[0] DE LA SUPERSTITION. [1] L'ignorance et l'erreur en ce qui regarde les dieux s'étant, dès l'origine, partagée en deux courants, l'un d'eux s'est porté, comme en un terrain raboteux, sur les esprits rebelles et il a donné naissance à l'athéisme; l'autre, comme en un terrain humide, sur les esprits sans consistance, et il a engendré la superstition. Tout jugement faux, principalement sur des matières de ce genre, est chose funeste; mais s'il s'y joint de la passion, ce devient plus funeste encore. En effet toute passion est comme une déception accompagnée de fièvre; et, de même que les déboitements avec blessures, ainsi les distorsions de l'âme, lorsqu'elles sont accompagnées de passion, deviennent plus dangereuses que les autres. Quelqu'un s'imagine-t-il que des atomes et du vide puissent être le principe de toutes choses ; c'est une croyance fausse, mais elle ne produit ni ulcères, ni palpitations, ni douleurs qui amènent du trouble. Un autre pose-t-il en principe que la richesse est le bien le plus grand ; c'est-là une erreur empoisonnée qui ravage son âme, l'entraîne hors d'elle-même, ne la laisse pas se reposer, la remplit d'ardeurs frénétiques, la précipite du haut des rochers, l'étreint à la gorge et lui enlève toute liberté de parler franchement. D'autres, encore, supposent-ils que la vertu et le vice soient substances corporelles ; c'est une ignorance qui est honteuse peut-être, mais qui ne mérite pas qu'on en gémisse et qu'on en pleure. Mais des jugements et des opinions qui sont de nature à faire s'écrier: "Misérable vertu, tu n'es qu'un nom! Faut-il Que comme objet réel, je t'aie aimée, abandonnant pour toi l'injustice qui m'aurait donné la richesse, et l'intempérance qui m'aurait mis en possession de toutes les voluptés!" Ces opinions, dis-je, et ces jugements doivent exciter à la fois et notre pitié et notre indignation, parce que leur présence fait naître dans les âmes, comme autant de vers et d'insectes rongeurs, une foule de maladies et de passions. [2] Ainsi, pour parler des erreurs dont il est question dans ce Traité, l'athéisme est un faux jugement, par suite duquel on se figure qu'il n'existe pas un seul être souverainement heureux et incorruptible. Par la négation de la divinité, cette opinion fait naître l'indifférence; et, en nous déterminant à croire qu'il n'existe point de dieux, elle nous mène finalement à ne point les redouter. Mais la superstition (ou crainte des dieux, comme son nom l'indique) est une croyance passionnée, une imagination qui remplit l'âme de terreur ; et cette terreur rabaisse l'homme et l'écrase, parce que en reconnaissant qu'il existe des dieux, on les suppose méchants et nuisibles. Il semble que l'athée reste immobile quand il est mention de la divinité, mais que le superstitieux, à ce nom, éprouve des mouvements par lesquels il est jeté dans des écarts qui ne conviennent point. Ainsi l'ignorance empêche le premier de croire à un être bienfaisant; cette ignorance, chez le second, y associe l'idée d'un être malicieux : de sorte que l'athéisme est un faux jugement, et la superstition, une passion produite par un faux jugement. [3] Sans doute toutes les maladies de l'âme, toutes ses passions sont honteuses ; mais pourtant quelques-unes empruntent de leur légèreté même une sorte de fierté, d'élévation, de hauteur ; et il n'en est, pour ainsi dire, aucune qui soit privée d'un ressort qui la met en action. Il y a plus : le commun reproche adressé à toutes les passions, c'est que faisant acte de violence par leur énergique impétuosité, elles refoulent et compriment la raison. Pour la crainte seule, il en est autrement. Comme elle n'est pas moins dénuée de réflexion que de confiance, à ce défaut de réflexion elle ajoute l'inertie et l'impossibilité de trouver aucune ressource, aucun expédient. C'est même pour cela qu'on l'appelle encore, tantôt g-deima "lien", parce qu'elle enchaîne l'âme, tantôt g-tarbos, parce qu'elle la trouble. Or de toutes les craintes, celle qui enlève le plus toute initiative et toute activité, c'est la superstition. On ne