibios l'écoutait avec plaisir, il lui exposa toutes les raisons qu'il avait d'en vouloir à Cléomène. [5,38] En le voyant dans ces dispositions, Sosibios, tant par ses présents que par ses promesses, obtint de lui qu'il écrirait une lettre d'accusation contre Cléomène, qu'il la laisserait cachetée et que, lorsqu'il se rembarquerait quelques jours après, un esclave viendrait la lui apporter en disant que c'était Nicagoras qui l'envoyait. Nicagoras y consentit ; après son départ, l'esclave vint apporter la lettre à Sosibios, qui se rendit immédiatement auprès du roi avec le message et le porteur. Ce dernier affirma que la lettre lui avait été remise par Nicagoras avec ordre de la remettre à Sosibios. Or elle manifestait de la part de Cléomène l'intention, si on ne le renvoyait pas avec les troupes et les approvisionnements dont il avait besoin, de provoquer un soulèvement contre le roi. Sosibios saisit la balle au bond : il engagea vivement le roi et ses amis à faire immédiatement arrêter et incarcérer Cléomène. Ce qui fut fait ; on lui assigna une très grande maison, où il passait sa vie sous bonne garde ; il n'y avait entre les autres détenus et lui qu'une seule différence, c'est que sa prison était plus vaste. Se voyant dans cette situation et sans grand espoir pour l'avenir, Cléomène résolut de jouer le tout pour le tout ; non qu'il comptât réussir, car tout ce qui lui eût donné quelque chance de succès lui faisait défaut, mais il aimait mieux trouver une mort glorieuse que de subir un sort indigne du courage qu'il avait toujours montré. En outre, il se disait, à ce que je crois, comme tous les hommmes qui ont le coeur haut placé : « Je ne veux pas mourir honteusement, sans me défendre, mais après un grand exploit dont la postérité gardera le souvenir. » [5,39] Il épia donc le moment où le roi partirait pour Canope et répandit parmi ses gardiens la nouvelle que le roi allait le mettre en liberté. Sous ce prétexte, il offrit un banquet à ses serviteurs et fit distribuer à ses gardes de la viande, des couronnes et aussi du vin. Ceux-ci, sans rien soupçonner, profitèrent de l'aubaine et s'enivrèrent. Cléomène rassemble alors les amis et les esclaves qu'il avait avec lui ; ils sortent tous en plein jour, le poignard à la main, sans que les gardiens s'en aperçoivent. Ils arrivent sur la place, où ils rencontrent Ptolémée, qui était alors gouverneur de la ville ; ils se précipitent avec une audace qui épouvante son escorte, le jettent à bas de son char et le mettent en prison; puis ils appellent la foule à la liberté. Mais leur tentative parut si téméraire qu'ils ne furent suivis par personne. Ils se tournèrent alors vers la citadelle, pour en forcer les portes et s'adjoindre les prisonniers qui y étaient enfermés. Mais ils échouèrent dans leur entreprise, parce que les officiers qui gardaient la citadelle avaient prévu leur attaque et s'étaient fortement barricadés. Ils se tuèrent alors de leurs propres mains, courageusement, en Lacédémoniens qu'ils étaient. Ainsi mourut Cléomène, homme d'une finesse et d'une habileté remarquables dans la conduite des affaires particulières ou publiques, en somme, un grand général et un grand roi. [5,40] Peu de temps après lui, ce fut le tour de Théodotos, gouverneur de Coelé-Syrie. Ce personnage, Étolien de naissance, méprisait Ptolémée pour le dérèglement de sa vie et de toute sa conduite ; d'autre part, il ne se faisait pas d'illusion sur les récompenses qu'il pouvait attendre de la cour ; peu de temps auparavant, il avait rendu au roi des services considérables, notamment lors de la première tentative d'Antiochos contre la Coelé-Syrie ; et loin de lui en savoir le moindre gré, on l'avait rappelé à Alexandrie, où il avait failli être tué. Ces divers griefs le poussèrent à s'aboucher avec Antiochos pour lui livrer les places de la Coelé-Syrie. Il reçut un accueil favorable et l'affaire fut bientôt réglée. Mais, pour faire avec cette maison comme avec celle d'Égypte, nous remonterons jusqu'à l'avènement d'Antiochos et nous résumerons brièvement l'histoire de son règne pour arriver au début de la guerre que nous allons raconter. Antiochos était le second fils de Séleucos, surnommé Callinicos. Après la mort de son père et l'avènement de son frère aîné Séleucos, il commença par aller se fixer en Haute-Asie. Mais quand Séleucos, après avoir franchi le Taurus avec une armée, fut assassiné comme je l'ai dit précédemment, il revint prendre sa succession, confia à Achéos le gouvernement des régions en deçà du Taurus, et celui du haut pays à Molon et à son frère Alexandre : Molon fut nommé satrape en Médie et son frère en Perse. [5,41] Ils méprisaient tous deux le roi pour sa jeunesse ; comptant sur la complicité d'Achéos, redoutant, d'autre part, la cruauté et la perversité d'Hermias, qui était alors premier ministre, ils voulurent se révolter et soulever les provinces de la Haute-Asie. Cet Hermias était un Carien ; c'était Séleucos, le père d'Antiochos, qui lui avait confié le pouvoir, quand il était parti en expédition contre Attale. Jaloux de tous ceux qui avaient quelque crédit à la cour et, de plus, cruel de sa nature, il les châtiait comme d'un crime de la moindre erreur ou portait contre eux des accusations mensongères et calomnieuses, qu'il jugeait ensuite avec une sévérité inexorable. Mais celui à qui il en voulait le plus et qu'il cherchait à perdre à tout prix c'était Épigénès, qui avait ramené les troupes parties avec Séleucos : il ne pouvait supporter la popularité dont cet officier jouissait dans l'armée pour ses qualités d'orateur et d'homme d'action. Dans sa haine, il ne cessait de l'épier, guettant toujours l'occasion ou le prétexte de le desservir. Quand éclata la révolte de Molon, le roi rassembla son conseil et demanda à chacun son avis sur la conduite à tenir avec les rebelles. Épigénès parla le premier: il déclara qu'il n'y avait pas de temps à perdre, qu'il fallait agir immédiatement, que la première mesure et la plus importante à prendre pour le roi était de se transporter sur les lieux et de présider lui-même à l'action ; que, dans ce cas, ou bien Molon n'oserait pas mettre ses projets à exécution, si le roi était là en personne, à la tête d'une armée considérable, ou bien, s'il avait l'audace de persister dans ses intentions, il serait bientôt arrêté par ses troupes et livré au roi. [5,42] Il parlait encore quand Hermias, transporté de colère, s'écria que depuis longtemps Épigénès complotait et trahissait en secret la royauté, mais qu'heureusement il venait de se dévoiler, que l'avis qu'il venait d'émettre montrait bien son intention de livrer aux rebelles la personne du roi, quand il aurait peu de monde autour de lui. Il s'en tint là pour le moment et se contenta de lancer cette première calomnie : c'était, semblait-il, un mouvement d'humeur qui lui avait échappé plutôt que l'indice d'une réelle animosité. Pour sa part, il était opposé à l'expédition contre Molon, parce que, dans son ignorance des choses de la guerre, il en appréhendait les risques; au contraire, il était partisan d'une campagne contre Ptolémée, qu'il jugeait moins dangereux, vu le caractère insouciant de ce roi. Il fit partager ses craintes aux conseillers, et fit donner à Xénon et à Théodotos le Long le commandement des troupes qui devaient marcher contre Molon; cependant il ne cessait de pousser Antiochos à tenter la conquête de la Coelé-Syrie, dans la seule pensée que, si ce jeune roi avait à faire face de tous les côtés à la fois aux difficultés et aux périls de la guerre, il ne songerait ni à lui demander compte de ses méfaits passés, ni à lui enlever la toute-puissance dont il jouissait. Il finit par fabriquer et apporter au roi une lettre qu'il prétendit avoir reçu d'Achéos et où ce satrape l'informait que Ptolémée l'engageait à s'emparer du pouvoir, en lui promettant tous les navires et tout l'argent dont il aurait besoin s'il voulait ceindre le diadème et prendre aux yeux de tous la souveraineté qu'il avait déjà en fait, mais dont il se refusait le titre à lui-même en rejetant la couronne que la Fortune lui offrait. Sur la foi de cet écrit, le roi se disposa à partir en expédition contre la Coelé-Syrie. [5,43] Sur ces entrefaites, comme il se trouvait à Séleucie près du Pont de l'Euphrate, il y fut rejoint par son amiral Diognétos, qui arrivait de la Cappadoce voisine du Pont-Euxin et amenait Laodice, fille du roi Mithridate, qui était fiancée avec Antiochos. Ce Mithridate se vantait de descendre d'un des sept Perses qui avaient tué le mage et prétendait que ses ancêtres tenaient de Darius le royaume qu'ils lui avaient légué sur les bords du Pont-Euxin. Antiochos reçut la jeune fille avec toute la solennité que comportaient les circonstances : il alla au-devant d'elle en grande pompe et le mariage fut célébré aussitôt avec toute la magnificence digne d'un couple royal. Après la cérémonie, le roi revint à Antioche pour proclamer reine Laodice ; puis il s'occupa des préparatifs de la guerre. Cependant Molon poursuivait ses menées : il pouvait compter entièrement sur les troupes de sa propre satrapie, ayant séduit les soldats par l'espoir du butin à récolter et effrayé les officiers en leur montrant des lettres comminatoires qu'il prétendait avoir reçues du roi ; il avait dans son frère Alexandre un allié prêt à lui prêter main-forte, et il avait pris ses précautions, pour ce qui concernait les satrapies voisines, en s'assurant à prix d'or la complicité des gouverneurs. Il marcha alors, à la tête d'une grande armée, contre les généraux du roi. Xénon et Théodotos eurent peur et se retirèrent dans les places. Molon s'empara du territoire d'Apollonie, où il trouva d'immenses approvisionnements. Or il était déjà redoutable auparavant par l'étendue de sa puissance. [5,44] C'est en effet en Médie qu'ont été établis tous les haras royaux; ce pays possède, en blé et en bétail, des ressources incalculables ; quant à sa valeur stratégique et à ses dimensions, il n'est pas possible d'en donner une idée. La Médie occupe la partie centrale de l'Asie ; mais elle surpasse en étendue et en altitude n'importe quelle autre province asiatique ; de plus, elle est la clef des pays les plus puissants et les plus peuplés. Du côté de l'Orient elle touche aux plaines désertiques qui séparent la Perse du pays des Parthes ; elle domine et commande les Portes Caspiennes et confine aux montagnes de Tapyrie, qui ne sont pas très éloignées de la mer Hyrcanienne. Au sud, elle confine à la Mésopotamie et au territoire d'Apollonie, puis à la Perse, et est couverte par le bastion des monts Zagros, qui se dressent à une centaine de stades au-dessus de leur pied ; cette chaîne, d'un relief tourmenté et coupée de nombreuses vallées, est divisée en plusieurs massifs par des gorges, dont quelques-unes, trés encaissées, sont habitées par les Cosséens, les Corbrènes, les Cargues et beaucoup d'autres tribus barbares réputées pour leur valeur guerrière. Vers l'Occident, elle touche au pays des Satrapiens, assez proche, voisins eux-mêmes des peuplades riveraines du Pont-Euxin. Du côté du Nord, enfin, elle est flanquée par les territoires des Élyméens, des Aniaraques, puis des Cadusiens et des Matianes, et elle domine la partie du Pont-Euxin qui confine au Palus-Méotide. La Médie est elle-même traversée par plusieurs chaînes de montagnes, orientées de l'Est à l'Ouest, entre lesquelles s'étendent des plaines où abondent les villes et les villages. [5,45] Maître de cette province qui avait les dimensions d'un royaume, Molon était déjà fort à craindre, comme je l'ai dit plus haut, par l'étendue de sa puissance ; mais quand les généraux du roi lui eurent laissé le champ libre en rase campagne et que ses premiers succès eurent exalté le courage de ses troupes, il devint tout à fait redoutable et les peuples d'Asie n'osèrent plus lui résister. Il résolut donc tout d'abord de passer le Tigre pour assiéger Séleucie ; mais Zeuxis avait fait enlever tous les bateaux du fleuve et rendu ainsi la traversée impossible ; Molon se retira alors dans son camp de Ctésiphon, qu'il fit approvisionner de tout ce dont ses troupes avaient besoin pour passer l'hiver. Quand le roi apprit les progrès de Molon et la retraite de ses généraux, il fut d'avis d'abandonner sans plus tarder la campagne contre Ptolémée et de se retourner contre Molon. Mais Hermias, qui persistait dans ses vues, préféra envoyer contre Molon l'Achéen Xénétas avec des renforts et le titre de généralissime ; c'était, disait-il, l'affaire des généraux de combattre les rebelles, celle du roi de faire la guerre aux rois pour l'empire du monde. Ayant, vu le jeune âge du roi, une entière autorité sur lui, il continua sa marche, rassembla les troupes à Apamée et se rendit de là à Laodicée. Le roi partit de cette ville avec toute l'armée, traversa le désert et s'engagea dans les gorges de Marsyas ; on désigne sous ce nom une vallée située entre le Liban et l'Antiliban, et qui forme au pied de ces deux chaînes un défilé extrêmement resserré ; à l'endroit le plus encaissé, elle est barrée par des marécages et des étangs, où l'on cueille les roseaux odoriférants. [5,46] Ce défilé est dominé d'un côté par le fort de Broques, de l'autre par celui de Gerrha; il ne reste entre les deux qu'un couloir très étroit. Après avoir fait une marche de plusieurs jours dans la vallée et occupé les places voisines, le roi arriva devant Gerrha. Il s'y heurta à Théodotos l'Étolien, qui avait non seument mis une garnison à Gerrha et à Broques, mais fortifié de tranchées et de palissades le fond de la gorge à la hauteur des étangs; de plus, il gardait le passage avec quelques postes bien placés. Antiochos essaya d'abord d'enlever d'assaut ces positions ; mais il éprouva plus de pertes qu'il n'en infligeait, parce que l'ennemi était très fortement retranché et que Théodotos ne se laissait pas encore corrompre ; aussi renonça-t-il à son entreprise. Pour comble de malheur, il reçut la nouvelle que Xénétas avait été écrasé et que Molon était maître de toute la Haute-Asie. Il quitta donc la partie et revint défendre ses propres états. Lorsque Xénétas, envoyé — comme je l'ai dit plus haut — en qualité de généralissime, s'était vu en possession d'une puissance qu'il n'eût jamais espérée, il avait traité de haut son entourage et montré dans ses opérations militaires une excessive témérité. Il fit pourtant halte à Séleucie, où il manda Diogène et Pythiadès, qui gouvernaient l'un la Susiane, l'autre la province de la Mer Érythrée. Puis il fit sortir ses troupes et vint camper en face des rebelles, laissant le Tigre entre eux et lui. Un certain nombre de transfuges vinrent à la nage du camp de Molon au sien et lui déclarèrent que s'il traversait le fleuve toute l'armée de Molon passerait de son côté, parce que la masse des soldats haïssait Molon et était très attachée au roi. Encouragé par cette promesse, Xénétas résolut de franchir le Tigre. Il fit mine de vouloir jeter un pont sur le fleuve à un endroit où émergeait une sorte d'îlot ; mais comme il ne disposait de rien de ce qu'il fallait pour le faire, Molon se soucia fort peu de cette manoeuvre. Cependant il s'occupa activement de rassembler et d'appareiller les navires dont il avait besoin. Il choisit dans toute son armée l'élite de la cavalerie et de l'infanterie, laissa la garde du camp à Zeuxis et à Pythiadès, longea de nuit le fleuve jusqu'à quatre-vingts stades environ au-dessous du camp de Molon, fit la traversée en bateau sans être inquiété et vint s'établir avant le jour dans une position avantageuse, où il était couvert en grande partie par le Tigre, sur les autres points par des marais et des fondrières. [5,47] Quand Molon s'en aperçut, il détacha ses cavaliers pour mettre obstacle au passage et tailler en pièces ceux qui étaient déjà passés. Ils arrivèrent assez près de Xénétas ; mais il n'y eut pas besoin d'ennemis pour les repousser : ne connaissant pas le terrain, ils vinrent d'eux-mêmes s'enliser dans les marécages ; leur action n'eut aucun effet, et beaucoup d'entre eux se noyèrent. Xénétas, toujours persuadé que s'il avançait l'armée de Molon passerait de son côté, se mit en marche le long du fleuve et vint camper sous les yeux de l'ennemi. Mais Molon, soit par ruse, soit qu'il n'eût pas confiance en ses troupes et redoutât quelque peu ce que Xénétas espérait, s'enfuit pendant la nuit en laissant ses bagages