[0] Vie de Pyrrhus. [1] I. On raconte qu'après le déluge, Phaéton, un de ceux qui vinrent en Épire avec Pélasge, fut le premier roi des Thesprotiens et des Molosses. Quelques historiens prétendent que Deucalion et Pyrrha, après avoir bâti le temple de Dodone, s'établirent dans le pays des Molosses. A plusieur siècles de là, Néoptolème, fils d'Achille, à la tête d'une grande armée, s'empara du pays, et devint la tige d'une longue suite de rois qui furent appelés Pyrrhides, du nom de Pyrrhus, qu'il avait porté dans son enfance, et qu'il donna à l'aîné des fils légitimes qu'il eut de Lanassa, fille de Cléodéus, fils d'Hyllus. De là vint qu'Achille eut en Épire les honneurs divins, sous le nom d'Aspétus, terme du pays. Ceux qui succédèrent à ces premiers rois étant tombés dans la barbarie, leur puissance et leurs actions sont restées ensevelies dans une profonde obscurité. Le premier dont l'histoire fasse mention est Tarrutas, qui se rendit célèbre en formant les villes de ses États sur les moeurs des Grecs, en les polissant par la culture des lettres, et leur donnant des lois qui respiraient l'humanité. De Tarrutas naquit Alcétas, père d'Arybas, qui de sa femme Troïade eut Éacides : celui-ci épousa Phthia, fille de ce Menon le Thessalien, qui, ayant acquis la plus grande réputation dans la guerre Lamiaque, eut, après Léosthène, plus de considération qu'aucun des autres confédérés. Sa femme Phthia lui donna deux filles, Déidamie et Troïade, et un fils qu'il nomma Pyrrhus. [2] II. Les Molosses s'étant révoltés, chassèrent Éacides, mirent sur le trône le fils de Néoptolème, et firent périr les amis d'Éacides qu'ils avaient en leur pouvoir. Pyrrhus était encore à la mamelle, et les meurtriers le cherchaient pour le faire mourir. Mais Androclidès et Angelus l'ayant dérobé à leurs recherches, prirent la fuite, accompagnés de quelques esclaves et de nourrices, dont l'enfant avait besoin. Ce cortége nécessaire mettait de l'embarras et de la lenteur dans leur marche; et, se voyant près d'être atteints par leurs ennemis, ils remirent l'enfant entre les mains d'Androcléon, d'Hippias et de Néandre, trois jeunes gens robustes et fidèles, en leur ordonnant de fuir le plus vite qu'ils pourraient, et de gagner Mégare, ville de Macédoine. Pour eux, en employant tour à tour les prières et la résistance, ils arrêtèrent jusqu'au soir ceux qui les poursuivaient. Après s'en être délivrés avec beaucoup de peine, ils coururent rejoindre les jeunes hommes qu'ils avaient chargés de Pyrrhus. Vers le coucher du soleil, ils se croyaient au terme de leur espérance, lorsqu'ils s'en virent tout à coup plus éloignés que jamais. La rivière qui baigne les murs de la ville coulait avec une effrayante rapidité. Ils cherchèrent un gué pour la passer; mais partout ils la trouvèrent impraticable : enflée par des pluies abondantes, elle roulait avec violence ses eaux troubles et bourbeuses ; et l'obscurité de la nuit rendait encore les objets plus horribles. Ils désespéraient de pouvoir seuls passer l'enfant et les femmes, lorsqu'ils entendirent, de l'autre côté de la rivière, des gens du pays, qu'ils prièrent de les aider à la traverser: ils leur montraient Pyrrhus, et, criant de toutes leurs forces, ils les conjuraient de venir à leur secours. Mais le bruit causé par la rapidité du fleuve les empêchait d'être entendus de ces gens-là; et ils furent quelque temps, les uns à crier, les autres à prêter l'oreille inutilement. Enfin, quelqu'un de la suite de Pyrrhus imagine d'arracher une écorce de chêne, sur laquelle il écrit, avec l'ardillon d'une agrafe, la situation du prince et le besoin qu'il avait d'être secouru : ensuite, roulant l'écorce autour d'une pierre, afin de lui donner du poids, il la lance à l'autre rive. Selon d'autres, il la darda avec un javelot, autour duquel il l'avait attachée. Les gens arrêtés à l'autre bord ayant lu ce qui était écrit sur l'écorce, et voyant combien le danger était pressant, coupèrent à la hâte des arbres qu'ils lièrent ensemble, et sur lesquels ils traversèrent la rivière. Le premier qui aborda à l'autre rive se nommait par hasard Achille; il prit l'enfant, et le passa; ses compagnons firent passer les autres comme ils se trouvaient. [3] III. Sauvés ainsi du péril, et hors de la poursuite de leurs ennemis, ils se rendent en Illyrie, auprès du roi Glaucias, qu'ils trouvent assis dans son palais avec sa femme, et ils posent l'enfant à terre au milieu de la salle. Le prince, qui redoutait Cassandre, ennemi déclaré d'Éacides, resta longtemps pensif, gardant le silence, et délibérant en lui-même sur le parti qu'il devait prendre. Pendant ce temps-là Pyrrhus, s'étant traîné de lui-même, saisit de ses mains la robe de Glaucias, et, se dressant sur ses pieds, atteignit les genoux du roi, qui d'abord se mit à rire, et ensuite fut touché de pitié, croyant voir dans cet enfant un suppliant qui lui demandait la vie les larmes aux yeux. Quelques auteurs disent que Pyrrhus ne se traîna point vers Glaucias; mais qu'ayant gagné l'autel des dieux domestiques, il se leva, et l'embrassa de ses mains. Glaucias, trouvant quelque chose de divin dans cette circonstance, prit le jeune Pyrrhus, le mit entre les mains de sa femme, et lui ordonna de l'élever avec ses enfants. Peu de temps après ses ennemis l'ayant redemandé, et Cassandre même ayant offert deux cents talents pour le ravoir, Glaucias refusa de le rendre; et lorsque ce jeune prince eut atteint l'âge de douze ans, il le ramena en Épire à la tête d'une armée, et le remit sur le trône. Pyrrhus avait dans ses traits un air de majesté qui inspirait plus de terreur que de respect; ses dents supérieures, au lieu d'être séparées, ne formaient qu'un os continu, sur lequel de légères incisions marquaient les divisions que les dents auraient dû avoir. On lui croyait la vertu de guérir les maladies de la rate. Il sacrifiait pour cela un coq blanc, et pressait doucement de son pied droit le viscère des malades, qu'il faisait coucher sur le dos. Il n'y avait point d'homme si pauvre, et de si basse condition qu'il fût, à qui il ne fit ce remède, quand il en était prié; il recevait pour salaire le coq même qu'il avait sacrifié, et ce présent lui était agréable. L'orteil de son pied avait, à ce qu'on prétend, une vertu divine; et lorsqu'après sa mort son corps eut été brûlé et réduit en cendre, ce doigt fut trouvé entier, sans avoir aucune trace de feu. J'en parlerai dans la suite. [4] IV. Parvenu à sa dix-septième année, il se crut assez affermi sur le trône pour faire un voyage en Illyrie, et assister aux noces d'un des fils de Glaucias, avec lesquels il avait été élevé. Pendant son absence, les Molosses s'étant de nouveau révoltés, chassèrent tous ses amis, pillèrent ses biens, et se donnèrent à Néoptolème. Pyrrhus, dépouillé de ses États, et dénué de tout secours, se retira auprès de Démétrius, fils d'Antigonus, lequel avait épousé Déidamie, soeur de Pyrrhus. Cette princesse avait été fiancée, dans un âge encore tendre, à Alexandre, fils d'Alexandre le Grand et de Roxane : on l'appelait même sa femme. Mais toute cette famille ayant été entièrement détruite, Démétrius épousa Déidamie lorsqu'elle fut devenue nubile. A cette grande bataille qui fut donnée près d'Ipsus, et où tous les rois combattirent, Pyrrhus, encore jeune, fut toujours à côté de Démétrius, se distingua entre tous les combattants, et renversa tout ce qui se présenta devant lui. Démétrius ayant été vaincu, il ne l'abandonna point; il lui conserva les villes grecques qui lui avaient été confiées ; et, après le traité que ce prince fit avec Ptolémée, il alla pour lui en otage en Égypte. Pendant le séjour qu'il y fit, il donna, soit à la chasse, soit dans les autres exercices, les plus grandes preuves de sa force et de sa patience à supporter les travaux. Ayant reconnu que, de toutes les femmes de Ptolémée, Bérénice était celle qui avait le plus de crédit auprès de lui, et qu'elle était bien supérieure aux autres par sa prudence et sa sagesse, il lui fit assidument sa cour. Aussi habile à s'insinuer auprès de ceux qui étaient au-dessus de lui, et dont il pouvait tirer parti, que plein de mépris pour ses inférieurs; se montrant d'ailleurs sage et modéré dans toute sa conduite, il fut choisi par préférence sur plusieurs autres jeunes princes pour mari d'Antigona, que Bérénice avait eue de Philippe avant qu'elle épousât Ptolémée. [5] Cette alliance lui acquit encore plus de considération; et, soutenu du crédit d'Antigona, qui l'aimait tendrement, il obtint des secours d'hommes et d'argent pour aller se remettre en possession du royaume d'Épire. Sa présence lui ramena tous ses sujets, que Néoptolème avait aliénés par la dureté et la violence de sa conduite. Pyrrhus néanmoins, craignant que ce prince n'engageât quelques-uns des autres rois à prendre sa défense, aima mieux traiter avec lui; et ils régnèrent ensemble. V. Dans la suite, quelques courtisans travaillèrent secrètement à les aigrir l'un contre l'autre, par les soupçons qu'ils semèrent entre eux ; mais rien n'irrita davantage Pyrrhus que l'événement dont je vais rendre compte. Les rois d'Épire avaient coutume de faire un sacrifice à Jupiter Martial, dans un lieu de la Molosside appele Passaron, pour y prêter leur serment, et recevoir celui de leurs sujets; ils juraient, les uns de gouverner, les autres de défendre, le royaume selon les lois. Les deux rois, accompagnés chacun de leurs amis, se rendirent au lieu de la cérémonie, et se firent mutuellement des présents considérables. Un des assistants, nommé Gelon, ami intime de Néoptolème, après avoir donné à Pyrrhus les plus grands témoignages de respect et d'affection, lui fit présent de deux paires de boeufs propres au labourage. Myrtile, l'échanson de Pyrrhus, demanda ces boeufs au prince, qui les lui refusa, et les donna à un autre. Ce refus piqua Myrtile; et Gelon, qui s'en aperçut, l'invita à souper. Quelques historiens disent que, dans l'ivresse, il abusa de ce jeune homme, qui était d'une grande beauté. Après le souper, il lui tint d'abord des propos vagues, et finit par lui proposer de s'attacher à Néoptolème, et d'empoisonner Pyrrhus. Myrtile feignit d'entrer dans son dessein et même de l'approuver, comme s'il eût été entièrement gagné. Mais, il alla sur-le-champ le découvrir à Pyrrhus, qui lui ordonna de mener chez Gelon Alexicrate, le chef des échansons, comme disposé à s'associer à leur projet; il voulait avoir plusieurs témoins qui pussent attester le complot. Gelon étant ainsi trompé, Néoptolème, qui l'était comme lui, et qui ne doutait pas que la conspiration ne fût en bon chemin, ne put garder le secret; et, dans l'excès de sa joie, il en fit part à ses amis. Un soir qu'il soupait chez sa soeur, Cadmie, il lui en dit quelqes mots, croyant n'être entendu de personne. Il n'était resté auprès d'eux que Phénarète, femme le Samon, intendant des troupeaux de Néoptolème. Couchée sur un petit lit, le visage contre la muraille, elle faisait semblant de dormir; mais elle avait tout entendu sans qu'on s'en doutât, et le lendemain matin elle alla chez Antigona, femme de Pyrrhus, et lui conta ce que Néoptolème avait dit a sa soeur. Pyrrhus, instruit de tout, n'en fit d'abord rien connaître; mais, à l'occasion d'un sacrifice qu'il avait fait, il pria Néoptolème de venir souper chez lui, et le tua. Il n'ignorait pas que les principaux d'entre les Épirotes étaient dans ses intérêts; depuis longtemps même ils l'engageaient à se délivrer de Néoptolème, à ne pas se contenter de la petite portion d'un royaume qui lui appartenait tout entier, et à tenter enfin les grandes entreprises pour lesquelles la nature l'avait formé : d'après ces dispositions, qui lui étaient connues, les projets de Néoptolème le déterminèrent à le prévenir, et à se défaire de lui. [6] VI. Toujours reconnaissant des services que lui avaient rendus Bérénice et Ptolémée, il appela du nom de ce prince le premier fils qu' il eut d'Antigona, et donna celui de Bérénicide à la ville qu'il fit bâtir dans la Chersonèse d'Épire. Bientôt, d'après les vastes projets qu'il avait conçus, et qui lui faisaient déjà dévorer en espérance tout ce qui l'environnait, il saisit le premier prétexte qui se présenta pour se mêler des affaires de la Macédoine. Antipater, l'aîné des fils de Cassandre, ayant fait mourir sa mère Thessalonique et chassé son frère Alexandre, celui-ci envoya demander du secours à Démétrius et à Pyrrhus. Comme Démétrius, retenu