craint pas la mer quand on ne navigue pas; la guerre, quand on n'est pas soldat; les brigands, quand on reste chez soi; les dénonciations calomnieuses, quand on est pauvre; la jalousie, quand on n'est qu'un simple particulier; les tremblements de terre, quand on est en Gaule; la foudre, lorsqu'on est en Éthiopie. Mais le superstitieux a peur de tout : de la terre, des flots, de l'air, du ciel, des ténèbres, de la lumière, du bruit, du silence, des songes. Les esclaves, quand ils dorment, ne songent plus à leurs maîtres; à ceux qui ont les fers aux pieds le sommeil allége le poids des chaînes ; comme il calme l'inflammation des blessures et les ravages douloureux qu'elles exercent impitoyablement sur les corps : "O sommeil bienfaisant, doux rêve du malade, Que tu m'as soulagé bien à propos' !" C'est là un remercîment que la superstition ne provoquera jamais. Seule elle ne fait point de trêve avec le sommeil. Elle ne permet jamais à un homme de respirer et de prendre confiance en écartant les opinions amères et décourageantes qu'il a conçues de la divinité. Le sommeil des superstitieux rappelle le séjour habité dans les enfers par les impies: il s'y dresse des visions qui font frissonner, des apparitions monstrueuses, des châtiments d'une espèce particulière, qui bouleversent la malheureuse âme, et l'arrachent violemment au repos par ses songes mêmes. Elle se flagelle, se torture par sa propre action, comme par l'action d'un autre, s'imposant les prescriptions les plus étranges et les plus bizarres. Puis quand les superstitieux sont réveillés, au lieu de dédaigner ces objets de frayeur et d'en rire, au lieu de comprendre qu'il n'y avait là rien de réel, au lieu de fuir une ombre d'erreur tout à fait inoffensive, ils continuent à se laisser abuser bien que ne dormant plus. Ils vont porter leur argent et leurs frayeurs chez des charlatans, chez des imposteurs entre les mains de qui ils se jettent, et qui leur disent : "Redoutez-vous un fantôme de songes? Avec Hécate avez-vous banqueté?" Faites venir la vieille sorcière qui purifie les gens en les frottant de drogues; plongez-vous dans la mer; passez des jours entiers assis par terre. "Vous avez inventé de vrais maux de Barbares, O Grecs - - -" Avec la superstition vous avez accrédité les immersions dans la fange et dans la bourbe, les observations du sabbat, les pratiques qui consistent à se jeter la face contre terre, à s'accroupir honteusement, à professer des adorations étranges. Ceux qui semblaient tenir à conserver la musique légitime recommandaient aux joueurs de cithare, de « chanter d'une bouche juste. » Mais nous demandons, nous autres, que l'on adresse des prières aux dieux avec une bouche droite et juste. N'examinons pas, en consultant l'intérieur de la victime, si sa langue est pure et droite; occupons-nous de ne pas torturer et salir la nôtre, de ne pas la déshonorer par des noms et des mots barbares; ne renions pas nos dieux et la dignité nationale de notre culte. Le poète comique dit agréablement quelque part à ceux qui font argenter et dorer leurs couchettes : "Gratis nous est le somme accordé par les dieux; A quoi bon te le rendre, ami, dispendieux?" On peut aussi bien dire à celui qui est imbu de superstition : «Les dieux nous ont donné le sommeil comme un oubli et un relâche de nos maux : à quoi bon en faire pour toi un châtiment continuel et douloureux, quand ta pauvre âme ne peut pas aller se réfugier dans un autre sommeil ?» Héraclite dit, que pour ceux qui sont éveillés il n'y a qu'un seul monde commun à tous, mais que chaque dormeur est emporté dans une sphère qui lui est propre. Pour le superstitieux il n'y a même pas un monde commun. Éveillé, il abdique l'usage de son intelligence; endormi, il n'est pas débarrassé de ce qui le trouble. Son raisonnement a beau sommeiller, sa crainte est là qui veille toujours, sans qu'il puisse lui échapper ou lui donner le change. [4] On redoutait à Samos le tyran Polycrate, à Corinthe Périandre; mais on n'avait plus à les craindre, si l'on passait dans une ville libre et gouvernée