dans son camp et prit à marche forcée le chemin de la Médie. Xénétas s'imagina que Molon prenait la fuite parce qu'il craignait d'être attaqué et se défiait de ses propres troupes ; il s'empara du camp abandonné par l'ennemi, fit passer sur la rive où il était sa propre cavalerie et les bagages qu'il avait laissés sous la garde de Zeuxis ; puis, rassemblant ses hommes, il prit occasion de la fuite de Molon pour attiser leur ardeur et affermir leur foi dans l'heureuse issue de la campagne; après quoi, il leur donna l'ordre de prendre leurs dispositions et de vaquer à tous les soins nécessaires, parce que de grand matin on se mettrait à la poursuite de l'ennemi. [5,48] Les soldats, dans leur excès de confiance, ne songèrent plus qu'à faire bombance avec les provisions de toute espèce qu'ils avaient trouvées; ils s'enivrèrent et perdirent toute vigilance, conséquence fatale de semblables orgies. Quant à Molon, lorsqu'il jugea la distance suffisante, il fit dîner ses troupes, puis revint sur ses pas, surprit ses ennemis dispersés, accablés par l'iversse, et s'élança au point du jour à l'assaut de leur camp. Xénétas, pris au dépourvu par cette attaque soudaine, ne pouvant éveiller ses soldats ivres-morts, se jeta tête baissée au milieu des ennemis et y fut tué. Parmi ses homrnes, le plus grand nombre fut massacré en plein sommeil, sans avoir eu le temps de se lever ; les autres se précipitèrent dans le fleuve et essayèrent de passer dans le camp qui était sur l'autre rive ; mais la plupart d'entre eux périrent également. Dans les camps, le désordre et le tumulte étaient à leur comble : les soldats, épouvantés, perdaient la tête ; comme le camp de la rive droite était en vue et tout près, ils oubliaient la violence du fleuve et la difficulté qu'ils auraient à le traverser ; ils ne songeaient qu'à sauver leur vie, et dans leur désir d'échapper à la mort ils se jetaient dans l'eau et y poussaient les animaux avec leurs bagages, comme si le fleuve devait avoir pitié d'eux et les transporter sans encombre jusqu'à l'autre camp. Le courant offrait un aspect étrange et tragique : au milieu des nageurs, on voyait flotter des chevaux, des bêtes de somme, des armes, des cadavres, du matériel de toute espèce. Après avoir enlevé le camp de Xénétas, Molon traversa le Tigre, tranquillement, sans que personne essayât de l'arrêter : Zeuxis, lui aussi, avait pris la fuite à son approche. Il occupa donc également le second camp, puis marcha avec son armée sur Séleucie. Il s'en empara sans coup férir, parce que Zeuxis avait abandonné la place, ainsi que Diomédon, qui la commandait. Il continua à avancer et subjugua sans combat toute la Haute-Asie. Une fois maître de la Babylonie et de la province de la Mer Érythrée, il marcha sur Suse et s'empara de la ville du premier coup ; mais contre la citadelle, tous ses efforts furent vains : le stratège Diogène l'avait devancé et s'y était jeté. Il renonça donc à la prendre d'assaut, y laissa seulement les forces nécessaires pour en faire le siège et ramena rapidement ses troupes à Séleucie sur le Tigre. Il les y fit reposer, les encouragea, puis se remit en campagne, conquit la Parapotamie jusqu'à Europos et la Mésopotamie jusqu'à Dures. C'est à cette nouvelle, comme je l'ai dit plus haut, qu'Antiochos abandonna la Coelé-Syrie pour se retourner contre les rebelles. [5,49] Le roi réunit de nouveau son conseil et demanda à chacun son avis sur les mesures à prendre contre Molon. Ce fut encore Épigénès qui parla le premier ; il rappela qu'il avait déjà conseillé de marcher immédiatement contre les révoltés et déclara qu'il y avait longtemps qu'on aurait dû le faire, sans attendre les succès qu'ils avaient remportés, mais qu'il n'en persistait pas moins dans sa première opinion. Là-dessus Hermias s'emporte de nouveau et, sans se donner le temps de la réflexion, se met à invectiver son rival. Tout en faisant de lui-même un éloge grossièrement outré, il accuse perfidement Épigénès des crimes les plus invraisemblables ; puis il supplie le roi de ne pas se ranger à un avis aussi déraisonnable, de ne pas renoncer aux succès qu'on pouvait escompter en Coelé-Syrie. Par ce discours, il souleva l'indignation générale et mécontenta jusqu'à Antiochos ; le roi parvint à grand'peine à faire cesser la querelle, en insistant de toutes ses forces pour réconcilier les deux adversaires. La majorité opta pour les propositions d'Épigénès, et le conseil décida qu'il fallait, sans plus tarder, marcher contre Molon. Aussitôt Hermias, en comédien qu'il était, fit volte-face : il déclara que devant une décision du conseil il n'y avait qu'à s'incliner, et en effet il veilla de tout son zèle aux préparatifs. [5,50] Quand l'armée fut concentrée à Apamée, une sédition s'éleva parmi la troupe à propos du règlement de la solde. Voyant que ce mouvement inquiétait et effrayait vivement le roi en raison des circonstances, Hermias lui offrit de payer aux soldats tout ce qui leur était dû, à cette seule condition qu'Épigénès ne participerait pas à l'expédition, car il était impossible que la conduite des opérations ne fût pas troublée par leur désaccord et l'incident qui avait éclaté entre eux. Le roi accueillit froidement cette proposition : il connaissait la valeur militaire d'Épigénès et tenait beaucoup à sa collaboration. Mais il finit par se laisser circonvenir et endoctriner par ses intendants, sa garde et toute sa suite, qu'Hermias avait séduits par ses intrigues ; ils imposèrent leur volonté au roi, qui dut céder à cette pression et consentir à ce qu'on lui demandait : Épigénès fut relevé de son commandement. Les membres du conseil craignirent d'être à leur tour victimes de la jalousie du ministre; au contraire, la troupe, qui avait obtenu satisfaction, voyait d'un oeil très favorable celui à qui elle devait le règlement de sa solde. Seuls, les Cyrrhestes se soulevèrent et firent défection, au nombre d'environ six mille, ce qui causa quelque inquiétude au roi pendant un certain temps ; mais enfin ils furent défaits par un des généraux du roi; la plupart d'entre eux furent tués et les survivants se rendirent à discrétion. Après avoir ainsi intimidé les courtisans et gagné les faveurs de l'armée par ses libéralités, Hermias se mit en route avec le roi ; et voici le piège qu'il tendit à Épigénès, avec la complicité d'Alexis, qui commandait la citadelle d'Apamée. Il écrivit une lettre qui semblait adressée par Molon à Épigènès; puis il suborna par de belles promesses un des esclaves de son adversaire, qui consentit à emporter la lettre chez Épigénès et à la mêler aux papiers de son maître. Là-dessus, Alexis se présente brusquement chez Épigénès et lui demande s'il n'a pas reçu de Molon quelque message. Comme Épigénès protestait vivement, Alexis demande à faire des perquisitions ; à peine entré, il trouve la lettre et, fort de ce prétexte, tue Épigénès sur-le-champ. On persuada au roi que ce meurtre était légitime ; les courtisans soupçonnèrent bien la vérité, mais, par crainte, ils gardèrent le silence. [5,51] Antiochos arriva sur les bords de l'Euphrate ; il y fit prendre un peu de repos à son armée, puis il se remit en route et parvint vers le solstice d'hiver à Antioche en Mygdonie, où il voulait séjourner pour laisser passer les grands froids. Il y resta une quarantaine de jours, puis il se dirigea vers Libba, où il tint conseil : il s'agissait de savoir quelle route on prendrait pour gagner les environs de Babylone, où se trouvait alors Molon, et comment on se procurerait les ravitaillements nécessaires pour le voyage. Hermias proposa de longer le cours du Tigre, de manière à être couverts par ce fleuve, le Lycos et le Capros. Zeuxis, qui avait encore devant les yeux la mort d'Épigénès, hésitait à dire son avis ; mais le projet d'Hermias témoignait d'une incompétence si manifeste qu'il finit par se décider à parler : il fallait, selon lui, traverser le Tigre, d'abord à cause des difficultés que présentait la marche le long du fleuve, puis parce qu'après avoir parcouru un long trajet et fait six étapes dans le désert on arriverait au Canal Royal ; qu'on ne pourrait le passer, puisque la position était aux mains de l'ennemi, et que s'il fallait battre en retraite, une seconde traversée du désert serait des plus hasardeuses, étant donné surtout qu'on manquerait de vivres. Au contraire, si l'on passait le Tigre, les Apolloniates feraient certainement volte-face et redeviendraient fidèles au roi ; ce n'était pas de leur plein gré qu'ils avaient embrassé le parti de Molon, mais par crainte et par nécessité ; et il était non moins certain que l'armée trouverait, dans un pays aussi fertile, des vivres en abondance. Mais la principale raison que fit valoir Zeuxis, ce fut qu'on fermerait à Molon le chemin de la Médie, qu'on barrerait la route aux renforts qui pourraient lui en venir, qu'on le forcerait ainsi à livrer bataille et que s'il s'y refusait ses troupes passeraient bien vite dans le camp du roi. [5,52] L'avis de Zeuxis prévalut. On divisa l'armée en trois corps, qui traversèrent le fleuve sur trois points différents, avec armes et bagages; puis on marcha sur Dures, dont on fit lever le siège immédiatement (la place était alors assiégée par un des généraux de Molon) ; on continua sans désemparer, si bien qu'au bout de huit jours on franchit les hauteurs de l'Oricon et on arriva à Apollonie. Molon n'avait pas une entière confiance dans les peuples de la Susiane et de la Babylonie, qu'il avait soumis récemment et très rapidement ; quand il apprit que le roi approchait, il craignit d'être coupé de ses communications avec la Médie ; il résolut alors de jeter un pont sur le Tigre et de faire passer ses troupes sur l'autre rive, dans l'intention d'occuper le premier, si possible, la partie montagneuse du territoire d'Apollonie ; il comptait, pour cela, sur son corps de frondeurs Cyrtiens. Il passa donc le fleuve, puis marcha rapidement et sans arrêt. Au moment même où il touchait au but, le roi quittait Apollonie avec toute son armée ; les deux avant-gardes , composées de troupes légères, se rencontrèrent à un certain col ; ces détachements commencèrent par s'éprouver mutuellement et se livrer des escarmouches ; puis, quand les deux armées furent en contact, ils battirent en retraite. Les deux adversaires commencèrent par se retrancher chacun dans son camp, à quarante stades l'un de l'autre. Mais la nuit venue, Melon, trouvant qu'il était dangereux et risqué de faire marcher au grand jour, face à face, des révoltés contre leur roi, résolut d'attaquer Antiochos à la faveur de l'obscurité. Il prit avec lui l'élite de toute son armée et partit en reconnaissance, pour trouver une position d'où il pût dominer l'ennemi. Chemin faisant, il apprit qu'un groupe de dix hommes avait passé du côté d'Antiochos; il changea d'idée et revint sur ses pas ; mais en rentrant dans son camp à l'aube, il y sema le désordre et la confusion ; ceux qui étaient à l'intérieur, réveillés en sursaut par son retour, perdirent leur sang-froid et furent sur le point de se précipiter hors des retranchements. Molon eut fort à faire pour apaiser ce tumulte. [5,53] Le roi, prêt au combat, fit sortir toute son armée au point du jour. A l'aile droite, il plaça en tête les cavaliers armés de javelines, sous le commandement d'Ardys, officier d'une valeur éprouvée ; ensuite venaient les auxiliaires Crétois, après eux les Galates Rhigosages, puis les mercenaires grecs, enfin la phalange. Il forma son aile gauche avec le corps de cavalerie qu'on appelle les Hétaires. Les éléphants, qui étaient au nombre de dix, furent rangés en avant et à quelque distance de la première ligne. Quant aux troupes de réserve à pied et à cheval, il les répartit entre les deux ailes, avec mission d'envelopper l'ennemi quand le combat serait engagé. Puis il parcourut les rangs de ses soldats et, en quelques mots, les exhorta à faire leur devoir. Il confia l'aile gauche à Hermias et à Zeuxis, et prit en personne le commandement de la droite. Molon eut de la peine à faire sortir ses soldats et à les ranger en bataille, car l'échauffourée survenue pendant la nuit avait jeté le trouble parmi eux. Il répartit ses cavaliers entre les deux ailes, pour imiter son adversaire, et mit au centre les fantassins à boucliers longs, les Galates, bref toutes les troupes pesamment armées. Des deux côtés, il flanqua la cavalerie avec les archers, les frondeurs, en un mot tous les corps de ce genre. Les chars armés de faux furent placés à quelque distance devant le front de l'armée. Molon confia à son frère Néolaos le commandement de l'aile gauche et prit lui-même celui de l'aile droite. [5,54] Quand les deux armées furent aux prises, l'aile droite de Molon lui resta fidèle et engagea vigoureusement le combat contre Zeuxis ; l'aile gauche, au contraire, dès qu'elle se vit en présence du roi, passa de son côté ; à ce spectacle, Molon fut consterné et les troupes du roi animées d'une nouvelle ardeur. Entouré de toutes parts et se représentant les supplices qui l'attendaient s'il tombait vivant aux mains de l'ennemi, Molon se suicida. Tous ses complices s'enfuirent chacun chez soi et, comme lui, se donnèrent la mort. Néolaos, échappé au combat, se réfugia en Perse chez Alexandre, également frère de Molon, y tua leur mère et les enfants de Molon, puis, après avoir persuadé Alexandre de suivre son exemple, se poignarda à son tour. Le roi s'empara du camp des rebelles et donna l'ordre de crucifier le corps de Molon à l'endroit le plus fréquenté de toute la Médie. Ceux à qui il avait confié cette mission s'en acquittèrent immédiatement: ils l'emportèrent dans la Callonitide et le crucifièrent sur les flancs du Zagros. Antiochos adressa de longs reproches aux troupes révoltées ; mais ensuite il leur tendit la main, puis nomma des chefs pour les reconduire en Médie et y rétablir l'ordre. De sa personne, il revint à Séleucie et se chargea lui-même de rétablir l'ordre dans les provinces avoisinantes, en usant partout de douceur et de modération. Hermias au contraire, fidèle à ses habitudes, sévit contre Séleucie : il imposa à la ville une amende de mille talents, exila les magistrats qu'on appelle les Adiganes et fit mutiler, torturer ou mettre à mort un grand nombre d'habitants. Le roi apaisa la fureur d'Hermias, prit lui-même l'affaire en main et finit par adoucir la rigueur de ces mesures; il ramena la ville à son état normal et réduisit l'amende à cent cinquante talents. Cette question réglée, il confia à Diogène le gouvernement de la Médie, à Apollodore celui de la Susiane et à Tychon, premier secrétaire de l'armée, celui de la Mer Érythrée. Ainsi finit la révolte de Molon, ainsi fut réprimé le soulèvement qu'elle avait provoqué en Haute-Asie. [5,55] Encouragé par ses succès, Antiochos voulut intimider et tenir en respect les chefs barbares dont les états confinaient à ses provinces, pour qu'ils n'osassent plus s'allier à ceux qui se révolteraient contre lui et leur fournir des subsides. Il décida de faire campagne contre eux, et en premier lieu contre le plus dangereux et le plus turbulent d'entre eux, Artabazane, qui régnait sur les Satrapiens et les peuples limitrophes. Hermias, qui appréhendait les risques de cette expédition dans les contrées de l'intérieur, aurait préféré en revenir à son premier plan et faire la guerre à Ptolémée ; mais quand il apprit que le roi avait un fils, il pensa qu'Antiochos pourrait bien être tué par les barbares dans ces pays lointains ou qu'il y trouverait l'occasion de l'assassiner. Il cessa donc de s'opposer à l'expédition, dans la conviction que s'il faisait disparaître Antiochos il exercerait la régence au nom de l'enfant et disposerait du pouvoir royal. La chose étant résolue, le roi franchit le Zagros et envahit les états d'Artabazane. Ce royaume s'étendait depuis la Médie, dont il était séparé par la chaîne de montagnes en question, jusqu'au Pont-Euxin, auquel il confinait dans le bassin du Phase, et à la mer Hyrcanienne. Ce pays produit un grand nombre de guerriers vaillants, surtout de cavaliers ; et pour toute espèce de munitions de guerre, il se suffit à lui-même. Il avait conservé son indépendance depuis les Perses car à l'époque d'Alexandre, on ne s'en était pas inquiété. Artabazane, qui était très vieux, fut effrayé par l'attaque d'Antiochos ; il se soumit et fit la paix aux conditions que lui imposa son adversaire. [5,56] Le roi