[0] CRASSUS. [1] Marcus Crassus, dont le père avait exercé la charge de censeur et obtenu les honneurs du triomphe, fut élevé dans une petite maison avec ses deux frères. Ils avaient été mariés tous les trois avant la mort de leurs parents, et mangeaient à la même table. C'est sans doute de cette éducation simple que vinrent la tempérance et la sobriété que Crassus conserva toujours dans sa manière de vivre. Après la mort d'un de ses frères, il épousa sa veuve et en eut des enfants. Il ne le céda en continence à aucun des Romains; ce qui n'empêcha pas que, dans un âge assez avancé, il ne fût accusé d'avoir eu commerce avec une vestale, nommée Licinia, qui, citée en justice et accusée par Plotinus, fut déclarée innocente. Ce qui donna lieu à cette accusation, c'est que la vestale ayant, dans les faubourgs de Rome, une très belle maison que Crassus voulait avoir à bon marché, il la voyait souvent et lui faisait la cour avec une assiduité qui devint suspecte; mais, comme on reconnut que l'avarice était le motif de ces visites fréquentes, il fut absous par ses juges et ne cessa pas de fréquenter la vestale qu'il n'eût acheté la maison. [2] Les Romains assurent que cet amour des richesses était le seul vice qui ternit en lui plusieurs vertus; mais je croirais plutôt que, l'avarice étant son vice dominant, elle servait à obscurcir et à cacher les autres. Les plus grandes preuves de cette passion sont dans les moyens qu'il employait pour acquérir du bien et dans les richesses immenses qu'il possédait. Sa fortune lorsqu'il entra dans le monde ne montait qu'à trois cents talents; et dans la suite, pendant son administration, il consacra à Hercule la dîme de ses biens, donna un festin au peuple, distribua à chaque citoyen du blé pour trois mois; et malgré toutes ces dépenses, lorsque, avant de partir pour son expédition contre les Parthes, il voulut se rendre compte à lui-même de sa fortune, il trouva que ses fonds montaient à sept mille cent talents : la plus grande partie de ces richesses, s'il faut dire une vérité si déshonorante pour lui, avait été acquise par le fer et par le feu; les calamités publiques avaient été les sources de ses plus grands revenus. Car lorsque Sylla, devenu maître de Rome, fit vendre publiquement les biens de ses malheureuses victimes, qu'il regardait comme des dépouilles dont il voulait faire partager l'usurpation aux citoyens les plus considérables, Crassus ne refusa rien de ce que le dictateur lui donna ou de ce qu'il put acheter lui même. Comme il voyait que les fléaux les plus ordinaires de Rome étaient les incendies et les chutes des maisons, à cause de leur élévation et de leur masse, il acheta jusqu'à cinq cents esclaves maçons et architectes; et lorsque le feu avait pris à quelque édifice, il se présentait pour acquérir non seulement la maison qui brûlait, mais encore les maisons voisines, que les maîtres, par la crainte et l'incertitude de l'événement, lui abandonnaient à vil prix. Par ce moyen, il se trouva possesseur de la plus grande partie de Rome. Quoiqu'il eût parmi ses esclaves un si grand nombre d'ouvriers, il ne fit jamais bâtir d'autre maison que celle qu'il habitait; il avait coutume de dire que ceux qui aiment à bâtir n'ont pas besoin d'ennemis pour se ruiner. Il avait plusieurs mines d'argent, des terres d'un grand rapport, avec beaucoup de laboureurs qui les faisaient valoir; mais ces possessions n'étaient rien en comparaison de ce que lui rapportaient ses esclaves : tant ils étaient nombreux, et tous distingués par leurs talents : ils étaient lecteurs, écrivains, banquiers, gens d'affaires, maîtres-d'hôtel. Non content d'assister à leur instruction, il les formait et les instruisait lui-même; persuadé que le devoir le plus important du maître est de bien dresser ses esclaves, comme les instruments vivants de l'administration domestique. En cela Crassus avait raison, s'il pensait réellement, comme il le disait quelquefois, qu'il fallait gouverner ses biens par ses esclaves, et ses esclaves par soi-même. Nous voyons en effet que la science économique, qui n'a rapport qu'aux choses inanimées, est un simple trafic; et celle qui s'applique à conduire les hommes fait partie de la politique. Mais Crassus ne pensait pas aussi juste lorsqu'il soutenait qu'il n'y avait d'homme riche que celui qui pouvait, de son bien, soudoyer une armée. Car la guerre, suivant Archidamus, ne se fait pas sur une dépense fixe et réglée; on ne saurait déterminer les fonds qu'elle exige. En cela il n'était pas de l'avis de Marius, qui, ayant distribué à chacun de ses soldats quatorze arpents de terre, et ayant su qu'ils en demandaient davantage : « A Dieu ne plaise, dit-il, qu'il y ait un seul Romain qui trouve trop petite une portion de terre qui suffit à sa nourriture ! » [3] Crassus, malgré son avarice, était généreux pour les étrangers; sa maison leur était toujours ouverte, et il prêtait à ses amis sans intérêts; il est vrai qu'à l'expiration du terme il exigeait le capital avec la dernière rigueur, et par là le prêt gratuit qu'il avait fait était plus à charge qu'une forte usure. Lorsqu'il donnait à manger, sa table était simple, et, pour ainsi dire, populaire; mais cette simplicité était relevée par une propreté et un ton de politesse plus agréables que la meilleure chère. Dans l'étude des lettres, il s'appliqua principalement à l'éloquence du barreau, comme la plus utile au public; et, devenu un des plus grands orateurs que Rome eût de son temps, il surpassa, par son travail et son application, ceux qui étaient nés avec le plus de talent. Il ne plaidait pas de cause, quelque légère et quelque petite qu'elle fût, qu'il n'y vînt bien préparé; cependant lorsque Pompée, César et Cicéron même refusaient de parler dans une affaire, il lui arriva souvent de prendre la parole et de plaider à leur place, ll se rendit par là très agréable au peuple, et passa pour un homme obligeant, et disposé à secourir tout le monde. Il plut surtout par sa popularité, par son attention à saluer, à accueillir avec politesse tous les citoyens: s'il rencontrait un Romain qui le saluât, fût-il de la condition la plus basse, il lui rendait le salut en l'appelant par son nom. On dit aussi qu'il était très versé dans l'histoire, et qu'il prit quelque teinture de philosophie dans les écrits d'Aristote, qui lui furent expliqués par Alexandre. Ce philosophe donna de grandes preuves de sa douceur et de sa patience dans son commerce avec Crassus; car il ne serait pas facile de dire s'il était plus pauvre en entrant chez lui qu'après y avoir demeuré longtemps. C'était de ses amis le seul que Crassus menât toujours avec lui à la campagne; il lui prêtait pour le voyage un chapeau, qu'il lui redemandait au retour. Quelle patience! elle était d'autant plus admirable, que ce malheureux faisait profession d'une philosophie qui ne croyait pas que la pauvreté fût une chose indifférente; mais cela n'eut lieu que longtemps après. [4] Quand Marius et Cinna eurent triomphé du parti qui leur était contraire, on vit bientôt qu'ils venaient à Rome non pour le bien de leur patrie, mais pour la ruine et la perte des citoyens les plus distingués; ils firent égorger tous ceux qu'ils purent saisir; de ce nombre furent le père et le frère de Crassus. Il était alors dans sa première jeunesse, et il eut le bonheur de leur échapper : instruit à temps que les tyrans l'environnaient de leurs satellites, comme d'autant de limiers, pour le faire arrêter, il prit avec lui trois de ses amis et dix esclaves, et, ayant fait la plus grande diligence, il se réfugia en Espagne, où il avait accompagné son père, pendant qu'il y commandait, et où il s'était fait des amis; mais, les ayant trouvés saisis de crainte, et redoutant la cruauté de Marius autant que s'ils l'eussent eu à leurs portes, il n'osa se faire connaître à personne : il se retira dans une terre que Vibius Pacianus avait sur le bord de la mer, et s'y cacha dans une vaste caverne. Il envoya un de ses esclaves à Vibius pour sonder ses dispositions, étant pressé d'ailleurs par le besoin de vivres, dont il commençait à manquer. Vibius fut bien aise d'apprendre qu'il s'était sauvé; et, s'étant informé du nombre de personnes qu'il avait avec lui, et du lieu où il s'était retiré, il s'abstint par prudence d'aller le voir; mais, ayant fait venir l'esclave qui régissait cette terre, il lui ordonna d'apprêter tous les jours un souper, de le porter lui-même à l'entrée de la caverne, de l'y poser et de se retirer aussitôt en silence, sans s'informer de rien, sans faire aucune recherche; il le menaça de punir de mort la moindre curiosité, et lui promit la liberté s'il était fidèle à suivre ses ordres. Cette caverne n'est pas loin de la mer. Les rochers qui l'entourent et la ferment de tous côtés n'y laissent pénétrer qu'un vent doux et léger; quand on y est entré, on la trouve d'une élévation étonnante, et d'une si grande étendue, qu'elle contient plusieurs autres cavernes qui communiquent l'une dans l'autre, et sont comme autant de vastes salles; elle ne manque ni de lumière ni d'eau; une source limpide coule le long des rochers, dont les fentes naturelles, recevant la lumière du dehors, surtout aux endroits où elles se joignent, la transmettent dans l'intérieur de la caverne, qui jouit de la plus grande clarté. L'air y est pur et sans humidité, parce que l'épaisseur des roches les rend impénétrables à la vapeur extérieure, qui va se perdre dans le ruisseau voisin. [5] Tant que Crassus fut dans cette retraite, l'esclave de Vibius lui apporta tous les jours la nourriture dont il avait besoin, sans voir ni connaître ceux qu'il servait; mais il en était vu lui-mème distinctement, parce que, sachant l'heure à laquelle il venait, ils avaient soin de l'observer. Ces soupers ne se bornaient pas au simple nécessaire; ils étaient abondants et propres à flatter le goût. Vibius ne voulait rien épargner pour satisfaire Crassus : ayant même fait réflexion à sa grande jeunesse, il pensa qu'il devait lui procurer les plaisirs qu'on recherche ordinairement à cet âge: ne fournir qu'à ses besoins, c'eût été avoir l'air de le servir par nécessité plutôt que par affection. Il prit donc avec lui deux jeunes esclaves très belles, qu'il mena sur le bord de la mer; et quand il fut près de la caverne, il leur montra l'endroit par où l'on y montait, et leur ordonna d'y entrer sans rien craindre. Crassus, en les voyant, crut que sa retraite était découverte: il leur demanda qui elles étaient et ce qu'elles voulaient. Comme Vibius leur avait fait la leçon, elles lui répondirent qu'elles venaient chercher leur maître qui était caché dans cette caverne. Crassus reconnut alors l'humanité et la bienveillance de Vibius; il reçut les deux esclaves, qui restèrent toujours avec lui, et il s'en servit pour instruire Vibius de tous ses besoins. L'historien Fénestella dit avoir vu une de ces esclaves, déjà fort vieille, et lui avoir souvent entendu raconter cette histoire avec plaisir. [6] Il y avait déjà huit mois que Crassus vivait caché dans cette retraite, lorsqu'il apprit la mort de Cinna; il en sortit aussitôt, et, s'étant fait connaître, il vit accourir auprès de lui un assez grand nombre de gens de guerre, parmi lesquels il en choisit deux mille cinq cents; et, traversant avec eux les villes qui se trouvaient sur son passage, il pilla, suivant plusieurs historiens, celle de Malaca; mais Crassus le niait et s'élevait avec force contre leur témoignage. Ayant ensuite rassemblé des vaisseaux, il passa en Afrique, et se rendit auprès de Métellus Pius, homme d'une grande réputation, et qui avait mis sur pied une armée assez nombreuse. Mais, sur un différend qu'ils eurent ensemble, il le quitta bientôt, et alla rejoindre Sylla, qui lui fit l'accueil le plus distingué et le traita avec autant d'égard qu'aucun de ses amis. Quand Sylla fut repassé en Italie, il voulut tenir en activité tous les jeunes gens qu'il avait auprès de lui, et leur donna à chacun différentes commissions. Crassus, qu'il chargea d'aller faire des levées chez les Marses, ayant à traverser un pays ennemi, lui demanda une escorte. "Je te donne pour escorte, lui dit Sylla d'un ton de colère et d'emportement, ton père, ton frère, tes parents et tes amis, indignement égorgés, au mépris des lois et de la justice, et dont je poursuis les meurtriers." Crassus, dont ces paroles piquantes ranimèrent le ressentiment, part aussitôt, passe hardiment au milieu des ennemis; et, ayant rassemblé une grande armée, il se montra depuis, dans toutes les affaires qu'eut Sylla, un des plus ardents à le servir. Ce fut, dit-on, dans ces combats, que prirent naissance sa jalousie et sa rivalité de gloire contre Pompée. Celui-ci, plus jeune que Crassus, né d'un père qui fut l'homme le plus décrié et le plus haï de tous les Romains, se distingua tellement par les actions les plus brillantes, et devint si grand, que Sylla, par une distinction qu'il accordait rarement à de vieux capitaines, ses égaux en dignité, se levait de son siège à l'approche de Pompée, et, se découvrant la tête, lui donnait le titre d'imperator. Ces honneurs, quoique déférés avec justice à Pompée, irritèrent Crassus et enflammèrent sa jalousie. Il avait bien moins d'expérience dans la guerre que Pompée, et d'ailleurs il perdait tout le mérite de ses belles actions par les deux vices qui étaient innés en lui, son extrême avarice et son désir insatiable du gain. Car, à la prise de la ville de Tuder en Ombrie, il fut soupçonné et accusé auprès de Sylla d'avoir détourné à son profit la plus grande partie