démocratiquement. Au contraire, celui qui craint la puissance des dieux comme une tyrannie farouche et inexorable, où pourra-t-il se transporter ? Où fuira-t-il? Quelle terre trouvera-t-il où il n'y ait pas de Dieu? Quelle mer? Dans quel coin du monde te réfugieras-tu, te cacheras-tu, malheureux, où tu puisses croire que tu as échappé à Dieu? Pour les esclaves même qui désespèrent d'obtenir leur liberté il existe une loi qui les autorise à demander d'être vendus et de passer au pouvoir d'un maître plus humain; mais la superstition ne ménage pas la ressource de se débarrasser des dieux. Pourrait-on trouver une seule divinité que l'on ne redoutât pas, quand on craint les dieux de la patrie et du foyer? quand on frissonne à la pensée des dieux sauveurs et propices? quand on tremble de terreur et d'effroi devant ces dieux à qui nous demandons la richesse, l'abondance, la concorde, la paix, de qui nous implorons la droiture dans nos paroles et dans nos actions afin qu'elles soient les meilleures possibles? Après cela ces gens regardent l'esclavage comme un malheur, et ils s'écrient : "Pour l'homme et pour la femme un sort bien douloureux C'est d'obéir aux lois d'un maître malheureux." Combien pensez-vous que sont plus à plaindre ceux qui ne peuvent échapper à la servitude, ni s'enfuir, ni changer de place! Pour un esclave il y a l'autel, où il trouve le droit de refuge. Aux brigands même la plupart des temples offrent des asiles inviolables. Les fuyards, en temps de guerre, se rassurent quand ils ont pu toucher une statue ou une chapelle; mais aux superstitieux rien n'inspire plus de terreur, de crainte et d'épouvante que ce qui offre de l'espoir aux gens effrayés des dernières rigueurs. N'arrache pas le superstitieux du pied des autels : c'est là qu'il subit son châtiment et sa punition. Pourquoi parler plus longuement? Le terme de la vie pour tous les humains, c'est la mort; pour le superstitieux, ce n'est pas même la mort. Il franchit les limites de l'existence, il prolonge sa crainte au delà du tombeau, et il associe à l'idée de trépas celle de tourments éternels. Quand des tribulations ont cessé, il se figure en commencer une série d'autres qui n'auront pas de fin. Devant lui s'ouvrent les gorges profondes de l'Enfer, se déploient des fleuves qui roulent à la fois des flammes et des pleurs, s'épaississent de ténèbres qu'il peuple de milliers de fantômes. Des apparitions horribles frappent ses regards, il entend des voix lamentables. Ce ne sont que juges, que bourreaux, que gouffres, qu'abîmes remplis de mille maux. Ainsi, condition déplorable ! les tourments auxquels la superstition a échappé en ne les ayant pas soufferts, elle s'arrange, par la perspective qu'elle s'en met devant les yeux, de manière à ne pouvoir s'en garantir. [5] Aucun de ces maux n'existe pour l'athée. Sans doute son erreur est déplorable. L'ignorance et l'aveuglement sur des matières aussi importantes sont un grand malheur pour l'âme. Il semble que chez elle se soient éteints les plus clairvoyants et les plus essentiels de ses yeux innombrables, à savoir l'intuition de la divinité : mais au moins la crainte passionnée que nous avons dite, l'ulcération, le trouble, l'asservissement complet, ne se joignent pas tout aussitôt à cette opinion. Platon dit que la musique, source d'accords et d'harmonie, n'a pas été donnée aux hommes par les dieux pour charmer les oreilles et les chatouiller. « Mais dit-il, « lorsque les évolutions, ordinairement si harmonieuses de l'âme, ne s'opèrent plus dans le corps qu'avec trouble et égarement, lorsque, faute des Muses et des Grâces, le libertinage et la nonchalance rendent ces évolutions injurieuses et outrageantes la musique à son tour se présente pour les ramener et les mettre doucement en ordre. » Comme l'a dit Pindare : "Ceux que hait Jupiter, aux doux accents des Muses Sont frappés de terreur". C'est pour eux une raison de s'aigrir, de s'indigner, comme on dit que les tigres, lorsqu'ils entendent le bruit du tambour, entrent en fureur et sont troublés au point de finir par se déchirer