par d'autres affaires, remettait de jour en jour, Pyrrhus se rendit auprès d'Alexandre, dont il exigea, pour prix de son alliance, la ville de Nymphéa, la côte maritime de la Macédoine, et dans le pays de nouvelle conquête, l'Ambracie, l'Arcananie et l'Amphilochie. Ce jeune prince lui ayant tout abandonné, Pyrrhus en prit possession, mit des garnisons dans les villes, et conquit le reste pour Alexandre, à qui il le remettait à mesure qu'il en dépouillait Antipater. Le roi Lysimaque eût bien voulu aller au secours d'Antipater; mais occupé ailleurs, et sachant que Pyrrhus qui n'oubliait pas les bienfaits de Ptolémée, ne pourrait lui rien refuser, il écrivit, sous le nom de ce prince, des lettres supposées, dans lesquelles il priait Pyrrhus de mettre fin à cette guerre, et d'accepter trois cents talents, qu'Antipater lui faisait offrir. Pyrrhus, à l'ouverture de ces lettres, reconnut l'imposture de Lysimaque; au lieu du salut ordinaire que Ptolémée employait : "A mon fils Pyrrhus, salut"; elles portaient cette inscription : "Le roi Ptolémée au roi Pyrrhus, salut". Il s'emporta d'abord contre Lysimaque; mais bientôt après il se détermina à faire la paix. Les trois princes se réunirent pour en jurer les conditions au milieu des sacrifices : on amena trois victimes, un bouc, un taureau, un bélier; mais ce dernier animal mourut subitement, avant que d'être arrivé à l'autel. Les assistants ne firent qu'en rire; mais le devin Théodote ayant dit à Pyrrhus que, par cet accident, le dieu présageait la mort d'un des trois princes, l'empêcha de jurer et de ratifier la paix. [7] VII. Le rétablissement des affaires d'Alexandre n'empêcha pas Démétrius de se rendre auprès de lui; et il parut bientôt qu'il n'était pas venu à la prière de ce jeune prince, à qui sa présence inspirait les plus vives craintes. Ils n'eurent pas été quelques jours ensemble, que, se défiant l'un de l'autre, ils se tendaient réciproquement des embûches. Enfin Démétrius ayant saisi un moment favorable, prévint Alexandre, le tua, et se fit déclarer roi de Macédoine. Il était déjà mécontent de Pyrrhus, et lui reprochait ses courses en Thessalie. D'ailleurs l'ambition de s'agrandir, cette maladie naturelle aux princes, leur faisait mutuellement suspecter et craindre leur voisinage, surtout depuis la mort de Déidamie. Mais lorsque, possédant chacun une partie de la.Macédoine, ils eurent à disputer le même royaume, cette rivalité leur fournit des prétextes à de plus grandes divisions. Démétrius entra avec son armée dans l'Étolie; et l'ayant soumise, il y laissa Pantauchus avec des troupes, et marcha lui-même contre Pyrrhus, qui, informé de sa marche, alla de son côté à sa rencontre : mais s'étant trompés tous deux de chemin, ils se manquèrent. Démétrius se jeta dans l'Épire, où il fit un grand butin; et Pyrrhus étant tombé sur Pantauchus, lui livra bataille. Le combat fut vif entre les deux armées, mais plus encore entre les deux chefs. Pantauchus, qui, de l'aveu de tout le monde, était le premier des généraux de Démétrius par son courage, sa force et son adresse, rempli d'ailleurs de confiance et de fierté, provoqua Pyrrhus à un combat singulier. Pyrrhus, qui, en valeur et en désir de se signaler, ne le cédait à aucun des rois de son temps, et qui voulait succéder à la gloire d'Alexandre, plus encore par sa vertu que par le titre de sa naissance, s'ouvre un passage jusqu'aux premiers rangs, et vole à Pantauchus. Après avoir lancé leurs javelots; ils en viennent aux mains, et se servent de leurs épées avec autant d'adresse que de force. Pyrrhus reçoit une blessure, et en fait deux à Pantauchus, l'une à la cuisse, l'autre près du cou; et l'ayant obligé de tourner la tête, il le renverse par terre; mais il ne put le tuer, les amis de Pantauchus de lui ayant arraché des mains. Cependant les Épirotes, excités par la victoire de leur roi, et pleins d'admiration pour son courage, font les plus grands efforts, rompent la phalange des Macédoniens, et se mettant à la poursuite des fuyards, ils en tuent un grand nombre, et font cinq mille prisonniers. [8] VIII. Cette défaite excita bien moins la colère et la haine des Macédoniens contre Pyrrhus, pour tout le mal qu'il leur avait fait, qu'elle ne les remplit d'admiration et d'estime pour sa valeur; elle fut, pour tous ceux qui dans le combat avaient été témoins de ses hauts faits et avaient éprouvé la force de ses armes, un sujet continuel de relever ses talents militaires. Ils avaient cru voir en lui le regard, la vitesse, les mouvements d'Alexandre, et comme une ombre, une image de cette impétuosité, de cette violence qui rendait ce héros si terrible dans les combats. Les autres rois imitaient Alexandre en portant des robes de pourpre, en s'environnant de gardes, en penchant la tête comme lui, en parlant avec fierté. Pyrrhus seul le représentait par son courage et par ses exploits. Les ouvrages qu'il a laissés sur l'art militaire prouvent sa science et son habileté à ranger des troupes en bataille et à les commander. Aussi dit-on qu'Antigonus, à qui l'on demandait quel était le plus grand capitaine : "Ce sera Pyrrhus, répondit-il, pourvu qu'il vieillisse". Il ne parlait que des capitaines de son temps; mais Annibal lui donnait la préférence sur ceux de tous les âges précédents; il lui assignait le premier rang en expérience et en capacité, mettait Scipion au second, et se plaçait lui-même au troisième. Nous l'avons déjà dit dans la vie de Scipion. Il est vrai que Pyrrhus ne connut jamais d'autre science ni d'autre étude que celle de la guerre; c'était la seule qu'il jugeât digne d'un roi; il regardait toutes les autres comme des objets de pur agrément, qui ne méritaient aucune estime. On raconte à ce sujet que quelqu'un lui ayant demandé, dans un festin, quel joueur de flûte il préférait de Pithon ou de Caphisias : "Polysperchon, répondit-il, est le meilleur capitaine que je connaisse". Il voulait faire entendre que c'était le seul art qu'il convînt à un prince de connaître et de juger. IX. Doux et facile pour ses amis, lent à se mettre en colère, il était prompt et ardent à reconnaître les services qu'on lui avait rendus. Aussi fut-il vivement affligé de la mort d'Eropus, qui, disait-il, n'avait fait en mourant que subir le sort commun à tous les hommes; au lieu que lui-même il avait à se reprocher comme un tort réel d'avoir, par de trop longs délais, perdu l'occasion de le récompenser de ses services. En effet, on peut rendre aux héritiers d'un créancier l'argent qu'on lui avait emprunté; mais les bienfaits dont on n'a pas témoigné sa reconnaissance à ceux même de qui on les a reçus sont, pour un homme juste et bon, un sujet continuel de regrets. Un jour qu'il était à Ambracie, on lui conseillait d'en chasser un homme qui disait du mal de lui. "Laissons-le, dit-il, parler ici mal de nous entre un petit nombre de personnes, plutôt que de l'envoyer semer partout ses médisances". Une autrefois, on lui amena des jeunes gens qui, en buvant ensemble, avaient tenu sur son compte des propos très offensants. Il leur demanda si ce qu'on disait d'eux était vrai. "Oui, prince, lui répond l'un d'eux; et si le vin ne nous eût manqué, nous en aurions dit bien davantage". Pyrrhus se mit à rire, et les renvoya. [9] Après la mort d'Antigona, il prit en même temps plusieurs femmes, afin d'augmenter, par ses alliances, sa puissance et sa fortune. Il épousa la fille d'Autoléon, roi des Péoniens; Bircenna, fille de Bardullis, roi de l'Illyrie, et Lanassa, fille d'Agathocle de Syracuse, qui lui apporta en dot l'île de Corcyre, dont son père s'était rendu maître. Il avait eu d'Antigona un fils, nommé Ptolémée; Lanassa fut mère d'Alexandre ; et de Bircenna naquit Hélénus, le plus jeune de ses fils. Ils furent tous naturellement braves; et Pyrrhus entretint cette disposition guerrière en les élevant dans les armes, et en aiguisant leur courage dès leur première enfante. Un d'eux, étant encore fort jeune, lui demanda auquel de ses enfants il laisserait son royaume : "A celui, répondit Pyrrhus, qui aura l'épée la plus pointue". Réponse peu différente de cette imprécation tragique d'un père à ses enfante : "Que le fer, de mes biens, leur fasse le partage : tant l'ambition est insociable et féroce"! [10] X. Après sa victoire sur Pantauchus, Pyrrhus rentra dans l'Épire, transporté de joie, couvert de gloire et plein de confiance. Les Épirotes lui ayant donné le surnom d'aigle : "C'est par vous, leur dit-il, que je le suis devenu; vos armes ont été pour moi comme des ailes rapides qui m'ont élevé à un vol si haut". Peu de temps après, informé que Démétrius était dangereusement malade, il entre brusquement en Macédoine, dans l'intention seulement d'y faire une course, et d'emmener du butin. Mais peu s'en fallut que, sans coup férir, ne se rendît maître de tout le royaume; car il s'avança jusqu'à Édesse, sans trouver de résistance; on venait même de toutes parts se joindre à lui et fortifier son armée. Le danger força Démétrius de surmonter sa faiblesse; d'un autre côté, ses amis et ses capitaines ayant, en peu de temps, mis sur pied une armée nombreuse, marchèrent contre Pyrrhus avec autant de diligence que d'ardeur. Ce prince, qui n'était venu que pour piller, ne les attendit pas; toujours poursuivi et harcelé dans sa retraite par les Macédoniens, il perdit une partie de ses troupes. La facilité et la promptitude avec lesquelles Démétrius l'avait chassé de ses États, ne fut pas une raison pour lui de mépriser ce prince; comme il avait formé de très grands projets, et qu'il se proposait de reconquérir le royaume de son père avec une armée de terre de cent mille hommes et une flotte de cinq cents voiles, il ne voulut pas s'arrêter à faire la guerre à Pyrrhus, ni laisser les Macédoniens aux prises avec un voisin si dangereux. N'ayant donc pas le loisir de l'attaquer alors, il fit la paix avec lui, pour marcher contre les autres rois. XI. Le traité qu'il venait de conclure par ce seul motif, et les préparatifs immenses qu'il avait faits, ayant dévoilé son véritable dessein, les rois effrayés envoyèrent à Pyrrhus des courriers chargés de lettres, dans lesquelles ils lui témoignaient leur surprise de ce qu'il sacrifiait ainsi à Démétrius l'occasion la plus favorable, et attendait, pour faire la guerre, la commodité de son ennemi : que, maître de le chasser facilement de la Macédoine pendant qu'il était occupé de vastes entreprises qui le jetaient dans de si grands embarras, il voulait lui donner le temps de s'en délivrer et d'augmenter ses forces, pour se voir attaqué dans la Molosside même, où il aurait à combattre pour la défense de ses temples et des tombeaux de ses ancêtres; et cela, après que Démétrius venait tout récemment de lui enlever sa femme avec l'île de Corcyre. Car Lanassa, blessée de ce que Pyrrhus lui préférait ses autres femmes, qui n'étaient que des Barbares, s'était retirée à Corcyre; et voulant se remarier à un roi, elle avait appelé Démétrius, qu'elle connaissait pour celui de tous les princes qui contractait le plus volontiers des mariages. Démétrius étant passé à Corcyre, l'épousa, et mit une garnison dans la ville. [11] En même temps que ces rois écrivaient à Pyrrhus, ils se mettaient en marche pour inquiéter Démétrius, qui différait de jour en jour son départ, n'ayant pas encore achevé ses préparatifs. Ptolémée, ayant équipé une flotte considérable, fit soulever les villes de Grèce qui étaient sous l'obéissance de ce prince ; Lysimaque entra par la Thrace dans la haute Macédoine, et la ravagea; Pyrrhus, ayant aussi pris les armes, alla attaquer la ville de Béroé, ne doutant pas que Démétrius, pour aller au devant de Lysimaque, ne laissât la basse Macédoine sans défense. Pyrrhus ne se trompa point dans sa conjecture. La nuit qui précéda son départ, il avait cru voir en songe Alexandre qui l'appelait; il s'était approché de lui, et l'avait trouvé malade dans son lit; ce prince l'ayant accueilli avec amitié, lui tint les propos les plus obligeants, et l'assura de son empressement à le secourir. Pyrrhus ayant hasardé de lui dire : "Comment, grand prince, pourrez-vous me donner du secours, malade comme vous êtes? — Avec mon nom seul,» lui répondit Alexandre, qui aussitôt était monté sur un cheval de Nysée, avait marché devant Pyrrhus, comme pour lui servir de guide. Encouragé par cette vision, il traverse en diligence le pays qui le séparait de Béroé, arrive promptement devant cette ville, s'en