du butin. Mais dans un combat donné aux portes de Rome, qui fut le dernier et le plus sanglant de cette guerre, où l'aile gauche que Sylla commandait fut enfoncée et mise en déroute, Crassus, qui était à la tête de l'aile droite, remporta la victoire; et, après avoir poursuivi les ennemis jusqu'à la nuit, il fit donner avis à Sylla du succès qu'il avait eu, en lui demandant à souper pour ses soldats. Dans les proscriptions et dans les ventes des biens confisqués, il fut généralement décrié, pour en avoir acheté à très vil prix et s'en être fait donner de très considérables. Il fut accusé d'avoir proscrit un citoyen dans le pays des Bruttiens, sans que Sylla lui en eût donné l'ordre, et par le seul motif de s'emparer de ses richesses. Sylla, qui en fut instruit, ne l'employa plus dans aucune affaire publique. Crassus était à la fois l'homme le plus adroit à s'emparer des esprits en les flattant, et le plus facile à se laisser prendre lui-même à l'appât de la flatterie. Un autre trait particulier de son caractère, c'est qu'à une extrême avidité pour l'argent il joignait une haine déclarée et une censure amère de tous ceux qui lui ressemblaient. [7] Mais rien rie l'affligeait autant que le succès gui couronnait toutes les expéditions de Pompée, que le triomphe dont il avait été honoré avant d'être sénateur, et le surnom de Grand que ses concitoyens lui avaient donné. Un jour, quelqu'un ayant dit en présence de Crassus : "Voilà le grand Pompée," il demanda avec un rire insultant : « Quelle taille a-t-il? » Mais, désespérant de jamais égaler sa réputation militaire, il entra dans l'administration des affaires politiques, et, par son empressement à défendre les citoyens en justice, à leur prêter de l'argent, à appuyer les sollicitations de ceux qui briguaient les charges ou qui demandaient quelque autre grâce au peuple, il acquit une puissance et une gloire qui balançaient celles que Pompée avait obtenues par un grand nombre d'actions éclatantes. Mais, par une différence assez singulière, Pompée avait à Rome plus de réputation et de crédit quand il en était absent; ce qu'il devait à l'éclat de ses exploits. De retour à Rome, il était souvent inférieur à Crassus, parce qu'il affectait, dans toute sa conduite, un air de grandeur et de dignité; qu'il fuyait la multitude, évitait les jeux d'assemblée, rendait rarement service, et jamais avec empressement; parce qu'il voulait conserver son crédit tout entier pour lui-même. Crassus, au contraire, toujours prêt à obliger, et d'un accès facile, se livrant sans réserve au public, et toujours au milieu des affaires, l'emportait, par ses manières populaires et pleines d'humanité, sur l'imposante gravité de Pompée. Quant à la dignité de la personne, à l'éloquence persuasive, à cette grâce répandue sur les traits du visage, qui plait et qui attire, ils les possédaient également l'un et l'autre. Cependant cette jalousie de Crassus contre Pompée ne dégénéra jamais en haine ou en inimitié déclarée. A la vérité, il souffrait avec peine que César et Pompée fussent plus honorés que lui, mais ce sentiment ne produisit en lui ni aigreur, ni malignité, quoique César, fait prisonnier en Asie par des pirates, et gardé très étroitement, se fût écrié : « Ah ! Crassus, quel plaisir tu auras quand tu apprendras ma captivité ! » Mais dans la suite il se forma entre eux une étroite liaison; et César, prêt à partir pour son gouvernement d'Esagne, n'ayant pas de quoi satisfaire ses créanciers, qui le pressaient vivement et avaient saisi ses équipages, Crassus ne l'abandonna point dans cette fâcheuse extrémité ; il le délivra de leurs poursuites en se rendant caution pour lui de la somme de huit cent trente talents. Rome était alors divisée en trois factions, qui avaient pour chefs Pompée, César et Crassus (Caton, dont le pouvoir n'égalait pas la gloire, était plus admiré que suivi). La partie sage et modérée des citoyens était pour Pompée; les gens vifs, entreprenants et hardis s'attachaient aux espérances de César ; Crassus, qui tenait le milieu entre ces deux factions, se servait de l'une et de l'autre et changeait souvent de parti dans l'administration des affaires; il n'était ni ami constant, ni ennemi irréconciliable, et passait aisément, suivant son intérêt, de la haine à la faveur et de la faveur à la haine. Aussi, dans un assez court espace de temps, le vit-on souvent accuser et défendre les mêmes hommes, appuyer et combattre les mêmes lois. Il pouvait beaucoup par son crédit, mais plus encore par la crainte qu'il inspirait. On demandait un jour à Sicinius, celui qui suscita tant d'affaires à tous les magistrats et à tous les orateurs de son temps, pourquoi Crassus était le seul qu'il n'osât pas attaquer et qu'il laissât tranquille: "C'est, répondit-il, qu'il a du foin à la corne. » Les Romains attachaient du foin à la corne des boeufs qui étaient sujets à en frapper, pour avertir les passants de s'en garantir. [9] Ce fut vers ce temps-là qu'eut lieu le soulèvement des gladiateurs et le pillage de l'Italie, qu'on nomme aussi la guerre de Spartacus et dont voici l'origine. Un certain Lentutus Batiatus entretenait à Capoue des gladiateurs, la plupart Gaulois ou Thraces. Etroitement enfermés, quoiqu'ils ne fussent coupables d'aucune mauvaise action, mais par la seule injustice du maître qui les avait achetés, et qui les obligeait malgré eux de combattre, deux cents d'entre eux firent le complot de s'enfuir. Leur projet ayant été découvert, soixante-dix-huit, qui furent avertis, eurent le temps de prévenir la vengeance de leur maître; ils entrèrent dans la boutique d'un rôtisseur, se saisirent des couperets et des broches et sortirent de la ville. Ils rencontrèrent en chemin des chariots chargés d'armes de gladiateurs, qu'on portait dans une autre ville; ils les enlevèrent, et, s'en étant armés, ils s'emparèrent d'un lieu fortifié et élurent trois chefs, dont le premier était Spartacus, Thrace de nation, mais de race numide, qui à une grande force de corps et à un courage extraordinaire il joignait une prudence et une douceur bien supérieures à sa fortune, et plus dignes d'un Grec que d'un barbare. On raconte que la première fois qu'il fut mené à Rome pour y être vendu on vit, pendant qu'il dormait, un serpent entortillé autour de son visage. Sa femme, de même nation que lui, qui, possédée de l'esprit prophétique de Bacchus, faisait le métier de devineresse, déclara que ce signe annonçait à Spartacus un pouvoir aussi grand que redoutable et dont la fin serait heureuse. Elle était alors avec lui et l'accompagna dans sa fuite. Ils repoussèrent d'abord quelques troupes envoyées contre eux de Capoue; et leur ayant enlevé leurs armes militaires, ils s'en revêtirent avec joie et jetèrent leurs armes de gladiateurs, comme désormais indignes d'eux et ne convenant plus qu'à des barbares. Clodius, envoyé de Rome avec trois mille hommes de troupes pour les combattre, les assiégea dans leur fort, qui, situé sur une montagne, n'avait d'accès que par un sentier étroit et difficile, dont Clodius gardait l'entrée; partout ailleurs ce n'étaient que des roches à pic, couverts de ceps de vigne sauvage. Les gens de Spartacus coupèrent les sarments les plus propres au projet qu'ils avaient conçu, en firent des échelles solides et assez longues pour aller du haut de la montagne jusqu'à la plaine. Ils descendirent en sûreté à la faveur de ces échelles, à l'exception d'un seul qui resta pour leur jeter leurs armes, et qui, après les leur avoir glissées, se sauva comme les autres. Les Romains, qui ne s'étaient pas aperçus de leur manoeuvre, se virent tout à coup enveloppés et furent chargés si brusquement, qu'ils prirent la fuite et laissèrent leur camp au pouvoir de l'ennemi. Ce succès attira dans leur parti un grand nombre de bouviers et de pâtres des environs, tous robustes et agiles; ils armèrent les uns et se servirent des autres comme de coureurs et de troupes légères. Le second général qui marcha contre eux fut Publius Varinus; ils défirent d'abord Furius, son lieutenant, qui les avait attaqués avec deux mille hommes. Cossinus, le conseiller et le collègue de Varinus, qu'on avait envoyé ensuite contre eux avec un grand corps de troupes, fut sur le point d'être surpris et enlevé par Spartacus pendant qu'il était aux bains de Salines, d'où il eut beaucoup de peine à se sauver. Spartacus, s'étant rendu maître de ses bagages et l'ayant suivi de près, lui tua un grand nombre de soldats et s'empara de son camp; Cossinus périt dans cette déroute. Spartacus battit Varinus lui-même en plusieurs rencontres; et, s'étant saisi de ses licteurs et de son cheval de bataille, il se rendit par ses exploits aussi grand que redoutable. Mais, sans être ébloui de ses succès, il prit des mesures très sages, et, ne se flattant pas de triompher de la puissance romaine, il conduisit son armée vers les Alpes, persuadé que ce qu'il y avait de mieux à faire était de traverser ces montagnes et de se retirer chacun dans leur pays, les uns dans les Gaules, les autres dans la Thrace. Mais ses troupes, à qui leur nombre et leurs succès avaient inspiré la plus grande confiance, refusèrent de le suivre et se répandirent dans l'Italie pour la ravager. Ce ne fut donc plus l'indignité et la honte de cette révolte qui irritèrent le sénat; la crainte et le danger d'avoir à soutenir une des guerres les plus difficiles et les plus périlleuses que Rome eût encore eues sur les bras, les déterminèrent à y envoyer les deux consuls. Gellius, l'un d'eux, étant tombé brusquement sur un corps de Germains qui, par fierté et par mépris, était séparé des troupes de Spartacus, le tailla en pièces. Lentulus son collègue, qui commandait des corps d'armée nombreux, avait environné Spartacus, qui, revenant sur ses pas, attaque les lieutenants du consul, les défait et s'empare de tout leur bagage. De là il continuait sa marche vers les Alpes, lorsque Cassius commandant de la gauche des environs du Pô, vint à sa rencontre avec dix mille hommes. Les deux armées se battirent avec acharnement ; Cassius fut défait, et eut bien de le peine à se sauver, après avoir perdu beaucoup de inonde. [10] Le sénat, indigné contre les consuls, leur envoya l'ordre de déposer le commandement, et nomma Crassus pour continuer la guerre. Un grand nombre de jeunes gens des premières familles le suivirent, attirés par sa réputation et par l'amitié qu'ils lui portaient. Crassus alla camper dans le Picénum, pour y attendre Spartacus qui dirigeait sa marche vers cette contrée ; il ordonna à son lieutenant Mummius de prendre deux légions et de faire un grand circuit pour suivre seulement l'ennemi, avec défense de le combattre, ou même d'engager aucune escarmouche. Mais Mummius, à la première lueur d'espérance qu'il vit briller, présenta la bataille à Spartacus, qui le battit et lui tua beaucoup de monde : le reste des troupes ne se sauva qu'en abandonnant ses armes. Crassus, après avoir traité durement Mummius, donna d'autres armes aux soldats et leur fit prendre l'engagement de les garder plus fidèlement que les premières. Prenant ensuite les cinq cents d'entre eux, qui, se trouvant à la tête des bataillons, avaient donné l'exemple de la fuite, il les partagea en cinquante dizaines, les fit tirer au sort, et punit du dernier supplice celui de chaque dizaine sur qui le sort était tombé. Il remit ainsi en vigueur une punition anciennement usitée chez les Romains et interrompue depuis longtemps. L'ignominie attachée à ce genre de mort, qui s'exécute en présence de toute l'armée, rend cette punition plus sévère et plus terrible pour les autres. Crassus, après avoir châtié ses soldats, les mena contre l'ennemi. Spartacus, qui avait traversé la Lucanie et se retirait vers la mer, ayant rencontré au détroit de Messine des corsaires siciliens, forma le projet de passer en Sicilie et d'y jeter deux mille hommes ; ce nombre aurait suffi pour rallumer dans cette île la guerre des esclaves, qui, éteinte depuis peu de temps, n'avait besoin que de la plus légère amorce pour exciter un vaste embrasement. Il fit donc un accord avec ces corsaires, qui, après avoir reçu de lui des présents, le trompèrent, et, ayant mis à la voile, le laissèrent sur le rivage. Alors Spartacus, s'éloignant de la mer, va camper dans la presqu'ile de Rhège. Crassus y arrive bientôt après lui, et, averti par la nature même du lieu de ce qu'il doit faire, il entreprend de fermer l'isthme d'une muraille et par là de garantir ses soldats de l'oisivité, en même temps qu'il ôterait aux ennemis les moyens de se procurer des vivres. C'était un ouvrage long et difficile; cependant, contre l'attente de tout le monde, il fut achevé en peu de temps. Crassus fit tirer d'une mer à l'autre une tranchée de trois cents stades de longueur, sur une largeur et une profondeur de quinze pieds, le long de laquelle il éleva une muraille d'une épaisseur et d'une élévation étonnantes. Spartacus ne témoigna d'abord que du mépris pour ce travail; mais lorsque le butin commençant à lui manquer, il voulut sortir pour fourrager, il se vit enfermé par cette muraille; et, ne pouvant rien tirer de la presqu'ile, il profita d'une nuit que le vent et la neige rendaient très froide, pour combler avec de la terre, des branches d'arbres et d'autres matériaux, une petite partie de la tranchée, sur laquelle il fit passer le tiers de son armée. [11] Crassus, qui craignit que Spartacus ne voulùt aller droit à Rome, fut rassuré par la division qui se mit entre les ennemis, dont les uns s'étant séparés du corps de l'armée, allèrent camper sur les