eux-mêmes. Moindre est donc le mal pour ceux qui, en raison de la surdité ou de la perte de l'ouïe, se trouvent incapables d'être affectés par la musique et d'y être sensibles. Tirésias était malheureux, à la vérité, de ne plus voir ses enfants et ses amis, mais Athamas et Agavé le furent davantage, de rencontrer en leurs propres fils des lions et des cerfs; et quand Hercule fut devenu furieux, il aurait été meilleur pour lui de ne pas voir ses enfants, de ne pas les sentir à ses côtés, que de traiter en ennemis des êtres qui lui étaient si chers. [6] Mais quoi! ne vous semble-t-il pas que ce soit la même différence qui existe entre les athées et les superstitieux? Les premiers ne voient absolument point les dieux; les seconds croient les voir personnellement sous leurs yeux. Les uns les renient; les autres regardent leur bienveillance comme un objet de terreur, leur tendresse paternelle comme une tyrannie, leur sollicitude comme un fléau, leur calme impassible comme de la barbarie et de la férocité. Puis, sur la foi de fabricants d'images en bronze, en pierre, en cire, ils se figurent que les dieux ont des corps dont la forme est celle des nôtres, et c'est comme tels qu'ils les façonnent, qu'ils leur prodiguent les ornements et les adorations. Ils méprisent les philosophes et les hommes d'État, quand ceux - ci leur démontrent que le caractère auguste de Dieu se concilie avec la bonté, la magnanimité, la bienveillance et la sollicitude. Ainsi les athées opposent 1'indifférençe et l'incrédulité aux biens que les dieux nous prodiguent; les superstitieux accueillent ces biens avec trouble et terreur. En résumé, l'athéisme est l'insensibilité à l'égard de Dieu, jointe à l'ignorance de ce qui est souverainement bon; la superstition est au contraire une multiplicité de passions excessives qui dans le bien ne soupçonnent que le mal. Elle redoute les dieux, et elle se réfugie au pied de leurs autels; elle les flatte et elle les insulte ; elle leur adresse des prières, et aussi des malédictions. C'est la commune destinée des hommes de n'être pas constamment heureux en toutes choses. "Les dieux," dit Pindare, "Des fatigues, des ans, d'infirmités sans nombre Ignorent tout le poids, et le Tartare sombre Ne les réclame pas." Au contraire les passions et les affaires humaines sont mêlées d'influences qui prennent tantôt un cours tantôt un autre. [7] Voyons, examinons d'abord l'athée au milieu des événements qui ne sont pas conformes à ses désirs. Étudions sa conduite. Si c'est d'ailleurs un homme modéré il accepte en silence ce qui lui arrive, et c'est lui-même qui se donne ses secours et ses consolations. Si c'est un esprit impatient et chagrin, c'est sur la fortune, sur le hasard, qu'il fait retomber toutes ses plaintes. Il crie, que rien n'est réglé selon les lois d'une Justice et d'une Providence quelconque, que toutes les affaires humaines sont livrées à la confusion et au désordre, que tout est comme déchiré par lambeaux. Telle n'est pas la façon d'agir du superstitieux. Qu'il lui arrive le plus petit accident, le voilà qui se décourage, se bâtissant sur sa douleur des afflictions pénibles, graves, et dont il ne pourra se défaire; il se remplit lui-même de craintes et de terreurs, de soupçons et de troubles, ne cessant de se lamenter et de gémir. Ce n'est ni un homme, ni un hasard, ni une circonstance, ni lui-même , c'est le Créateur souverain, c'est Dieu qu'il met en cause; c'est de Dieu, à l'entendre, que débordent sur lui avec impétuosité ces flots de la malédiction céleste. A l'entendre, ce n'est pas parce qu'il est malheureux, mais parce que les Dieux le haïssent, qu'il est châtié par eux; c'est à ce titre qu'il subit une expiation ; et il est convaincu que tout ce qu'il souffre il le mérite et le doit à lui-même. Quand l'athée est malade, il calcule et repasse en sa mémoire les conjonctures où il lui est arrivé de manger, de boire avec excès, de n'être pas réglé dans son régime, de se fatiguer outre mesure, de subir des changements insolites et étranges de température. Que si, d'autre part, il