empare, et, après y avoir logé la plus grande partie de son armée, il envoie ses généraux pour soumettre les autres villes. Dans le moment où Démétrius recevait ces nouvelles fâcheuses, il s'aperçut de quelques mouvements séditieux parmi ses Macédoniens; il n'osa donc pas les conduire plus avant, dans la crainte que, se trouvant près d'un roi de leur nation, et qui s'était fait un grand nom dans les armes, ils ne se donnassent à lui. XII. Retournant donc sur ses pas, il va contre Pyrrhus, qui, étranger et haï des Macédoniens, lui faisait moins craindre cette défection. Lorsqu'il eut placé son camp près de Béroé, plusieurs habitants étant sortis de la place, allèrent dans son armée, où ils comblaient Pyrrhus de louanges, et le vantaient comme un prince invincible dans les combats, plein de douceur et d'humanité envers ceux qu'il avait soumis. D'autres, envoyés sous main par Pyrrhus, et se donnant pour Macédoniens, disaient que le moment était favorable de secouer le joug tyrannique de Démétrius, et de se déclarer pour Pyrrhus, prince populaire et ami des soldats. Le gros de l'armée, excité par ces discours, cherchait des yeux Pyrrhus, pour aller se rendre à lui. Il avait par hasard ôté son casque; mais ayant fait réflexion que les soldats pourraient bien ne pas le reconnaître, il le remit, et fut aussitôt reconnu à son panache brillant, et aux cornes de bouc dont il était surmonté. A l'instant les Macédoniens, accourant vers lui en foule, lui demandent le mot d'ordre, comme à leur général; d'autres, voyant ses soldats couronnés de chêne, se font des couronnes semblables. Quelques-uns osèrent dire à Démétrius lui-même qu'il ne pouvait rien faire de mieux que de se retirer, et d'abandonner tout à Pyrrhus. Démétrius, qui vit dans l'armée des mouvements analogues à ces discours, en fut si effrayé, qu'il se déroba du camp, enveloppé d'un méchant manteau et la tête couverte d'un bonnet macédonien. Pyrrhus, qui survint en ce moment, se rendit maître du camp sans résistance, et fut proclamé roi de Macédoine. [12] XIII. Cependant Lysimaque arrive, et, prêtendant que la fuite de Démétrios est autant son ouvrage que celui de Pyrrhus, il demande à partager le royaume de Macédoine. Pyrrhus, qui suspectait la fidélité des Macédoniens, et n'osait pas encore se fier pleinement à eux, consentit à partager avec Lysimaque les villes et les provinces de la Macédoine. Ce partage leur fut utile dans le moment, parce qu'il prévint la guerre qui allait s'allumer entre eux; mais ils reconnurent bientôt que cet accord, loin d'amortir leur haine, n'était qu'une nouvelle source de divisions et de plaintes réciproques. En effet, des princes dont ni les mers, ni les montagnes, ni les déserts inhabités ne sauraient arrêter l'ambition et l'avarice, dont la cupidité ne peut être bornée par les limites qui séparent l'Europe de l'Asie, pourraient-ils, étant limitrophes, et se touchant les uns les autres, rester tranquilles dans leurs possessions; et craindraient-ils de faire des injustices pour usurper les États de leurs voisins? Non, l'envie d'usurper, le désir de se surprendre mutuellement, passions qui leur sont naturelles, les tiennent toujours en armes les uns contre les autres. La guerre et la paix ne sont pour eux que des noms, qu'ils emploient au besoin comme une monnaie dont le cours est réglé par leur intérêt, jamais par la justice : plus estimables du moins quand ils se font ouvertement la guerre, que lorsqu'ils déguisent, sous les noms de justice et d'amitié, la trêve momentanée qu'ils font avec l'injustice. On en vit alors dans Pyrrhus une preuve frappante : pour s'opposer encore à Démétrius qui commençait à se rétablir, pour arrêter sa puissance qui se relevait comme d'une grande maladie, il marche au secours des Grecs, et se rend à Athènes. Il monte à la citadelle, et après avoir fait un sacrifice à la déesse, il redescend le jour même dans la ville; là, il témoigne aux habitants combien il est satisfait de l'affection et de la confiance qu'ils lui ont montrée, et leur dit que s'ils veulent agir sagement, ils n'ouvriront plus désormais à aucun roi les portes de leur ville. Il fit depuis un nouveau traité de paix avec Démétrius; et ce prince étant bientôt après passé en Asie, Pyrrhus, à l'instigation de Lysimaque, fit soulever la Thessalie, et attaqua les garnisons que Démétrius avait laissées dans les villes grecques; car il était plus maître des Macédoniens quand il les occupait à la guerre, que lorsqu'ils étaient en paix; et d'ailleurs il n'était pas lui-même né pour le repos. XIV. Enfin Démétrius ayant été défait en Syrie, Lysimaque, qui n'avait plus rien à craindre de lui, et qui jouissait d'un grand loisir, marcha aussitôt contre Pyrrhus, qui faisait alors son séjour à Édesse. En arrivant, il rencontre les convois qu'on amenait à ce prince; il s'en empare, et réduit par là Pyrrhus à une grande disette de vivres. Ensuite, par ses lettres et par ses émissaires, il corrompt les principaux des Macédoniens, en leur reprochant d'avoir choisi pour maître un étranger dont les ancêtres avaient toujours été les esclaves des Macédoniens, et de repousser de la Macédoine les amis et les familiers d'Alexandre. Pyrrhus voyant que le plus grand nombre s'était laissé gagner, et craignant les suites de ce changement, se retire avec ses Épirotes et les troupes des alliés; perdant ainsi la Macédoine de la même manière qu'il l'avait gagnée. Après cela, les rois ont-ils droit de blâmer les particuliers qui changent de parti selon leur intérêt? Que font-ils en cela que les imiter, que suivre les leçons d'infidélité et de trahison qu'ils reçoivent d'eux quand ils les voient persuadés que celui-là réussit le mieux qui pratique le moins la justice? [13] Pyrrhus donc s'étant retiré en Épire, et ne songeant plus à la Macédoine, la fortune lui laissait tous les moyens de jouir sans inquiétude de son état présent, et de gouverner en paix ses sujets. Mais ce prince, qui regardait comme un état de dégoût et d'ennui de vivre sans tourmenter les autres et sans l'être lui-même, ne pouvait supporter l'inaction, semblable à Achille, qui, suivant Homère, "Oisif sur ses vaisseaux, et dévorant son coeur, Brûlait dans les combats d'exercer sa valeur". Dans le besoin qu'il avait d'agir, il saisit la première occasion que la fortune lui présenta. XV. Les Romains faisaient alors la guerre aux Tarentins, qui, hors d'état de la soutenir, et ne pouvant la terminer, maîtrisés qu'ils étaient par l'audace et la méchanceté de leurs orateurs, résolurent d'appeler Pyrrhus, et de le mettre à leur tête, comme celui des rois qui était le moins occupé, et qui avait le plus de capacité pour la guerre. Entre les plus vieux et les plus sensés des citoyens, les uns s'opposèrent ouvertement à cette résolution; mais leurs réclamations étaient étouffées par les cris et l'emportement de le populace ; les autres, rebutés par ce désordre, désertèrent les assemblées. Le jour qu'on devait faire passer le décret, le peuple étant déjà assemblé, un particulier, appelé Méton, homme d' un caractère fort doux, mit sur sa tête une couronne de fleurs fanées, prit dans sa main un flambeau, comme font ceux qui sortent ivres d'un repas, et, précédé d'une ménétrière, il se rendit en cet état à l'assemblée. Là, comme il est ordinaire dans une tourbe démocratique qui n'a ni règle ni frein, les uns, à cette vue, battent des mains, les autres éclatent de rire; personne ne l'empêche d'approcher : au contraire, on ordonne à la ménétrière de jouer de la flûte, et à lui de s'avancer au milieu de l'assemblée pour chanter. Comme il eut l'air de s'y disposer, il se fit un grand silence. Alors Méton, prenant la parole : "Tarentins, leur dit-il, vous avez raison de ne pas vous opposer à ce qu'on danse et qu'on joue des instruments dans la ville, pendant qu'on le peut encore; si même vous faisiez bien, vous mettriez tout à profit le temps de liberté qui vous reste encore; car dans peu vous aurez bien d'autres affaires, et il vous faudra mener un tout autre genre de vie lorsque Pyrrhus sera dans vos murailles". Ces paroles frappèrent la plupart des Tarentins, et un bruit d'approbation courut dans toute l'assemblée. Mais ceux qui craignaient qu'en faisant la paix on ne les livrât aux Romains, s'emportant contre le peuple, lui reprochèrent de se laisser tranquillement insulter avec tant d'audace; et s'étant tous jetés sur Méton, ils le chassèrent de l'assemblée. Le décret passa; et il partit non seulement de la part des Tarentins, mais encore au nom de tous les Grecs d'Italie, des ambassadeurs chargés de présents pour Pyrrhus, avec ordre de lui dire qu'ils n'avaient besoin que d'un général habile, qui jouît d'une grande réputation; qu'ils avaient des troupes nombrerises; que les Lucaniens, les Messapiens, les Samnites et les Tarentins pouvaient mettre sur pied vingt mille chevaux et trois cent cinquante mille hommes d'infanterie. De si belles promesses enflammèrent non seulement Pyrrhus, mais les Épirotes eux-mêmes, et leur inspirèrent la plus vive ardeur pour cette expédition. [14] XVI. Pyrrhus avait alors auprès de lui un Thessalien nommé Cinéas, homme d'une prudence consommée. Il avait été disciple de Démosthène; et de tous les orateurs de son temps, personne ne pouvait mieux que lui retracer à ses auditeurs une image de la véhémence et de la force du plus éloquent des Athéniens. Pyrrhus, qui se l'était attaché, l'envoyait en ambassade vers les villes qu'il voulait mettre dans son parti; et Cinéas, par son talent, confirmait ce que dit Euripide "L'éloquence soumet ce que dompte le fer". Aussi Pyrrhus disait-il qu'il avait gagné plus de villes par l'éloquence de Cinéas que par la force des armes; plein d'estime pour lui, il l'employait dans les affaires les plus importantes. Cinéas voyant Pyrrhus prêt à passer en Italie, fit à dessein, un jour qu'il le trouva de loisir, tomber la conversation sur cette guerre. "Seigneur, lui dit-il, les Romains passent pour un peuple très belliqueux, et ils ont mis sous leur obéissance plusieurs nations aguerries : si Dieu nous donne l'avantage, quel sera le fruit de cette victoire? — Cinéas, lui répondit Pyrrhus, ce que tu demandes là est évident. Les Romains une fois vaincus, est-il une ville grecque ou barbare qui puisse nous résister ! Nous serons aussitôt maîtres de toute l'Italie, dont personne moins que toi ne peut ignorer la grandeur, la force et la puissance". Cinéas, après un moment de silence, reprit la parole : "Mais, seigneur, quand nous aurons pris l'Italie, que ferons-nous? » Pyrrhus, qui ne voyait pas encore où il en voulait venir : "La Sicile, lui dit-il, est tout près, et nous tend les bras; île riche et peuplée, et d'une conquête facile; car depuis la mort d'Agathocle, les villes, gouvernées par des orateurs inquiets, sont en proie à tous les désordres de l'anarchie. — Tout ce que vous dites est vraisemblable, réplique Cinéas; mais bornerez-vous vos expéditions à la prise de la Sicile? — Ah! repartit Pyrrhus, que Dieu seulement nous accorde la victoire, et ces premiers succès ne seront qu'un acheminement à de plus grandes choses. Qui pourrait nous empêcher alors de passer en Afrique et à Carthage? elles seront, pour ainsi dire, sous notre main. Agathocle lui-même, parti secrètement de Syracase, ayant traversé la mer avec peu de vaisseaux, ne fut-il pas sur le point de s'en rendre maître? Et l'Afrique soumise, est-il, je le demande, un seul de ces ennemis qui nous insultent maintenant, qui osât seulement lever la tête? — Non assurément, répondit Cinéas : avec une si grande puissance, il vous sera facile de recouvrer la Macédoine et de régner paisiblement sur toute la Grèce. Mais après toutes ces conquêtes, que ferons-nous? — Alors, cher Cinéas, dit Pyrrhus en souriant, nous vivrons dans un grand repos; nous passerons tous nos jours dans les banquets, dans les fêtes, et dans les charmes de la conversation. — Eh! seigneur, lui dit Cinéas en l'arrêtant, qui nous empêche, dès ce jour, de vivre en repos, de faire bonne chère et de nous réjouir? N'avons-nous pas en notre pouvoir, et sans nous donner aucune peine, ce que nous voulons acheter au prix de tant de sang, de tant de travaux et de dangers, en faisant souffrir aux autres et en souffrant nous-mêmes les plus grands maux? » Cette leçon affligea Pyrrhus sans le corriger; il sentait bien quelle félicité certaine il abandonnait, mais il n'avait pas le courage de sacrifier ses désirs