bords du lac de la Lucanie, dont l'eau, dit-on, change souvent de nature, et après avoir été douce quelque temps devient si amère qu'elle n'est plus potable. Crassus attaqua d'abord ceux-ci et les chassa du lac; mais il ne put en tuer un grand nombre, ni les poursuivre. Spartacus, qui parut tout à coup, arrêta la fuite des siens. Crassus avait écrit au sénat qu'il fallait rappeler Lucullus de Thrace et Pompée d'Espagne, pour le seconder; mais il se repentit bientôt de cette démarche, et, sentant qu'on attribuerait tout le succès à celui qui serait venu à son secours, et non pas à lui-même, il voulut, avant leur arrivée, se hâter de terminer la guerre. Il résolut donc d'attaquer d'abord les troupes qui s'étaient séparées des autres et qui campaient à part, sous les ordres de Cannicius et de Castus; il envoya six mille hommes pour se saisir d'une hauteur qui offrait un poste avantageux, avec ordre de faire tout leur possible pour n'être pas découverts. Dans l'espoir d'y réussir, ils couvrirent leurs casques de branches d'arbres; mais ils furent aperçus par deux femmes qui faisaient des sacrifices pour les ennemis, à l'entrée de leur camp; et ils auraient couru le plus grand danger, si Crassus, paraissant tout à coup avec ses troupes, n'eût livré le combat le plus sanglant qu'on eût encore donné dans cette guerre; il resta sur le champ de bataille douze mille trois cents ennemis, parmi lesquels on n'en trouva que deux qui furent blessés au dos; tous les autres périrent en combattant avec la plus grande valeur et tombèrent à l'endroit même où ils avaient été placés. Spartacus, après une si grande défaite, se retira vers les montagnes de Pétélie, toujours suivi et harcelé par Quintus et Scrofa, le premier, lieutenant de Crassus, et l'autre, son questeur : Spartacus se tourna brusquement contre eux et les mit en fuite. Scrofa fut dangereusement blessé, et on eut de la peine à le sauver des mains des ennemis. Ce succès, en inspirant à ces fugitifs la plus grande fierté, causa la perte de Spartacus; ses troupes, ne voulant plus éviter le combat ni obéir à leurs chefs, les entourent en armes au milieu du chemin, les forcent de revenir sur leurs pas à travers la Lucanie et de les mener contre les Romains. C'était entrer dans les vues de Crassus, qui venait d'apprendre que Pompée approchait ; que déjà dans les comices bien des gens sollicitaient pour lui, et disaient hautement que cette victoire lui était due ; qu'à peine arrivé en présence des ennemis, il les combattrait, et terminerait aussitôt la guerre. Crassus donc, pressé de la finir avant son arrivée, campait toujours le plus près qu'il pouvait de l'ennemi. Un jour qu'il faisait tirer une tranchée, les troupes de Spartacus étant venues charger les travailleurs, le combat s'engagea; et comme des deux côtés il survenait à tous moments de nouveaux renforts, Spartacus se vit dans la nécessité de mettre toute son armée en bataille. Lorsqu'on lui eut amené son cheval, il tira son épée et le tua; « La victoire, dit-il, me fera trouver assez de bons chevaux parmi ceux des ennemis, et si je suis vaincu, je n'en aurai plus besoin. » À ces mots, il se précipite au milieu des ennemis, cherchant à joindre Crassus, à travers une grêle de traits et couvert de blessures; mais n'ayant pu l'atteindre, il tue de sa main deux centurions qui s'étaient attachés à lui. Enfin, abandonné de tous les siens, resté seul au milieu des ennemis, il tombe mort, après avoir vendu chèrement sa vie. Crassus venait de profiter habilement de l'occasion que la fortune lui avait offerte : il avait rempli tous les devoirs d'un excellent capitaine et avait exposé sa vie sans ménagement : avec tout cela, il ne put empêcher que Pompée ne partageât la gloire de ce succès. Les fuyards étant tombés entre ses mains, il acheva de les détruire, et il écrivit au sénat que Crassus avait défait ces fugitifs en bataille rangée, mais que c'était lui qui avait coupé les racines de cette guerre. Pompée donc eut tous les honneurs du triomphe, pour avoir vaincu Sertorius et subjugué l'Espagne ; Crassus ne songea pas à demander le grand triomphe ; on crut même avoir blessé Rome en lui accordant l'ovation pour la défaite d'esclaves fugitifs. Nous avons dit dans la vie de Marcellus en quoi ce petit triomphe diffère du grand et d'où lui vient son nom d'ovation. [12] Tous ces exploits appelèrent aussitôt Pompée au consulat. Crassus, qui avait tout lieu d'espérer qu'il serait nommé son collègue, ne dédaigna pas cependant de solliciter ses bons offices. Pompée, qui n'était pas fâché que Crassus contractât envers lui des obligations, saisit cette occasion de lui rendre service ; il y mit même le plus grand zèle, jusqu'à dire dans l'assemblée du peuple qu'il ne serait pas moins reconnaissant du collègue qu'on lui donnerait que du consulat même. Mais une fois entrés en charge, ils ne conservèrent pas longtemps cette bienveillance mutuelle ; divisés presque sur tous les points, s'offensant de tout, se plaignant sans cesse l'un de l'autre, ils passèrent leur consulat sans rien faire de mémorable ni d'utile ; Crassus fit seulement un grand sacrifice à Hercule, après lequel il donna un festin au peuple sur dix mille tables et distribua à chaque citoyen du blé pour trois mois. Comme ils étaient sur le point de sortir du consulat, un jour qu'ils tenaient une assemblée du peuple, un chevalier romain, d'une famille peu connue, nommé Onatius Aurélius, qui, accoutumé à vivre à la campagne, ne se mêlait pas des affaires publiques, monte à la tribune et, s'avançant vers le peuple, il raconte le songe qu'il avait eu pendant son sommeil. « Jupiter, dit-il, m'est apparu cette nuit et m'a ordonné de vous dire en pleine assemblée que vous ne laissiez pas sortir de charge vos consuls, sans qu'ils soient redevenus amis. » Sur le récit de cet homme, le peuple ordonna aux consuls de se réconcilier. Pompée restait debout, sans faire aucune avance; Crassus lui tendant le premier la main : « Romains, s'écria-t-il, je ne fais rien de bas ni d'indigne de moi en offrant le premier mon amitié et ma bienveillance à Pompée, à qui vous avez vous-mêmes donné le nom de Grand lorsqu'il était encore dans sa première jeunesse, et que vous avez honoré du triomphe, avant même qu'il fût sénateur. » [13] Voilà ce qu'eut de plus remarquable le consulat de Crassus. Sa censure ne fut pas plus utile et n'offre rien à citer. Il ne fit ni l'examen de la conduite des sénateurs, ni la revue des chevaliers, ni le dénombrement du peuple. Cependant il avait pour collègue l'homme le plus doux des Romains, Lutatius Catulus, qui n'y aurait mis aucun obstacle. On rapporte néanmoins que Crassus ayant voulu faire l'entreprise, aussi injuste que violente, de rendre l'Égypte tributaire du peuple romain, Catulus lui opposa la plus forte résistance, et cette différence d'opinion ayant excité entre eux une contestation très vive, ils se démirent volontairement de la censure. Dans cette fameuse conjuration de Catilina; qui pensa ruiner la république romaine, Crassus fut soupçonné d'y avoir eu part, et l'un des complices le nomma dans sa déposition; mais personne n'y ajouta foi. Cependant Cicéron, dans un de ses discours, charge ouvertement Crassus et César de cette complicité; mais ce discours ne fut publié qu'après la mort de l'un et de l'autre. Cicéron, dans l'oraison qu'il fit sur son consulat, dit encore que Crassus, étant venu la nuit le trouver, lui remit une lettre où il était fort question de Catilina, et lui prouva la vérité de la conjuration sur laquelle il faisait informer. Ce qu'il y a de certain, c'est que, depuis, Crassus eut pour Cicéron une haine mortelle; mais son fils empêcha qu'il ne cherchât les moyens de lui nuire. Ce jeune homme, qui aimait singulièrement les lettres et se livrait à l'élude avec ardeur, avait un attachement si vif pour Cicéron, que lorsqu'on lui fit son procès il prit comme lui un habit de deuil, et persuada à tous les autres jeunes gens de faire de même. Il parvint dans la suite à le réconcilier avec son père. [14] Cependant César, qui, revenu de son gouvernement, se disposait à demander le consulat, ayant trouvé Crassus et Pompée divisés l'un contre l'autre, ne voulut pas, en sollicitant le secours de l'un, encourir l'inimitié de l'autre; mais aussi, ne se flattant pas de réussir sans l'appui de l'un ou de l'autre, il s'attacha à les remettre bien ensemble, et pour cela il les obsédait sans cesse; il leur représentait qu'en cherchant à se détruire mutuellement ils ne faisaient qu'augmenter la puissance des Cicéron, des Catulus et des Caton, à qui ils ôteraient tout crédit si, réunissant leurs intérêts et se liant par une amitié et une association solides, ils gouvernaient la ville avec un accord qui assurerait la durée de leur autorité. Il réussit à les persuader, et les ayant remis en bonne intelligente, il forma ce triumvirat dont la force invincible ruina l'autorité du sénat et du peuple : loin que dans cette union César eût accru la puissance de Crassus et de Pompée, il s'était rendu par le moyen de l'un et de l'autre le plus puissant des trois. Appuyé de leur crédit, il fut déclaré consul par le suffrage unanime du peuple; et comme il se conduisit avec sagesse dans son consulat, ils lui firent obtenir le commandement d'une armée et le gouvernement des Gaules. Ils l'établissaient ainsi dans la citadelle d'où il devait commander à la ville ; persuadés qu'après lui avoir assuré cette province qui lui était échue par le sort, ils partageraient facilement entre eux tout le reste. Pompée suivait en cela son ambition démesurée; Crassus venait de joindre à son ancienne maladie, l'avarice, un amour violent, une soif insatiable de trophées et de triomphes, que les victoires de César avaient allumé dans son coeur. Supérieur à lui en tout le reste et ne voulant pas lui céder la gloire militaire, il mit tout en oeuvre pour satisfaire une passion malheureuse, qui finit par le précipiter dans la mort la plus honteuse et la plus funeste à sa patrie. César étant venu de son gouvernement des Gaules à la ville de Lucques, y fut visité par plusieurs Romains, et entre autres par Crassus et Pompée. Ils eurent ensemble des entretiens secrets, dans lesquels ils résolurent de se rendre encore plus maîtres des affaires et de s'assujettir toute la république. Ils convinrent que César resterait toujours armé, que Crassus et Pompée prendraient pour eux d'autres gouvernements et d'autres armées; que la seule voie pour y parvenir était que ces derniers demandassent un nouveau consulat; et que César, pour appuyer leur brigue, écrivit à tous ses amis et envoyât aux élections un grand nombre de soldats de son armée. [15] Après cet accord, Pompée et Crassus retournèrent à Rome, où leur conférence avec César parut très suspecte; le bruit courut dans toute la ville qu'elle n'avait pas eu, à beaucoup près, le bien public pour objet. Dans le sénat, Marcellinus et Domitius ayant demandé à Pompée s'il briguerait le consulat : « Peut-être le briguerai-je, répondit-il, peut-être aussi ne le briguerai-je pas. » Ces deux sénateurs ayant insisté, il répondit qu'il le briguerait pour des citoyens vertueux et non pour des méchants. Ces réponses ayant paru pleines de hauteur et de fierté, Crassus répondit d'un ton plus modeste qu'il demanderait le consulat s'il le croyait utile à la république; qu'autrement il s'en désisterait. Cette réponse enhardit plusieurs compétiteurs à se présenter. De ce nombre fut Domitius ; mais Crassus et Pompée ayant paru parmi les candidats, la crainte éloigna tous leurs concurrents, à l'exception de Domitius, que Caton, son parent et son ami, excita, encouragea même vivement à ne pas abandonner ses espérances, en lui représentant qu'il combattait pour la liberté publique; que Crassus et Pompée aspiraient moins au consulat qu'à la tyrannie; et qu'en paraissant ne demander qu'une magistrature, ils voulaient envahir les commandements des provinces et des armées. Caton par ses discours, de la vérité desquels il était persuadé, poussa comme par force Domitius sur la place : il se joignit à eux un grand nombre de citoyens, car on se demandait avec étonnement quel besoin Crassus et Pompée avaient du consulat. « Pourquoi, disait-on, le demander en semble? Pourquoi ne pas le briguer avec d'autres? Manquons-nous ici de citoyens qui soient dignes d'être les collègues de Crassus et de Pompée? » Ces propos ayant fait craindre à Pompée d'échouer dans son entreprise, il n'épargna pour réussir ni injustice ni violence. Il ajouta à toutes les autres voies de fait celle de dresser une embuscade à Domitius, qui se rendait sur la place avant le jour. Des gens apostés tuèrent l'esclave qui portait un flambeau devant lui, blessèrent plusieurs de ceux qui l'accompagnaient, entre autres Caton, les mirent tous en fuite; et les ayant tenus enfermés dans une maison jusqu'après les élections, Pompée et Crassus furent tous deux nommés consuls. Peu de jours après, ils environnèrent la tribune de gens armés, chassèrent Caton de la place, tuèrent quelques-uns de ceux qui leur faisaient résistance; et continuant à César pour cinq ans le gouvernement de la Gaule, ils se firent décerner à eux-mêmes les provinces de Syrie et des deux Espagnes, qu'ils tirèrent au sort : Crassus eut la Syrie; les Espagnes échurent à Pompée. [16] Ce partage plut à tous les partis ; le peuple désirait que Pompée ne fût pas éloigné de Rome, et lui-même, aimant tendrement sa femme, était bien aise de pouvoir rester plus longtemps auprès d'elle. Crassus n'eut pas plutôt su le partage que le