a eu des mécomptes en politique, s'il a perdu sa popularité, s'il a été calomnié auprès du souverain, il ne cherche à en trouver la cause que dans sa conduite ou dans la conduite des siens : Quelle est ma faute? Qu'ai-je, ou que n'ai-je pas fait'? Pour le superstitieux, au contraire, les maladies corporelles, les désastres de fortune, les pertes d'enfants, les disgrâces et les échecs politiques sont, à l'entendre, autant de coups de la divinité, autant de traits de la vengeance céleste. De là vient qu'il n'ose ni aider les événements, ni les corriger, ni remédier à son malheur, ni le combattre, de crainte qu'on ne suppose qu'il se révolte contre les dieux et qu'il résiste à leurs châtiments. S'il est malade, il pousse le médecin hors de chez lui ; s'il a du chagrin, il ferme sa porte au philosophe qui pourrait lui prodiguer des avis et des consolations : "Ami, dit-il, "laisse-moi subir le châtiment dû à mon impiété ; je suis une créature maudite , objet du courroux des Dieux et des Génies." Qu'un homme persuadé qu'il n'y a pas de Dieu soit frappé, d'ailleurs, de deuil et d'une vive affliction, on peut lui essuyer ses larmes, lui couper les cheveux, lui ôter son vêtement. Mais au superstitieux comment adresser la parole ? Quel moyen de lui offrir des secours? Il est assis hors de sa maison affublé d'un méchant sac, ou ceint de haillons hideux. Souvent il se roule tout nu dans la boue, confessant à haute voix certaines fautes, certaines négligences qu'il a commises, s'écriant qu'il a bu ceci, qu'il a mangé cela, qu'il a suivi telle route, contrairement à la permission de son Génie. S'il est dans les meilleures dispositions possibles et que sa superstition soit douce, il reste assis dans sa maison, pendant qu'on fait autour de lui des sacrifices, des purifications de toute sorte, pendant que de vieilles femmes viennent, comme s'il était un poteau, (le mot est de Bion), attacher et suspendre après lui tout ce qui leur tombe sous la main. [8] On rapporte que Téribaze, appréhendé au corps par les Perses, tira son cimeterre, et que, comme il était d'une force remarquable, il opposa une vive résistance. Mais quand on lui eut crié, avec protestations, qu'on l'arrêtait par ordre du Grand Roi, aussitôt il jeta son arme et présenta ses deux mains à garrotter. N'en est-il pas de même en ce qui se passe ici ? Les autres combattent les adversités; ils repoussent les afflictions, ils se ménagent le moyen de fuir et de détourner ce qu'ils ne voudraient pas voir leur advenir. Mais le superstitieux n'écoute personne; c'est lui-même qui se dit : « Tu éprouves ces maux, misérable, par l'ordre de la Providence et des dieux. » Dès lors il a rejeté toute espérance ; il s'abandonne lui-même, il fuit, il repousse ceux qui lui portent secours. La superstition rend mortels un certain nombre de maux qui par eux-mêmes sont médiocres. L'ancien Midas, s'il faut en croire la tradition, étant découragé et troublé à la suite de certains songes, en vint à un état si fâcheux qu'il se donna volontairement la mort en avalant du sang de taureau. Aristodème, roi de Messénie, dans la guerre contre les Spartiates ayant entendu des chiens hurler comme des loups, et vu du chiendent qui avait poussé autour de son autel domestique, présages dont s'étaient effrayés les devins, en fut tellement découragé que toutes ses espérances s'éteignirent et qu'il s'égorgea lui-même. Pareillement Nicias, général des Athéniens, aurait peut-être très bien fait de suivre, en se livrant à la superstition, la même voie que Midas et Aristodème. Il ne se serait pas laissé épouvanter par une éclipse de lune au point d'attendre, sans faire un mouvement, que les ennemis l'eussent enveloppé; quarante mille Athéniens n'auraient pas en même temps été tués ou pris vivants ; enfin, il ne serait pas tombé lui-même entre les mains de l'ennemi et n'aurait pas succombé sans gloire. En effet il n'y a rien de redoutable dans une interposition de la terre entre le soleil et la lune ; et dans un moment où il est à propos de se servir de ses pieds une rencontre de cette