et ses espérances. [15] XVII. Il commença par envoyer Cinéas à Tarente avec trois mille hommes de pied. Ensuite les Tarentins lui ayant fait passer beaucoup de vaisseaux plats ou pontés, et des bateaux de toute espèce, il embarqua vingt éléphants, trois mille chevaux, vingt mille hommes de pied, deux mille archers et cinq cents frondeurs. Quand tout fut prêt, il mit à la voile; mais il avait à peine gagné la haute mer, qu'il s'éleva, hors de la saison, un vent du nord impétueux qui emporta son vaisseau. L'habileté, les efforts des pilotes et des matelots surmontèrent la violence du vent; et, après beaucoup de peines et de dangers, il gagna les côtes d'Italie. Le reste de la flotte fut entraîné par les vagues et dispersé de côté et d'autre; une partie des vaisseaux, poussés loin de l'Italie, furent jetés dans les mers d'Afrique et de Sicile; la nuit surprit les autres avant qu'ils eussent pu doubler le promontoire Iapyx ; et la mer, qui était haute et furieuse, les poussa si violemment contre les endroits de la côte hérissés de rochers, qu'ils échouèrent tous, excepté la galère du roi. Tant qu'elle n'eut à soutenir que l'effort des vagues qui venaient de la pleine mer, sa force et sa grandeur résistèrent à leur choc; mais bientôt un vent de terre ayant soufflé avec violence, la galère, battue à la proue par les flots, fut en danger de s'entr'ouvrir. La livrer de nouveau à une mer irritée, à un vent qui variait sans cesse, de tous les maux qu'on avait à craindre, c'était le plus terrible. Pyrrhus donc ne balança pas à se jeter dans la mer; ses amis et ses gardes s'y précipitent après lui, et font à l'envi les plus grands efforts pour le sauver. Mais l'obscurité de la nuit, la violence des vagues, qui, se brisant contre la côte, en étaient repoussées avec d'affreux mugissements, rendaient tout secours difficile. Enfin le vent ayant tombé avec le jour, ce prince fut poussé sur le rivage, le corps presque épuisé, mais l'âme toujours forte, toujours supérieure aux plus grands obstacles. Les Messapiens, sur la côte desquels la tourmente l'avait jeté, accoururent aussitôt pour Iui donner tous les secours qui étaient en leur pouvoir; ils recueillirent aussi quelques vaisseaux échappés à la tempête, où il ne se trouva que peu de cavalerie et environ deux mille hommes de pied, avec deux éléphants. [16] Pyrrhus les ayant rassemblés, prit avec eux le chemin de Tarente; et Cinéas, averti de son arrivée, alla au-devant de lui avec les soldats qu'il commandait. XVIII. Pyrrhus étant entré dans la ville, ne voulut d'abord rien faire d'autorité et contre le gré des Tarentins, jusqu'à ce qu'il eût su que ses vaisseaux avaient échappé aux fureurs de la mer, et que la plus grande partie de son armée fut rassemblée auprès de lui. Quand il eut réuni toutes ses forces, voyant que les Tarentins ne pourraient être amenés sans la plus grande contrainte à se défendre eux-mêmes et à secourir les autres; qu'ils s'étaient imaginé que pendant qu'il combattrait pour leur défense, tranquilles dans leurs maisons, ils continueraient à se baigner et à faire bonne chère, il fit fermer tous les gymnases, tous les lieux publics où ils avaient accoutumé de régler, en se promenant, les affaires de la guerre; il défendit les festins, les bals et tous les autres divertissements de ce genre, qui n'étaient plus de saison. Il les obligea tous de s'armer, et se montra d'une sévérité inexorable pour les enrôlements; en sorte que plusieurs d'entre eux, peu faits à l'obéissance, et regardant comme une servitude la privation de la vie voluptueuse qu'ils avaient menée jusqu'alors, sortirent de la ville. Cependant Pyrrhus, informé que le consul Lévinus marchait contre lui avec une armée très nombreuse, et qu'il était déjà dans la Lucanie, où il mettait tout à feu et à sang, ne crut pas pouvoir, sans honte, laisser approcher davantage les ennemis; et quoique ses alliés ne l'eussent pas encore joint, il se mit en marche avec ce qu'il avait de troupes. Il s'était fait précéder d'un héraut chargé de proposer aux Romains s'ils ne voudraient pas, avant de commencer la guerre, le prendre pour arbitre et pour juge des différends qu'ils avaient avec les Grecs d'Italie. Le consul Lévinus ayant répondu que les Romains ne voulaient pas Pyrrhus pour arbitre, et qu'ils ne le craignaient pas comme ennemi, il continua sa marche, et alla camper dans la plaine qui est entre les villes de Pandosie et d'Héraclée. Là, ayant appris que les Romains étaient campés assez près de lui, de l'autre côté du Siris, il monte à cheval, et va jusqu'au bord du fleuve pour reconnaître leur position. Quand il eut vu l'ordonnance de leurs troupes, leurs postes avancés, l'ordre et l'assiette de leur camp, il en fut dans l'admiration; et s'adressant â celui de ses amis qui était le plus près de lui : "Mégaclès, lui dit-il, cette ordonnance de Barbares n'a rien de barbare; nous verrons ce qu'ils savent faire. » Alors, moins tranquille sur l'avenir, il résolut d'attendre ses alliés. Seulement il laissa, sur le bord du Siris, un corps de troupes pour en empêcher le passage, si les Romains voulaient le tenter. Ceux-ci, se hâtant de prévenir les secours que Pyrrhus avait dessein d'attendre, se disposèrent à passer la rivière. L'infanterie la traversa au gué, et la cavalerie, partout où elle trouva le passage plus facile. Les Grecs, craignant d'être enveloppés, se retirèrent vers le gros de l'armée. XIX. Pyrrhus, à qui on vint l'apprendre, troublé de cette nouvelle, ordonne aux capitaines de mettre sur-le-champ l'infanterie en bataille, et d'attendre ses ordres sous les armes. Lui-même avec sa cavalerie, qui était de trois mille chevaux, marche en diligence contre les Romains, espérant les surprendre au passage, dispersés et en désordre; mais quand il voit en deçà de la rivière, briller cette grande quantité de boucliers, et la cavalerie s'avancer vers lui dans le plus bel ordre, alors il fait serrer les rangs, et commence l'attaque. Il se fit bientôt remarquer par l'éclat et la magnificence de son armure, et montra par ses faits d'armes que sa valeur n'était pas au-dessous de sa réputation. Il était tout entier au combat, et, exposant sa personne sans ménagement, il renversait tout ce qui se présentait devant lui. Mais son ardeur ne lui faisait rien perdre de sa prudence et de son sang-froid ordinaires; et comme s'il eût été hors de l'action, il donnait partout ses ordres, il animait tout de sa présence, il se portait de tous côtés pour donner du secours à ceux qu'il voyait près de succomber. Au fort de la mêlée, Léonatus de Macédoine vit un cavalier italien qui, s'attachant à Pyrrhus, piquait droit à lui, changeait de place toutes les fois que le prince en changeait lui-même, et suivait tous ses mouvements. "Seigneur, dit Léonatus au roi, voyez-vous ce Barbare qui monte un cheval noir à pieds blancs? Il médite sûrement quelque grand dessein; ses yeux sont toujours fixés sur vous, il n'en veut qu'à vous seul; plein d'ardeur et de courage, il néglige tous les autres pour ne suivre que vous : tenez-vous en garde contre lui. — Léonatus, lui répondit le roi, il est impossible de fuir sa destinée; mais ni lui, ni aucun autre Italien, ne s'applaudira d'en être venu aux mains avec moi". Il parlait encore, lorsque l'Italien, prenant sa pique et tournant son cheval, fond sur Pyrrhus, et enfonce sa javeline dans les flancs du coursier que montait ce prince, en même temps que Léonatus perce de la sienne le cheval de l'Italien. Les deux chevaux étant tombés, les amis de Pyrrhus l'environnent aussitôt, et l'enlèvent. Le cavalier italien fut tué en se défendant avec le plus grand courage. Il était de Férente, commandait une compagnie, et se nommait Oplacus. [17] XX. Le danger que Pyrrhus venait de courir lui apprit à se tenir sur ses gardes. Voyant que sa cavalerie commençait à plier, il fit avancer l'infanterie, et la mit en bataille. Ensuite, ayant donné son manteau et ses armes à un de ses amis nommé Mégaclès, dont il prit l'armure pour se déguiser, il retourna contre les Romains, qui le reçurent vaillamment. Le combat fut douteux; les deux armées plièrent sept fois, et revinrent sept fois à la charge. L'échange que Pyrrhus avait fait fort à propos de ses armes, puisqu'il lui sauva la vie, pensa néammoins tout perdre, et lui enlever la victoire. Un gros d'ennemis s'étant jeté sur Mégaclès, un Romain nommé Dexous, qui, le premier, le blessa et le renversa par terre, lui ayant arraché son casque et son manteau, courut toute à bride vers le consul Lévinus, et se mit à crier, en les lui montrant, qu'il avait tué Pyrrhus. Ces dépouilles, portées de rang en rang, transportent de joie les Romains, et leur font pousser des cris de victoire, tandis que les Grecs tombent dans l'abattement et la consternation. Pyrrhus, en étant averti, parcourt tous les rangs la tête découverte, tend la main à ses soldats, et leur parle pour se faire reconnaître. Enfin les éléphants ayant rompu les bataillons des Romains, dont les chevaux, avant même que d'approcher ces animaux, n'en pouvaient supporter l'odeur, et emportaient leurs cavaliers, Pyrrhus les fait charger dans ce désordre par sa cavalerie thessalienne, qui les met en fuite et en fait un grand carnage. Denys d'Halicarnasse rapporte qu'il périt à cette bataille près de quinze mille Romains; Hiéronyme n'en compte que sept mille. Suivant Denys, Pyrrhus en perdit treize mille, et un peu moins de quatre mille selon hiéronyme; mais c'étaient les plus braves de ses amis et de ses capitaines, ceux qui avaient toute sa confiance, et qu'il employait dans les plus grandes occasions. Pyrrhus s'empara du camp des Romains, qui l'avaient abandonné, et vit plusieurs de leurs villes alliées embrasser son parti; il fit le dégât dans tout le pays, et s'approcha jusqu'à trois cents stades de Rome. Les Lucaniens et les Samnites étant venus en grand nombre le joindre après le combat, il leur reprocha leur lenteur; mais on voyait à son air qu'il en était bien aise, et qu'il regardait comme un grand sujet de gloire d'avoir, avec ses seules troupes et celles des Tarentins, défait une armée romaine si forte et si nombreuse. [18] XXI. Les Romains n'ôtèrent pas à Lévinus le commandement de l'armée, quoique Fabricius eût dit que les Épirotes n'avaient pas vaincu les Romains, mais que Pyrrhus avait vaincu Lévinus, et qu'il crût que cette défaite devait être moins imputée aux troupes qu'à celui qui les commandait. Ils firent donc de nouvelles levées pour compléter leurs légions, et tinrent sur cette guerre des propos si fiers, si pleins de confiance, que Pyrrhus étonné crut devoir leur envoyer le premier une ambassade pour les sonder, et voir s'ils écouteraient des propositions de paix. II sentait que prendre Rome et se l'assujettir n'était pas une entreprise facile, ni qu'il pût exécuter avec les forces qu'il avait alors; au lieu qu'un traité de paix et d'alliance conclu avec eux après sa victoire ajouterait beaucoup à sa réputation et à sa gloire. Il envoya donc à Rome Cinéas, qui visita les principaux habitants, et leur offrit, ainsi qu'à leurs femmes, des présents de la part du roi. Ils les refusèrent; et tous, jusqu'aux femmes elles-mêmes, répondirent que si Rome faisait publiquement un traité avec Pyrrhus, ils ne négligeraient rien de leur côté pour lui témoigner leur reconnaissance. Cinéas, admis à l'audience du sénat, fit un discours très insinuant, et proposa les conditions les plus séduisantes; mais les sénateurs ne se montrèrent pas disposés à les accepter, quoique Pyrrhus offrît de rendre sans rançon tous les prisonniers qu'il avait faits à cette bataille, qu'il promît d'aider les Romains à conquérir l'Italie, et qu'il ne leur demandât pour cela que leur amitié, et une sûreté entière pour les Tarentins. Cependant plusieurs sénateurs, affectés d'une si grande défaite, et s'attendant à une seconde bataille contre des forces plus considérables encore depuis que les peuples confédérés de l'Italie étaient joints à Pyrrhus, paraissaient incliner à la paix. XXII. Mais Appius Claudius, un des plus illustres personnages de Rome, que la vieillesse et la cécité avaient contraint de mener loin des affaires une vie retirée et tranquille, instruit des offres de Pyrrhus et du bruit qui courait que le sénat allait les accepter, ne put se contenir; il appela ses esclaves, et se fit porter, à travers la place publique, au lieu où le sénat était assemblé. Quand il fut à la porte, ses