sort lui avait donné, qu'on vit à ses transports de joie qu'il le regardait comme le plus grand bonheur qu'il eût eu de sa vie; et si en public, même devant les étrangers, il avait peine à se contenir, il se permettait avec ses amis des discours pleins d'une vanité puérile, aussi peu convenables à son âge qu'au caractère qu'il avait toujours montré; car il n'avait jamais paru ni fanfaron ni vain. Mais alors, transporté hors de lui-même et corrompu par cette nouvelle promotion au consulat, loin de borner ses prétentions à la conquête de la Syrie et des Parthes, il ne se promettait rien moins que de faire passer pour des jeux d'enfants les exploits de Lucullus contre Tigrane et les victoires de Pompée sur Mithridate; déjà, dans ses folles espérances, il voyait la Bactriane, les Indes et la mer extérieure soumises à ses armes. Cependant le décret du peuple ne comprenait pas la guerre des Parthes; mais tout le monde savait que c'était la folie de Crassus; et César lui écrivit des Gaules pour louer son projet et l'exciter à cette guerre. Atéius, l'un des tribuns du peuple, voulait s'opposer à son départ, et il était appuyé par un grand nombre de citoyens, qui voyaient avec indignation qu'on allât porter la guerre chez des nations alliées du peuple romain et desquelles l'on n'avait pas à se plaindre. Crassus, qui craignit les suites de cette opposition, eut recours à Pompée, et le pria de l'accompagner hors de la ville. Ce dernier jouissait auprès du peuple d'une telle considération, que cette multitude, qui s'était attroupée pour s'opposer au départ de Crassus et l'arrêter par ses clameurs, n'eut pas plutôt vu Pompée marcher devant lui avec un visage serein et un air riant, qu'adoucie par sa présence elle lui laissa le passage libre. Atéius, sans se déconcerter va au-devant de Crassus, lui défend de sortir de Rome et proteste contre son entreprise. Il commande ensuite à un huissier de le saisir et de l'arrêter. Les autres tribuns s'y étant opposés, l'huissier le lâcha ; Atéius, ayant couru à la porte de la ville, met à terre un brasier plein de feu, et lorsque Crassus arrive il jette des parfums dans le brasier, y répand des libations, et, prononçant des imprécations horribles, il invoque par leurs noms des divinités étranges et terribles. Les Romains prétendent que ces imprécations, qui sont très secrètes et très anciennes, ont toujours un effet inévitable sur ceux qui en ont été l'objet; qu'elles sont même funestes à ceux qui les prononcent ; d'où vient que peu de personnes osent les employer, et qu'ils ne le font que dans des occasions extraordinaires. Aussi blâme-t-on Atéius d'avoir compris dans un anathème si terrible Rome elle-même, dont l'intérêt était le seul motif de son indignation contre le consul. [17] Crassus, s'étant mis en route, arrive à Brundusium; l'hiver n'était pas encore passé et rendait la navigation dangereuse; mais il ne voulut pas attendre, et ayant mis tout de suite à la voile, il perdit plusieurs vaisseaux. Il rassembla le reste de son armée et se rendit par terre en Galatie, où il trouva le roi Déjotarus occupé, malgré son extrême vieillesse, à bâtir une ville. « Eh! quoi, prince, lui dit Crassus en plaisantant, vous commencez à bâtir une ville à la douzième heure du jour! — Mais vous-même, général, lui répondit en riant Déjotarus, vous ne partez pas de trop bonne heure pour aller faire la guerre aux Parthes." Crassus avait alors soixante ans, et il en paraissait davantage. Arrivé en Syrie, il vit ses premiers succès justifier ses espérances : il jeta sans obstacles un pont sur l'Euphrate, et y fit passer en sûreté son armée. Plusieurs villes de la Mésopotamie se rendirent à lui volontairement; il y en eut une cependant, dont Apollonius était le tyran, qui osa faire résistance et tua cent soldats romains. Crassus, ayant fait approcher toute son armée, prit la ville d'assaut, en pilla toutes les richesses et vendit les habitants. Les Grecs appelaient cette ville Zénodotie. Crassus, ayant souffert que ses soldats, pour un si mince avantage, lui donnassent le titre d'imperator, se couvrit de honte, et ne donna pas une grande idée de l'élévation de ses sentiments; on jugea qu'il renonçait à l'espérance de plus grands exploits, puisqu'il attachait tant de prix à un si faible succès. Après avoir mis dans les villes qu'il avait soumises des garnisons qui montaient à sept mille hommes de pied et à mille chevaux, il retourna prendre ses quartiers d'hiver en Syrie. Ce fut là que son fils vint le joindre de la Gaule, où il était avec César. Ce jeune homme avait déjà reçu plusieurs prix d'honneur, qu'il devait à son courage, et il amenait à son père mille cavaliers d'élite. Après la faute qu'avait faite Crassus d'entreprendre cette guerre, et qui fut la plus grande de toutes, il n'en commit pas de plus funeste que ce prompt retour en Syrie, tandis qu'il aurait dû hâter sa marche et occuper les villes de Babylone et de Séleucie, de tout temps ennemies des Parthes. Par ce retard, il donna le temps aux ennemis de se préparer à la défense. A cette première faute il en ajouta une seconde : ce fut de se conduire pendant son séjour en Syrie plutôt en commerçant qu'en général d'armée, ce qui lui attira un blâme universel. Au lieu de faire la revue de ses troupes, de les tenir en haleine par des exercices et des jeux militaires, il s'amusa pendant p'usieurs jours à compter les revenus des villes, à peser lui-même à la balance tous les trésors que renfermait le temple de la déesse d'Hiérapolis. Il envoyait demander aux peuples et aux villes des contributions en hommes pour recruter son armée; et ensuite il les en exemptait pour de l'argent. Cette conduite le rendit méprisable à ceux même qui obtenaient ces exemptions. Le premier présage de ses malheurs lui vint de cette déesse d'Hiérapolis, qui selon les uns est Vénus, suivant d'autres Junon, et que quelques-uns assurent être la nature même, qui a tiré de la substance humide les principes et les semences de tous les êtres et a fait connaître aux hommes les sources de tous les biens. Comme il sortait du temple, le jeune Crassus fit une chute sur le seuil de la porte, et son père tomba sur lui. [18] Pendant qu'il rassemblait ses troupes de leurs quartiers d'hiver, il reçut des ambassadeurs d'Arsace, roi des Parthes, qui lui exposèrent en peu de mots l'objet de leur députation. "Si cette armée, lui dirent-ils, est envoyée par les Romains, notre roi leur fera une guerre implacable; mais si, comme on nous l'a dit, c'est contre la volonté de Rome et pour satisfaire sa propre cupidité que Crassus est entré en armes dans le pays des Parthes et s'est emparé de leurs villes, Arsace, lui donnant l'exemple de la modération, aura pitié de sa vieillesse et laissera la libre sortie de ses états aux soldats romains, qu'il regarde plutôt comme ses prisonniers que comme des troupes établies en garnison dans ses villes." Crassus leur ayant répondu avec une sorte de bravade qu'il leur ferait savoir ses intentions dans la ville de Séleucie, Vasigès, le plus âgé des ambassadeurs, se mit à rire, et lui montrant la paume de sa main : « Crassus, lui dit-il, il croîtra du poil dans le creux de ma main plus tôt que tu ne verras Séleucie. » Les ambassadeurs se retirèrent, et étant retournés vers leur roi Hyrodes, ils lui déclarèrent qu'il ne fallait plus songer qu'à la guerre. Cependant quelques-uns des soldats romains que Crassus avait mis en garnison dans les villes de Mésopotamie s'en étant échappés avec le plus grand danger, apportèrent à Crassus des nouvelles inquiétantes. Ils avaient vu de leurs yeux le grand nombre des ennemis, les combats qu'ils avaient livrés en attaquant ces villes; et, comme il est ordinaire dans la frayeur, ils faisaient les choses beaucoup plus terribles qu'elles ne l'étaient. « Les Parthes, disaient-ils, sont des hommes dont on ne peut éviter la poursuite et qu'on ne saurait atteindre dans leur fuite : leurs traits sont d'une espèce inconnue aux Romains, et ils les lancent avec tant de roideur, que l'oeil ne peut en suivre la rapidité et qu'on en est frappé avant de les avoir vus partir. Les armes offensives de leur cavalerie brisent et pénètrent tout sans trouver de résistance, et leurs armes défensives ne peuvent être entamées." Ces rapports rabattirent beaucoup de l'audace des soldats, qui avaient cru que les Parthes ressemblaient aux peuples d'Arménie et de Cappadoce, que Lucullus avait toujours battus et poussés devant lui jusqu'à se lasser. Ils s'étaient flattés que les plus grandes difficultés de cette guerre seraient la longueur du chemin et la poursuite des ennemis qui n'oseraient jamais les attendre pour se mesurer avec eux ; et ils se voyaient, contre leur attente, réservés à des combats et, à des dangers continuels. Aussi quelques-uns des principaux officiers furent-ils d'avis que Crassus s'arrêtât et qu'avant d'aller plus loin il remit l'entreprise entière en délibération. De ce nombre était le questeur Cassius. Les devins même disaient tout bas que les victimes avaient toujours donné des signes funestes et n'avaient jamais pu rendre les dieux propices. Mais Crassus ne fit aucune attention à leurs présages, et ne voulut écouter que ceux qui l'exhortaient à presser la marche. [19] Ce qui augmenta encore sa confiance, ce fut voir arriver à son camp Artabaze, roi d'Arménie, qui lui amenait six mille cavaliers, qu'on disait n'être que les gardes et les satellites de ce prince, qui lui promettait encore dix mille chevaux bardés de fer et trente mille hommes de pied, tous entretenus à ses dépens. Il conseillait à Crassus d'entrer dans le pays des Parthes par l'Arménie, où il aurait en abondance toutes lus provisions nécessaires à son armée, que le roi fournirait lui-même ; où il marcherait en sûreté, ayant devant lui une longue chaîne de montagnes, dans un pays très coupé et presque impraticable à la cavalerie, qui faisait toute la lorce des Parthes. Crassus le remercia assez froidement de sa bonne volonté et des offres qu'il lui faisait d'un si puissant secours ; mais il lui dit qu'il passerait par la Mésopotamie, où il avait laissé un grand nombre de braves Romains. Sur cette réponse, le roi d'Arménie s'en retourna. Crassus faisait passer l'Euphrate à ses troupes sur le pont qu'il avait construit près de la ville de Zeugma, lorsqu'il survint tout à coup des tonnerres affreux et des éclairs redoublés qui donnaient dans le visage des soldats. Il s'éleva en même temps un vent impétueux et un nuage épais d'où la foudre s'élançant avec violence tomba sur le pont et en abattit une grande partie. Le lieu où il devait camper fut deux fois frappé de la foudre. Un de ses chevaux de bataille, couvert du plus riche harnais, emporta son écuyer et se précipita avec lui dans le fleuve, où il fut englouti. Quand on enleva l'aigle de la première compagnie, pour donner le signal de la marche, elle se tourna d'elle-même en arrière. Lorsque après le passage du fleuve, on distribua les vivres aux soldats, on commença par le sel et les lentilles, que les Romains regardent comme des signes de deuil et qu'ils font servir pour les funérailles. Crassus, dans le discours qu'il fit aux troupes, laissa échapper une parole qui jeta le trouble dans toute l'armée; il dit qu'il avait fait rompre le pont, afin que personne ne pût retourner sur ses pas; et quand il eut senti combien cette parole était inconsidérée, au lieu de la corriger et de l'expliquer, pour rendre la confiance aux timides, son opiniâtreté naturelle la lui fit négliger. Enfin, dans le sacrifice d'expiation pour l'armée, il laissa tomber les entrailles de la victime, qu'il prenait des mains du devin; et s'étant aperçu de l'impression fâcheuse que cet accident avait fait sur les assistants : « Voilà, dit-il en souriant, ce que fait la vieilesse; « du moins les armes ne me tomberont point des mains. » [20] Après le sacrifice, il se mit en marche le long de l'Euphrate avec sept légions d'infanterie, un peu moins de quatre mille chevaux, et à peu près autant de troupes légères. Quelques-uns des coureurs qu'il avait envoyés reconnaître le pays lui rapportèrent qu'ils n'avaient pas trouvé un seul homme dans la campagne, mais qu'ils avaient vu les traces d'un grand nombre de cavaliers qui paraissaient avoir pris la fuite, comme s'ils étaient poursuivis. Ce rapport lui donna encore plus de confiance, et les soldats eux-mêmes conçurent du mépris pour les Parthes, en se persuadant qu'ils n'oseraient jamais en venir aux mains avec eux. Mais Cassius représenta de nouveau à Crassus qu'il devait laisser reposer son armée dans une des villes où il avait mis garnison, jusqu'à ce qu'il eût pris des informations plus sûres des ennemis : que s'il n'approuvait pas cet avis, il fallait, en suivant l'Euphrate, gagner Séleucie, où il serait à portée de tirer des vivres en abondance de ses vaisseaux de charge, qui suivraient toujours son camp; que l'Euphrate les empêchant d'être euveloppés, ils auraient toujours l'ennemi en face, et le combattraient sans désavantage. [21] Crassus délibérait avec son conseil sur les propositions de Cassius, lorsqu'il vint dans le camp un chef d'Arabes, nomme Ariamnes {Abgaros}, homme artificieux et fourbe, qui, de tous les malheurs que la fortune rassembla pour la perte de Crassus, fut le plus grand et le plus décisif. Quelques officiers qui avaient servi sous Pompée dans ce pays-là savaient que l'amitié de cet Arabe ne lui avait pas été inutile, et il passait pour ami des Romains. Mais alors les généraux du roi des Parthes, avec qui il était d'intelligence, l'envoyèrent