avait un médecin nommé Apollophanès, qu'il aimait beaucoup ; voyant que l'insolence d'Hermias ne connaissait plus de bornes, cet homme craignait pour son maître et plus encore pour lui-même. Il saisit une occasion de faire part au roi de ses soupçons et l'engagea à se tenir sur ses gardes, à se méfier de l'audace d'Hermias, à ne pas attendre qu'on lui fît subir le sort de son frère ; il lui assura que l'heure était proche, qu'il devait se hâter et songer à son salut ainsi qu'à celui de ses amis. Antiochos lui avoua qu'il partageait sa haine et ses craintes, et le remercia de l'aimer assez pour avoir osé l'avertir. Apollophanès s'enhardit en voyant que son opinion et ses sentiments concordaient avec ceux du roi ; aussi, quand Antiochos le pria de ne pas s'en tenir à des paroles, mais de parer par des actes au danger qui les menaçait, ses amis et lui, se déclara-t-il prêt à tout faire. Ils se concertèrent et convinrent de prétexter des éblouissements dont le roi serait atteint pour éloigner pendant quelques jours sa suite et son entourage ordinaire ; ils ne laissèrent entrer que ses amis, ce qui leur permit d'entretenir en particulier ceux qu'ils choisirent comme complices. Ils trouvèrent ainsi des gens résolus à agir — car tous, par haine d'Hermias, ne demandaient qu'à leur venir en aide — et se préparèrent à exécuter leur projet. Les médecins ordonnèrent à Antiochos une promenade au point du jour, à la fraîcheur ; Hermias se présenta à l'heure fixée ainsi que tous les courtisans qui étaient du complot ; les autres arrivèrent en retard, parce que le roi n'avait pas l'habitude de sortir si tôt. Quand on fut assez loin du camp, dans un endroit désert, le roi s'écarta un peu, comme s'il avait un besoin à satisfaire, et les conjurés poignardèrent Hermias. C'est ainsi qu'il mourut ; mais le châtiment qu'il subit était loin d'égaler ses crimes. Le roi, délivré de ses craintes et de ses embarras continuels, reprit le chemin de sa capitale ; partout sur sa route, on admirait ses exploits et on louait ses entreprises ; mais surtout on le félicitait de s'être débarrassé d'Hermias. A Apamée, la femme d'Hermias fut mise à mort par les femmes et ses fils tués par les enfants. [5,57] De retour en Syrie, Antiochos fit prendre aux troupes leurs quartiers d'hiver ; puis il écrivit à Achéos : il commençait par lui reprocher vivement d'avoir osé ceindre le diadème et usurper le titre de roi ; il l'avertissait, en second lieu, que ses relations avec Ptolémée étaient connues et qu'on voyait bien qu'il s'agitait beaucoup plus qu'il ne convenait. Achéos en effet, lors de l'expédition contre Artabazane, était persuadé qu'il arriverait malheur à Antiochos ; mais même dans le cas contraire, étant donné la distance que le roi aurait à parcourir, il espérait bien le devancer, envahir la Syrie avec l'appui des Cyrrhestes, qui avaient fait défection, et se rendre rapidement maître de tout le royaume. Il quitta donc la Lydie avec toute son armée. Arrivé à Laodicée en Phrygie, il ceignit le diadème ; c'est alors qu'il osa prendre le titre de roi et écrire aux villes en cette qualité. Il y était poussé principalement par un banni, nommé Garsyéris. Il continua à avancer, et il était déjà presque en Lycaonie, quand ses troupes se révoltèrent : elles voyaient que l'expédition était dirigée contre leur souverain légitime, et cela ne leur convenait guère. Quand Achéos constata ce changement dans leurs sentiments, il se garda de persister dans son entreprise : pour persuader ses soldats qu'il n'avait jamais eu l'intention de s'attaquer à la Syrie, il changea de direction et alla ravager la Pisidie, ce qui lui permit de leur distribuer un butin abondant. Après avoir ainsi regagné leur sympathie et leur confiance, il s'en retourna dans sa province. [5,58] Le roi était exactement informé de toutes ces menées ; c'était la raison des menaces que, comme je l'ai dit plus haut, il adressait continuellement à Achéos. En même temps, il s'adonnait de toute son activité aux préparatifs de la guerre contre Ptolémée. Il rassembla donc ses troupes à Apamée au début du printemps et tint conseil avec ses amis sur la manière dont on entrerait en Coelé-Syrie. On disserta longuement, à ce propos, sur la disposition des lieux, sur le matériel nécessaire, sur la collaboration de la flotte ; mais Apollophanès, dont nous avons déjà parlé, et qui était de Séleucie, coupa court à ces discussions en déclarant qu'il était absurde de vouloir à tout prix conquérir la Coelé-Syrie et de partir en campagne contre cette province en laissant entre les mains de Ptolémée Séleucie, la métropole et pour ainsi dire le cœur de tout le royaume. Ce n'était pas seulement une honte de tolérer que les rois d'Égypte y eussent une garnison; mais dans les circonstances actuelles on pourrait tirer de sa possession les avantages les plus précieux, les plus considérables. Tant que cette place serait au pou- voir de l'ennemi, disait-il, elle offrirait à toutes les entreprises un obstacle insurmontable ; quel que fût leur objectif, il leur faudrait plutôt se préoccuper de défendre leur propre pays contre ce danger toujours menaçant que d'attaquer l'adversaire. Si au contraire on s'en emparait, non seulement ce serait pour le royaume un puissant boulevard ; mais sa position était si favorable qu'elle fournirait une excellente base pour toutes les expéditions qu'on voudrait tenter sur terre ou sur mer. Tous les conseillers se rangèrent à cet avis ; on résolut de commencer par enlever Séleucie, où les rois d'Égypte continuaient à avoir une garnison depuis que Ptolémée Évergète, pour venger les malheurs de Bérénice, avait déclaré la guerre à la Syrie et s'était emparé de cette place. [5,59] Cette décision prise, Antiochos ordonna à son amiral Diognétos de faire voile vers Séleucie; de son côté, il partit d'Apamée avec son armée et vint camper à l'Hippodrome, à environ cinq stades de la ville ; en même temps, il envoya Théodotos le Long en Coelé-Syrie, avec des forces suffisantes pour occuper les défilés et surveiller les événements. Voici quelle est la situation de Séleucie et la disposition des lieux environnants. La ville est bâtie au bord de la mer, entre la Cilicie et la Phénicie ; tout à côté s'élève une montagne immense, qu'on appelle le Coryphée ; vers l'Ouest, elle est battue par la mer qui sépare Chypre de la Phénicie, et dont les flots viennent se briser contre son pied; à l'Orient, elle domine le territoire d'Antioche et de Séleucie. Séleucie est située au Sud de la montagne, dont elle est séparée par un ravin profond et peu accessible ; elle s'étend jusqu'à la mer, à travers une région accidentée ; presque partout, d'ailleurs, elle est entourée de falaises rocheuses et abruptes. Du côté qui regarde la mer, en terrain plat, se trouvent les marchés et le faubourg, puissamment fortifié. La ville est également défendue, sur tout son pourtour, par des murailles construites à grands frais ; à l'intérieur, elle est ornée de temples et de monuments magnifiques. Il n'y a qu'un seul chemin qui conduise de la mer à la ville : tout entier taillé en gradins, il présente de nombreuses sinuosités et des tournants continuels. L'embouchure de l'Oronte n'est pas très éloignée. La rivière qui porte ce nom prend sa source dans la région du Liban et de l'Anti-Liban, traverse la plaine d'Amycé, passe à Antioche, traverse cette ville, dont elle emporte dans son courant puissant toutes les immondices, et enfin se jette dans la mer non loin de Séleucie. [5,60] Antiochos commença par essayer de corrompre les généraux qui commandaient la place : il leur offrit de l'argent et leur fit les plus belles promesses, s'ils voulaient lui livrer Séleucie sans combat. Il échoua auprès des chefs, mais réussit à séduire quelques-uns des officiers subalternes. Il fit alors avancer son armée et sa flotte, comme s'il voulait attaquer la ville à la fois par terre et par mer. Il divisa ses troupes en trois corps, les exhorta à faire leur devoir, promit de grandes récompenses et des couronnes à tous ceux — soldats comme officiers — qui se signaleraient par leur courage. Il posta Zeuxis du côté de la porte d'Antioche et Hermogénès près du temple des Dioscures; Ardys et Diognétos eurent pour mission d'attaquer le port et le faubourg. Le roi avait en effet convenu avec ses complices de la ville que s'il enlevait le faubourg on lui livrerait aussitôt la place. Le signal donné, de tous les côtés à la fois on s'élance à l'assaut avec vigueur et énergie ; mais ce fut surtout du côté d'Ardys et de Diognétos que l'attaque fut vivement menée, parce que partout ailleurs, à moins de se frayer un passage en combattant et en rampant pour ainsi dire à quatre pattes, on n'arrivait pas à disposer les échelles le long des murailles ; au contraire, au port et au faubourg, rien n'était plus facile que d'approcher les échelles, de les dresser et de les appliquer contre les remparts. Les soldats de la flotte escaladèrent les murs du port et y pénétrèrent hardiment, tandis que ceux d'Ardys en faisaient de même au faubourg. La garnison ne pouvait se porter nulle part à la rescousse, puisque l'assaut était donné de tous les côtés en même temps ; le faubourg tomba donc rapidement entre les mains d'Ardys. Aussitôt les officiers qu'Antiochos avait corrompus courent au gouverneur Léontios, pour lui conseiller d'envoyer un parlementaire et de capituler avant que la ville soit prise de vive force. Léontios, ne sachant pas qu'ils étaient vendus, fut consterné de les voir ainsi découragés ; µ il fit offrir à Antiochos de lui rendre la place, à condition que tous les assiégés auraient la vie sauve. [5,61] Le roi accéda à sa requête et promit la vie sauve à tous les hommes libres : il y en avait environ six mille. Il occupa la ville, et non seulement il épargna les hommes libres, mais il fit rentrer les bannis, en leur rendant leurs biens et leurs droits politiques. Il mit une garnison au port et à la citadelle. Il était encore en train de régler ces questions, lorsqu'il reçut une lettre de Théodotos, qui l'engageait à venir immédiatement et se déclarait prêt à lui livrer la Coelé-Syrie. Ces propositions embarrassèrent fort le roi, qui ne savait quel parti prendre. Ce Théodotos, comme je l'ai dit plus haut, était un Étolien, qui avait rendu de grands services à Ptolémée, mais n'en avait obtenu aucune gratitude et avait même été en danger de mort à l'époque où Antiochos combattait contre Molon. Plein de rancune contre le roi et de défiance à l'égard de la cour, il s'empara par lui-même de Ptolémaïs, fit occuper Tyr par Panétolos et appela Antiochos en toute hâte. Le roi remit à plus tard son expédition contre Achéos et, négligeant toutes les autres entreprises, reprit avec son armée la même route que dans sa première campagne : il traversa les gorges de Marsyas et campa dans le défilé de Gerrha, près du lac qui se trouve entre la place et la vallée. A la nouvelle que Nicolaos, un des généraux de Ptolémée, tenait Théodotos assiégé dans Ptolémaïs, il laissa ses troupes pesamment armées, en donnant à leurs chefs l'ordre de mettre le siège devant Broques, le fort voisin du lac qui commandait le passage, et partit avec ses troupes légères pour faire lever le siège de Ptolémaïs. Dès que Nicolaos fut informé de son approche, il se retira, mais il envoya le Crétois Lagoras et l'Étolien Doryménès occuper les défilés de Bérytos. Le roi les attaqua à l'improviste, les mit en fuite et établit son propre camp dans les défilés. [5,62] Il y fut rejoint par le reste de ses troupes. Il les exhorta à continuer à faire leur devoir, puis partit avec toute son armée, encouragé et exalté par les espérances qu'il voyait se dessiner à ses yeux.Théodotos, Panétolos et leurs amis vinrent à sa rencontre. Il les accueillit avec affabilité, reçut de leurs mains Tyr et Ptolémaïs, et prit tout le matériel qui s'y trouvait. Il y avait, entre autres, quarante vaisseaux, dont vingt pontés, parfaitement équipés, et ayant tous au moins quatre rangs de rameurs; les autres étaient à trois, à deux ou à un seul rang. Il remit tous ces bâtiments à son amiral Diognétos. A ce moment lui arriva la nouvelle que Ptolémée s'était retiré à Memphis, que toutes ses forces étaient concentrées à Péluse, qu'on avait ouvert les écluses de tous les canaux et comblé tous les réservoirs d'eau potable. Il renonça alors à marcher sur Péluse et chercha seulement à occuper toutes les villes qui se trouvaient sur son passage, les unes de vive force, les autres en usant de persuasion : celles qui n'étaient pas très défendues eurent peur et se rendirent à son approche, celles qui se fiaient à leurs fortifications ou à la puissance de leur position résistèrent, et il fut obligé d'en faire le siège, ce qui lui fit perdre beaucoup de temps. Quant à Ptolémée, il était d'une telle veulerie qu'il ne fit rien pour réparer ses échecs ; il était pourtant urgent d'y songer après une trahison aussi éclatante ; mais il se désintéressait complètement de tout ce qui concernait la guerre. [5,63] Agathoclès et Sosibios, qui étaient alors ses ministres, tinrent conseil et prirent le seul parti que permettaient les circonstances : ils proposèrent de faire tous les préparatifs de guerre nécessaires, mais d'amuser en attendant Antiochos par des négociations et de le confirmer dans l'opinion où il était, que Ptolémée n'oserait pas se mesurer avec lui et aurait plutôt recours à des conférences ou à l'entremise de quelques amis pour le décider à évacuer la Coelé-Syrie. Leur plan fut adopté et ils reçurent mission de l'exécuter : ils envoyèrent donc en hâte des ambassadeurs à Antiochos et en même temps aux habitants de Rhodes, de Byzance, de Cyzique, ainsi qu'aux Étoliens, pour leur demander leur médiation. Ces ambassades allaient et venaient d'un roi à l'autre, ce qui donna à Agathoclès et à Sosibios toutes facilités pour prendre leur temps et faire leurs préparatifs. Établis à Memphis, il y conféraient avec leurs députés et y recevaient également ceux d'Antiochos, à qui ils faisaient toujours l'accueil le plus aimable. Cependant ils faisaient venir et rassemblaient à Alexandrie tous les mercenaires qu'ils avaient à leur solde dans les villes situées en dehors de l'Égypte ; ils envoyaient au loin des racoleurs et se procuraient tous les approvisionnements qu'il leur fallait, tant pour les troupes qu'ils avaient déjà que pour les recrues qui arrivaient. Ils prenaient encore toutes les autres mesures voulues et descendaient continuellement tour à tour à Alexandrie, afin de s'assurer qu'il ne manquait aucune des fournitures nécessaires. Pour la fabrication des armes, pour le choix et la répartition des hommes, ils s'en remirent à Échécratès de Thessalie, à Phoxidas de Mélitée, à Eurylochos de Magnésie, à Socrate de Béotie et à Cnopias d'Allaria. Ce fut pour eux une grande chance de trouver ces hommes, qui, ayant combattu sous Démétrios et sous Antigone, avaient quelques notions pratiques de la guerre en rase campagne et de tout ce qu'en exige la conduite. Dans la mesure du possible, ils dressèrent à la discipline militaire les hommes qu'on leur confia. [5,64] Leur premier soin fut de les classer par pays et par âge ; ils donnèrent à chacun l'armement qui lui convenait, sans tenir compte de celui qu'il avait auparavant ; puis ils les répartirent en corps, comme l'exigeaient les circonstances actuelles, en abandonnant les anciens systèmes de groupement et les rôles dont on s'était servi jusqu'alors pour payer la solde. Ensuite ils les habituèrent, par de fréquents exercices, non seulement aux commandements, mais au maniement particulier de chaque arme. Enfin, ils les rassemblaient pour les passer en revue et leur rappeler leurs devoirs. Deux hommes leur furent, dans cette besogne, d'une grande utilité : Andromachos d'Aspendos et Polycrate d'Argos ; ils étaient récemment arrivés de Grèce ; ils avaient une grande expérience du tempérament des Grecs et de leur tour d'esprit ; en outre, ils étaient tous deux illustres par leur origine et leur fortune, quoique Polycrate l'emportât par l'ancienneté de sa famille et la gloire que son père Mnasiadas avait acquise comme athlète. Par des allocutions publiques comme dans des conversations privées, ils ne cessaient d'attiser l'ardeur et le zèle de leurs hommes en vue de la campagne prochaine. [5,65] Chacun de ces officiers reçut un commandement proportionné à sa compétence