fils et ses gendres allèrent au-devant de lui, et l'ayant entouré, ils l'introduisirent dans la salle. Le sénat, par respect et par honneur pour un personnage si distingué, garda le plus profond silence. [19] Dès qu'Appius fut à sa place, il prit la parole. "Romains, dit-il, jusqu'à ce jour j'ai souffert avec peine la perte de ma vue; maintenant je regrette de n'avoir pas aussi perdu l'ouïe, pour ne pas entendre vos indignes résolutions, et ces décrets honteux qui vont flétrir toute la gloire de Rome. Qu'est donc devenu ce langage si fier que vous teniez autrefois, et qui a retenti par toute la terre? Vous disiez que si cet Alexandre le Grand était venu en Italie lorsque nos pères étaient dans la force de l'âge, et nous dans la vigueur de la jeunesse, on ne lui donnerait pas maintenant le titre d'invincible, et que sa fuite ou sa mort aurait ajouté un nouvel éclat à la gloire de Rome. Vous faites bien voir aujourd'hui que ce n'était là que les vaines bravades d'une arrogante présomption, puisque vous craignez des Chaoniens et des Molosses, qui ont toujours été la proie des Macédoniens que vous tremblez au nom de Pyrrhus, ce courtisan, ce flatteur assidu d'un des satellites de ce même Alexandre. Il erre maintenant dans l'Italie, moins pour secourir les Grecs qui s'y sont établis, que pour fuir les ennemis qu'il a dans son royaume; et il vous offre de conquérir l'Italie avec une armée qui ne lui a pas suffi pour conserver une petite partie de la Macédoine. N'allez pas croire qu'un traité d'alliance vous délivrera de lui : vous attirerez au contraire sur vous ses alliés, qui vous mépriseront, et vous croiront faciles à vaincre par le premier qui vous attaquera, quand ils auront vu Pyrrhus se retirer de l'Italie sans avoir été puni de son audace; que dis-je ? après avoir obtenu, pour prix de ses insultes, les Tarentins et les Samnites. » XXIII. Le discours d'Appius réunit tous les sénateurs, qui, ne respirant plus que la guerre, renvoyèrent Cinéas avec cette réponse : "Que Pyrrhus sorte promptement de l'Italie; et qu'alors, s'il veut, il fasse des propositions de paix : mais tant qu'il sera en armes sur nos terres, les Romains lui feront la guerre de toutes leurs forces, eût-il battu dix mille Lévinus. » Cinéas, dit-on, pendant qu'il négociait à Rome, mit le plus grand soin à s'instruire des usages des Romains, à examiner leur manière de vivre, à connaître la forme de leur gouvernement, à s'entretenir fréquemment avec les principaux citoyens; et en rendant compte à Pyrrhus de tout ce qu'il avait vu et appris, il lui dit entre autres choses que le sénat romain lui avait paru un consistoire de rois. Il ajouta qu'à la population qu'il avait vue dans Rome, il craignait bien qu'ils n'eussent à combattre contre une hydre de Lerne; qu'on avait déjà levé pour le consul Lévinus une armée double de celle qu'il avait, et qu'il restait encore à Rome plusieurs fois autant d'hommes en âge de porter les armes. [20] Pyrrhus vit bientôt arriver des ambassadeurs romains, qui venaient traiter de la rançon des prisonniers. Au nombre de ces députés était Fabricius; Cinéas dit au roi que c'était un des hommes que les Romains estimaient le plus pour sa vertu, ses talents militaires et son extrême pauvreté. Pyrrhus le traita avec une distinction particulière, et lui offrit de l'or, non pour le porter à rien de malhonnête, mais comme un gage de l'amitié et de l'hospitalité qu'il voulait contracter avec lui : Fabricius ayant refusé ses présents, Pyrrhus n'insista pas davantage. Le lendemain, pour le surprendre et l'effrayer, sachant qu'il n'avait jamais vu d'éléphant, il ordonna qu'on amenât le plus grand de ces animaux dans le lieu où il s'entretiendrait avec Fabricius, et de le cacher derrière un tapisserie. L'ordre fut exécuté; au signal donné, on leva la tapisserie; et l'animal, levant sa trompe sur la tête de Fabricius, jeta un cri épouvantable. Fabricius s'étant tourné, sans donner aucun signe d'émotion, dit à Pyrrhus en souriant : "Hier votre or ne m'a point ému, et votre éléphant ne m'émeut pas davantage aujourd'hui". XXIV. Le soir à souper, la conversation ayant roulé sur divers sujets, en particulier sur la Grèce et sur ses philosophes, Cinéas vint à parler d'Épicure; il exposa ce que la secte de ce philosophe pensait des dieux et du gouvernement. Il dit qu'elle faisait consister la dernière fin de l'homme dans la volupté ; qu'elle fuyait toute administration publique, comme le fléau du bonheur; que, n'admettant dans la Divinité ni amour, ni haine, ni soin des hommes, elle reléguait les dieux dans une vie oisive, où ils se livraient à toutes sortes de voluptés. Il parlait encore, lorsque Fabricius l'interrompant: "Grand Hercule, s'écria-t-il, puissent Pyrrhus et les Samnites avoir de telles opinions tant qu'ils seront en guerre avec nous! » Pyrrhus, admirant le caractère et la grandeur d'âme de ce Romain, eût préféré de conclure avec sa république un traité d'alliance et d'amitié, plutôt que de lui faire la guerre. Il le prit donc en particulier, le pressa de négocier d'abord un accommodement entre lui et les Romains, de s'attacher ensuite à sa personne, et de venir vivre à sa cour, où il serait le premier de ses amis et de ses capitaines. «Prince, lui répondit tout bas Fabricius, le parti que vous me proposez ne tournerait pas à votre avantage; car ceux qui aujourd'hui vous honorent et vous admirent ne m'auraient pas plutôt connu, qu'ils aimeraient mieux m'avoir pour roi que vous-même. » Tel se montrait Fabricius. Pyrrhus ne s'offensa point de sa réponse; et, loin de la recevoir avec la fierté d'un tyran, il releva devant ses amis la grandeur d'âme de Fabricius, et ne voulut confier qu'à lui seul les, prisonniers, afin que, si le sénat refusait la paix, ils lui fussent renvoyés, après qu'ils auraient embrassé leurs parents et célébré les Saturnales. Le sénat en effet les renvoya après la fête, et décerna la peine de mort contre tous ceux qui ne retourneraient pas dans le camp de Pyrrhus. [21] XXV. L'année suivante, Fabricius fut nommé consul; et comme il était dans son camp, un homme vint lui apporter une lettre du médecin de Pyrrhus, qui offrait d'empoisonner ce prince, si les Romains voulaient lui assurer une récompense proportionnée au service qu'il leur rendrait, en terminant la guerre sans aucun danger pour eux. Fabricius, indigné de la perfidie de cet homme, et faisant partager ses sentiments à son collègue, écrivit sur-le-champ à Pyrrhus, pour l'avertir de se mettre en garde contre cette trahison. La lettre était conçue en ces termes : "Caïus Fabricius et Quintus Émilius, consuls des Romains, au roi Pyrrhus, salut. Il paraît que vous n'êtes heureux ni dans le choix de vos amis, ni dans celui de vos ennemis; la lecture de la lettre que nous vous renvoyons vous convaincra que vous faites la guerre à des hommes justes et bons, et que vous donnez votre confiance à des méchants et à des traîtres. Ce n'est pas pour obtenir votre reconnaissance que nous vous découvrons cette perfidie; c'est afin que votre mort ne donne pas lieu de nous calomnier, et de dire que, désespérant de vous vaincre par notre valeur, nous avons eu recours à la trahison pour terminer cette guerre". Pyrrhus, après la lecture de la lettre, s'étant assuré de la vérité du complot, fit punir son médecin; et, pour témoigner sa reconnaissance à Fabricius et aux Romains, il renvoya tous les prisonniers sans rançon, et députa de nouveau Cinéas à Rome, pour tâcher de conclure la paix. Les Romains, qui ne croyaient mériter ni récompense ni grâce de la part d'un ennemi, pour n'avoir pas consenti à une injustice, ne voulurent pas recevoir gratuitement les prisonniers, et lui renvoyèrent un pareil nombre de Tarentins et de Samnites. Quant à la paix, ils ne souffrirent pas même que Cinéas en parlât avant que Pyrrhus fût sorti de l'Italie avec toutes ses troupes, et qu'il n'eût repris la route de l'Épire sur les mêmes vaisseaux qui l'avaient apporté. XXVI. Mais comme l'état de ses affaires demandait un second combat, il se mit en route avec toute son armée, et attaqua les Romains près de la ville d'Asculum. Là, serré dans des lieux où sa cavalerie ne pouvait pas agir, et arrêté par une rivière dont les bords difficiles et marécageux ne laissaient point de passage à ses éléphants pour aller rejoindre l'infanterie, il eut un grand nombre de morts et de blessés. La nuit vint séparer les deux armées; mais le lendemain, pour se ménager l'avantage de combattre sur un terrain plus uni, où les éléphants pussent charger les ennemis, il fit occuper dès le matin, par un corps de troupes, les postes difficiles où il avait combattu la veille, jeta parmi les éléphants un grand nombre d'archers et de gens de trait, et, tenant ses rangs serrés et en bon ordre, il marcha avec impétuosité contre les Romains. Ceux-ci, qui n'avaient plus, comme le jour précédent, les moyens d'éviter l'ennemi et de l'enfermer, ne purent combattre que de front sur un terrain égal. Comme ils voulaient rompre l'infanterie de Pyrrhus avant qu'on eût fait approcher les éléphants, ils firent des efforts prodigieux pour briser avec leurs épées les longues piques des ennemis; et, sans ménager leurs personnes, sans se mettre en peine des blessures qu'ils recevaient, ils ne visaient qu'à renverser leurs ennemis. Enfin, après un long combat, ils commencèrent à plier du côté où se trouvait Pyrrhus : ils ne purent soutenir l'effort de sa phalange; la force et l'impétuosité des éléphants achevèrent la déroute; la valeur des Romains devenait inutile contre ces animaux, dont la masse les entraînait, semblable à la violence d'une vague ou à la secousse d'un tremblement de terre, à laquelle ils croyaient devoir céder, plutôt que d'attendre, sans pouvoir combattre ni se secourir les uns les autres, la mort la plus inutile et la plus cruelle. Heureusement ils n'eurent pas à aller loin pour regagner leur camp. XXVII. Hiéronyme rapporte que les Romains perdirent six mille hommes; que du côté de Pyrrhus, suivant les registres du roi, il n'en périt que trois mille cinq cent cinq. Mais Denys d'Halicarnasse prétend qu'il n'y eut pas deux combats près d'Asculum, et que la défaite des Romains ne fut pas avérée. Selon cet historien, il ne se livra qu'une seule bataille, qui dura jusqu'au coucher du soleil; et les combattants ne se séparèrent, même avec peine, qu'après que Pyrrhus eut été blessé au bras d'un coup d'épieu, et son bagage pillé par les Samnites; il y eut dans les deux armées environ quinze mille morts; elles rentrèrent chacune dans son camp ; et comme on félicitait Pyrrhus de sa victoire : "Si nous en remportons encore une pareille, répondit-il, nous sommes perdus sans ressource. » En effet, cette bataille lui avait coûté la meilleure partie des troupes qu'il avait amenées d'Épire, avec le plus grand nombre de ses amis et de ses capitaines; il n'en avait point d'autres pour les remplacer, et il voyait ses alliés refroidis. Les Romains, au contraire, tiraient de leur pays, comme d'une source inépuisable, de quoi réparer, avec autant de facilité que de promptitude, les pertes de leurs légions; et, loin d'être abattus par leurs défaites, ils puisaient dans leur ressentiment même de nouvelles forces et une nouvelle ardeur pour continuer la guerre. [22] XXVIII. Au milieu de ces difficultés et de ces inquiétudes, il se vit tout à coup rejeté dans ses vaines espérances par les nouvelles entreprises qu'on vint lui offrir, et qui lui laissaient l'embarras du choix. D'un côté, il arriva de Sicile des ambassadeurs qui venaient remettre en son pouvoir les villes d'Agrigente, de Syracuse, et des Léontins, le prier de chasser les Carthaginois de leur île et de la délivrer de ses tyrans. D'un autre côté, des courriers venus de Grèce lui portèrent la nouvelle que Ptolémée Céraunus avait été tué dans une bataille contre les Gaulois, et que c'était la circonstance la plus favorable pour se présenter aux Macédoniens, qui avaient besoin d'un roi. Pyrrhus se plaignit de la fortune, qui lui offrait en même temps deux occasions de faire de si grandes choses; et voyant avec regret qu'il ne pouvait saisir l'une sans laisser échapper l'autre, il balança longtemps sur le choix. Enfin, les affaires de Sicile lui paraissant beaucoup plus importantes à cause du voisinage de l'Afrique, il se décida pour cette entreprise; et sur-le-champ il députa, selon sa coutume, Cinéas pour aller traiter avec les villes. Cependant la