à Crassus, pour l'engager par tous les moyens possibles à s'éloigner le plus qu'il pourrait des bords du fleuve et des pays montueux, et à se jeter dans ces plaines immenses, où il serait facile de l'envelopper; car rien n'était moins dans leur projet que d'attaquer de front les Romains. Ce barbare, qui ne manquait pas d'éloquence, étant donc venu trouver Crassus, loua d'abord Pompée, comme son bienfaiteur; ensuite, félicitant Crassus sur le bon état de son armée, il le blâma de tirer ainsi la guerre en longueur, de consumer son temps en préparatifs, comme s'il avait besoin d'armes et non pas plutôt de mains et de pieds agiles, contre des ennemis qui depuis longtemps ne cherchaient que les moyens d'enlever les personnes qui leur étaient les plus chères, avec leurs meubles les plus précieux, et de s'enfuir le plus promptement qu'ils pourraient chez les Scythes ou chez les Hyrcaniens. « Quand même, ajouta-t-il, vous devriez les combattre, il faudrait vous hâter, avant que leur roi, reprenant courage, eût rassemblé toutes ses forces; maintenant il jette entre vous et lui Syllaces et Suréna, afin de vous empêcher de le poursuivre; pour lui, il ne se montre nulle part. » Rien de tout cela n'était vrai; car le roi Hyrodes, ayant fait deux divisions de son armée, était allé à la tète de l'une ravager l'Arménie, pour les venger d'Artabaze, et il avait envoyé l'autre contre les Romains, sous les ordres de Suréna, non, comme on l'a dit, qu'il méprisât Crassus. Hyrodes n'avait pas assez peu de sens pour faire si peu de cas d'un adversaire tel que Crassus, l'un des premiers personnages de Rome, et pour préférer d'aller combattre Artabaze et faire le dégât dans l'Arménie, mais plutôt voulant, par la crainte du danger, n'être que simple spectateur et attendre l'événement, il envoya d'abord Suréna pour tenter la fortune du combat et arrêter les Romains. Car Suréna n'était pas un homme ordinaire : ses richesses, sa naissance et sa réputation le plaçaient immédiatement au-dessous du roi; en valeur et en prudence il était le premier des Parthes, et ne le cédait à personne pour la beauté de la taille et de la figure. Quand il était en voyage, il avait à sa suite mille chameaux qui portaient son bagage, deux cents chariots pour ses concubines, mille cavaliers tout couverts de fer et un plus grand nombre armés à la légère, car ses vassaux et ses esclaves auraient pu lui composer une escorte de dix mille chevaux; sa naissance lui donnait le droit héréditaire de ceindre le bandeau royal aux rois des Parthes le jour de leur couronnement. Il avait rétabli Hyrodes sur le trône d'où il avait été chassé, lui avait soumis la ville de Séleucie en montant le premier sur la muraille et renversant de sa main tous ceux qui faisaient résistance. Il n'avait pas encore trente ans, et déjà sa prudence et la sagesse de ses conseils lui avaient acquis la plus grande réputation. Ce fut principalement par cette prudence qu'il détruisit Crassus, que d'abord son audace et son orgueil, ensuite le découragement où le jetèrent ses malheurs, firent si facilement tomber dans tous les piéges que Suréna lui tendit. [22] Le barbare Ariamnes {Abgaros}, lui ayant alors persuadé de s'éloigner du fleuve, le mena à travers de grandes plaines, par un chemin d'abord uni et aisé, mais qui bientôt devint très difficile. On ne trouva plus que des sables profonds, que des campagnes découvertes où l'on ne voyait ni arbres ni eau, où l'oeil n'apercevait aucune borne qui fit espérer quelque repos. La soif, la fatigue, et plus encore les objets désespérants que les Romains avaient sous les yeux, les jetèrent dans le découragement; ils ne voyaient nulle part ni arbres, ni ruisseaux, ni collines, ni herbe verte; ce n'était en quelque sorte qu'une mer immense de sables déserts qui les environnait de toutes parts. Ce début leur fit soupçonner de la trahison; et ils ne purent plus en douter lorsqu'ils reçurent des courriers d'Artabaze, qui mandait à Crassus qu'obligé de soutenir une guerre difficile contre Hyrodes, qui était tombé sur lui avec de grandes forces, il ne pouvait lui envoyer les secours qu'il lui avait promis; qu'il lui conseillait donc de retourner vers l'Arménie, de joindre ses troupes aux siennes, pour combattre ensemble contre le roi des Parthes; que s'il ne voulait pas suivre ce conseil, il évitât du moins de marcher et de camper dans des lieux favorables à la cavalerie, et qu'il s'approchât toujours des montagnes. Crassus, aveuglé par sa colère et par son imprudence, ne daigna pas même écrire au roi d'Arménie; il se contenta de répondre de vive voix aux courriers qu'il n'avait pas le temps de penser aux Arméniens, mais que bientôt il irait dans leur pays se venger de la trahison d'Artabaze. Cassius, indigné de cette réponse, ne fit plus de nouvelles représentations 'à Crassus, qui les recevait mal ; et prenant à part Ariamnes, il l'accabla de reproches et d'injures : « Le plus scélérat des hommes, lui dit-il, quel mauvais génie t'a conduit vers nous? Par quels charmes, par quels sortilèges as-tu su persuader à Crassus de jeter son armée dans ces déserts immenses, dans ces abîmes de sables, dans ces chemins arides qui conviendraient plutôt à un chef de voleurs numides qu'à un général romain?" Le barbare, homme fourbe et rusé, parlant à Cassius avec beaucoup de soumission, cherche à le rassurer et l'exhorte à supporter cette marche pénible, qui finirait bientôt. Se mêlant ensuite parmi les soldats et marchant avec eux, il leur dit d'un ton railleur: « Croyez-vous donc marcher dans les belles plaines de la Campanie? et voudriez-vous trouver ici ces sources, ces ruisseaux, ces ombrages et jusqu'à ces bains et ces hôtelleries dont elle est pleine? Oubliez-vous que vous êtes sur les confins de l'Arabie et de l'Assyrie? » C'est ainsi que ce barbare tâchait de les adoucir : mais avant que sa fourberie fut découverte il sortit du camp, et du consentement de Crassus, à qui il persuada encore qu'il allait le servir, en mettant le trouble parmi les ennemis. [23] Ce jour-là, dit-on, Crassus, au lieu de paraître en public avec sa robe de pourpre, comme c'est l'usage des généraux romains, en prit une noire, et, s'en étant aperçu, il alla tout de suite en changer. Les officiers ayant voulu prendre les enseignes pour donner le signal de la marche, ils eurent autant de peine à les arracher que si elles eussent pris racine en terre. Crassus ne fit qu'en plaisanter, et, pour presser la marche, il força ses gens de pied de suivre la cavalerie. Mais bientôt quelques-uns des coureurs, qu'il avait envoyés à la découverte, vinrent lui rapporter que leurs camarades avaient été tués par les ennemis; qu'ils avaient eu eux-mêmes bien de la peine à leur échapper, et que l'armée des Parthes, aussi nombreuse que pleine d'audace, était en marche pour venir les attaquer. Ce rapport jeta le trouble dans toute l'armée; et Crassus en fut si étonné, que, hors de lui-même et n'ayant pas une entière liberté d'esprit, il rangea avec beaucoup de précipitation ses troupes en bataille. D'abord, par le conseil de Cassius, il donna le plus d'étendue possible à son infanterie, afin qu'occupant un grand espace, elle fût moins facile à envelopper, et il distribua la cavalerie sur les ailes; mais ensuite, changeant d'avis et resserrant son infanterie, il en forma une phalange carrée, d'une grande profondeur, qui faisait face de tous côtés et qui avait sur chaque face douze cohortes, fortifiées chacune par une compagnie de cavaliers; il voulait que chaque partie de cette phalange fût soutenue par la cavalerie, et que tout le corps de bataille étant également défendu chargeât avec plus de confiance. Il donna le commandement d'une des ailes à Cassius, mit son fils Crassus à la tête de l'autre, et se plaça lui-même au centre. Ils s'avancèrent dans cet ordre et arrivèrent aux bords d'un petit ruisseau appelé Balissus; il n'avait pas beaucoup d'eau, mais il fit un grand plaisir aux soldats, qui, par l'extrême sécheresse et la chaleur excessive qu'ils avaient essuyée dans une marche si pénible, étaient accablés de fatigue. La plupart des officiers proposèrent de camper en cet endroit et d'y passer la nuit, pour s'assurer autant qu'il serait possible du nombre des ennemis, de leur ordonnance de bataille, et les attaquer le lendemain à la pointe du jour. Mais Crassus, emporté par l'ardeur de son fils et de la cavalerie que commandait ce jeune homme, et qui le pressait de les mener au combat, ordonna que ceux qui voudraient prendre leur repas mangeassent debout sans quitter leurs rangs; il ne leur donna pas même le temps d'achever, et les fit remettre en marche; mais, au lieu de les faire aller au petit pas, et en prenant de temps en temps du repos, comme on a coutume de faire quand on mène des troupes au combat, ils marchaient d'un pas précipité, et ils ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils aperçurent les Parthes, qui, contre leur attente, ne leur parurent ni aussi nombreux ni aussi imposants qu'on les leur avait représentés: car Suréna avait placé derrière les premiers rangs une grande partie de ses troupes; et pour cacher l'éclat de leurs armes, il les leur avait fait couvrir avec des peaux ou avec leurs manteaux. Mais dès qu'ils furent près des Romains, et que Suréna leur eut donné le signal, à l'instant toute la campagne retentit de cris affreux et d'un bruit épouvantable; car les Parthes ne se servent pas, pour s'animer au combat, de cors ou de trompettes, mais d'instruments creux, couverts de cuir, entourés de sonnettes d'airain, sur lesquels ils frappent avec force, et d'où il sort un bruit sourd et effrayant, qui semble un mélange du rugissement des bêtes féroces et des éclats du tonnerre. Ils avaient très bien observé que l'ouïe est de tous nos sens celui qui porte plus aisément le trouble dans l'âme, qui émeut plus promptement les passions, et transporte plus vivement l'homme hors de lui-même. [24] Les Romains étaient encore tout effrayés de ce bruit extraordinaire, lorsque les Parthes, jetant tout à coup les couvertures de leurs armes, parurent tout en feu par le vif éclat de leurs casques et de leurs cuirasses, qui, faits d'un acier margien, brillaient comme la flamme; leurs chevaux, bardés de fer et d'airain, ne jetaient pas moins d'éclat. A leur tête, Suréna se faisait distinguer par sa taille et sa beauté; son air efféminé semblait démentir sa haute réputation; car il peignait son visage à la façon des Mèdes, et ses cheveux étaient séparés sur le front ; au lieu que les autres Parthes les laissaient croître naturellement, à la manière des Scythes, afin de se rendre plus terribles. Ils voulurent d'abord charger les Romains, à coups de pique, afin de les enfoncer et d'ouvrir leurs premiers rangs ; mais quand ils eurent reconnu la profondeur de leur phalange et l'assiette ferme des soldats qui se tenaient unis et serrés, ils reculèrent à quelque distance, et, feignant de se disperser et de rompre leur ordonnance, ils eurent enveloppé le bataillon carré des Romains avant que ceux-ci se fussent aperçus de leur dessein. Crassus, aussitôt, ordonne à ses troupes légères de tomber sur l'ennemi; mais elles n'allèrent pas loin : accablées d'une grêle de flèches, elles se retirèrent bien vite pour se mettre à couvert sous leur infanterie, qui commença à être saisie de trouble et d'effroi à la vue de ces flèches, dont la force et la roideur brisaient toutes les armes et ne trouvaient aucune résistance. Les Parthes, s'étant éloignés, lancèrent des flèches de tous côtés sans viser personne, la phalange romaine était si serrée, qu'il était impossible que chaque coup ne portât pas, et tous ces coups étaient terribles; la grandeur, la force, la flexibilité de leurs arcs, donnaient plus d'étendue à la corde, chassaient la flèche avec impétuosité, et faisaient des blessures profondes. Les Romains étaient dans la situation la plus fâcheuse : s'ils restaient fermes dans leurs rangs, ils étaient cruellement blessés; s'ils marchaient contre les ennemis ils ne pouvaient leur faire de mal, et n'en étaient pas moins maltraités. Les Parthes fuyaient à leur approche, sans cesser pour cela de tirer ; car c'est une manière de combattre qu'ils entendent mieux qu'aucun autre peuple du monde, après les Scythes: manoeuvre très adroitement imaginée, puisqu'ils se défendaient même en fuyant et que par là leur fuite n'a rien de honteux. [25] Tant que les Romains espérèrent que les Parthes, après avoir épuisé leurs flèches, cesseraient de combattre ou en viendraient aux mains, ils souffrirent avec courage ; mais quand on sut qu'il y avait derrière l'armée des chameaux chargés de flèches, où les premiers rangs, en faisant le tour, allaient, à mesure qu'ils en avaient besoin, en prendre de nouvelles, alors Crassus, ne voyant pas de terme à des maux si cruels, fit dire à son fils de tout tenter pour joindre et charger les ennemis avant qu'il fût enveloppé; car c'était surtout de son corps de cavalerie qu'une des ailes de l'armée ennemie s'était approchée davantage, pour l'entourer et la prendre par derrière. Le jeune Crassus, ayant pris à l'instant treize cents chevaux, au nombre desquels étaient les mille que César lui avait donnés, cinq cents archers, et les huit cohortes d'infanterie qui se trouvaient le plus près de lui, courut sur ceux des ennemis qui cherchaient à l'envelopper; mais les Parthes, soit comme on l'a dit, qu'ils craignissent cette attaque, soit qu'ils voulussent attirer le jeune homme le plus loin qu'ils pourraient de son père, tournèrent bride et prirent la fuite. Le fils