personnelle. Eurylochos de Magnésie fut placé à la tête de la garde royale, qui comprenait près de trois mille hommes. Socrate de Béotie eut deux mille soldats d'infanterie 'légère. L'Achéen Phoxidas, Ptolémée, fils de Thraséas, et Andromachos d'Aspendos furent chargés d'exercer ensemble la phalange et les Grecs mercenaires : Ptolémée et Andromachos commandaient la phalange, Phoxidas les mercenaires ; la phalange comptait vingt-cinq mille hommes, les mercenaires étaient à peu près huit mille. L'escorte du roi, composée d'environ sept cents cavaliers, était sous les ordres de Polycrate, ainsi que les troupes à cheval fournies par la Libye et l'Égypte ; toute cette cavalerie forma un seul corps d'environ trois mille hommes. Il y avait en outre des cavaliers grecs et mercenaires, au nombre de deux mille environ : ils furent admirablement entraînés par Échécratès de Thessalie, qui rendit de grands services dans les opérations qui suivirent. C'est avec le même zèle que Cnopias d'Allaria exerçait sa troupe : il avait sous ses ordres tous les Crétois, soit environ trois mille hommes, dont un millier de Néo-Crétois, à la tête desquels il avait placé Philon de Cnosse. On arma à la manière des Macédoniens trois mille Libyens, auxquels on donna pour chef Ammonios de Barcé. Quant au contingent égyptien, il formait une phalange d'environ vingt mille hommes, et c'était Sosibios qui la commandait. On organisa enfin un corps de Thraces et de Galates, composé de quatre mille hommes établis ou nés dans le pays et de deux mille autres qu'on avait récemment fait venir, et on en confia la direction à Dionysios de Thrace. Tels étaient la force de l'armée de Ptolémée et les divers éléments qui la constituaient. [5,66] Antiochos avait entrepris le siège de Dora ; mais il n'obtenait aucun succès, vu la force de la position et les secours qu'envoyait Nicolaos. Comme l'hiver approchait, il accueillit les propositions des ambassadeurs de Ptolémée, conclut avec lui une trêve de quatre mois et promit, pour le traité définitif, de se montrer très conciliant. Il était fort loin de dire ce qu'il pensait en réalité ; mais il ne voulait pas rester trop longtemps hors de ses états et désirait établir ses quartiers d'hiver à Séleucie, parce qu'Achéos conspirait ouvertement contre lui et que ses intrigues avec Ptolémée étaient manifestes. La trêve signée, Antiochos congédia les plénipotentiaires, en les priant de venir à Séleucie lui rapporter le plus tôt possible les propositions de Ptolémée. Il laissa des garnisons aux endroits les plus importants, en confia le commandement suprême à Théodotos et revint à Séleucie, où il fit prendre à ses troupes leurs quartiers d'hiver. Il cessa, dès lors, de les exercer ; il croyait bien qu'il n'aurait plus à combattre, que, déjà maître d'une partie de la Coelé-Syrie et de la Phénicie, il se ferait livrer le reste de bon gré, par de simples négociations, et que Ptolémée n'oserait pas courir le risque d'une bataille rangée. Cette conviction était du reste partagée par tous les ambassadeurs, parce que Sosibios faisait à Memphis un excellent accueil à ceux qui venaient de la part d'Antiochos et ne laissait voir à aucun de ceux qu'il envoyait au roi de Syrie les préparatifs qui se faisaient à Alexandrie. [5,67] Ces préparatifs étaient d'ailleurs terminés quand les plénipotentiaires arrivèrent. Antiochos, de son côté, s'efforçait, dans toutes les conférences, de montrer que par ses droits autant que par la force de ses armes il était supérieur à son adversaire. Quand les ambassadeurs de Ptolémée se présentèrent à Séleucie et entamèrent, selon les instructions de Sosibios, la discussion du traité clause par clause, le roi, au cours des débats, déclara qu'on ne pouvait lui faire un crime du tort incontestable qu'il venait de causer à Ptolémée en lui enlevant la Coelé-Syrie ; il ne voyait absolument rien de répréhensible dans sa conduite, car il n'avait fait que revendiquer des territoires qui lui appartenaient : le premier qui eût conquis cette province était Antigone le Borgne ; après lui, Séleucos l'avait eue sous sa dépendance ; c'étaient là, à l'entendre, les seuls titres de possession valables et légitimes ; c'étaient sur eux qu'il se fondait pour affirmer ses droits sur la Coelé-Syrie et contester ceux de Ptolémée; si Ptolémée avait pris part à la guerre contre Antigone, c'était pour établir sur ce pays non sa propre domination, mais celle de Séleucos; il insistait surtout sur la grande conférence qu'avaient tenue ensemble tous les rois, Cassandre, Lysimaque, Séleucos, après la défaite d'Antigone, et où, d'un commun accord, on avait attribué à Séleucos la Syrie tout entière. Les ambassadeurs de Ptolémée soutenaient la thèse opposée : ils se prétendaient très gravement lésés, considéraient la trahison de Théodotos et l'invasion d'Antiochos comme une violation des traités, alléguaient les titres de Ptolémée, fils de Lagos, affirmaient que, si ce roi avait fait alliance avec Séleucos, c'était bien pour l'aider à soumettre toute l'Asie, mais à la condition qu'il resterait en possession de la Coelé-Syrie et de la Phénicie. Cet échange de vues continua longtemps dans les conférences et conversations diplomatiques, mais sans aboutir à aucun résultat, parce que la discussion se faisait par l'intermédiaire d'amis communs et qu'il n'y avait aucun arbitre capable de contenir ou de réprimer les ambitions de celui qu'il jugerait dans son tort. Le principal obstacle à une entente était le cas d'Achéos : Ptolémée s'efforçait de le faire comprendre dans le traité de paix, et Antiochos ne tolérait pas qu'on fît de lui la moindre mention, parce qu'il n'admettait pas que Ptolémée se permît de prendre la défense d'un rebelle ou de dire un seul mot en sa faveur. [5,68] Les négociations se prolongeaient : tout le monde en avait assez, mais on n'aboutissait à aucun résultat. Le printemps revenu, Antiochos rassembla ses troupes dans l'intention d'attaquer à la fois par terre et par mer et de conquérir le reste de la Coelé-Syrie. Ptolémée, de son côté, confia à Nicolaos le commandement suprême, amassa dans la région de Gaza d'abondants approvisionnements et mit en mouvement toutes ses forces de terre et de mer. Nicolaos partit en campagne avec confiance; il avait, pour exécuter les ordres reçus, un collaborateur précieux dans la personne de l'amiral Périgénès, que Ptolémée avait placé à la tête de son armée navale, avec une flotte de trente vaisseaux pontés et de plus de quatre cents transports. Ce Nicolaos, Étolien de naissance, ne le cédait, par son courage et son expérience militaire, à aucun des autres généraux de Ptolémée. Il fit occuper par une partie de ses troupes les défilés de Platanos ; le reste, qu'il commandait en personne, se porta sur ceux de Porphyréon, pour barrer le passage au roi avec l'appui de l'escadre mouillée près de là. Antiochos, arrivé à Marathos, y reçut une députation des Aradiens, qui venaient lui offrir leur alliance ; non seulement il l'accepta, mais il apaisa leurs dissensions et réconcilia les habitants de l'île avec leurs concitoyens du continent. Il se dirigea ensuite vers le promontoire de Théoprosopon et arriva à Bérytos, après avoir chemin faisant pris Botrys et brûlé Trière ainsi que Calamos. De là, il envoya en avance Nicarchos et Théodotos, avec mission d'occuper les gorges du Lycos ; il se mit lui-même en marche avec son armée et vint camper sur les bords du Damuras, en se faisant escorter par l'escadre de Diognétos. Il y retrouva les troupes légères qu'il avait confiées à Théodotos et à Nicarchos, et alla faire la reconnaissance des défilés que tenait Nicolaos. Après avoir observé la position, il se retira dans son camp ; mais dès le lendemain, laissant sur place, sous le commandement de Nicarchos, les troupes pesamment armées, il se mit en route avec le reste de ses forces pour poursuivre l'exécution de ses plans. [5,69] Dans cette région, la chaîne du Liban est si voisine de la côte qu'il ne subsiste entre la montagne et la mer qu'une bande de terre fort étroite, coupée elle-même par des hauteurs abruptes et peu accessibles, qui ne laissent le long du rivage qu'un couloir resserré et difficilement praticable. Nicolaos s'était établi sur ces hauteurs ; il avait installé par endroits des postes considérables, avait fortifié d'autres points en y construisant des retranchements et espérait sans peine barrer le passage à Antiochos. Le roi partagea son armée en trois corps; il confia le premier à Théodotos, avec mission d'engager le combat sur les pentes même du Liban ; il donna au second, que commandait Ménédémos, l'ordre exprès d'attaquer les hauteurs intermédiaires ; enfin le troisième, avec Dioclès, gouverneur de la Parapotamie, prit position sur le bord de la mer. Le roi, de sa personne, se tenait au centre avec la garde, pour tout surveiller et pour pouvoir venir à la rescousse partout où ce serait nécessaire. En même temps, Diognétos et Périgénès prenaient leurs dispositions pour engager un combat naval en s'approchant le plus possible de la côte, de façon à ce qu'il n'y eût pour ainsi dire qu'un seul et même front de bataille, sur terre et sur mer. Au premier signal, au premier ordre, tous s'élancèrent à la fois. Sur mer, la lutte fut d'abord indécise, parce que, comme nombre et comme armement, les deux flottes étaient égales. Sur terre, ce fut d'abord Nicolaos qui eut l'avantage, grâce à la force de sa position ; mais bientôt Théodotos, ayant bousculé les troupes qui occupaient les pentes de la montagne, fondit d'en haut sur celles de Nicolaos, qui s'enfuirent en désordre. Deux mille environ des fuyards furent tués et autant faits prisonniers ; tous les autres se réfugièrent à Sidon. Périgénès, qui commençait à espérer la victoire sur mer, perdit courage en voyant la défaite de l'armée de terre et se retira au même endroit sans être inquiété. [5,70] Antiochos reprit sa marche et vint camper devant Sidon, mais il n'osa pas s'attaquer à cette place en raison des approvisionnements abondants dont elle disposait et de la force de sa garnison, grossie encore par les fuyards. Il se remit donc en route avec ses troupes de terre pour gagner Philotéria et donna à l'amiral Diognétos l'ordre de retourner à Tyr avec la flotte. Philotéria est située près du lac où se jette le Jourdain et d'où il ressort pour arroser la plaine de Seythopolis. Ces deux villes se rendirent volontairement, ce qui lui donna bon espoir pour la suite de ses opérations, parce que leur territoire pouvait facilement nourrir toute l'armée et subvenir largement à tous ses besoins. Il y mit des garnisons, passa les montagnes et arriva devant Atabyrion, place située sur un mamelon dont l'altitude est de plus de quinze stades. Il eut recours pour s'en emparer au stratagème suivant : il tendit une embuscade, puis provoqua la garnison à une escarmouche, attira les combattants loin de la ville, enfin les prit entre les troupes en fuite qui faisaient volte-face et les autres qui sortaient de leur cachette; il en tua un grand nombre, pourchassa les survivants épouvantés et pénétra dans la ville sans trouver de résistance. C'est à ce moment que Céréas, un des officiers de Ptolémée, trahit son parti pour venir à lui ; il le traita avec une générosité qui provoqua la défection de plusieurs autres généraux ennemis, entre autres Hippolochos de Thessalie, qui, peu de temps après, passa de son côté avec quatre cents de ses cavaliers. Il laissa une garnison à Atabyrion et reprit sa marche ; chemin faisant, il s'empara de Pella, de Camoun et de Gephroun. [5,71] Cette série de victoires lui valut l'adhésion des peuples qui habitaient la partie de l'Arabie la plus voisine : ils se concertèrent et d'un commun accord firent alliance avec lui. Encouragé par ce nouveau succès, il se ravitailla, passa en Galatide, où il s'empara d'Abila et de tous ses défenseurs, que commandait Nicias, ami et parent de Mennéas. Restait encore Gadara, qui passe pour la position la plus forte de tout le pays ; il vint camper devant la place et fit des travaux d'approche ; les habitants, effrayés, ne tardèrent pas à se rendre. Ensuite, informé que de forts contingents ennemis s'étaient rassemblés à Rabbatamana, en Arabie, d'où ils faisaient des incursions pour ravager les terres des Arabes dont il était l'allié, il s'y rendit toute affaire cessante et vint établir son camp au pied des hauteurs où la ville est bâtie. Il fit le tour de la colline et constata qu'elle n'était accessible qu'en deux points ; ce fut donc par là qu'il l'aborda et fit dresser ses machines. Il confia la direction de cette double opération à Nicarchos et à Théodotos, et observa avec une égale attention les efforts que faisait chacun d'eux pour rivaliser avec son collègue. Les deux généraux déployèrent une grande ardeur ; sans relâche, ils luttaient à qui ferait le premier tomber le pan de muraille qu'il avait devant lui ; le résultat fut que les deux pans tombèrent ensemble, au moment où on s'y attendait le moins. Là-dessus, les assiégeants se lancèrent à l'attaque de jour et de nuit; mais, malgré leurs tentatives acharnées et sans cesse répétées, ils ne faisaient aucun progrès, à cause du très grand nombre de défenseurs enfermés dans la ville. Enfin, un des prisonniers leur indiqua le passage souterrain par où les assiégés allaient chercher de l'eau ; ils le mirent à jour et le bouchèrent avec du bois, des pierres et d'autres matériaux du même genre. Les habitants, pressés par la soif, capitulèrent. Après s'être ainsi rendu maître de Rabbatamana, Antiochos y laissa Nicarchos avec une garnison assez importante ; il envoya les transfuges Hippolochos et Céréas avec cinq mille fantassins dans la région de Samarie, pour y exercer l'autorité en son nom et veiller à la sécurité de tous les peuples qui lui étaient soumis ; puis il repartit avec ses troupes pour Ptolémaïs, où il voulait les faire hiverner. [5,72] Le même été, les habitants de Pednélissa, assiégés et serrés de près par les Selgiens, envoyèrent à Achéos pour lui demander son assistance. Comme il les avait accueillis favorablement, ils opposèrent aux assiégeants une résistance énergique, soutenus qu'ils étaient par l'espoir d'être secourus. Achéos, qui désirait réellement leur venir en aide, expédia Garsyéris avec six mille fantassins et cinq cents cavaliers. Les Selgiens, informés de leur approche, allèrent occuper les défilés du Climax avec la plus grande partie de leurs troupes ; ils se portèrent sur la route qui conduit à Saporda, détruisirent les chemins et coupèrent tous les passages. Garsyéris, entré dans la Myliade, campait non loin de Crétopolis ; quand il vit que les positions étaient gardées et qu'il lui serait impossible d'avancer, il imagina la ruse que voici : il leva le camp et revint sur ses pas, comme si, en présence de cet obstacle, il renonçait à secourir les assiégés. Les Selgiens, trop facilement convaincus qu'il abandonnait la partie, se retirèrent, les uns dans leur camp, les autres dans leur ville, car il était grand temps de rentrer les moissons. Garsyéris fit volte-face et revint à marche forcée vers les cols, qu'il trouva sans défenseurs ; il y installa des postes sous le commandement de Phaullos; puis, avec le reste de son armée, il marcha sur Pergê, d'où il envoya des messages à tous les habitants de la Pisidie et de la Pamphylie : il leur représentait le danger que constituaient les Selgiens, les conviait tous à s'allier avec Achéos et les appelait au secours de Pednélissa. [5,73] Dans ces conjonctures, les Selgiens détachèrent contre Phaullos un général avec un corps de troupes ; ils espéraient, grâce à leur connaissance du terrain, l'effrayer et arriver à le déloger des fortes positions qu'il occupait. Mais ils échouèrent dans leur tentative et perdirent beaucoup de monde ; ils y renoncèrent donc, mais poussèrent plus activement encore qu'auparavant le siège et ses travaux. Les Étenniens, qui habitent les montagnes de la Pisidie au-dessus de Sidê, fournirent à Garsyéris huit mille hoplites, et les habitants d'Aspendos moitié autant; quant à ceux de Sidê, pour se faire bien voir d'Antiochos et surtout par haine de leurs voisins d'Aspendos, ils refusèrent leur concours. A la tête de ses propres troupes et des renforts qu'il avait reçus, Garsyéris marcha sur Pednélissa, persuadé qu'il lui suffirait de se montrer pour faire lever le siège ; mais les Selgiens ne se laissèrent