garnison qu'il mit dans Tarente déplut fort aux habitants, qui lui représentèrent ou qu'il devait rester avec eux pour faire la guerre aux Romains, comme il s'y était engagé en venant à Tarente ; ou que, s'il abandonnait l'Italie, il devait laisser leur ville dans l'état où il l'avait trouvée. II leur répondit sèchement de se tenir tranquilles, et d'attendre ses moments ; après quoi il s'embarqua. Arrivé en Sicile, il vit d'abord toutes ses espérances se réaliser; les villes s'empressaient de se soumettre à lui; et partout où il eut à employer la force des armes, rien ne lui résista. Avec une armée de trente mille hommes de pied, de deux mille cinq cents chevaux, et une flotte de deux cents voiles, il chassait partout devant lui les Carthaginois, et détruisait leur domination. XXIX. La ville d'Érix était la plus forte de celles qu'ils possédaient, et la mieux pourvue de défenseurs : Pyrrhus résolut de l'emporter de force. Quand tout fut prêt pour l'assaut, il se revêtit de toutes ses armes; et s'approchant de la ville, il promit à Hercule un sacrifice et des jeux destinés à honorer la valeur, s'il lui accordait la gloire de paraître par ses exploits, aux yeux des Grecs qui habitaient la Sicile, digne de sa naissance et de sa fortune. A peine les trompettes ont donné le signal, qu'il fait écarter les Barbares à coups de traits; on dresse les échelles, et il monte le premier sur la muraille. Un gros d'ennemis osant lui faire tête, il chasse et précipite les uns du haut de la muraille ; il frappe les autres à coups d'épée; et, sans recevoir lui-même aucune blessure, il a bientôt élevé autour de lui un monceau de morts. Il paraissait si terrible aux Barbares, qu'ils n'osaient soutenir ses regards; et il prouva qu'Homère a jugé de la valeur en homme expérimenté, torsqu'il a dit que, de toutes les vertus, c'est la seule dont les mouvements soient inspirés et approchent de la fureur. Quand il fut maître de la ville, il fit à Hercule un sacrifice magnifique, et célébra des jeux de toute espèce. [23] XXX. Il y avait aux environs de Messine une nation de Barbares appelés Mamertins, qui tourmentaient fort les Grecs, dont quelques-uns même étaient devenus leurs tributaires ; ces Barbares, nombreux et aguerris, avaient dû à leur valeur le nom de Mamertins, qui, en langue latine, signifie martiaux. Pyrrhus s'étant saisi des officiers qui levaient pour eux les impôts, les fit mourir; et ayant vaincu les Mamertins eux-mêmes en bataille rangée, il abattit la plupart de leurs forteresses. Les Carthaginois, qui désiraient de faire la paix avec ce prince, lui offrirent, pour l'y déterminer, de l'argent et des vaisseaux; mais comme il portait plus loin son ambition, il leur répondit qu'ils n'avaient qu'un seul moyen d'obtenir la paix et son amitié : c'était d'évacuer toute la Sicile, et de prendre la mer d'Afrique pour bornes entre la Grèce et eux. Enflé de ses succès, plein de confiance en ses forces, et poursuivant les espérances qui l'avaient fait passer en Sicile, il aspirait à la conquête de l'Afrique. Il avait assez de vaisseaux pour cette vaste entreprise ; mais il manquait de matelots et de rameurs. Au lieu d'employer, pour en obtenir des villes, les ménagements et la douceur, il prit un ton impérieux; ii s'emporta contre les habitants, usa de violence, et alla jusqu'à les châtier rigoureusement. Ce n'était pas ainsi qu'il s'était conduit en arrivant; il avait su mieux que personne attirer tous les esprits par les propos les plus obligeants, par la confiance entière qu'il témoignait à tout le monde, par le soin qu'il prenait de n'être à charge à personne. Mais de prince populaire devenu tout à coup un tyran, il s'attira, par sa sévérité, la réputation d'un homme ingrat et perfide. Cependant, quelque mécontents qu'ils fussent, ils cédaient à la nécessité, et fournissaient tout ce qu'il exigeait d'eux. Mais sa conduite à l'égard de Thénon et de Sostrate acheva de les aliéner. C'étaient deux des principaux commandants de Syracuse, qui les premiers l'avaient appelé en Sicile, qui, à son arrivée, lui ayant remis la ville entre les mains, l'avaient ensuite secondé de tout leur pouvoir clans toutes ses entreprises. Pyrrhus, ayant conçu des soupçons contre eux, ne voulait ni les mener avec lui, ni les laisser à Syracuse en son absence. Sostrate, qui craignait sa mauvaise volonté, sortit de la ville; et Pyrrhus, accusant Thénon d'être dans les mêmes dispositions que Sostrate, le fit mourir. Dès lors les esprits changèrent, non pas insensiblement et les uns après les autres; mais toutes les villes, animées à la fois contre lui de la haine la plus violente, ou s'allièrent avec les Carthaginois, ou appelèrent les Mamertins à leur secours. Il ne voyait partout que défections, que nouveautés, que soulèvements, lorsqu'il reçut des lettres des Samnites et des Tarentins qui lui donnaient avis que, chassés de toute la campagne, et ne pouvant plus se défendre dans les villes, ils le conjuraient de venir à leur secours. XXXI. Ces lettres, lui donnant un prétexte honnête de quitter la Sicile, ôtèrent à sa retraite l'air de la fuite et du désespoir de réussir. Mais, dans le fait, il ne pouvait plus se rendre maître de cette île, qui ressemblait à un vaisseau battu par la tempête ; et, désirant d'en sortir, il se jeta de nouveau dans l'Italie. Il dit en partant à ceux qui l'environnaient : "Mes amis, quel beau champ de bataille nous laissons là aux Carthaginois et aux Romains"! Sa conjecture ne tarda pas à être vérifiée. [24] Les Barbares, s'étant ligués contre lui, l'attaquèrent à son départ : forcé de combattre dans le détroit contre les Carthaginois, il perdit plusieurs vaisseaux, et se sauva avec le reste en Italie. Les Mamertins, qui étaient déjà passés, au nombre au moins de dix mille, n'osèrent pas se mesurer avec lui en rase campagne; mais l'ayant attendu dans des lieux difficiles, ils tombèrent brusquement sur lui, et mirent en désordre toute son armée. Il y perdit deux éléphants et la plus grande partie de son arrière-garde. Il courut de l'avant-garde au secours de ceux qui restaient, et, bravant tous les dangers, il se jeta sans ménagement au milieu de ces Barbares, tous aguerris et pleins de valeur; mais un coup d'épée qu'il reçut à la tête l'obligea de s'éloigner un peu du champ de bataille. Sa retraite releva le courage des ennemis; un d'entre eux, qu'on distinguait à la hauteur de sa taille et à l'éclat de ses armes, sort des rangs, et provoquant le roi d'une voix audacieuse, il lui crie de se montrer, s'il est encore en vie. Pyrrhus, irrité de son audace, s'arrache des mains de ses officiers, et retourne au combat, suivi de ses gardes, le visage couvert de sang, et horrible à voir. Transporté de colère, il traverse ses bataillons, et prévenant le Barbare, il lui porte sur la tête un si grand coup d'épée, qu'autant par la force de son bras que par l'excellente trempe de son arme, la lame pénétra si avant, que dans le même instant les deux parties du corps tombèrent des deux côtés. Un si terrible fait d'armes empêcha les Barbares d'avancer. Frappés de terreur et d'admiration, ils regardèrent Pyrrhus comme un dieu, et ne le troublèrent plus dans sa marche. Il arriva donc à Tarente avec vingt mille hommes de pied et trois mille chevaux ; et, prenant l'élite des Tarentins, il marcha sans différer contre les Romains campés dans le Samnium. [25] XXXII. Les Samnites étaient dans la situation la plus fàcheuse : défaits dans plusieurs combats par les Romains, ils avaient perdu courage. Ils étaient d'ailleurs mécontents de Pyrrhus, et ne lui pardonnaient pas son voyage de Sicile : aussi n'en vint-il qu'un très petit nombre se joindre à lui. Pyrrhus, partageant en deux corps tout ce qu'il avait de troupes, envoie le premier dans la Lucanie, pour arrêter l'un des consuls, et l'empêcher de secourir son collègue; il mène lui-même l'autre contre le consul Manius Curius, qui, campé dans un poste très-sûr auprès de Bénévent, attendait le secours qui lui venait de Lucanie. Arrêté d'ailleurs par les signes des oiseaux et des sacrifices, et par les menaces des devins, il se tenait tranquille dans son camp. Pyrrhus, au contraire, était pressé de combattre ce corps d'armée avant que l'autre fût arrivé : prenant donc ce qu'il avait de meilleures troupes, avec ses éléphants les plus aguerris, il se met en marche à l'entrée de la nuit pour aller attaquer le camp de Manius. Comme il avait un long circuit à faire dans un pays très couvert, les torches qui éclairaient sa marche vinrent à lui manquer, et la plupart de ses soldats s'égarèrent. Le temps qu'on mit à les rallier occupa le reste de la nuit; et le jour ayant paru comme il descendait du haut des montagnes, les ennemis, qui le découvrirent, en furent d'abord troublés. Mais Manius ayant eu des sacrifices heureux, forcé d'ailleurs par la circonstance, sort de ses retranchements, tombe sur les premiers qui se présentent, et les met en fuite; les autres sont saisis d'une telle frayeur, qu'il en périt un grand nombre, et qu'il y eut quelques éléphants de pris. Cette victoire attira Manius en plaine campagne pour y combatre avec toute son armée; il livra la bataille, et rompit une des ailes de l'ennemi; mais il fut renversé à l'autre par les éléphants, et repoussé jusque dans son camp. Alors il mande un corps assez nombreux de troupes fraîches qu'il avait laissées à la garde des retranchements, et qui, accourant bien armées, font pleuvoir sur les éléphants une grêle de traits, et les forcent de tourner le dos; ces animaux se renversant sur leurs propres bataillons, y mettent une confusion et un désordre qui donnèrent la victoire aux Romains, et avec la victoire l'affermissement de leur empire. La valeur qu'ils avaient fait éclater dans ces combats accrut leurs forces avec leur confiance, et les fit passer pour invincibles. La conquête de l'Italie, premier fruit de ces succès, fut bientôt suivie de celle de la Sicile. [26] XXXIII. C'est ainsi que Pyrrhus vit s'évanouir toutes ses espérances sur l'Italie et la Sicile. Il avait consumé à ces différentes guerres six années entières, et sa puissance en était considérablement affaiblie; cependant, au milieu de ses défaites, son courage resta toujours invincible, et il acquit la réputation de surpasser en expérience, en valeur et en audace, tous les rois de son temps. Mais ce qu'il gagnait par ses exploits, il le perdait par ses espérances; et le désir de ce qu'il n'avait pas, l'empêchait de s'assurer la possession de ce qu'il avait. Aussi Antigonus le comparait-il à un joueur qui amène les coups les plus heureux, et qui ne sait pas profiter de sa fortune. Rentré en Épire avec huit mille hommes de pied et cinq cents chevaux qu'il était hors d'état de payer il cherchait une nouvelle guerre qui lui fournît de quoi les entretenir. Quelques Gaulois s'étant joints à lui, il entre en armes dans la Macédoine, où régnait Antigonus, fils de Démétrius, sans autre dessein que de la piller et d'y faire un grand butin. Mais la conquête de plusieurs villes, et la défection de deux mille Macédoniens qui passèrent dans son armée, lui ayant fait concevoir de plus hautes espérances, il marche contre Antigonus, l'attaque dans des défilés et jette le désordre dans toute son armée. Les Gaulois qui formaient l'arrière-garde d'Antigonus, et qui étaient nombreux, soutinrent vigoureusement le choc; mais, après un combat très rude, ils furent presque tous taillés en pièces; ceux qui commandaient les éléphants ayant été enveloppés, se rendirent avec leurs animaux. Après cet accroissement de forces, Pyrrrhus, écoutant plus la fortune que la raison, va charger la phalange macédonienne, que la défaite de son arrière-garde avait jetée dans le trouble et la frayeur. Mais voyant qu'elle refuse d'en venir aux mains avec lui, il tend la main aux capitaines et aux chefs de bandes, les appelle par leur nom, et détache d'Antigonus toute cette infanterie. Ce prince, prenant aussitôt la fuite, ne put conserver que quelques places maritimes de son royaume. Dans ce cours de prospérités, Pyrrhus, qui regardait sa victoire sur les Gaulois comme le plus glorieux de ses exploits, consacra les plus belles et les plus riches de leurs dépouilles dans le temple de Minerve Itonienne, avec cette inscription en vers élégiaques : "Vainqueur des fiers Gaulois, dans sa reconnaissance, Pyrrhus offre à Pallas leurs riches boucliers : Il a d'Antigonus renversé la puissance, Et soumis