de Crassus se mit à crier que les ennemis n'osaient les attendre ; et en même temps il pousse à eux à bride abattue, suivi de Censorinus et de Mégabacchus ; celui-ci, distingué par son courage et par sa force; Censorinus, par sa dignité de sénateur et par son éloquence ; tous deux amis du jeune Crassus et à peu près de son âge. La cavalerie s'étant donc mise à la poursuite de l'ennemi, l'infanterie ne voulut pas montrer moins d'ardeur ni moins de joie, dans l'espérance qu'ils avaient de la victoire; car ils croyaient être vainqueurs, et n'avoir plus qu'à poursuivre l'ennemi. Mais lorsqu'ils furent très éloignés du corps de leur armée, ils reconnurent la fraude des Parthes ; ceux qui avaient fait semblant de fuir tournèrent la tète, et furent bientôt rejoints par un grand nombre d'autres. Les Romains s'arrêtèrent, dans la pensée que les ennemis, les voyant en si petit nombre, en viendraient aux mains avec eux; mais les Parthes, leur opposant leurs chevaux bardés de fer, firent voltiger autour d'eux leur cavalerie légère, qui, en courant la plaine et en remuant jusqu'au fond les monceaux de sable dont elle était couverte, éleva un nuage de poussière si épais, que les Pomains ne pouvaient ni se voir ni se parler. Rassemblés dans un petit espace, et pressés les uns contre les autres, ils tombaient sous les flèches des ennemis, et expiraient d'une mort aussi lente que cruelle, dans des douleurs et des déchirements insupportables. Ils se roulaient sur le sable avec les flèches dans le corps et mouraient dans des tourments affreux; ou, s'ils voulaient arracher ces flèches à pointes recourbées, qui avaient pénétré à travers les veines et les nerfs, ils ouvraient davantage leurs plaies, et augmentaient leurs douleurs. Il en périt un grand nombre dans cette attaque meurtrière, et ceux qui restaient encore n'étaient plus en état de se défendre. Le jeune Crassus les ayant exhortés à charger cette cavalerie bardé de fer, ils lui montrèrent leurs mains attachées à leurs boucliers, leurs pieds percés d'outre en outre et cloués à terre , en sorte qu'ils étaient dans une égale impuissance de combattre et de fuir. Alors Crassus, poussant ses cavaliers, se jette au milieu des ennemis, et les charge avec vigueur, mais le combat était trop inégal, soit dans l'attaque, soit dans la défense. Les Romains frappaient avec des javelins faibles et courtes, sur des cuirasses d'acier ou de cuir ; et les barbares, armés de forts épieux, portaient des coups terribles sur les corps des Gaulois qui étaient presque nus ou légèrement armés. C'était en ces derniers que le jeune Crassus avait la plus grande confiance, et il fit avec eux des prodiges de valeur. Ils prenaient à pleines mains les épieux des Parthes, et, les saisissant eux-mêmes par le milieu du corps, ils les renversaient de dessus leurs chevaux, et une fois à terre, la pesanteur de leurs armes les empêchait de se relever. Plusieurs de ces cavaliers gaulois, quittant leurs chevaux, se glissaient sous ceux des ennemis, et leur perçaient le flanc avec. leurs épées. Ces animaux se cabraient de douleur, renversaient leurs maitres, les foulaient aux pieds pêle-mêle avec les ennemis, et tombaient morts sur la place : mais rien ne faisait autant souffrir les Gaulois que la chaleur et la soif, qu'ils n'étaient pas accoutumés à supporter. Plusieurs de leurs chevaux périrent en allant s'enferrer d'eux-mêmes dans les épieux des ennemis. Ils furent donc obligés de se retirer vers leur infanterie, emmenant le jeune Crassus, qui souffrait beaucoup de ses blessures. Ayant aperçu assez près d'eux une bulle de sable, ils s'y retirèrent, attachèrent leurs chevaux au milieu de cet espace, et formèrent une sorte d'enceinte avec leurs boucliers, dans l'espérance qu'ils pourraient mieux s'y défendre contre les barbares. Il arriva tout le contraire; car, sur un terrain uni, les premiers rangs servent à couvrir les derniers; mais l'inégalité du lieu les élevant les uns au-dessus des autres, et ceux de derrière étant les plus découverts, ils ne pouvaient éviter les flèches des ennemis, ils en étaient tous également frappés, et déploraient leur malheur de périr ainsi sans gloire et sans pouvoir se venger. Le jeune Crassus avait auprès de lui deux de ces Grecs qui s'étaient établis à Carrhes, ville de cette contrée; ils le nommaient Hiéronymus et Nicomachus. Ils lui proposèrent de s'enfuir avec eux, et de se retirer dans la ville d'Ischnes, qui tenait pour les Romains, et qui n'était pas éloignée. Mais il leur répondit qu'il n'y avait point de mort si affreuse dont la crainte pût lui faire abandonner des soldats qui se sacrifiaient pour lui; il leur conseilla donc de se sauver, et, après les avoir embrassés, il les congédia. Pour lui, ne pouvant se servir de sa main, qui était traversée d'une flèche, il présenta le flanc à son écuyer, et lui ordonna de le percer de son épée. Censorinus mourut, dit-on, de la même manière; et Mégabacchus se donna lui-même la mort. Les principaux officiers se tuèrent de leur propre main, et ceux qui restèrent périrent par le fer de leur ennemi, en combattant avec beaucoup de valeur. Les Parthes ne firent pas plus de cinq cents prisonniers; ils coupèrent la tête du jeune Crassus, et marchèrent aussitôt contre son père. [26] Crassus, qui après avoir donné à son fils l'ordre d'attaquer les Parthes, ne fut pas longtemps sans recevoir la nouvelle de leur déroute, et de la poursuite qu'en faisaient les Romains. Voyant que les ennemis qu'il avait en tête ne le pressaient plus si vivement, car la plupart étaient allés contre son fils, il reprit un peu de courage; et, ayant réuni ses troupes, il alla se placer sur une colline qu'il avait derrière lui, dans l'espérance que son fils ne tarderait pas à revenir de la poursuite des Parthes. Les premiers courriers que le jeune Crassus lui avait envoyés pour lui apprendre dans quel danger il était avaient été massacrés par les ennemis; les derniers, leur ayant échappé avec beaucoup de peine, vinrent lui annoncer que son fils était perdu s'il ne lui envoyait un secours aussi puissant que prompt. Cette nouvelle jeta Crassus dans un tel trouble, qu'agité de passions contraires il ne savait quel parti prendre : longtemps partagé entre la crainte de tout perdre et le désir d'aller au secours de son fils, il se détermine enfin à faire avancer son armée; elle était à peine en marche, qu'il voit arriver les Parthes, que leurs cris perçants et leurs chants de victoire rendaient encore plus terribles. Ils firent retentir les sons effrayants de leurs tambours aux oreilles des Romains, qui les regardèrent comme le signal d'un nouveau combat. Ceux qui portaient au bout d'une pique la tête du jeune Crassus, s'approchant des Romains, la leur présentèrent, en leur demandant, avec une raillerie insultante, quels étaient les parents et la famille de ce jeune homme : « car, ajoutèrent-ils, il n'est pas vraisemblable qu'un jeune guerrier d'un si grand courage, d'une valeur si brillante, ait pour père un homme aussi lâche, aussi méprisable que Crassus. » Cette vue abattit beaucoup plus le courage et les forces des Romains, que tous les autres maux qu'ils souffraient. Loin d'enflammer leur colère et de les animer du désir si naturel de la vengeance, elle les glaça de crainte et d'horreur. Cependant Crassus, dans un malheur si grand, fit paraître beaucoup plus de courage qu'il n'en avait encore montré. Il parcourut les rangs, en criant à ses soldats : « Romains, c'est moi seul que cette perte regarde. Tant que vous vivrez, toute la fortune et toute la gloire de Rome subsistent et sont toujours invincibles. Mais si vous êtes touchés du malheur d'un père qui vient de perdre un fils si estimable, montrez votre compassion pour moi dans votre colère contre les ennemis; ôtez-leur cette joie barbare, punissez leur cruauté, et ne vous laissez pas abattre par mon malheur. Il faut nécessairement en éprouver quand on aspire à de grandes choses. Ce n'est pas sans verser le sang des Romains que Lucullus a vaincu Tigrane et que Scipion a défait Antiochus. Nos ancêtres ont perdu mille vaisseaux sur les mers de Sicile, ils ont vu périr en Italie plusieurs de leurs généraux et de leurs capitaines, et leurs défaites n'ont pas empêché les Romains de subjuguer leurs vainqueurs. Ce n'est pas aux faveurs de la fortune, mais à leur patience, à leur courage dans l'adversité, qu'ils ont dû cette grande puissance à laquelle ils sont parvenus. » [27] Ces encouragements de Crassus firent peu d'impression sur le plus grand nombre; et lorsqu'il donna l'ordre de jeter le cri du combat, il reconnut le découragement de ses troupes au cri faible et inégal qu'elles firent entendre et qui contrastait si fort avec les cris éclatants et fermes que poussaient les barbares. Dés que l'attaque eut commencé, la cavalerie légère des Parthes se répandit sur les flancs des Romains et fit pleuvoir sur eux une grêle de flèches. La cavalerie pesamment armée, les chargeant de front avec ses épieux, les força de se resserrer dans un espace étroit ; quelques-uns seulement, pour éviter la mort cruelle que donnaient les flèches, osèrent se jeter sur eux en désespérés, non qu'ils leur fissent beaucoup de mal; mais du moins ils recevaient une mort prompte des blessures larges et profondes que faisaient ces longues piques, dont les barbares leur portaient des coups si roides et si forts que souvent ils perçaient deux cavaliers à la fois. Un combat si inégal dura jusqu'à la nuit, qui obligea les Parthes de rentrer dans leur camp. Ils dirent, en se retirant, qu'ils accordaient une nuit à Crassus pour pleurer son fils, à moins que, prenant un parti plus sage et plus sûr, il ne voulût aller de lui-même trouver Arsace, plutôt que de s'y voir traîné. Ils campèrent près des Romains, avec l'espérance de les défaire entièrement le lendemain. Cette nuit fut terrible pour les soldats de Crassus; ils ne songèrent ni à enterrer les morts ni à panser les blessés, qui expiraient dans les douleurs les plus cruelles : chacun déplorait son propre malheur, qu'ils jugeaient tous inévitable, soient qu'ils attendissent le jour dans le camp, soit qu'ils entreprissent de se jeter pendant la nuit dans cette plaine immense. Leurs blessés les mettaient aussi dans une cruelle perplexité : les emporter avec eux, c'était mettre plus de lenteur dans la fuite; s'ils les laissaient, leurs cris ne pouvaient manquer de faire découvrir leur départ. Quoiqu'ils reconnussent que Crassus était l'auteur de tous leurs maux, ils désiraient néanmoins de le voir et de l'entendre; mais, retiré à l'écart dans un coin obscur, couché à terre et la tète couverte, il offrait à la multitude un grand exemple des vicissitudès de la fortune, et aux hommes de sens une preuve frappante des effets de sa folie et de son ambition, qui, le rendant insensible à la gloire d'être le premier et le plus grand entre tant de milliers d'hommes, lui avaient fait croire que tout lui manquait, parce qu'il en voyait deux qui lui étaient préférés. Octavius, un de ses lieutenants, et Cassius, voulurent le faire lever, et lui redonner du courage; mais, le voyant incapable d'en reprendre, ils appellent les centurions et les chefs de bande, tiennent conseil à la hâte, et, ayant décidé le départ, ils font lever le camp, sans donner le signal avec la trompette. L'ordre s'exécuta d'abord dans un grand silence; mais dès que les blessés s'aperçurent qu'on les abandonnait, ils poussèrent des cris et des gémissements qui remplirent le camp de trouble et de confusion : ceux qui avaient décampé les premiers, croyant que les ennemis venaient les attaquer, en furent dans un tel effroi, qu'en revenant sur leurs pas et se rangeant en bataille, en chargeant sur les bêtes de somme les blessés qui les suivaient et faisant descendre les moins malades ils perdirent un temps considérable. Il n'y eut que trois cents cavaliers qui, sous la conduite d'Ignatius, arrivèrent à Carres au milieu de la nuit. Cet officier ayant appelé en sa langue les gardes qui faisaient sentinelle sur les murailles, et qui lui répondirent, les chargea de dire à Coponius, commandant de la place, que Crassus avait livré un grand combat avec les Parthes; et sans rien dire de plus, sans se faire connaître, il gagna le pont que Crassus avait construit sur l'Euphrate, et se sauva avec ses cavaliers; mais il fut blâmé d'avoir ainsi abandonné son général. Cependant cette parole qu'il avait jetée en passant, pour être rapportée à Coponius, fut utile à Crassus. Ce commandant, ayant jugé à la précipitation de l'officier et à l'obscurité de son discours, qu'il n'avait rien de bon à annoncer, fit armer sur-le-champ la garnison; et dès qu'il fut informé que Crassus était en marche, il alla au-devant de lui et le fit entrer dans la ville avec son armée. [28] Les Parthes s'étaient bien aperçus de la fuite des Romains, mais ils ne voulurent pas les poursuivre la nuit; et le lendemain, au point du jour, étant entrés dans le camp, ils y passèrent au fil de l'épée les blessés qu'on y avait laissés, au nombre de quatre mille; leur cavalerie, avant couru la plaine, prit un grand nombre de fuyards qui s'étaient égarés. Varguntinus, un des lieutenants de Crassus, s'étant écarté dans l'obscurité de la nuit du reste de l'armée, avec quatre cohortes, se trompa de chemin, et se retira sur une colline, où le lendemain les Parthes vinrent l'attaquer; malgré la plus vigoureuse défense, ils furent tous massacrés, à l'exception de vingt, qui se jetèrent, l'épée à la main, au travers des ennemis; les Parthes, admirant leur valeur, s'ouvrirent