pas effrayer et il dut s'arrêter à quelque distance pour établir son camp. Comme les assiégés étaient pressés par la famine, Garsyéris, qui voulait faire son possible pour les secourir, détacha deux mille hommes, fit prendre à chacun un médimne de blé et chercha à les faire entrer de nuit dans la place. Mais les Selgiens s'en aperçurent et marchèrent à leur rencontre ; la plupart des porteurs furent tués et tout le blé resta aux mains des Selgiens. Enhardis par ce succès, ils entreprirent d'assiéger non seulement la ville, mais aussi Garsyéris. Les Selgiens en effet montrent toujours à la guerre beaucoup d'audace, voire même de témérité. C'est ainsi qu'ils laissèrent dans leurs retranchements juste ce qu'il fallait d'hommes pour les garder, cernèrent le camp de leurs adversaires avec le reste de leurs troupes et l'attaquèrent courageusement de plusieurs côtés à la fois. Se voyant brusquement menacé de toutes parts et ses lignes déjà forcées sur divers points, Garsyéris craignit un désastre complet et fit sortir ses cavaliers par un endroit qui n'était pas gardé ; les Selgiens attribuèrent cette retraite à la frayeur causée par leur attaque et à la crainte de ce qui pouvait en résulter ; ils ne cherchèrent pas à s'opposer à ce mouvement et n'y prêtèrent pas la moindre attention. Mais la cavalerie les tourna, les prit à revers et les chargea vigoureusement. L'infanterie de Garsyéris, qui commençait à lâcher pied, reprit courage et résista aux assaillants. Les Selgiens, pressés de toutes parts, finirent par prendre la fuite. En même temps, les habitants de Pednélissa, faisant une sortie, surprenaient et bousculaient le détachement de garde aux retranchements. La déroute prit de telles proportions que dix mille hommes au moins restèrent sur le terrain; parmi les survivants, les Selgiens regagnèrent leur pays par la montagne, tandis que leurs alliés se réfugiaient chacun chez soi. [5,74] Garsyéris leva le camp immédiatement pour se mettre à la poursuite des fuyards. Il voulait passer la montagne et gagner Selgê sans laisser aux vaincus le temps de s'arrêter ni de prendre leurs mesures pour parer à son approche. Il arriva donc devant la ville avec son armée. Les Selgiens, ne comptant plus sur leurs alliés après la défaite commune et découragés eux-mêmes par cet échec, étaient remplis de crainte pour leur propre sort et celui de leur patrie. Ils se réunirent en assemblée et décidèrent d'envoyer en ambassade un de leurs concitoyens, Logbasis, qui avait été l'hôte et l'ami intime d'Antiochos, le prince qui était mort en Thrace; c'est à lui qu'avait été confiée la garde de Laodice, devenue depuis la femme d'Achéos ; et Logbasis l'avait élevée et aimée comme sa propre fille. Les Selgiens pensèrent que, dans les circonstances présentes, ils ne pouvaient faire choix d'un meilleur porte-parole. Il fut reçu en particulier par Garsyéris mais, loin de servir comme il l'aurait dù les intérêts de sa patrie, il invita au contraire Garsyéris à informer aussitôt Achéos qu'il se faisait fort de lui livrer la ville. Garsyéris accueillit ses propositions avec empressement ; il envoya des messages à Achéos pour le mettre au courant de ce qui se passait et le prier de venir ; en même temps, il conclut une trêve avec les Selgiens, mais il remettait de jour en jour la signature du traité définitif et trouvait toujours un prétexte pour soulever une contestation sur quelque point de détail ; il voulait ainsi donner à Achéos le temps d'arriver et à Logbasis le loisir de s'entendre avec lui, puis de mettre son plan à exécution. [5,75] Cependant des relations de plus en plus fréquentes s'établissaient entre les soldats des deux partis ; et ceux du camp avaient pris l'habitude de venir en ville se ravitailler. Les pratiques de ce genre ont souvent conduit bien des gens à leur perte ; mais l'homme, qu'on dit le plus intelligent de tous les animaux, en est, je crois, le moins prudent. Combien d'armées, combien de forteresses, combien de grandes villes ont été surprises de cette manière ? Et ces faits ont beau se reproduire indéfiniment, à la vue de tous: nous tombons toujours, je ne sais pourquoi, dans les mêmes pièges avec autant de naïveté et d'inexpérience. Cela tient à ce que nous n'apprenons pas à connaître les malheurs où nos aînés sont tombés par leur faute ; nous nous donnons beaucoup de mal pour arriver, à grands frais, à amasser des provisions et de l'argent, à élever des remparts, à nous procurer des armes, de façon à parer aux accidents imprévus ; et ce qui est la chose la plus simple du monde, la plus utile en même temps dans les circonstances difficiles, la connaissance de ce qui s'est passé avant nous, il n'est pas un de nous qui ne la néglige, alors que nous pouvons l'acquérir par un emploi intelligent de nos loisirs, par cette agréable distraction qu'est l'étude de l'histoire. Pour en revenir à Achéos, il arriva en temps opportun ; les Selgiens s'abouchèrent avec lui et conçurent l'espoir d'obtenir les conditions les plus douces. Cependant, Logbasis groupait peu à peu dans sa propre maison des soldats qui du camp passaient dans la ville et conseillait à ses concitoyens de ne pas perdre cette occasion, mais de profiter des dispositions conciliantes que montrait Achéos et de conclure un traité avec lui, après en avoir délibéré en réunion publique. L'assemblée fut aussitôt convoquée et on y fit venir même les sentinelles, car il s'agissait de prendre une décision irrévocable. [5,76] Logbasis donna aux ennemis le signal convenu, fit équiper les hommes qui étaient réunis chez lui et s'arma lui-même ainsi que ses fils pour être prêt au combat. Achéos, avec la moitié de ses troupes, marcha directement sur la ville, tandis que Garsyéris, avec le reste, se dirigeait vers le Cesbédion. On appelle ainsi un temple de Zeus, dont la position est très avantageuse : il commande la ville comme une citadelle. Mais un chevrier s'aperçut par hasard de ce qui se passait et alla en avertir l'assemblée ; aussitôt, les uns courent au Cesbédion, les autres aux postes de garde ; la foule, furieuse, se précipite chez Logbasis. Sa trahison étant avérée, les uns montent sur le toit, les autres forcent l'entrée ; Logbasis est massacré avec ses fils et tous ceux qu'on trouve dans la maison. Puis ils appellent les esclaves en leur promettant la liberté et se divisent en plusieurs groupes pour aller défendre les points les plus importants. Garsyéris, voyant le Cesbédion occupé, renonça à s'en emparer. Achéos pénétra jusqu'aux portes de la ville ; mais les Selgiens firent une sortie, lui tuèrent cent Mysiens et repoussèrent le reste. Sur cet échec, Achéos et Garsyéris se retirèrent dans leur camp. Mais les Selgiens, craignant une sédition chez eux et inquiets de voir l'ennemi toujours campé sur leur territoire, envoyèrent leurs vieillards avec les insignes des suppliants et conclurent la paix aux conditions suivantes : ils paieraient sur-le-champ quatre cents talents, rendraient leurs prisonniers de Pednélissa et plus tard verseraient encore trois cents talents. C'est ainsi que les Selgiens, par leur courage, sauvèrent leur patrie du danger où l'avait jetée la trahison de Logbasis ; leur conduite fut digne d'un peuple libre et ne déshonora pas leur parenté avec les Lacédémoniens. [5,77] Après avoir soumis la Milyade et la plus grande partie de la Pamphylie, Achéos s'en revint à Sardes, fit sans relâche la guerre à Attale, menaça Prusias, devint un voisin dangereux et redoutable pour tous les peuples qui habitent en deçà du Taurus. A l'époque où Achéos faisait son expédition contre les Selgiens, Attale, à la tête de ses Gaulois Aigosages, avait parcouru toutes les villes de l'Éolie et des provinces environnantes, qui s'étaient rangées par crainte aux côtés d'Achéos ; la plupart se rendirent à lui de bon gré et avec reconnaissance, quelques-unes durent être réduites par la force. Les premières qui passèrent à lui furent Cymé, Smyrne et Phocée ; puis ce fut le tour d'Égée et de Temnis ; enfin Téos et Colophon, effrayées à son approche, lui envoyèrent des ambassadeurs pour se remettre, corps et biens, à sa discrétion. Il les reçut aux mêmes conditions que par le passé et se fit donner des otages ; il accueillit seulement avec une bienveillance particulière les députés de Smyrne, car c'était cette cité qui lui était restée le plus fidèle. Il continua sa route sans s'arrêter, traversa le Lycos et entra en Mysie ; ensuite il marcha sur Carse, qui, épouvantée, se rendit; la garnison des Murs Jumeaux en fit de même. Ce fut Thémistocle, nommé par Achéos gouverneur de cette région, qui lui livra ces deux places. De là, il alla ravager la plaine d'Apia, franchit les monts Pélécas et campa sur les bords du Mégistos. [5,78] A ce moment survint une éclipse de lune. Depuis longtemps, les Gaulois supportaient avec peine les marches et leurs fatigues, d'autant qu'ils emmenaient leurs femmes et leurs enfants, qui les suivaient dans des chariots ; à la vue de ce prodige, ils déclarèrent qu'ils n'iraient pas plus loin. Le roi Attale voyait que ces soldats ne lui servaient pas à grand'chose, qu'ils marchaient à part dans les étapes, qu'ils campaient à l'écart, qu'ils étaient d'une vanité insupportable et n'avaient aucune discipline. Il se trouvait donc dans un très grand embarras : d'une part, il redoutait de les voir s'entendre avec Achéos et se retourner contre lui ; mais d'un autre côté, il craignait la réputation qu'il se créerait s'il faisait envelopper et massacrer tous ces soldats, puisqu'on savait qu'ils n'étaient passés en Asie que pour se mettre à son service. Aussi saisit-il le prétexte qui s'offrait : il leur promit, pour le moment, de les reconduire à l'endroit où ils avaient débarqué et de leur donner de bonnes terres pour s'y établir, et plus tard de faire pour eux tout ce qu'ils lui demanderaient de possible et de juste. Attale ramena donc les Aigosages jusqu'à l'Hellespont ; il témoigna beaucoup de bienveillance aux habitants de Lampsaque, d'Alexandrie et d'Ilion, qui lui étaient restés fidèles ; puis il se retira à Pergame avec son armée. [5,79] Au début du printemps, Antiochos et Ptolémée, après avoir pris toutes leurs dispositions, se préparèrent à engager une bataille décisive. Ptolémée partit d'Alexandrie avec environ soixante-dix mille fantassins, cinq mille cavaliers et soixante-treize éléphants. En apprenant qu'il s'était mis en route, Antiochos rassembla aussi son armée. Il y avait des Daens, des Carmanes et des Ciliciens armés à la légère, au nombre d'environ cinq mille; à leur tête se trouvait le Macédonien Byttacos. Théodotos l'Étolien, celui qui avait trahi Ptolémée, avait sous ses ordres l'élite de tout le royaume, soit dix mille hommes, armés à la macédonienne; la plupart d'entre eux avaient des boucliers d'argent. La phalange, qui comptait dans les vingt mille hommes, était commandée par Nicarchos et Théodotos le Long. Puis venaient : deux mille archers et frondeurs, tant Agrianes que Perses ; mille Thraces, sous la conduite de Ménédémos d'Alabanda; des Mèdes, des Cissiens, des Cadusiens et des Carmanes, formant un corps d'environ cinq mille hommes, qui avait pour chef le Mède Aspasianos ; dix mille Arabes ou habitants des pays voisins, sous la conduite de Zabdibélos. Les mercenaires grecs, au nombre de cinq mille environ, avaient à leur tête le Thessalien Hippolochos. Il y avait encore quinze cents Crétois avec Eurylochos et mille Néo-Crétois avec Zélys de Gortyne; puis cinq cents Lydiens, qui étaient armés de javelots, ainsi que les Cardaces du Gaulois Lysimaque, au nombre de mille. La cavalerie comprenait en tout dans les six mille hommes : quatre mille sous le commandement d'Antipater, le neveu du roi, et deux mille sous celui de Thémison. L'armée d'Antiochos était donc forte de soixante-deux mille fantassins, six mille cavaliers et cent deux éléphants. [5,80] Ptolémée se dirigea vers Péluse, commença par s'arrêter dans cette ville pour y attendre les retardataires, puis distribua des vivres à ses troupes et se mit en route ; il passa par le mont Casios et le désert des Abîmes, et en cinq jours parvint au but qu'il s'était assigné : il établit son camp à cinquante stades de Raphia, qui est après Rhinocolura la première ville de Coelé-Syrie qu'on rencontre en venant d'Égypte. En même temps, Antiochos avançait à la tête de son armée ; arrivé à Gaza, il y fit reposer ses troupes, puis il se remit en marche à petites journées et, dépassant Raphia, vint de nuit camper à une dizaine de stades de l'ennemi. Ils commencèrent par se tenir à cette distance l'un de l'autre ; mais au bout de quelques jours, Antiochos, qui voulait à la fois choisir un meilleur emplacement et aguerrir ses soldats, rapprocha son camp de celui de Ptolémée, si bien qu'il n'y avait plus que cinq stades entre les retranchements des deux armées. Il y eut alors assez souvent des rencontres entre les hommes qui allaient à l'eau ou au fourrage; en même temps, entre les deux camps, se produisaient des escarmouches de cavalerie ou d'infanterie. [5,81] Ce fut dans ces circonstances que Théodotos accomplit un exploit audacieux, bien digne d'un Etolien, mais qui ne manquait pas d'un certain courage. Il savait, pour avoir vécu à la cour de Ptolémée, quels étaient ses goûts et ses habitudes. Avec deux compagnons, il pénétra au point du jour dans le camp ennemi; on ne pouvait distinguer ses traits à cause de l'obscurité ; quant à sa tenue et à ses vêtements, ils ne pouvaient non plus le faire reconnaître au milieu d'une foule aussi bigarrée. Il avait pu observer les jours précédents où se trouvait la tente du roi, parce que c'était tout près de là que des escarmouches avaient eu lieu ; il s'y dirigea hardiment, sans être remarqué par les premiers qu'il rencontra sur son passage. Il entra dans cette tente, où Ptolémée avait coutume de donner ses audiences et de prendre ses repas; il chercha partout, mais ne trouva pas le roi, qui ne couchait pas dans cette tente d'apparat destinée aux réceptions. Il blessa deux de ceux qui y dormaient, tua Andréas, le médecin du roi, et revint sans encombre dans son camp ; son retour ne fut troublé qu'au moment où il sortait des retranchements. Comme coup d'audace, la tentative avait réussi ; mais elle ne donna pas le résultat espéré, parce qu'il n'avait pas assez bien recherché où Ptolémée avait l'habitude de prendre son repos. [5,82] Il y avait cinq jours que les deux rois campaient face à face, quand ils décidèrent tous deux d'engager une bataille générale. Ce fut Ptolémée qui, le premier, fit sortir ses troupes des retranchements ; et Antiochos l'imita aussitôt. Tous deux rangèrent en face l'une de l'autre leurs phalanges et leurs troupes d'élite armées à la macédonienne. Aux deux ailes, Ptolémée adopta la disposition suivante: il plaça à l'aile gauche Polycrate avec ses cavaliers, puis, entre lui et la phalange, les Crétois, tout à côté de la cavalerie, ensuite la garde royale, puis Socrate et son infanterie légère, enfin les Libyens armés à la macédonienne. A l'aile droite, Échécratès de Thessalie à la tête de sa cavalerie ; immédiatement à sa gauche, les Gaulois et les Thraces ; après eux, Phoxidas et les mercenaires Grecs, en liaison avec la phalange égyptienne. Quant aux éléphants, on en plaça quarante à l'aile gauche, où Ptolémée avait l'intention de se tenir pendant l'action, et les trente-trois autres à l'aile droite, devant la cavalerie mercenaire. Antiochos avait mis en ligne, sous la conduite de son frère de lait Philippe, soixante de ses éléphants devant l'aile droite, où il voulait combattre en personne contre Ptolémée ; derrière eux, il avait fait déployer deux mille des cavaliers d'Antipater, puis, formant un angle avec eux, les deux mille autres ; à côté de la cavalerie, il fit ranger sur le front les Crétois et derrière eux les mercenaires grecs, renforcés par les cinq mille hommes du Macédonien Byttacos, armés eux-mêmes à la macédonienne. A l'extrême gauche, il plaça les deux mille cavaliers de Thémison ; puis, à côté d'eux, les Cardaces et les Lydiens armés de javelots ; ensuite l'infanterie légère de Ménédémos, forte de trois mille hommes; après eux, les Cissiens, Mèdes et Carmanes ; enfin, à côté de ce dernier corps, le contingent d'Arabie et des pays voisins, en liaison avec la phalange. Quant au reste des éléphants, le roi les avait disposés sur le front de l'aile gauche, sous la conduite d'un