en un jour ses plus vaillants guerriers. Ne vous étonnez pas si par cette victoire Ce prince a couronné tant de brillants exploits : Des enfants d'Éacus la valeur et la gloire Vit encore aujourd'hui dans le coeur de nos rois". XXXIV. Après ce combat il reprit les villes de Macédoine, et entre autres celle d'Èges (45), dont il traita les habitants avec beaucoup de sévérité, et mit dans la ville une garnison de ces Gaulois, qu'il avait à sa solde. Les Gaulois, nation la plus avide et la plus insatiable d'argent, fouillèrent les tombeaux des rois de Macédoine, qui avaient leur sépulture dans cette ville; et après en avoir enlevé les richesses, ils dispersèrent, d'une main sacrilége, les ossements de ces princes. Pyrrhus parut faire peu d'attention à cet attentat, soit que les affaires qui l'occupaient alors lui en lissent différer la punition, soit qu'il n'osât châier ces Barbares; mais cette indifférence déplut ort aux Macédoniens. Sa puissance était encore ieu affermie et peu stable en Macédoine, lorsqu'il e laissa emporter à de nouvelles espérances. Inultant même au malheur d'Antigonus, il le traita l'effronté, de ce qu'au lieu de prendre le mancati d'un simple particulier, il osait porter en:ore la robe de pourpre. XXXV. Dans ce même temps, Cléonyme le Spartiate étant venu l'inviter à marcher contre Lacédémone, Pyrrhus y consentit sans balancer. Cléonyme était de la race royale; mais comme il était l'un caractère violent et despotique, il n'avait ni l'affection ni la confiance des Spartiates, et Aréus régnait paisiblement à sa place. C'était là son ancien sujet de plainte contre tous ses concitoyens. Il avait épousé dans sa vieillesse une femme très belle, aussi du sang royal, nommée Chélidonide, fille de Léotychidas, qui, devenue éperdument amoureuse d'Acrotatus, fils d'Aréus, prince d'une grande beauté et à la fleur de l'âge, accabla de chagrin Cléonyme, qui aimait passionnément sa femme, et à qui ce mariage causa autant de honte que d'amertume ; car personne n'ignorait à Sparte le mépris que sa femme avait pour lui. Ses chagrins domestiques s'étant donc joints à ses disgrâces publiques, et n'écoutant que sa colère et son ressentiment, il engagea Pyrrhus à venir à Sparte avec vingt-cinq mille hommes d'infanterie, deux mille chevaux et vingt-quatre éléphants. Un appareil si formidable fit juger aisément que Pyrrhus venait moins pour mettre Cléonyme en possession du trône de Sparte, que pour se rendre lui-même maître du Péloponèse. Il est vrai qu'il s'en défendait dans toutes ses réponses aux Lacédémoniens, qui lui avaient envoyé une ambassade à Mégalopolis. Il protestait au contraire qu'il n'était venu que pour mettre en liberté les villes du Péloponèse qu'Antigonus tenait en servitude; il déclara même qu'il était dans le dessein, si l'on voulait le lui permettre, d'envoyer à Sparte les plus jeunes de ses enfants, pour les y faire élever dans les institutions des Lacédémoniens, et leur procurer, par-dessus tous les autres princes, l'avantage inestimable d'avoir reçu une excellente éducation. XXXVI. Il employait ainsi la dissimulation, et trompait tous ceux qui venaient au-devant de lui sur sa route; mais il fut à peine entré sur le territoire de Sparte, qu'il se mit à le piller et à faire du butin. Les ambassadeurs s'étant plaints de ce qu'il leur faisait la guerre sans l'avoir déclarée : "Ne savons-nous pas, leur dit-il, que vous autres Spartiates vous ne dites pas d'avance ce que vous devez faire? L'un d'eux, nommé Mandricidas, lui répliqua en son langage laconique : "Si tu es un dieu, nous n'avons rien à craindre de toi, puisque nous ne t'avons pas offensé; si tu n'es qu'un homme, il s'en trouvera de plus vaillants que toi". [27] Pyrrhus continua sa route, et arriva devant Lacédémone, que Cléonyme lui conseilla d'attaquer sur-le-champ. Mais Pyrrhus craignant, dit-on, que ses soldats, s'ils entraient la nuit dans la ville, ne la missent au pillage, fut d'avis de différer, et dit qu'il serait assez temps le lendemain. Il savait que la ville avait peu de défenseurs, qui même, ne s'attendant pas à cette irruption soudaine, n'avaient pas eu le temps de se préparer. Le roi Aréus lui-même était absent; il était allé en Crète au secours des Gortyniens, qui avaient la guerre dans leur pays. Le mépris qu'eut Pyrrhus pour la faiblesse de Sparte, et pour le petit nombre de ses défenseurs, fut ce qui la sauva : persuadé qu'il ne s'y trouverait personne en état de combattre, il assit son camp devant la ville, où les amis de Cléonyme avec ses Ilotes avaient préparé et orné sa maison, comptant que Pyrrhus viendrait y souper le soir même. XXXVII. Quand la nuit fut venue, les Lacédémoniens délibérèrent d'envoyer leurs femmes en Crète; mais elles refusèrent d'y aller. Archidamie, l'une d'entre elles, se rendit au sénat, tenant une épée dans sa main; et prenant la parole, elle se plaignit au nom de toutes les femmes qu'on les crût capables de survivre à la ruine de Sparte. On résolut donc de creuser un fossé parallèle au camp des ennemis, d'en fermer les deux bouts avec des chariots qu'on enfoncerait jusqu'au moyeu des roues, et dont l'assiette ferme et solide empêcherait les éléphants de passer. L'ouvrage ne fut pas plutôt commencé, que les femmes et les filles, les unes avec leurs robes relevées, les autres en simple tunique, vinrent partager le travail des plus âgés. Elles obligèrent ceux qui devaient combatre de se reposer la nuit; et, mesurant la longueur que devait avoir le fossé, elles se chargèrent d'en faire le tiers. Il avait six coudées de largeur, quatre de profondeur et huit plèthres de longueur, selon Philarque, ou un peu moins, suivant Hiéronyme. Les ennemis s'étant mis en mouvement à la pointe du jour, les femmes présentèrent les armes aux jeunes gens, et, leur laissant la défense du fossé, elles les exhortèrent à le garder, en leur représentant combien il est doux de vaincre sous les yeux de sa patrie, et quelle gloire c'est de recevoir entre les bras de ses mères et de ses femmes une mort digne de Sparte. Pour Chélidonide, elle s'était retirée à part, et tenait un cordon pour s'étrangler, afin de ne pas tomber entre les mains de son mari, si la ville était prise. [28] XXXVIII. Pyrrhus, placé aux premiers rangs de son infanterie, attaqua de front les Spartiates, qui tenant leurs boucliers serrés, l'attendaient de l'autre côté de la tranchée. Outre qu'elle était difficile à franchir, la terre, fraîchement remuée, s'éboulait sous les pieds des soldats, et les empêchait de se tenir fermes sur le bord. Alors Ptolémée, fils de Pyrrhus, prenant avec lui deux mille Gaulois et l'élite des Chaoniens, court le long du fossé jusqu'aux chariots, et tente de franchir de ce côté le passage. Mais ils étaient si avant dans la terre, et si serrés l'un contre l'autre, que non-seulement ils arrêtaient les ennemis, mais qu'ils empêchaient même les Lacédémoniens d'en approcher pour les défendre. Enfin les Gaulois s'étant mis à dégager les roues des chariots, et à les traîner dans la rivière, le jeune Acrotatus, qui vit le danger, traverse promptement la ville avec trois cents soldats, et, prenant des chemins creux, il enveloppe Ptolémée, dont il n'est aperçu que lorsqu'il tombe brusquement sur les derniers de ces Gaulois, et les force de se retourner pour combattre contre lui. Les soldats de Pyrrhus, en se poussant les uns les autres, roulaient dans le fossé et sous les chariots : les Spartiates en firent un grand carnage, et les obligèrent de prendre la fuite. Les vieillards et les femmes, témoins des exploits d'Acrotatus, le virent traverser de nouveau la ville pour retourner à son poste, couvert de sang, transporté de joie et tout fier de sa victoire. Il en parut plus grand et plus beau aux Lacédémoniennes, qui portèrent envie à Chélidonide d'avoir un amant si courageux. Quelques vieillards même le suivirent en criant : "Va, brave Acrotatus, jouis de l'amour de Chélidonide et donne seulement à Sparte des enfants généreux". Du côté de Pyrrhus, le combat fut beaucoup plus rude; la plupart des Spartiates y donnèrent des marques éclatantes de valeur; mais personne ne s'y distingua autant que Phyllius, qui, après avoir fait la plus longue résistance après avoir tué de sa main un grand nombre d'ennemis, sentant qu'il perdait ses forces par les blessures qu'il avait reçues, céda sa place à un de ses compagnons, et, pour ne pas laisser son corps au pouvoir des ennemis, alla tomber mort au milieu des siens. [29] XXXIX. La nuit fit cesser le combat; et Pyrrhus, pendant son sommeil, eut une vision, dans laquelle il croyait lancer des foudres sur Lacédémone et la voir toute en feu ; ce qui lui donnait une joie si vive qu'il en fut réveillé. Il mande aussitôt ses capitaines, leur ordonne de tenir l'armée prête, et raconte ce songe à ses amis, comme un présage assuré qu'il prendra la ville d'assaut. Ils applaudirent tous à cette interprétation; Lysimachus fut le seul à qui cette vision ne parut pas favorable; il dit que les endroits frappés de la foudre étant des lieux consacrés où personne ne pouvait passer, il craignait que Dieu, par ce songe, n'avertît Pyrrhus qu'il n'entrerait pas dans Lacédémone. C'est une matière, lui répondit Pyrrhus, bonne à discuter aux portes des villes et dans les assemblées populaires; ces sortes de visions étant toujours pleines d'obscurité, ce qu'il faut que chacun fasse, c'est de prendre les armes, et de se dire à soi-même : Combattre pour Pyrrhus, c'est le meilleur augure. Aussitôt il se lève, et à la pointe du jour il mène ses troupes à l'assaut. Les Lacédémoniens se défendirent avec une ardeur et un courage au-dessus de leurs forces; les femmes se tenaient auprès d'eux, leur fournissaient des traits, apportaient à boire et à manger à ceux qui en avaient besoin, et retiraient du combat les blessés. Les Macédoniens, de leur côté, cherchaient à combler le fossé en y portant du bois et d'autres matières; de sorte que les corps et les armes des morts en étaient couverts. Les Lacédémoniens redoublaient d'efforts pour les en empêcher, lorsque tout à coup ils aperçoivent Pyrrhus qui, ayant forcé le passage du côté des chariots, courait à toute bride vers la ville. Ceux qui défendaient ce poste jettent de grands cris, auxquels les femmes répondent par des hurlements, en courant de toutes leurs forces. Pyrrhus avançait toujours, et renversait tous ceux qui voulaient l'arrêter, lorsque son cheval, blessé dans le flanc d'un trait crétois, l'emporte hors de la mêlée, et en expirant le renverse sur un terrain qui, allant en pente, était très dangereux. Pendant que ses amis s'empressent à le secourir, les Spartiates accourent, et à coups de traits repoussent les ennemis au delà du fossé. Pyrrhus, persuadé que les Lacédémoniens, qui étaient presque tous blessés, et qui avaient perdu beaucoup de monde, finiraient par se rendre, fit cesser partout le combat. XL. Mais la bonne fortune de la ville, soit qu'elle n'eût voulu qu'éprouver elle-même la vertu des Spartiates, soit qu'elle eût attendu que les Lacédémoniens se vissent sans espoir, pour montrer tout ce qu'elle peut dans les situations les plus désespérées, la fortune fit venir à leur secours Aminias le Phocéen, un des généraux d'Antigonus, avec des troupes étrangères : elles étaient à peine entrées dans la ville, que le roi Aréus arriva lui-même de Crète avec deux mille Spartiates. Les femmes, voyant qu'elles n'avaient plus besoin de se mêler du combat, rentrèrent dans leurs maisons; on renvoya les vieillards à qui la nécessité avait fait prendre les armes, et les nouveaux venus prirent leur place. [30] L'arrivée de ce double secours ne fit qu'enflammer davantage l'ambition de Pyrrhus, et lui inspirer un plus ardent désir de s'emparer de la ville. Cependant quand il vit qu'il n'y gagnait que des blessures, il se retira de devant Sparte, et se mit à ravager le pays, résolu d'y passer l'hiver. Mais on ne peut éviter sa destinée. Il s'était élevé une sédition à Argos entre Aristéas et Aristippe : comme celui-ci passait pour être soutenu par Antigonus, Aristéas, pour prévenir l'effet de cette protection, appela Pyrrhus à Argos. Ce prince, qui roulait sans cesse d'espérances en espérances, à qui les prospérités servaient d'appât pour en ambitionner de plus grandes, et qui cherchait toujours à réparer ses pertes par de nouvelles entreprises, ne vit jamais ni dans ses défaites, ni dans ses victoires, le terme des maux qu'il faisait et de