pour les laisser passer, et ils se rendirent à Carres sans être inquiétés. Cependant Suréna reçut la fausse nouvelle que Crassus s'était sauvé avec les plus braves de son armée, et qu'il ne s'était réfugié à Carres qu'une multitude ramassée au hasard, qui ne méritait pas la moindre attention. Il crut d'abord avoir perdu tout le fruit de sa victoire; mais, comme il était encore dans le doute, voulant s'assurer de la vérité, afin de faire le siége de la ville ou de laisser les Carriens et de suivre Crassus, selon ce qu'il apprendrait, il fit partir un de ses truchements, qui savait les deux langues, avec ordre de s'approcher des murailles, d'appeler en langage romain Crassus ou Cassius, et de dire à l'un ou à l'autre que Suréna voulait s'aboucher avec lui. Le truchement ayant rempli sa commission, Crassus, à qui l'on alla en rendre compte, accepta volontiers la conférence; et peu de temps après il vint de la part des barbares des Arabes qui connaissaient Crassus et Cassius, qu'ils avaient vus dans le camp avant la bataille. Ces Arabes, ayant aperçu Cassius sur la muraille, lui dirent que Suréna désirait de traiter avec les Romains; qu'il leur laisserait la liberté de se retirer, à la seule condition de vivre en bonne intelligence avec le roi des Parthes, et de lui abandonner la Mésopotamie : qu'il croyait cette proposition plus avantageuse aux deux partis, que d'en venir aux dernières extrémités. Cassius y consentit; et ayant demandé qu'on fixât le temps et le lieu où Crassus et Suréna pourraient s'aboucher, les Arabes lui répondirent qu'ils allaient porter à Suréna sa demande, et ils se retirèrent. [29] Suréna fut ravi de savoir les Romains dans une ville où ils ne pouvaient échapper au siège ; et dès le lendemain il en fit approcher les Parthes qui les accablèrent d'injures et leur déclarèrent qu'ils n'obtiendraient aucune composition, s'ils ne livraient Crassus et Cassius chargés de chaînes. Les Romains, indignés de la fourberie de Suréna, conseillèrent à Crassus de renoncer à la longue et vaine espérance du secours des Arméniens, et de ne songer qu'à prendre la fuite. Il fallait en dérober le projet à tous les Carriens, jusqu'au moment de l'exécution; mais Andromachus, le plus perfide des hommes, en fut instruit par Crassus lui-même, qui lui en fit la confidence et qui le prit pour son guide. Les Parthes furent donc avertis par ce scélérat de tout ce que les Romains avaient résolu ; mais, comme ils ne combattent jamais la nuit, et qu'il ne leur est pas même facile de le faire; que cependant Crassus partait dans ce temps-là, Andromachus, craignant que les Romains ne prissent trop d'avance, et que les Parthes ne pussent pas les atteindre usa de la ruse la plus perfide; et, les conduisant tantôt par un chemin, tantôt par un autre, il les engagea enfin dans des marais profonds, dans des chemins coupés de fossés, qui, obligeant à des détours continuels, rendaient la marche très difficile. Plusieurs Romains, jugeant à cette marche singulière qu'Andromachus ne pouvait avoir que des intentions scélérates, ne voulurent plus le suivre; Cassius, lui-même, reprit le chemin de Carres; et comme les Arabes qu'il avait pour guides lui conseillaient d'attendre que la lune eût passé le Scorpion : « Je crains bien plus le, Sagittaire, » leur répondit-il; et il gagna l'Assyrie en diligence avec cinq cents cavaliers. D'autres, ayant eu des guides fidèles, gagnèrent les monts Sinnaques, et furent en sûreté avant le jour; ils étaient environ cinq mille, et avaient pour chef un brave officier nommé Octavius. Crassus fut surpris par le jour dans ce terrain marécageux et difficile, où l'avait engagé la perfidie d'Andromacbus. Il avait avec lui quatre cohortes d'infanterie armées de boucliers, un très petit nombre de gens de cheval, et cinq licteurs. Il était rentré dans le grand chemin avec beaucoup de peine, et n'avait plus que douze stades à faire pour rejoindre Octavius, lorsque les ennemis arrivèrent sur lui. Il eut le temps de gagner un autre sommet de ces montagnes, moins difficile, mais aussi moins sûr, et inférieur à celui des monts Sinnaques, auquel il se joint par une longue chaîne de montagnes qui suit toute la plaine. Octavius, voyant le danger où est Crassus, va le premier à son secours, avec un petit nombre des siens; il est bientôt suivi de tous les autres, qui, se reprochant leur lâcheté, fondent si impétueusement sur les barbares, qu'ils les font descendre du coteau. Alors, prenant Crassus au milieu d'eux, et lui faisant un rempart de leurs boucliers, ils disent avec assurance qu'aucune flèche des Parthes n'atteindra le corps de leur général, qu'ils n'aient tous péri pour sa défense. [30] Suréna, voyant que les Parthes n'avaient plus la même ardeur de combattre ; que si la nuit les surprenait et que les Romains eussent gagné les montagnes, il lui serait impossible de les prendre, eut encore recours à la ruse pour tromper Crassus. Il laissa échapper à dessein quelques prisonniers qui avaient entendu des barbares, apostés pour cet effet, dire entre eux que le roi ne voulait pas avoir avec les Romains une guerre implacable; qu'il se proposait au contraire de gagner leur amitié par la bienveillance et l'humanité dont il userait envers Crassus. Les Parthes suspendirent donc leur attaque; et Suréna s'étant approché du coteau d'un pas tranquille, accompagné de ses principaux officiers, débanda son arc, et, tendant la main vers Crassus, il l'invita à venir traiter avec lui, en l'assurant que c'était contre son gré que le roi leur avait fait éprouver son courage et ses forces, que maintenant il leur donnerait volontiers des preuves de sa douceur et de sa bienveillance, en leur accordant la paix, et leur laissant la liberté de se retirer. Toutes les troupes entendirent avec une extrême joie le discours de Suréna; au contraire, Crassus, qui n'avait encore éprouvé que des fourberies de la part de ces barbares, et qui ne voyait aucun motif d'un changement si subit, refusait d'y prêter l'oreille, et en délibérait avec ses officiers; mais ses soldats, le pressant à grands cris d'aller trouver Suréna, et passant bientôt aux injures, l'accusent de lâcheté et lui reprochent qu'il les livre à la mort, en les forçant de combattre contre des ennemis avec lesquels il craint lui-même de s'aboucher lorsqu'ils sont sans armes. Crassus essaya d'abord les prières, et leur représenta que s'ils voulaient attendre patiemment le reste du jour sur ces hauteurs, dont l'accès était difficile, ils pourraient aisément se sauver pendant la nuit; il leur montra même le chemin qu'il leur ferait prendre et les exhorta à ne pas sacrifier cette espérance prochaine de salut. Mais quand il les vit se mutiner et frapper d'un air menaçant sur leurs armes, craignant qu'ils ne lui fissent violence, il descendit de la colline, et, se tournant vers ses troupes, il dit simplement ces mots : « Octavius et Pétronius, et vous tous officiers romains, vous voyez la nécessité qu'on m'impose d'aller trouver l'ennemi, vous êtes témoins de l'indignité et de la violence avec laquelle on me traite : si vous échappez à ce danger, dites à tout le monde que c'est par la fourberie des ennemis, et non par la trahison de ses concitoyens, que Crassus a péri. » [31] Octavius n'eut pas le courage de le laisser, et il descendit avec lui; Crassus renvoya ses licteurs, qui voulaient le suivre. Du côté des barbares, les premiers qui vinrent au-devant de lui étaient deux Grecs métis, qui, descendant de cheval, le saluèrent d'un air respectueux, et lui dirent en langue grecque d'envoyer quelqu'un des siens à qui Suréna ferait voir que lui et sa suite venaient sans aucune espèce d'armes. Crassus leur répondit que s'il avait fait le moindre cas de sa vie, il ne serait pas venu se mettre entre leurs mains; et il envoya les deux frères Roscius pour s'informer de quoi l'on devait traiter et combien on serait à cette conférence. Suréna fit arrêter aussitôt ces deux envoyés, et les retint, après quoi il s'avança à cheval avec ses principaux officiers, et ayant aperçu Crassus : « Eh! quoi, dit-il, le général des Romains est à pied, et nous à cheval ! » En même temps il ordonne qu'on amène un cheval. "Nous ne sommes en tort ni vous ni moi, lui répondit Crassus; nous venons à une entrevue, chacun suivant l'usage de notre pays." - « Dès ce moment, repartit Suréna, il s'établit un traité de paix et d'alliance entre le roi Hyrode et les Romains; mais il faut en aller régler les conditions sur les bords de l'Euphrate; car, ajouta-t-il, vous autres Romains vous ne vous souvenez pas toujours des conventions que vous avez faites. » En finissant ces mots, il lui tendit la main. Crassus voulut envoyer chercher un de ses chevaux, mais Suréna lui dit que cela n'était pas nécessaire, et que le roi lui faisait présent de celui-là. En même temps on présente à Crassus un cheval, dont le frein était d'or. Les écuyers du roi l'aidèrent à y monter; et, s'étant placés autour de lui, ils se mirent à frapper le cheval, afin de hâter sa marche. Octavius alors saisit le premier la bride, et, à son exemple, Pétronius, un tribun des soldats; enfin tous ceux qui accompagnaient Crassus l'environnent pour arrêter le cheval et écarter ceux qui le pressaient. D'abord on se pousse de part et d'autre avec beaucoup de tumulte et de confusion ; bientôt on en vient à se frapper; Octavius, tirant son épée, tue un palefrenier de ces barbares, et, frappé lui-même par derrière, il tombe roide mort. Pétronius, qui n'avait point de bouclier, reçoit un coup dans sa cuirasse, et saute à bas de son cheval sans être blessé. Crassus est tué par un Parthe, nommé Pomaxathre; suivant quelques auteurs, ce fut un autre Parthe qui lui porta le coup mortel, et Pomaxathre lui coupa la tête et la main droite. Mais on en parle plutôt par conjecture que par une connaissance certaine des faits; car de tous ceux qui étaient présents, les uns furent tués en combattant près de Crassus, les autres eurent le temps de s'enfuir sur la colline. Les Parthes y arrivèrent bientôt après eux, et leur dirent que Crassus avait été justement puni de sa perfidie; que, pour eux, Suréna les engageait à venir le trouver sans crainte : les uns descendirent et se livrèrent entre leurs mains; les autres, à l'entrée de la nuit, se dispersèrent; mais de ceux-ci il ne s'en sauva qu'un très-petit nombre, la plupart furent pris et massacrés par les Arabes qui s'étaient mis à leur poursuite. On dit que cette expédition coûta aux Romains vingt mille morts et dix mille prisonniers. [32] Suréna fit porter au roi Hyrode, en Arménie, la tête et la main de Crassus; en même temps il envoya des courriers à Séleucie pour y annoncer qu'il amenait Crassus vivant, et prépara une pompe bizarre, qu'il appelait par dérision son triomphe. Il y avait parmi les prisonniers un certain Caïus Paccianus, qui avait avec Crassus une ressemblance parfaite : habillé à la barbare, et dressé à répondre aux noms de Crassus et de général, il marchait à cheval, précédé de trompettes et d'huissiers, qui, montés sur des chameaux, portaient des faisceaux de verges et de haches; à ces verges étaient suspendues des bourses, et les haches portaient des têtes de Romains fraîchement coupées. Paccianus était suivi d'une troupe de courtisanes de Séleucie, toutes musiciennes, qui chantaient des chansons pleines d'insultes et de railleries sur la mollesse et la lâcheté de Crassus. Cette farce était faite pour le peuple; mais Suréna, ayant assemblé le sénat de Séleucie, y fit apporter les livres obscènes d'Aristide, intitulés les Milésiaques. On les avait trouvés dans l'équipage de Rustius, et ce n'était pas une supposition de la part de Suréna, à qui cet ouvrage donna lieu d'insulter et de décrier les Romains, qui même à la guerre ne pouvaient s'abstenir de lire et de faire de pareilles infamies. Le sénat de Séleucie reconnut à cette occasion le grand sens d'Ésope dans sa fable de la Besace; il vit que Suréna avait mis dans la poche de devant ces obscénités milésiaques, et dans celle de derrière cet attirail de voluptés qu'il traînait à sa suite, et qui faisait voir jusque dans le pays des Parthes une nouvelle Sybaris; cette multitude de chariots qui portaient ces concubines; en sorte que son armée ressemblait aux vipères et aux serpents appelés scytales : la tête en était horrible et effrayante par les piques, les dards, les chevaux de bataille qu'elle présentait; et la queue de cette phalange redoutable finissait par des courtisanes, des instruments de musique, des chants et des débauches prolongées durant des nuits entières avec ces femmes méprisables. Rustius sans doute était blâmable; mais quelle impudence aux Parthes de reprocher aux Romains ces dissolutions milésiennes, eux dont les rois Arsacides étaient nés la plupart de courtisanes de Milet et des autres villes d'lonie! [33] Pendant que Suréna se donnait ainsi en spectacle, le roi Hyrode avait fait la paix avec Artavasde, roi d'Arménie, et conclu le mariage de la soeur de ce prince avec Pacorus son fils. Les deux rois se donnaient réciproquement des festins, où l'on récitait ordinairement quelques poésies grecques; car Hyrode n'était étranger ni à la langue ni à la littérature des Grecs; et Artavasde avait composé en cette langue des tragédies, des harangues et des histoires, dont une partie existe encore aujourd'hui. Lorsque ceux qui portaient la tête de Crassus se présentèrent à la porte de la salle du festin, les tables étaient déjà levées; et un acteur tragique de la ville de Tralles, nommé Jason, récitait la scène d'Agavé dans la