de ses pages nommé Myiscos. [5,83] Après avoir ainsi réglé leur ordre de bataille, les deux rois, accompagnés de leurs amis et des généraux, passèrent en revue tout le front de leurs troupes et les haranguèrent. Ce fut surtout à leurs phalanges qu'ils accordèrent leur attention et prodiguèrent leurs encouragements, car c'était sur elles qu'ils fondaient leurs plus grandes espérances. Les chefs qui commandaient ces corps joignirent leurs exhortations à celles des deux souverains : du côté de Ptolémée, Andromachos, Sosibios et Arsinoé, soeur du roi ; du côté d'Antiochos, Théodotos et Nicarchos. Le sens des discours que tinrent les deux rois était à peu près le même; ils n'avaient ni l'un ni l'autre, étant depuis peu montés sur le trône, aucun exploit personnel à faire valoir; ils se bornèrent donc, pour exciter l'amour-propre et la bravoure de leurs phalanges, à rappeler la gloire et les hauts faits de leurs ancêtres ; mais ce fut surtout en faisant briller à leurs yeux de belles promesses qu'ils engagèrent tous les combattants, les officiers en particulier et les soldats en général, à se conduire en héros. Telles furent à peu près les exhortations qu'ils adressèrent aux troupes ou leur firent adresser par des interprètes au cours de leur revue. [5,84] Quand Ptolémée fut parvenu avec sa soeur à l'aile gauche de son armée et qu'Antiochos eut rejoint son aile droite avec son escorte royale, ils firent donner le signal et l'action fut engagée par les éléphants. Quelques-uns seulement de ceux de Ptolémée fondirent sur ceux qui leur faisaient face ; les soldats postés dans les tours combattirent vaillamment, se frappant de près à coups de sarisses ; mais le plus beau fut de voir les éléphants eux-mêmes foncer droit les uns sur les autres et lutter furieusement entre eux. Voici quelle est la manière de se battre de ces animaux: ils entrelacent et croisent leurs défenses, se poussent mutuellement de toutes leurs forces en se cramponnant au sol, jusqu'à ce que le plus vigoureux réussisse à détourner la trompe de l'autre ; et quand il arrive à le prendre de flanc, il le transperce avec ses défenses, comme font les taureaux avec leurs cornes. Pour en revenir à ceux de Ptolémée, la plupart d'entre eux se dérobèrent au combat, suivant l'habitude des éléphants d'Afrique; ils ne peuvent supporter l'odeur et le cri de leurs congénères indiens; je crois aussi qu'ils en redoutent la taille et la force en tout cas, ils fuient d'aussi loin qu'ils les voient venir. C'est ce qui arriva en cette occurrence : ils se précipitèrent épouvantés dans les rangs de l'armée égyptienne et bousculèrent la garde de Ptolémée, qui lâcha pied. Antiochos, débordant la ligne des éléphants, chargea Polycrate et ses cavaliers; en même temps, en deçà de cette ligne, les mercenaires grecs voisins de la phalange s'élançaient sur l'infanterie légère de Ptolémée, où les éléphants avaient déjà jeté le désordre, et l'enfonçaient. C'est ainsi que toute l'aile gauche de Ptolémée fut écrasée et mise en déroute. [5,85] Échécratès, qui commandait l'aile droite, s'était d'abord contenté d'observer avec attention la rencontre des deux ailes opposées ; mais quand il vit que le nuage de poussière qu'elles soulevaient avançait du côté des Égyptiens et que leurs éléphants n'osaient pas du tout affronter ceux de l'ennemi, il ordonna à Phoxidas, qui commandait les mercenaires grecs, d'attaquer de front ; quant à lui, il fit appuyer à droite sa cavalerie et les troupes qui se trouvaient derrière les éléphants, de façon à les placer hors de leur atteinte; et il eut vite fait de mettre en fuite les cavaliers ennemis, les uns en les débordant, les autres en les attaquant de flanc. Phoxidas et les siens en firent de même; ils chargèrent les Arabes et les Mèdes, les mirent en déroute et les contraignirent à s'enfuir en désordre. Ainsi Antiochos, vainqueur à l'aile droite, était battu à l'aile gauche. Les deux phalanges, dégarnies de leurs ailes, restaient intactes au milieu de la plaine, ne sachant s'il fallait craindre ou espérer. Mais tandis qu'Antiochos poursuivait son succès à l'aile droite, Ptolémée, après s'être replié derrière sa phalange, s'avança au milieu du champ de bataille et s'offrit à la vue des deux armées ; les ennemis prirent peur, les siens sentirent renaître leur courage et leur ardeur. La troupe d'Andromachos et de Sosibios s'élança aussitôt, lance baissée; l'élite des Syriens résista quelque temps, mais les hommes de Nicarchos lâchèrent pied presque aussitôt. Antiochos, dans sa jeunesse et son inexpérience, jugeait du reste par ce qui se passait de son côté, se croyait victorieux sur tous les points et s'attachait à la poursuite des fuyards; un des plus âgés de ses compagnons finit par l'arrêter pour lui montrer le nuage de poussière qui s'élevait de la phalange et se rapprochait de leur camp. Alors il comprit ce qui était arrivé et tenta de regagner avec son escorte le théâtre de cette mêlée ; mais quand il vit que tous les siens avaient fui, il se retira à Raphia, persuadé qu'il avait eu la victoire dans la mesure où elle dépendait de lui et que la défaite de son armée ne tenait qu'à la lâcheté et à la pusillanimité de ses soldats. [5,86] La phalange égyptienne avait décidé du succès ; en même temps, la cavalerie et les mercenaires de l'aile droite pourchassaient les fuyards et en tuaient un grand nombre. Ptolémée se retira dans son camp, où il passa la nuit. Le lendemain, il fit ramasser et ensevelir ses morts, fit dépouiller ceux de l'ennemi, puis se remit en route et marcha sur Raphia. Antiochos, après sa défaite, aurait voulu établir aussitôt son camp hors de la ville et y rassembler tous ceux qui avaient fui en corps; mais la plupart de ses soldats s'étaient réfugiés dans la place et il fut obligé de les y suivre. Au point du jour, il emmena ce qu'il avait pu sauver de son armée et battit en retraite vers Gaza ; là, il s'arrêta, envoya demander ses morts et obtint une trêve pour les ensevelir. II avait perdu près de dix mille fantassins et plus de trois cents cavaliers ; plus de quatre mille hommes furent faits prisonniers; trois éléphants avaient été tués sur place, deux moururent des suites de leurs blessures. Du côté de Ptolémée, les pertes furent d'environ quinze cents fantassins et sept cents cavaliers ; parmi les éléphants seize furent tués, la plupart des autres furent pris. Telle fut l'issue de la bataille de Raphia, que les deux rois livrèrent pour la possession de la Coelé-Syrie. Après avoir fait enlever ses morts, Antiochos se retira dans ses états avec son armée. Ptolémée occupa sans combat Raphia et toutes les autres villes du pays : elles luttaient entre elles à qui lui reviendrait ou passerait de son côté avant ses voisines. C'est ce que font tous les hommes en pareil cas : ils s'accommodent toujours aux circonstances présentes ; mais dans cette contrée les gens sont particulièrement enclins et empressés à flatter les puissants du jour. Dans l'occurrence il est d'ailleurs probable qu'ils étaient poussés par leur ancienne affection pour les rois d'Alexandrie ; car les populations de la Coelé-Syrie ont toujours montré de l'attachement pour cette maison. Aussi se livrèrent-ils aux manifestations les plus outrées pour complaire à Ptolémée : couronnes, sacrifices, autels, etc., il n'y a pas d'honneurs qu'ils ne lui aient décernés. [5,87] A peine arrivé dans la ville à laquelle il avait donné son nom, Antiochos envoya son neveu Antipater et Théodotos le Long en ambassade auprès de Ptolémée pour conclure un traité de paix ; il redoutait une invasion de l'ennemi, se défiait de ses troupes après la défaite qu'il avait subie et craignait qu'Achéos ne voulût profiter de l'occasion. Ptolémée ne réfléchit pas à tout cela : tout à la joie du succès inespéré qui l'avait remis, contre toute attente, en possession de la Coelé-Syrie, il était si peu opposé à la paix qu'il y tenait par-dessus tout et n'y était que trop entraîné par ses habitudes de vie indolente et débauchée. Lorsque Antipater arriva, il proféra bien quelques menaces et quelques plaintes sur la conduite d'Antiochos à son égard ; mais il consentit à une trêve d'un an et envoya Sosibios pour faire ratifier le traité. Il séjourna lui-même trois mois en Syrie et en Phénicie, rétablit l'ordre dans toutes les villes, puis, laissant Andromachos d'Aspendos comme gouverneur du pays, il revint à Alexandrie avec sa soeur et ses amis. Sa victoire fut une surprise pour tous ses sujets, qui connaissaient sa manière de vivre. Quant à Antiochos, après avoir conclu le traité de paix avec Sosibios, il revint à ses premiers projets et se disposa à reprendre sa campagne contre Achéos. Telle était la situation en Asie. [5,88] Ce fut vers cette époque que les Rhodiens, prenant prétexte du tremblement de terre qui avait eu lieu chez eux quelque temps auparavant et qui avait détruit leur fameux colosse ainsi que la plus grande partie des remparts et des arsenaux, exploitèrent cet accident avec tant d'intelligence et d'habileté qu'ils retirèrent de cette catastrophe plus de bénéfice qu'elle ne leur avait causé de pertes. Tel est l'abîme qui sépare, chez les hommes, la sottise et l'indifférence de l'activité et de la sagesse : qu'il s'agisse de notre vie privée ou d'événements publics, les uns laissent tourner à leur détriment même ce qui leur arrive d'heureux, les autres savent tirer parti même de leurs malheurs. C'est ce que firent alors les Rhodiens : ils représentèrent comme immense et terrible le désastre qui les avait atteints ; mais ils montrèrent toujours une parfaite dignité dans leurs conversations particulières comme dans les ambassades officielles ; bref, ils firent si bien que les cités et surtout les rois, non contents de leur offrir des présents magnifiques, leur furent reconnaissants d'avoir bien voulu les accepter. Hiéron et Gélon leur donnèrent d'abord soixante-quinze talents d'argent pour l'huile dont on se servait au gymnase, une partie tout de suite, le reste un peu plus tard ; mais en outre, ils leur envoyèrent des chaudrons d'argent avec leurs supports, quelques aiguières, dix talents pour les sacrifices et autant comme secours aux sinistrés ; si bien que le total de leurs dons était d'environ cent talents. De plus, ils exemptèrent de tout droit d'entrée les navigateurs rhodiens qui viendraient chez eux et envoyèrent encore cinquante catapultes de trois coudées. Enfin, après avoir fait tous ces cadeaux, comme si c'étaient eux les obligés, ils firent élever sur le marché de Rhodes deux statues représentant le peuple de Rhodes couronné par celui de Syracuse. [5,89] Ptolémée leur offrit trois cents talents d'argent, un million d' « artabes » de blé, du bois pour construire dix vaisseaux à cinq rangs de rames et dix à trois, quarante mille coudées bien mesurées de planches de pin quadrangulaires, mille talents en monnaie de bronze, trois mille talents d'étoupe, trois mille voiles ; de plus, pour la restauration du colosse, trois mille talents, cent charpentiers, trois cent cinquante manoeuvres et quatorze talents pour le salaire annuel de tous ces ouvriers ; puis, douze mille artabes de blé pour les jeux et les sacrifices, et vingt mille pour la subsistance de dix trières. Il envoya immédiatement la plupart de ces dons: pour l'argent, il en versa le tiers. Antigone, de son côté, donna aux Rhodiens dix mille pièces de bois de huit à seize coudées pour en faire des palissades, cinq mille solives de sept coudées, trois mille talents de fer, mille talents de poix séchée, mille mesures de poix crue ; et il s'engagea en outre à leur verser cent talents d'argent. Sa femme Chryséis leur offrit cent mille mesures de blé et trois mille talents de plomb. Séleucos, le père d'Antiochos, outre l'exemption des droits de douane dans les ports de son royaume, outre dix vaisseaux à cinq rangs de rames complètement équipés et deux cent mille mesures de blé, leur donna encore du bois, de la résine et du crin, le bois par dizaines de milliers de coudées, le reste par milliers de talents. [5,90] Prusias et Mithridate suivirent ces exemples, ainsi que tous les souverains qui régnaient alors en Asie, notamment Lysanias, Olympichos et Limnéos. Quant aux cités qui vinrent en aide aux Rhodiens, chacune selon ses moyens, il serait difficile d'en dire le nombre. Si l'on considère l'époque où Rhodes a été fondée, on est vivement surpris qu'en si peu de temps la fortune privée et publique s'y soit accrue dans de telles proportions ; mais quand on songe à la position si avantageuse de cette ville et à toutes les richesses qu'on y apportait de l'étranger, on ne s'étonne plus, on trouve au contraire qu'elle n'a pas atteint le développement qu'elle devrait avoir. J'ai insisté sur ce point, d'abord pour montrer le patriotisme des Rhodiens (il faut les en louer et les imiter) ; puis, pour faire ressortir la ladrerie des rois d'à présent et la mesquinerie des présents qu'ils font aux cités ou aux peuples ; ils ne doivent pas, quand ils ont aligné quatre ou cinq talents, s'imaginer qu'ils ont fait preuve d'une grande générosité ni réclamer des Grecs la même reconnaissance et le même respect qu'on avait pour les rois d'autrefois; il faut que les villes aient devant les yeux la valeur des présents qu' elles recevaient jadis: elles sentiront alors la médiocrité et la banalité de ceux qu'on juge aujourd'hui dignes des plus beaux et des plus grands honneurs ; et elles s'efforceront de récompenser chacun selon son mérite, qualité qui fait la grande supériorité des Grecs sur les autres hommes. [5,91] Nous avions laissé la Guerre Sociale au début de l'été, quand Agétas était stratège d'Étolie et qu'Aratos venait d'entrer en charge en Achaïe. C'est à ce moment que le Spartiate Lycurgue revint d'Étolie : les éphores avaient reconnu la fausseté de l'accusation qui l'avait fait exiler et l'avaient rappelé à Sparte. Il s'entendit avec l'Étolien Pyrrhias, qui était alors stratège d'Élide, pour envahir la Messénie. Aratos avait trouvé le corps des mercenaires complètement désorganisé et les villes peu disposées à contribuer à son entretien ; tout cela, comme je l'ai montré plus haut, par la faute de son prédécesseur Épératos, homme sans énergie, qui avait fort mal gouverné la confédération. Mais Aratos stimula l'ardeur de ses compatriotes et, en vertu d'un décret qu'il fit voter, se remit activement aux préparatifs de la guerre. La motion adoptée par les Achéens portait qu'on entretiendrait huit mille mercenaires à pied et cinq cents à cheval, renforcés par l'élite des citoyens, qui comprenait trois mille hommes d'infanterie et trois cents de cavalerie ; il y avait parmi eux des Mégalopolitains armés de boucliers de bronze, soit cinq cents fantassins et cinquante cavaliers, et des Argiens en nombre égal. On décida également d'envoyer trois vaisseaux du côté d'Acté et du glofe d'Argos, et trois autres vers Patras, Dymé et la mer qui baigne cette région. [5,92] Pendant qu'Aratos était occupé à prendre toutes ces dispositions, Lycurgue et Pyrrhias, après s'être concertés pour entrer en campagne vers le même jour, marchèrent sur la Messénie. Quand le stratège d'Achaïe fut informé de leur mouvement, il se rendit à Mégalopolis avec ses mercenaires et quelques hommes d'élite pour porter secours aux Messéniens. Lycurgue, parti de Sparte, s'empara par trahison d'un fort de Messénie nommé Calames ; puis il continua à avancer, pour opérer sa jonction avec les Étoliens. Mais Pyrrhias, qui n'avait amené d'Élide qu'un assez faible détachement, fut arrêté par les Cyparissiens dès son entrée en Messénie et s'en retourna. Lycurgue, ne pouvant plus rejoindre les Étoliens et ne se sentant pas en forces, fit contre Andania une tentative qui n'eut aucun résultat et, sans insister, rentra à Sparte. Après cet échec des ennemis, Aratos agit avec sagesse et prévoyance : il obtint de Taurion et des Messéniens qu'ils fourniraient respectivement cinquante cavaliers et cinq cents fantassins, pour garder la Messénie, Mégalopolis et Tégée ainsi que l'Argolide, car ces territoires, limitrophes de la Laconie, étaient les plus exposés de tout le Péloponnèse aux incursions des Lacédémoniens; quant au corps d'élite achéen et aux mercenaires, ils auraient à défendre les parties de d'Achaïe les plus voisines de l'Élide et de l'Étolie. [5,93] Ces mesures prises, il mit fin aux dissensions intestines des Mégalopolitains, comme le prescrivait