jeux qu'il éprouvait lui-même. Il se mit donc aussitôt en marche pour aller à Argos. XLI. Aréus lui dressa, dans sa retraite, plusieurs embuscades, et, s'étant saisi des passages les plus difficiles, il tailla en pièces son arrière-garde composée de Gaulois et de Molosses. Ce jour-là le devin, sur l'inspection des victimes, dont le foie se trouva sans tête, avait prédit à Pyrrhus la perte d'une des personnes qui lui étaient le plus chères. Mais le tumulte et le désordre que causait cette attaque l'ayant empêché de faire attention à cette menace, il chargea son fils Ptolémée d'aller, avec un détachement, au secours de cette arrière-garde, pendant que lui-même s'efforçait de retirer promptement son armée de ces pas difficiles. Le combat fut très-vif autour de Ptolémée, qui avait en tête l'élite des Lacédémoniens commandés par Eualcus. Dans le fort de la mêlée, un soldat crétois, de la ville d'Aptère, nommé Orésus, homme de main et léger à la course, se glissant auprès du jeune prince, qui combattait avec la plus grande ardeur, le frappe dans le côté, et le renverse mort par terre. Sa chute ayant fait prendre la fuite à ses soldats, les Lacédémoniens se mirent à les poursuivre, en les battant toujours; et ils ne s'aperçurent qu'ils avaient laissé derrière eux leur infanterie que lorsqu'ils étaient bien loin dans la plaine. [31] Pyrrhus venait d'apprendre la mort de son fils; vivement affligé de cette perte, il tourne contre les Lacédémoniens avec ses cavaliers molosses, et se jette le premier sur eux avec tant de fureur, qu'il fut bientôt couvert de leur sang toujours redoutable, toujours invincible sous les armes, il se surpassa lui-même dans cette occasion, et effaça tous les exploits de ses premiers combats. Dès qu'il aperçut Eualcus, il poussa son cheval contre lui; celui-ci, se jetant à côté, lui porta un coup d'épée dont il faillit lui abattre la main gauche; mais il ne coupa que les rênes de son cheval. Pyrrhus saisit ce moment pour le percer de sa javeline, et, mettant pied à terre, il fit un carnage affreux de ces Lacédémoniens, tous gens d'élite, qui combattaient pour défendre le corps d'Eualcus. Ce fut l'ambition des chefs qui, la guerre déjà finie, causa à Lacédémone cette perte gratuite. XLII. Pyrrhus avait fait de ce combat un sacrifice aux mânes de son fils, et comme une sorte de jeux funèbres dont il avait voulu honorer ses funérailles. Après avoir soulagé sa douleur en assouvissant sa vengeance sur les ennemis, il continua sa route vers Argos. Il apprit, en arrivant, qu'Antigonus s'était déjà saisi des hauteurs qui dominaient la plaine; et, s'étant campé près de la ville de Nauplia, il envoya dès le lendemain un héraut à Antigonus, avec ordre de lui reprocher sa perfidie, et de lui donner le défi de descendre dans la plaine, pour y disputer le royaume les armes à la main. Antigonus lui répondit qu'en faisant la guerre il comptait moins sur les armes que sur le temps; que si Pyrrhus était las de vivre, il avait plus d'un chemin ouvert pour aller à la mort. Cependant il leur vint à tous deux en même temps des députés d'Argos pour les prier de se retirer, de permettre que leur ville n'appartînt à aucun d'eux, et restât l'amie de l'un et de l'autre. Antigonus y consentit, et donna son fils en otage aux Argiens. Pyrrhus promit aussi de se retirer; mais comme il n'avait donné aucun garant de sa promesse, on suspecta sa bonne foi. Il lui arriva en cette occasion des prodiges singuliers. Dans un sacrifice qu'il venait de faire, on avait mis à part les têtes des boeufs qu'on avait immolés, lorsque tout à coup on vit ces têtes tirer la langue et lécher leur propre sang. Dans Argos, la prophétesse d'Apollon Lycien, nommée Apollonide, courut dans les rues en criant qu'elle voyait la ville pleine de cadavres et de sang, et qu'un aigle qui était venu se mêler au combat avait disparu subitement. [32] Lorsque la nuit fut très noire, Pyrrhus s'approcha des murailles; et trouvant que la porte appelée Diampères lui avait été ouverte par Aristéas, il eut le temps, avant d'être aperçu, de faire entrer ses Gaulois dans la ville, et de pénétrer jusqu'à la place publique. Mais la porte étant trop basse pour donner passage aux éléphants, il fallut les décharger de leurs tours, et les leur remettre ensuite. Cette double opération, faite en tumulte et au milieu des ténèbres, ayant pris beaucoup de temps, les Argiens, qui reconnurent enfin les ennemis, courent à la forteresse appelée Aspis, saisissent les postes les plus avantageux, et dépêchent vers Antigonus, pour lui demander du secours. Ce prince s'étant approché des murailles, se tint audehors en observation, et fit entrer son fils dans la ville avec ses capitaines et un corps nombreux de troupes. XLIII. Aréus y arrive en même temps avec mille Crétois, et les plus expéditifs des Spartiates; toutes ces troupes chargeant à la fois les Gaulois qui étaient sur la place, les mettent dans le plus grand désordre. Pyrrhus, qui s'avançait toujours par le quartier nommé Cyllabaris, jette des cris de victoire, mais voyant que les Gaulois ne lui répondent pas d'un ton de confiance et de hardiesse, il conjecture qu'ils sont vivement pressés et qu'ils ont peine à se défendre. Il court promptement à eux avec sa cavalerie, qui ne marchait qu'avec beaucoup de peine et de danger à travers les canaux dont la ville était remplie. Un combat nocturne, où l'on ne voyait rien, où l'on n'entendait pas les ordres des chefs, entraînait nécessairement la plus grande confusion. Les soldats, en se séparant les uns des autres, s'égaraient dans ces rues étroites ; au milieu des ténèbres et des cris confus des combattants, les officiers, dans ces détours serrés, ne pouvaient commander aucune manoeuvre; et les deux partis attendaient le jour sans rien faire. Quand le jour parut, Pyrrhus voyant le fort de l'Aspis rempli d'ennemis, en fut troublé; et son trouble s'augmenta bien davantage, lorsque, parmi les ouvrages dont la place publique est ornée, il vit un loup et un taureau d'airain dans l'attitude d'animaux qui se battent. Cette vue lui rappela un ancien oracle qui lui avait prédit que sa destinée était de mourir lorsqu'il verrait un loup combattre contre un taureau. Les Argiens dirent que ces deux figures avaient été faites pour conserver le souvenir d'un événement qui eut anciennement lieu dans leur pays. Lorsque Danaüs entra pour la première fois dans l'Argolide, en. passant par le chemin de la Thyréatide, qui mène de Pyramie à Argos, il vit un loup qui se battait contre un taureau. Il supposa que le loup était pour lui, parce qu'étant étranger, il venait faire la guerre aux naturels du pays, comme ce loup attaquait le taureau. Il s'arrêta pour être spectateur du combat, et le loup ayant eu le dessus, Danaüs fit sa prière à Apollon Lycien; et, poursuivant son entreprise, il excita une sédition contre Galanor qui régnait à Argos, et le chassa du pays. Tel est, dit-on, le motif qui fit placer dans Argos ces deux figures. [33] XLIV. Pyrrhus découragé par cette vue, et voyant ses espérances trompées, ne pensait plus qu'à la retraite; mais craignant d'être arrêté aux portes de la ville, qui étaient fort étroites, il envoya dire à son fils Hélénus, qu'il avait laissé en dehors avec la plus grande partie de ses troupes, de démolir un pan de la muraille, et de recueillir les soldats qui se présenteraient aux portes, s'ils étaient pressés par les ennemis. La précipitation avec laquelle l'officier était parti, et le bruit qu'on faisait, l'ayant empêché de bien entendre l'ordre, il fit un rapport tout contraire; et le jeune prince ayant pris ce qui lui restait d'éléphants, avec l'élite de son infanterie, entra dans la ville pour aller au secours de son père, qui commençait déjà à exécuter sa retraite. Tant que le terrain lui laissa assez d'espace, il la fit en se défendant toujours; et, se retournant souvent contre les ennemis, il repousait ceux qui s'attachaient à sa poursuite. Mais lorsqu'il eut été poussé de la place dans la rue étroite qui conduisait à la porte de la ville, il rencontra les troupes qui venaient de l'autre côté à son secours, et à qui il criait inutilemeut de reculer pour lui laisser le passage libre; ils ne l'entendaient pas; et quand les premiers auraient été disposés à lui obéir, ceux qui, venant derrière eux, entraient en foule par la porte, les en auraient empêchés. D'ailleurs, le plus grand des éléphants était tombé au travers de cette porte; il jetait des cris affreux, et fermait l'issue à ceux qui voulaient sortir. Un des éléphants qui étaient entrés, nommé Nicon, voulant relever son maître que ses blessures avaient fait tomber, se tourna contre ceux qui reculaient sur lui, et renversa pêle-mêle amis et ennemis, jusqu'à ce qu'ayant trouvé le corps de son maître, il l'enlève avec sa trompe, l'emporte sur ses défenses, et retourne furieux vers la porte, foulant aux pieds tout ce qui se trouve sur son passage. Ainsi les soldats de Pyrrhus étant serrés les uns contre les autres, il n'y en avait pas un qui pût s'aider lui-même. Ils ne formaient tous, pour ainsi dire, qu'une masse si liée, qu'elle ne pouvait qu'avancer et reculer alternativement tout ensemble. Ils songeaient peu à se défendre contre ceux qui les harcelaient par derrière, et ils se faisaient eux-mêmes plus de mal qu'ils n'en recevaient des ennemis. Si quelqu'un parvenait à tirer l'épée ou à baisser sa pique, il ne pouvait plus la retirer ni la relever, et, perçant de ses armes le premier qu'il rencontrait, ils se tuaient ainsi les uns les autres. [34] XLV. Pyrrhus voyant cette tempête qui frappait sur ses troupes avec tant de violence, ôte la couronne qui distinguait son casque, et la donne à un de ses amis : se fiant à la bonté de son cheval, il se précipite au milieu des ennemis qui le serraient de près, et reçoit à travers sa cuirasse un coup de javeline, dont la blessure ne fut ni profonde ni dangereuse. Il se tourne à l'instant contre celui qui l'a frappé : c'était un Argien obscur, fils d'une femme vieille et pauvre, qui, comme les autres femmes de la ville, regardait le combat de dessus un toit. Dès qu'elle voit son fils s'attacher à Pyrrhus, effrayée du danger qu'il court, elle prend à deux mains une tuile, qu'elle jette sur Pyrrhus. La tuile lui tombe sur la tête au défaut de l'armet, et de là glissant sur le cou, elle lui rompt les vertèbres. Aussitôt sa vue se trouble, les rênes lui échappent des mains, et il tombe de cheval près de la sépulture de Lycinius, sans être reconnu de la foule. Mais un soldat d'Antigonus, nommé Zopyre, et deux ou trois autres, étant accourus en cet endroit, le reconnurent et le traînèrent sous une porte, comme il commençait à reprendre ses esprits. Zopyre avait déjà tiré son cimeterre pour lui couper la tête, lorsque Pyrrhus lança sur lui un regard terrible; Zopyre, effrayé et la main tremblante, voulut cependant l'achever; mais, dans le trouble et l'effroi où il était, au lieu de frapper juste, il lui porta au-dessous de la bouche un coup mal assuré qui lui fendit le menton, et il ne parvint qu'avec peine à lui séparer la tête du corps. XLVI. La nouvelle de sa mort s'étant bientôt répandue, Alcyonée, fils d'Antigonus, vint sur le lieu, et demanda la tête de Pyrrhus, comme pour la reconnaître. Dès qu'il l'eut dans ses mains, il courut à toute bride vers son père, qui, en ce moment, était assis avec quelques-uns de ses amis, et la jeta à ses pieds. Antigonus l'ayant reconnue, chassa son fils à coups de bâton, le traitant de barbare et d'impie; et, se couvrant les yeux de son manteau, il donna des larmes à une mort qui lui rappelait celles de son aïeul Antigonus et de son père Démétrius, qui étaient pour lui deux exemples domestiques des caprices de la fortune. Après avoir orné convenablement la tête et le corps de Pyrrhus, il les fit brûler sur un bûcher. Quelque temps après, Alcyonée ayant rencontré Hélénus dans un état misérable et couvert d'un méchant manteau, il le recueillit avec beaucoup d'humanité, et le mena à son père. "Mon fils, lui dit Antigonus en le voyant, cette action vaut mieux que la première; mais elle n'est pas suffisante; tu ne lui as pas ôté cet habit, qui lui fait moins de honte qu'aux vainqueurs". En disant ces mots, il embrasse Hélénus, lui donne un équipage honorable, et le renvoie en Épire. Lorsque ensuite il eut en sa puissance le camp de Pyrrhus et toute son armée, il traita avec beaucoup de douceur les amis de ce prince.