tragédie des Bacchantes d'Euripide. Tous les assistants étaient ravis de l'entendre, lorsque Sillace entra dans la salle, et, après avoir adoré le roi, il jeta à ses pieds la tète de Crassus; à l'instant la salle retentit des applaudissements et des témoignages de joie de tous les convives; les officiers, par or- dre du roi, font asseoir Sillace à table; et Jason, donnant à un des personnages du choeur les habits de Penthée dont il était revêtu, prend la tète de Crassus, et, plein des fureurs des bacchantes, il chante avec enthousiasme ces vers d'Agavé : "Nous apportons ici, du haut de nos montagnes, Ce jeune lionceau, fléau de nos campagnes. De cette chasse heureuse honorons le vainqueur". Cette application fit plaisir à tout le monde, et l'on chanta la suite où le choeur demande : "Quelle main l'a frappé? Et Agavé répond : Mon bras en eut l'honneur". Aussitôt Pomaxathre se lève de table, et, prenant la tête de Crassus, dit que c'est à lui plutôt qu'à Jason à chanter ce morceau. Le roi, charmé de cette rivalité, fit à Pomaxathre le présent que la loi du pays prescrit pour celui qui a tué un général ennemi, et il donna un talent à Jason. Telle fut l'issue de l'expédition de Crassus, qui finit, comme une tragédie, par la partie nominée exode. Mais la vengeance divine punit bientôt Hyrode de sa cruauté et Suréna de sa perfidie. Le roi fit mourir ce général, dont la gloire avait excité son envie; et lui-même, après avoir perdu son fils Pacorus, qui avait été vaincu par les Romains, tomba dans une maladie de langueur qui se tourna en hydropisie; il fut empoisonné par un de ses fils, nommé Phratte. Mais le poison agit sur la maladie, et en devint le remède; son fils, voyant qu'il allait beaucoup mieux, prit une voie plus courte et l'étrangla. [34] (1) PARALLÈLE DE NICIAS ET DE CRASSUS. Le premier objet de ce parallèle sera de montrer que les richesses de Nicias furent acquises par des voies moins blâmables que celles de Crassus. Ce n'est pas qu'on puisse approuver le moyen de s'enrichir que donne le travail des mines, où l'on n'emploie ordinairement que des malfaiteurs ou des barbares, la plupart enchaînés, et qui périssent par l'insalubrité de l'air de ces lieux souterrains. Mais cette manière d'augmenter sa fortune paraîtra plus honnête si on la compare avec les moyens employés par Crassus, qui achetait les biens que Sylla avait confisqués ou les maisons menacées d'incendie; car il usait de ces moyens aussi ouvertement que de l'agriculture et de la banque. Quant aux autres crimes dont on l'accusait, et qu'il a toujours niés, comme de vendre son suffrage dans le sénat, de piller les alliés du peuple romain, de faire par intérêt sa cour aux femmes, de recéler chez lui des scélérats pour un certain prix; c'est ce que jamais personne n'osa imputer même faussement à Nicias. Au contraire on le raillait publiquement sur la prodigalité avec laquelle il donnait, par un motif de crainte, de l'argent aux délateurs; prodigalité qui sans doute eût été déplacée dans un Périclès ou un Aristide, mais que le naturel timide de Nicias lui rendait nécessaire. C'est même de quoi l'orateur Lycurgue se fit honneur dans la suite auprès du peuple; accusé de s'être racheté à prix d'argent d'un calomniateur : « Je me félicite, dit-il, de ce qu'après avoir été si longtemps à la tête de l'administration publique, je suis convaincu d'avoir plutôt donné que pris. » Quant à leur manière de dépenser, celle de Nicias était plus d'un homme d'État qui mettait son ambition à consacrer des offrandes dans les temples, à donner des jeux, à faire les frais des choeurs de tragédie. A la vérité, tout ce que Nicias employa pour ses libéralités, en y joignant même le bien qui lui restait, n'était qu'une petite partie de ce qu'il en coûta en une seule fois à Crassus pour donner un festin à tant de milliers d'hommes et leur distribuer de quoi se nourrir pendant quelque temps. Mais qui ne sent pas que le vice n'est qu'une inégalité et une dissonnance dans les mceurs, quand il voit employer en dépenses honnêtes ce qui a été acquis par des voies honteuses? [35] (2) Voilà ce qu'on peut dire sur l'usage qu'ils ont fait l'un et l'autre de leurs richesses. Si nous considérons leur manière de gouverner, nous ne verrons dans celle de Nicias rien d'artificieux, rien d'injuste, nulle audace, nul emportement; au contraire, il se laisse tromper par Alcibiade, et ne se présente jamais pour parler au peuple qu'avec une extrême circonspection. Mais on reproche à Crassus beaucoup de perfidie et mème de bassesse dans sa facilité à changer d'amis et d'ennemis; il convenait lui-même qu'il avait employé la violence pour parvenir au consulat, et qu'il avait loué des assassins pour tuer Caton et Domitius. Dans l'assemblée où les provinces furent tirées au sort, il y eut plusieurs personnes blessées d'entre le peuple; quatre y périrent, et Crassus lui-même (ce que j'ai oublié de dire dans sa Vie) donna à un sénateur nommé Lucius Analius, qui combattait son avis, un coup de poing dans le visage qui le mit tout en sang, et il le chassa de la place. Mais si Crassus dans ces occasions usa de violence et de tyrannie, d'un autre côté la timidité de Nicias, qui dans les affaires se déconcertait au moindre bruit, et son extrême condescendance pour les méchants méritent les plus grands reproches. Du moins, sous ce rapport Crassus montra d'autant plus d'élévation et de grandeur d'âme, qu'il avait à combattre non pas contre un Cléon et un Hyperbolus, mais contre la gloire brillante de César et les trois triomphes de Pompée. Cependant, loin de leur céder, il voulut égaler leur puissance, et surpassa même celle de Pompée par la dignité de censeur. Car dans les grandes places un homme d'État doit ambitionner, non ce qui lui fait envie, mais ce qui lui donne assez d'éclat pour étouffer l'envie par la grandeur de sa puissance. Si vous aimez par-dessus tout la sûreté et le repos; si vous craignez Alcibiade à la tribune, les Lacédémoniens à Pyles, Perdiccas en Thrace, vous trouverez dans Athènes assez d'espace pour vivre dans le loisir, éloigné des affaires, et vous pourrez vous y former, selon l'expression de quelques orateurs, une couronne de tranquillité. L'amour de Nicias pour la paix était, il est vrai, une disposition toute divine, et rien n'était plus digne de l'humanité grecque que tout ce qu'il fit pour terminer la guerre : à ne le considérer que sous ce point de vue, on ne saurait lui comparer Crassus, quand même celui-ci aurait ajouté à l'empire romain la mer Caspienne et l'océan des Indes. [36] (3) Mais aussi celui qui gouverne dans une ville où l'on conserve quelque sentiment pour la vertu, et qui jouit de la principale autorité, ne doit pas admettre aux honneurs et aux charges des hommes vicieux ou sans talent, ni donner sa confiance à des personnes suspectes; et c'est ce que fit Nicias en élevant lui-même au commandement de l'armée un Cléon, qui n'avait dans Athènes d'autre mérite que son impudence extrême et les clameurs indécentes dont il faisait retentir la tribune. Je ne saurais non plus approuver Crassus d'avoir mis, à terminer la guerre contre Spartacus, plus de précipitation que de sûreté. Il est vrai que son ambition lui faisait craindre que Pompée ne vînt assez tôt pour lui enlever la gloire de cette expédition, comme Mummius avait ravi à Métellus celle de la prise de Corinthe. Mais la conduite de Nicias est si déraisonnable, qu'elle ne peut admettre aucune excuse. Il ne cède pas l'honneur du commandement à son rival, lorsqu'il avait l'espérance facile de réussir; c'est au contraire lorsque l'expédition faisait entrevoir un grand danger, qu'il préfère sa propre sûreté à l'intérêt de la république. Dans la guerre contre les Perses, Thémistocle, voulant empêcher qu'un homme qui n'avait ni talent ni expérience, ne causât la ruine d'Athènes en se faisant nommer général, l'éloigna à prix d'argent du commandement des troupes athéniennes. Ce fut dans le méme esprit que Caton demanda le tribunat lorsqu'il vit Rome dans une situation embarrassante et périlleuse. Nicias en se réservant pour faire la guerre aux habitants de Minoa, de Cythère et aux malheureux Méliens, se dépouillait des marques du commandement quand il fallait combattre les Spartiates, et livrer à l'inexpérience, à la témérité de Cléon, les vaisseaux, les armes, les troupes de la république et le succès d'une expédition qui demandait l'expérience la plus consommée ; c'était trahir non sa propre gloire, mais la sûreté et le salut de sa patrie. Aussi dans la suite il fut forcé d'aller contre son gré et malgré toute sa résistance, faire la guerre aux Syracusains, parce qu'on attribuait son refus non à la persuasion qu'elle n'était pas utile, mais à la mollesse et à l'amour du repos, qui le portaient à vouloir priver Athènes de la conquête de la Sicile. C'est pourtant une grande preuve de sa capacité que, malgré son aversion pour la guerre et son opposition pour le commandement des armées, ses concitoyens l'aient constamment mis à la tête des troupes, comme le général le plus habile et le plus expérimenté. Crassus, au contraire, qui toute 'sa vie désira le commandement, ne put l'obtenir que dans la guerre des esclaves; et ce fut même par nécessité, à cause de l'absence de Pompée, de Métellus et des deux Lucullus. Cependant Crassus était alors au plus haut degré de considération et de puissance; mais apparemment que ceux même qui le favorisaient le plus étaient persuadés, comme dit le poète comique, "Qu'il était propre â tout, si ce n'est au combat". Au reste, cette persuasion ne servit de rien aux Romains, qui furent forcés de céder enfin à son ambition et au désir ardent qu'il avait de commander. Les Athéniens envoyèrent Nicias à la guerre contre son gré, Crassus y entraina les Romains malgré eux : celui-ci fut la cause des disgrâces de Rome, Athènes causa celle de Nicias. [37] (4) Il est vrai qu'en cela on a plus à louer Nicias qu'à blâmer Crassus. Le premier, jugeant de l'expédition de Sicile en général aussi sage qu'habile, ne se laissa point séduire par les vaines espérances de ses concitoyens, et s'opposa constamment à cette entreprise ; le second ne vit dans l'expédition contre les Parthes qu'une guerre facile, et il se trompa; mais du moins aspirait-il à de grands exploits : voyant César soumettre l'Occident, dompter les Gaules, la Germanie et la Grande-Bretagne, il voulut porter les armes romaines jusqu'à l'Orient et à la mer des Indes, et faire la conquête de l'Asie. Pompée y aspira aussi, et Lucullus l'entreprit : ces derniers étaient d'un naturel doux, et ils conservèrent leur bonté envers tout le monde, quoiqu'ils eussent eu les mêmes projets et les mêmes vues que Crassus. Lorsque le peuple décerna l'Asie à Pompée, le sénat s'y opposa; et quand on apprit à Rome que César avait défait trois cent mille Germains, Caton proposa de le livrer aux vaincus, afin de détourner sur lui la vengeance céleste, qu'il avait provoquée en violant la foi des traités. Mais le peuple, sans tenir aucun compte de l'avis de Caton, fit pendant quinze jours des sacrifices pour célébrer cette victoire et donna les plus grandes marques de joie. Comment donc aurait-il été affecté? et combien de jours aurait–il passés en sacrifices si Crassus eût écrit de Babylone pour annoncer sa victoire, et qu'ensuite pénétrant dans la Médie, dans la Perse, dans l'Hyrcanie, le pays de Suze et la Bactriane, il eût mis sous la domination des Romains ces vastes contrées? En effet, "Si l'on peul quelquefois violer la justice", comme dit Euripide, lorsqu'on ne sait pas vivre en repos et jouir des biens qu'on possède, il ne faut pas le faire pour raser la ville de Scandie ou de Mende, pour donner la chasse aux Eginètes, qui, abandonnant leur île, se sont, comme ces oiseaux de passage, retirés dans d'autres contrées. Il faut mettre l'injustice à plus haut prix, et ne pas sacrifier si facilement la justice pour une modique récompense, comme si c'était une chose vile et méprisable. Ceux qui, louant l'entreprise d'Alexandre, blâment celle de Crassus, ont tort de juger des actions par le succès. [38] (5) En comparant leurs expéditions militaires, on verra que Nicias fit un grand nombre de belles actions, qu'il vainquit les ennemis dans plusieurs batailles, et qu'il fut sur le point de prendre Syracuse; les revers qu'il essuya dans cette guerre ne doivent pas lui être imputés, il faut les rejeter sur sa maladie et sur la jalousie de ses concitoyens. Crassus, par toutes les fautes qu'il fit, ne laissa à la fortune aucun moyen de le favoriser; et telle fut son incapacité, qu'on doit s'étonner non qu'elle ait été vaincue par la puissance des Parthes, mais qu'elle ait pu vaincre la fortune des Romains. L'un ne négligea rien de ce qui regardait la divination, l'autre la méprisa toujours, et tous deux ont eu une fin semblable; il est difficile, après cela, de juger quel est sur ce point le parti le plus sûr. Je crois cependant que les fautes qu'on commet en suivant, par un motif de religion, les opinions anciennes et généralement reçues méritent plus d'indulgence que celles qui viennent d'une témérité présomptueuse et du mépris des lois établies. Pour la manière dont ils sont morts l'un et l'autre, Crassus est moins blâmable, parce qu'il ne se livra pas lui-même, qu'il ne fut ni chargé de fers ni exposé à des outrages; il céda seulement aux prières de ses amis, et périt victime de la perfidie des ennemis. Nicias, au contraire, par l'espoir de sauver honteusement sa vie, se rendit à ses ennemis, et ne fit qu'ajouter à l'ignominie de sa mort.