le décret des Achéens. Récemment dépossédés de leur patrie par Cléomène et, comme on dit, ruinés de fond en comble, ils avaient besoin de bien des choses et manquaient de tout. Ils n'avaient pas perdu confiance, mais ils n'avaient absolument rien pour satisfaire à leurs besoins privés ou publics. De là, chez eux, des discussions, des contestations, des querelles continuelles ; c'est ce qui arrive d'ordinaire, chez les particuliers comme dans les affaires publiques, quand on est réduit à l'impuissance faute de ressources. Ils étaient d'abord en désaccord au sujet des fortifications de la ville : les uns étaient d'avis de réduire les dimensions de leur cité, de façon à pouvoir achever les remparts dont on entreprendrait la construction et défendre la place en cas de danger ; ce qui avait causé sa perte, c'était précisément son étendue mal proportionnée au petit nombre des habitants ; ils prétendaient en outre faire abandonner par les riches le tiers de leurs terres : ce serait un appât qui attirerait les étrangers et les pousserait à venir s'établir chez eux. Les autres se refusaient à diminuer la ville comme à renoncer au tiers de leurs biens. Mais leur principal sujet de discorde, c'étaient les lois de Prytanis ; ce philosophe, qui leur avait été donné comme législateur par Antigone, était un des plus illustres représentants de la secte péripatéticienne. Tels étaient les dissentiments qui sévissaient à Mégalopolis ; Aratos fit tout son possible pour apaiser ces rivalités et y parvint ; les conditions auxquelles eut lieu la réconciliation furent gravées sur une colonne, que l'on plaça près de l'autel d'Hestia dans le temple de Zeus Homarios. [5,94] Cette affaire réglée, Aratos repartit pour se rendre au conseil fédéral des Achéens et confia le commandement des mercenaires à son lieutenant Lycos de Phares, qui avait sous ses ordres le contingent de sa patrie. Les Éléens, mécontents de Pyrrhias, nommèrent stratège un autre Étolien, Euripidas. Il profita de ce que les Achéens tenaient leur réunion pour se mettre en campagne avec soixante cavaliers et deux mille fantassins, traversa tout le territoire de Phares et ravagea tout le pays jusque du côté d'Égion; après avoir amassé un butin assez considérable, il reprit le chemin de Léontion. A cette nouvelle, Lycos accourt en hâte à la rescousse, surprend l'ennemi, l'attaque à l'improviste, lui tue dans les quatre cents hommes et fait environ deux cents prisonniers, au nombre desquels se trouvaient des personnages de marque : Physsias, Antanor, Cléarchos, Androlochos, Évanoridas, Aristogiton, Nicasippos, Aspasios; de plus, toutes les armes et tous les bagages restèrent entre ses mains. En même temps, le commandant de la flotte achéenne partait en expédition contre Molycria et en revenait avec près de cent captifs ; puis il reprenait la mer et cinglait sur Chalcée ; l'escadre ennemie s'étant portée à sa rencontre, il s'empara de deux grands vaisseaux avec tout leur équipage. Il prit encore, près de Rhion en Étolie, un petit bâtiment, également avec son équipage. Grâce au butin que tous ces succès sur terre et sur mer procurèrent aux Achéens, tant en argent qu'en vivres, les soldats furent assurés de toucher leur solde, sans que les villes fussent menacées de contributions écrasantes. [5,95] C'est à cette époque que Skerdilaïdas, se trouvant lésé parce que Philippe ne lui avait pas intégralement payé les sommes fixées, par le traité qu'ils avaient conclu ensemble, envoya quinze embarcations légères pour enlever par ruse ce qui lui était dû. Ils abordèrent à Leucade, où tous les reçurent en amis, en vertu des conventions. Ils ne firent d'abord aucun mal, et d'ailleurs cela ne leur eût pas été possible; mais quand Agathinos et Cassandre de Corinthe, qui naviguaient sur les vaisseaux de Taurion, vinrent sans méfiance mouiller à côté d'eux, ils les attaquèrent traîtreusement, s'emparèrent de leurs personnes et de leurs navires, et les envoyèrent à Skerdilaïdas. Là-dessus, ils quittèrent Leucade et firent voile vers Malée, enlevant les marchands et les emmenant en captivité. Tandis que la moisson approchait, que Taurion gardait négligemment les villes dont je viens de parler et qu'Aratos avec son corps d'élite veillait en Argolide sur la rentrée des récoltes, Euripidas se mit en route avec ses Étoliens, pour aller ravager le territoire de Tritéa. Mais en apprenant qu'il avait quitté l'Élide, Lycos et Démodocos, chef de la cavalerie achéenne, rassemblèrent les contingents de Dymé, de Patras et de Phares, les joignirent aux mercenaires et envahirent l'Élide. Arrivés à Phyxion, ils envoyèrent leur infanterie et leur cavalerie légère faire une incursion dans le pays, tandis qu'ils cachaient près de la ville leurs troupes pesamment armées. Les Éléens se portent en masse contre les fourrageurs ; l'ennemi s'enfuit ; ils se mettent à sa poursuite. Lycos sort alors de son embuscade et se jette sur les assaillants. Les Éléens ne peuvent soutenir le choc et sont aussitôt mis en déroute ; deux cents d'entre eux sont tués, quatre-vingts faits prisonniers, et les Achéens emportent tout leur butin sans être inquiétés. En même temps, leur amiral effectuait de nombreuses descentes sur le territoire de Calydon et de Naupacte, ravageait le pays et battait dans des rencontres les troupes qui tentaient de l'arrêter. Il fit prisonnier, entre autres, Cléonicos de Naupacte; mais, comme il était proxène des Achéens, on ne le vendit pas et au bout de quelque temps on le remit en liberté sans rançon. [5,96] Ce fut aussi vers ce moment qu'Agétas, le stratège d'Étolie, appela tout le peuple aux armes et s'en alla ravager l'Acarnanie ; de là, il passa en Épire et parcourut impunément toute cette province en continuant ses déprédations. Après quoi, il revint en Étolie et renvoya ses concitoyens dans leurs foyers. Les Acarnaniens, à leur tour, envahirent le territoire de Stratos ; mais, pris d'une terreur panique, ils rétrogradèrent honteusement ; ils se retirèrent néanmoins sans dommage, parce que les habitants de Stratos, craignant que leur retraite ne cachât quelque piège, n'osèrent pas les poursuivre. Alors eut lieu à Phanotes une intrigue où « fut pris celui qui croyait prendre ». Ce fut Alexandre, le gouverneur de la Phocide nommé par Philippe, qui la combina avec un certain Jason, auquel il avait confié le commandement de cette place. Ce Jason envoya dire à Agétas, stratège d'Étolie, qu'il était prêt à lui livrer la citadelle, et il confirma sa proposition par des serments et un engagement formel. A la date fixée, Agétas approcha de Phanotes pendant la nuit avec ses Étoliens, se cacha avec la plus grande partie d'entre eux à une certaine distance de la ville, choisit ses cent meilleurs soldats et les expédia vers la citadelle. Jason, qui avait au préalable fait entrer en ville Alexandre avec ses hommes en armes, accueillit les Étoliens et les introduisit dans la citadelle, comme il en avait fait le serment. Aussitôt Alexandre fondit sur eux; toute l'élite des Étoliens fut faite prisonnière ; quant à Agétas, lorsque le lendemain il apprit la chose, il battit en retraite, victime d'un guet-apens comme il en avait souvent tendu. [5,97] Pendant ce temps, le roi Philippe s'emparait de Bylazora, la plus grande ville de Péonie et la clef des invasions de Dardanie en Macédoine. Cette conquête le délivra presque de toute crainte du côté de la Dardanie : il devenait difficile d'entrer de là en Macédoine, du moment que Philippe, par la possession de cette place, était maître du passage. Il y mit une garnison, envoya en hâte Chrysogonos lever des recrues dans la Haute-Macédoine, et se rendit lui-même à Édessa avec le contingent de la Bottie et de l'Amphaxitide. II y fut rejoint par les Macédoniens que lui amenait Chrysogonos, se mit en route avec toute son armée et, en six jours, atteignit Larissa. Sans s'arrêter, il continua son chemin à marche forcée et arriva au petit jour devant Mélitée. Il fit dresser les échelles contre les murs et tenta l'escalade; cette attaque brusquée et inattendue épouvanta les habitants, et il eût été facile de s'emparer de la place ; mais les échelles se trouvèrent beaucoup trop courtes et le coup fut manqué. [5,98] C'est là une des fautes qu'on doit le moins pardonner à un général. Si, sans la moindre prévoyance, sans avoir mesuré les remparts, les escarpements ou les autres points par où on veut donner l'assaut, on se précipite sans réflexion à l'attaque d'une place, n'est-on pas blâmable ? Et si, après avoir pris ces mesures par soi-même, on s'en remet au premier venu pour la construction des échelles et des autres engins de ce genre, qui ne sont pas compliqués à fabriquer, mais dont on fait l'épreuve aux moments les plus critiques, ne mérite-t-on pas les mêmes reproches ? Car il est également impossible, en pareil cas, soit d'arriver à son but soit d'éviter de lourdes pertes ; mais la peine suit la faute de bien des manières : dans l'action même, c'est le péril auquel on expose ses meilleurs soldats ; et ce qui est plus grave encore, c'est la fâcheuse réputation qu'on se crée par une reculade. Il n'est que trop facile d'en trouver des exemples : parmi les chefs qui ont essuyé des échecs de ce genre, ceux qui y ont péri ou sont tombés dans les pires dangers sont bien plus nombreux que ceux qui s'en sont tirés sans dommage ; encore n'a-t-on plus pour eux, par la suite, que de la méfiance et de la haine ; sans compter que tout le monde se tient désormais sur ses gardes : non seulement ceux qui ont subi l'attaque, mais ceux qui en ont entendu parler sont en quelque sorte avertis de veiller et de prendre leurs précautions. Aussi un chef ne doit-il jamais se lancer à la légère dans une pareille entreprise. Pour ce qui est de la mesure et de la construction des échelles, rien n'est plus simple et on ne peut commettre d'erreur, si l'on procède avec méthode. Mais il est temps de reprendre le fil de notre récit ; nous trouverons, pour traiter ce sujet,une occasion et un endroit plus propices ; et nous essaierons alors de montrer comment on doit s'y prendre en pareil cas pour ne pas s'exposer à un insuccès. [5,99] Après cet échec, Philippe établit son camp sur les bords de l'Énipée, où il fit venir tout le matériel de siège qu'il avait fait préparer pendant l'hiver à Larissa et dans les autres villes ; car le but essentiel de son expédition était la prise de Thèbes en Phtiotide. Cette ville est située à peu de distance de la mer, à environ trois cents stades de Larissa ; elle commande d'une façon très heureuse la Magnésie et la Thessalie, mais surtout, en Magnésie, le territoire de Démétrias, en Thessalie, celui de Pharsale et de Phères. Elle était alors au pouvoir des Étoliens ; ils partaient de là pour faire de continuels coups de main, dont avaient fort à souffrir les habitants de Démétrias, de Pharsale et même de Larissa; car souvent ils poussaient leurs incursions jusque dans la plaine d'Amyros. Aussi Philippe fit-il tous ses efforts pour s'emparer de cette place, chose qu'il regardait comme de première importance. Il réunit donc cent cinquante catapultes et vingt-cinq balistes, puis marcha sur Thèbes, divisa son armée en trois corps et occupa toutes les positions autour de la ville : il établit un de ses camps près du Soopion, le second près de l'Héliotropion, le troisième sur une hauteur qui dominait la place ; ces trois camps furent reliés entre eux par un fossé et une double palissade ; et ces défenses elles-mêmes furent flanquées de tours en bois, placées à un plèthre d'intervalle et occupées par des postes assez importants. Toutes les munitions furent ensuite rassemblées au même point et Philippe commença à faire approcher les machines de la citadelle. [5,100] Pendant les trois premiers jours, il ne put faire aucun progrès, tant les assiégés résistaient avec vaillance et audace. Mais quand les escarmouches continuelles et les projectiles qui pleuvaient sur la ville eurent fait périr ou mis hors de combat un certain nombre de ses défenseurs, leur énergie se relâcha quelque peu et les Macédoniens purent commencer à creuser des mines. Ils y travaillèrent sans arrêt et, malgré les difficultés que présentait le terrain, ils arrivèrent en neuf jours, non sans peine, au pied des murs. Ils continuèrent alors leur tâche en se relayant, sans qu'il y eût d'interruption ni le jour ni la nuit ; si bien qu'en trois jours ils eurent sapé et étayé avec des poutres deux plèthres de murailles. Ces pièces de bois ne purent soutenir un pareil poids et cédèrent, de sorte que le mur tomba sans que les Macédoniens eussent à y mettre le feu. Les débris furent rapidement déblayés ; les assiégeants se préparaient à l'assaut et allaient s'élancer par la brèche, quand les Thébains, effrayés, capitulèrent. Par ce succès, Philippe rendit la sécurité à la Magnésie et à la Thessalie, enleva aux Étoliens un butin considérable et prouva à ses troupes qu'il avait eu raison de mettre à mort Léontios, coupable d'avoir lâché pied volontairement au siège de Palées. Une fois maître de Thèbes, il en fit vendre les habitants comme esclaves, la peupla de Macédoniens et changea son nom en celui de Philippopolis. Il venait de régler ainsi le sort de Thèbes, quand des ambassadeurs de Chios, de Rhodes, de Byzance et du roi Ptolémée vinrent encore le trouver pour lui offrir leur médiation en vue de la paix. Il leur fit la même réponse que la première fois, leur déclara qu'il n'était pas opposé à la paix et les envoya voir si les Étoliens étaient dans les mêmes dispositions. En réalité, il ne tenait pas du tout à faire la paix et il persista dans l'exécution de ses projets. [5,101] Quand il apprit que les galères de Skerdilaïdas faisaient de la piraterie du côté de Malée, qu'elles traitaient en ennemis tous les voyageurs et que ses propres navires, mouillés à Leucade, avaient été attaqués au mépris des traités, il fit armer douze vaisseaux pontés, huit non pontés, trente bâtiments légers et passa l'Euripe, pour surprendre les Illyriens, mais aussi pour poursuivre ses entreprises contre les Étoliens ; car il songeait uniquement à leur faire la guerre, ignorant tout des événements d'Italie. Or, au moment même où Philippe assiégeait Thèbes, les Romains avaient été battus par Hannibal en Étrurie ; mais la nouvelle de leur défaite n'était pas encore parvenue en Grèce. Philippe ne put atteindre les Illyriens et vint aborder à Cenchrées ; il fit partir ses vaisseaux pontés pour Malée, avec ordre de se diriger de là sur Égion et Patras; quant à ses autres bâtiments, il les fit transporter à travers l'isthme dans le port de Léchée, où ils mouillèrent tous ; quant à lui, il se hâta de se rendre en Argolide avec sa cour, pour assister aux jeux néméens. Il commençait à regarder les combats gymniques, quand un courrier de Macédoine vint lui apporter la nouvelle que les Romains avaient été vaincus en bataille rangée et qu'Hannibal était maître de la situation. Il ne montra la lettre, pour le moment, qu'à Démétrios de Pharos, en lui recommandant le silence. Celui-ci saisit la halle au bond et engagea le roi à se débarrasser au plus vite de cette guerre contre les Étoliens, à faire une expédition en Illyrie, puis à passer en Italie. Toute la Grèce lui était soumise et le resterait : les Achéens étaient ses amis et lui obéiraient de bon gré, les Étoliens se souviendraient de la guerre qu'il leur avait faite et n'oseraient pas bouger. Il ajouta qu'un débarquement en Italie serait le commencement de la conquête de l'univers, pour laquelle il était désigné plus que personne au monde ; c'était le moment d'agir, après le désastre subi par les Romains. [5,102] Il n'eut pas de peine, en parlant ainsi, à entraîner Philippe : ce roi était jeune, heureux dans ses entreprises ; il montrait un caractère extrêmement audacieux, et de plus il appartenait à une maison qui avait toujours rêvé de conquérir l'empire du monde. Philippe, comme je l'ai dit, n'avait d'abord communiqué le contenu de sa lettre qu'à Démétrios ; mais ensuite, il réunit ses amis et son conseil pour les consulter sur la paix à faire avec les Étoliens. Aratos lui-même n'y fut pas opposé, puisque c'était en vainqueurs qu'on traiterait. Aussi le roi, sans attendre le retour des ambassadeurs qui étaient en train de négocier, envoya-t-il sur-le-champ aux Étoliens Cléonicos de Naupacte, qui était encore en captivité en attendant la réunion du conseil des Achéens ; en même temps, il partit de Corinthe avec ses troupes de terre et de mer, se rendit à Égion, poussa de là vers Lasion, s'empara de la tour de Périppia et fit mine de vouloir envahir l'Élide, pour ne pas paraître trop désireux de faire la paix. Puis, quand Cléonicos eut fait deux ou trois allées et venues, il consentit, sur la demande des Étoliens, à entrer en pourparlers avec eux. Sans plus se préoccuper des opérations militaires, il dépêcha alors des messagers à tous ses alliés, pour les prier d'envoyer des plénipotentiaires au congrès de la paix ; quant à lui, il s'en alla camper avec son armée à Panormos, port du Péloponèse situé en face de Naupacte, et il y attendit les plénipotentiaires en question. Pendant le temps qu'ils mirent à venir s'y rassembler, il se rendit à Zacynthe, régla par lui-même les-affaires de cette île, puis se rembarqua et revint à Panormos. [5,103] Quand les députés des alliés furent tous arrivés, le roi envoya quelques-uns d'entre eux en Étolie avec Aratos et Taurion. Ils furent introduits dans l'assemblée générale des Étoliens réunie à Naupacte ; un bref échange de vues leur fit voir que leurs ennemis n'aspiraient qu'à la paix, et ils se rembarquèrent pour aller en informer Philippe. Les Étoliens, qui avaient hâte de mettre fin à la guerre, envoyèrent avec eux des ambassadeurs pour prier Philippe de passer chez eux avec ses troupes, ce qui faciliterait les pourparlers et permettrait d'arriver plus vite à une conclusion. Le roi y consentit ; il traversa le golfe avec son armée et vint aborder à l'endroit qu'on appelle le Ravin de Naupacte, à vingt stades tout au plus de la ville ; il y établit un camp, qu'il entoura de retranchements, ainsi que le mouillage de sa flotte, et attendit qu'on l'invitât à une entrevue. Les Étoliens vinrent en corps, sans armes, s'arrêtèrent à deux stades du camp de Philippe et lui envoyèrent une délégation pour entamer les négociations. Le roi chargea d'abord les représentants de ses alliés d'aller trouver les Étoliens et de leur proposer comme condition fondamentale du traité de paix que chaque parti conserverait les territoires qu'il occupait actuellement. Les Étoliens ne firent aucune objection. Alors commença une série de conférences, où l'on examina les points de détail. Ce qu'on y fit la plupart du temps ne vaut pas la peine d'être mentionné et je n'y insisterai pas ; je rapporterai seulement le discours que, dans la première de ces réunions, Agélaos de Naupacte adressa au roi et à ses alliés. [5,104] Les Grecs, dit-il, ne devaient plus se faire la guerre entre eux, et il faudrait rendre grâces aux dieux, si tous en plein accord et se tenant par la main, comme les gens qui passent une rivière, ils pouvaient repousser les attaques des barbares et assurer leur salut avec celui de leur patrie. Si cet idéal n'était pas entièrement réalisable, qu'ils s'entendent du moins pour le moment et se tiennent sur leurs gardes ; qu'ils songent aux armées formidables qui étaient sur pied et à la grandeur de la guerre qui sévissait à l'Occident : « Il y a une chose évidente, ajoutait-il, pour qui a le moindre sens politique : que ce soient les Carthaginois qui triomphent des Romains ou les Romains qui battent les Carthaginois, dans tous les cas il n'est pas vraisemblable que le vainqueur s'en tienne à la possession de l'Italie et de la Sicile, mais il voudra pousser au-delà des justes limites ses ambitions et ses armes. » Voilà pourquoi tout le monde devait être sur ses gardes, mais surtout Philippe; il serait la sauvegarde de tous, si, au lieu de ruiner la Grèce et d'en faire une proie facile pour qui voudrait l'attaquer, il en prenait soin comme de lui-même et veillait sur toutes ses provinces comme si elle eût été sa propriété personnelle. S'il adoptait cette ligne de conduite, les Grecs seraient ses amis et le soutiendraient énergiquement dans toutes ses entreprises ; quant aux étrangers, ils n'oseraient rien tenter contre un roi à qui les Grecs montreraient une telle fidélité. S'il avait soif de conquêtes, il n'avait qu'à tourner ses regards vers l'Ouest, à suivre de près les combats qui se livraient en Italie ; s'il savait observer prudemment les événements et saisir le bon moment, il pourrait arriver à l'empire du monde ; les circonstances présentes lui permettaient cet espoir. Quant à ses différends et à ses guerres avec les Grecs, il le conjurait de les remettre à une époque moins troublée et surtout de s'attacher à garder la faculté de les suspendre ou de les reprendre quand bon lui semblerait. «Si nous attendons, conclut-il, que les nuages qui en ce moment s'amoncecellent au couchant s'étendent jusque sur la Grèce, je crains fort qu'il ne dépende plus de nous de nous battre, de nous réconcilier, de jouer à tous les jeux auxquels nous nous amusons maintenant, mais que nous soyons réduits à supplier les dieux de nous permettre de faire à notre gré la paix ou la guerre et d'être, en un mot, les arbitres de nos propres dissensions. » [5,105] Ces paroles d'Agélaos inspirèrent des dispositions pacifiques à tous les alliés, mais surtout à Philippe, car elles avivaient les ambitions qu'avaient déjà fait naître en lui les exhortations de Démétrios. Les délégués se mirent d'accord sur toutes les clauses, ratifièrent le traité, puis se retirèrent chacun de son côté, rapportant dans leur patrie la paix au lieu de la guerre. Tels furent les événements qui se passèrent dans la troisième année de la cent quarantième olympiade ; la défaite des Romains en Étrurie, la campagne d'Antiochos en Coelé-Syrie, enfin le traité que les Achéens et Philippe conclurent avec les Étoliens. Ce fut dans cette conférence qu'on vit pour la première fois les affaires de la Grèce en connexité avec celles de l'Italie et de l'Afrique. Depuis lors, Philippe et les chefs de la Grèce, qu'ils fissent entre eux la guerre ou la paix, ne réglèrent plus leur conduite sur ce qui se passait en Grèce, mais ils portèrent vers l'Italie leurs yeux et leur pensée. Ce changement de politique gagna rapidement les îles et l'Asie : les ennemis de Philippe et quelques-uns des adversaires d'Attale ne se tournèrent plus vers le Midi ou vers l'Est, c'est-à-dire vers Antiochos ou vers Ptolémée ; ce fut à l'Occident qu'ils dirigèrent leurs regards et ils envoyèrent des ambassades les uns aux Carthaginois, les autres aux Romains ; les Romains, de leur côté, en envoyèrent aux Grecs, car l'audace de Philippe les inquiétait et ils craignaient de le voir profiter des embarras avec lesquels ils étaient aux prises. Et maintenant que, suivant notre promesse, nous avons montré clairement, je crois, quand, comment et pour quelles causes les événements qui se déroulaient en Grèce se trouvèrent liés à ceux de l'Italie et de l'Afrique, il nous reste à conduire le récit de ce que s'est passé en Grèce jusqu'au moment où les Romains perdirent la bataille de Cannes, car c'est là que nous avons abandonné l'histoire de l'Italie ; nous terminerons ce livre quand nous en serons arrivés à ce point. [5,106] Dès la fin de la guerre, les Achéens élurent stratège Timoxénos puis ils restaurèrent, ainsi que tout le reste du Péloponèse, leurs institutions et leurs moeurs d'autrefois ; chacun rentra en possession de ses biens, on se remit à travailler la terre, on rétablit les sacrifices fondés par les ancêtres, les fêtes solennelles et toutes les autres cérémonies religieuses locales. Avec l'état de guerre continuel, ces traditions étaient presque partout tombées en désuétude. Je ne sais comment il se fait que les Péloponnésiens, qui sont de tous les hommes les plus enclins à une vie paisible et sociable, sont ceux qui ont, dans le passé, le moins joui de ces biens ; mais ils sont toujours, comme dit Euripide, « soumis aux durs labeurs et la lance à la main ». L'explication qui me paraît la plus vraisemblable, c'est qu'ils ont tous la passion de la suprématie et de l'indépendance, si bien qu'ils ne cessent de se battre avec acharnement pour l'hégémonie. Quant aux Athéniens, une fois délivrés de la crainte des Macédoniens, ils purent goûter une liberté qui paraissait solidement établie ; ils mirent à leur tête Euriclidas et Micion, cessèrent de prendre la moindre part à ce qui se passait dans le reste de la Grèce et se laissèrent si bien gouverner par leurs chefs qu'à leur exemple ils se firent les adorateurs de tous les rois, notamment de Ptolémée ; ils ne rougirent pas d'abdiquer toute dignité et de voter tous les décrets, toutes les proclamations que leur dictait la sottise de leurs dirigeants. [5,107] Un peu plus tard, Ptolémée fut obligé de faire la guerre à ses propres sujets ; en armant les Égyptiens contre Antiochos, il avait pris une mesure dont l'effet fut heureux sur le moment, mais qui devait avoir de fâcheuses conséquences : fiers de leur succès à Raphia, ils ne voulurent plus obéir à ses ordres ; se croyant assez forts pour secouer le joug, ils ne cherchaient plus qu'un chef et un prétexte pour se révolter : ce qui finit par arriver peu de temps après. Antiochos, après avoir fait en hiver de grands préparatifs, passa le Taurus au début de l'été, fit alliance avec le roi Attale et entra en campagne contre Achéos. Les Étoliens, enfin, heureux d'avoir mis un terme à leur guerre désastreuse avec les Achéens, avaient élu stratège Agélaos de Naupacte, qui avait plus que tout autre contribué à rétablir la paix ; mais ils ne tardèrent pas à en être mécontents : ils lui reprochaient de leur avoir enlevé tout ce que leur rapportaient leurs incursions chez leurs voisins et d'avoir tari même pour l'avenir cette source de revenus, en leur faisant conclure un traité non avec tel ou tel peuple, mais avec toute la Grèce ; le stratège endura leurs injustices et leurs reproches, réprima leur ardeur et les contraignit, en dépit de leur nature, à se tenir en repos. [5,108] La paix signée, Philippe revint par mer en Macédoine. Il y rencontra Skerdilaïdas, qui, sous prétexte que le roi lui devait de l'argent — prétexte qu'il avait déjà invoqué lors du guet-apens contre les vaisseaux à Leucade —, venait d'enlever Pisséon en Pélagonie, de se faire livrer par des menaces ou des promesses quelques villes de Dassarétide, notamment Antipatrie, Chrysondyon, Gertonte, et de ravager toutes les parties de la Macédoine voisines de cette région. Philippe partit aussitôt à la tête de son armée pour reprendre les villes qui avaient fait défection; il voulait en finir avec Skerdilaïdas, parce qu'il jugeait que la pacification de l'Illyrie était une condition indispensable à l'exécution de tous ses projets, notamment à sa descente en Italie. Démétrios ne cessait d'enflammer son espoir et son ardeur, au point que le roi ne pensait plus qu'à cette entreprise et qu'il en rêvait même dans son sommeil. Ce qu'en faisait Démétrios, c'était moins par intérêt pour Philippe (cette considération ne venait pour lui qu'en troisième lieu) que par haine des Romains et surtout pour le profit personnel qu'il comptait en retirer ; car il ne voyait aucun autre moyen de reprendre le pouvoir à Pharos. Philippe se mit donc en marche et recouvra les villes en question : il reprit, en Dassarétide, Créonion et Gertonte ; près du lac de Lychnis, Enchélanes, Cérax, Sation, Bées ; dans le pays des Calécins, Bantia; dans celui des Pisantins, Orgessos. Après quoi, il envoya ses troupes prendre leurs quartiers d'hiver. C'était l'époque où Hannibal, après avoir ravagé les plus riches provinces de l'Italie, se préparait à prendre également ses quartiers à Gérunium en Daunie, et où les Romains venaient d'élire consuls C. Térentius et L. Émilius. [5,109] Pendant cet hivernage, Philippe songea que pour mener à bien ses projets il avait besoin d'une flotte et d'équipages ; ce n'était pas en vue d'un combat naval, car il ne pouvait espérer être capable d'affronter les Romains sur mer, mais pour pouvoir transporter plus rapidement ses troupes à l'endroit qu'il choisirait pour y attaquer l'ennemi à l'improviste. Comme c'étaient les Illyriens qui, à son avis, savaient le mieux construire les navires, il leur en commanda cent, chose qu'un roi de Macédoine n'avait, je crois, jamais faite. Quand ils furent équipés, au début du printemps, il rassembla son armée, fit exercer un peu les Macédoniens au maniement de la rame et prit la mer. Au moment même où Antiochos franchissait le Taurus, Philippe passait l'Euripe, doublait le cap Matée, gagnait les parages de Céphallénie et de Leucade, où il prenait position pour observer avec attention les mouvements de l'escadre romaine. Quand il apprit qu'elle était mouillée près de Lilybée, il n'hésita plus, leva l'ancre et mit le cap sur Apollonie. [5,110] Il approchait déjà des bouches de l'Aôos, sur lequel se trouve cette ville, quand une panique, comme on en voit se produire dans les armées de terre, s'empara de ses troupes. Quelques bâtiments de l'arrière-garde, en abordant à l'île de Sason, à l'entrée de la mer Ionienne, vinrent à la tombée de la nuit trouver Philippe, pour l'informer que des navires arrivant du détroit avaient mouillé à côté d'eux et prétendaient avoir laissé à Rhégium des vaisseaux romains à cinq rangs de rames, qui faisaient voile vers Apollonie pour venir au secours de Skerdilaïdas. Philippe crut que toute la flotte allait fondre sur lui ; il eut peur, fit lever l'ancre et donna l'ordre de rebrousser chemin. Cette retraite se fit dans le plus grand désordre: on navigua sans s'arrêter pendant un jour et une nuit, et le second jour on aborda à Céphallénie. Là, Philippe reprit un peu de courage; il séjourna quelque temps dans cette île, en donnant comme prétexte à son retour quelques affaires qu'il avait à régler dans le Péloponèse. Or c'était sans raison qu'il avait été saisi de cette frayeur. Skerdilaïdas, sachant que Philippe faisait construire pendant l'hiver un assez grand nombre de vaisseaux et s'attendant à une attaque par mer, avait bien fait prévenir les Romains et leur avait demandé du secours ; mais les Romains avaient simplement détaché dix bâtiments de leur escadre de Lilybée ; c'étaient ceux qu'on avait vus à Rhégium. Si Philippe n'avait pas sottement perdu la tête et pris la fuite, il avait la plus belle occasion de conquérir l'Illyrie, tandis que les Romains avaient toutes leurs pensées et toute leur activité tournées du côté d'Hannibal et de la bataille de Cannes; il est même problable qu'il se serait emparé de leurs vaisseaux. Mais il se laissa épouvanter par des racontars et se retira, sans pertes il est vrai, mais sans gloire, en Macédoine. [5,111] Vers la même époque, Prusias accomplit un exploit qui mérite d'être cité. Les Gaulois qu'Attale avait fait venir d'Europe pour combattre Achéos, sur la foi de leur réputation de bravoure, et dont il s'était séparé parce qu'il se défiait d'eux pour les raisons que j'ai dites un peu plus haut, avaient dévasté avec une violence effrénée les villes de l'Hellespont. Ils finirent par mettre le siège devant Ilion ; mais les habitants d'Alexandrie en Troade se conduisirent en cette occurrence avec le plus grand courage : ils envoyèrent Thémistès avec quatre mille hommes, firent lever le siège d'Ilion et chassèrent les Gaulois de toute la Troade, en interceptant leurs ravitaillements et en faisant obstacle à toutes leurs tentatives. Les Gaulois s'emparèrent alors d'Arisba, sur le territoire d'Abydos ; puis ils essayèrent de prendre, par ruse ou par les armes, les autres villes de la contrée. Prusias marcha contre eux à la tête de son armée et les attaqua en rase campagne ; les hommes furent tués sur le champ de bataille, les femmes et les enfants furent presque tous massacrés dans leur camp, les bagages furent livrés au pillage des soldats. C'est ainsi que Prusias délivra les villes de l'Hellespont d'une vive inquiétude et d'un grave danger ; en même temps, il donna une bonne leçon aux Barbares et leur ôta l'envie de passer si facilement d'Europe en Asie. Telle était la situation en Grèce et en Asie. En Italie, après la bataille de Cannes, presque toutes les populations étaient passées du côté des Carthaginois, comme je l'ai montré plus haut. Je suspendrai ici mon récit, puisque nous avons vu tout ce qui s'était passé en Asie et en Grèce pendant la cent quarantième olympiade. Dans le livre suivant, après avoir rappelé en quelques mots notre préambule, nous ferons, conformément à notre plan primitif, un exposé de la constitution romaine.