ombre avec la lune n'a rien de dangereux; mais ce qui est dangereux, ce sont les ténèbres de la superstition, quand elles se répandent sur une intelligence et qu'elles aveuglent la raison dans des circonstances où la raison serait le plus nécessaire. "Vois, Glaucus: l'océan déjà dans ses abîmes S'émeut; le promontoire et ses abruptes cimes Se ceignent d'un bandeau de gros nuages noirs, Signal de la tempête" A cette vue le pilote adresse des voeux au ciel pour échapper de manière ou d'autre, et il invoque les dieux sauveurs. C'est en ayant la prière à la bouche qu'il dirige le gouvernail, qu'il abaisse la vergue, "Qu'il fuit la sombre mer, en repliant sa voile." Hésiode prescrit au cultivateur avant le labour et les semailles d'implorer "Et Jupiter terrestre et la chaste Cérès" en ayant soin de tenir la main sur la poignée de la charrue. Homère dit qu'Ajax s'apprêtant à lutter contre Hector en combat singulier, ordonne aux Grecs de prier les Dieux en sa faveur, et c'est pendant cette prière qu'il revêt son armure. Lorsqu'Agamemnon a recommandé aux soldats : "D'aiguiser bien leur pique et de bien disposer Leur écu - - - " c'est alors qu'il adresse au maître des dieux cette prière : "De Priam par mon bras renverse le palais". En effet le Dieu devient une espérance pour le combat, et non pas un prétexte pour la lâcheté. Les Juifs un jour de sabbat, restaient immobiles dans leurs vêtements de deuil. L'ennemi appliqua des échelles au pied des remparts et les escalada sans que les Juifs voulussent se livrer; ils restèrent pris, comme en un filet unique, dans les entraves de leur superstition. [9] Telle est dans les circonstances contraires à notre volonté, dans les affaires et les moments que l'on appelle critiques, la conduite du superstitieux. Mais quand tout réussit au gré de ses souhaits, sa manière d'agir n'est pas, même alors, meilleure que celle de l'athée. Rien n'est plus agréable aux hommes que les réjouissances et les festins qui accompagnent les cérémonies religieuses, que les initiations aux mystères, les orgies, les prières et les adorations adressées aux dieux. Eh bien, examinez l'athée dans ces occasions : il affecte de rire d'un rire forcené et sardonique devant ceux qui se livrent à ces actes de piété. Parfois il dit tout bas à ses amis : "Ces gens sont aveugles et fous s'ils se figurent que ce soient là des hommages rendus aux dieux"; mais il n'en éprouve, d'ailleurs, aucun mal. Le superstitieux, au contraire, voudrait bien prendre part à ces plaisirs et à ces joies, mais il ne le peut pas. "Pendant que l'encens fume, en tous lieux, dans la ville, De pæans, de soupirs est rempli tour à tour" le coeur du superstitieux. Il se couronne de fleurs, mais il est pâle. Il sacrifie, mais il a peur. Il prie, mais c'est d'une voix saccadée. Il fait brûler l'encens, mais ses mains sont tremblantes. Enfin, par toute sa conduite, il rend vaine cette parole de Pythagore, « que nous devenons meilleurs en nous approchant ales Dieux ; car c'est alors que les superstitieux se montrent le plus à plaindre et le plus misérables. On dirait qu'ils entrent dans des tanières d'ours, dans des repaires de dragons, dans des cavernes de monstres marins lorsqu'ils se présentent aux temples et devant les sanctuaires des Dieux. [10] D'après cela, je m'étonne que l'on traite d'athées ceux qui sont impies, et qu'on n'exprime pas la même opinion sur les superstitieux. Car enfin Anaxagore n'échappa que difficilement à une accusation d'impiété, pour avoir avancé que le soleil était une pierre ; et personne ne songe à dire que les Cimmériens soient impies, bien qu'ils prétendent que cet astre n'existe point. Qu'est-ce à dire? Celui qui ne croit pas à l'existence des dieux est-il un sacrilége ? et celui qui les croit tels que les superstitieux se les figurent, n'est-il pas dans des opinions bien plus sacriléges encore ? Pour ma part, j'aimerais beaucoup mieux que l'on dît de moi : « Plutarque n'a jamais existé, Plutarque n'existe pas, que si on disait : « Plutarque est un homme sans principes, un homme inconstant, irascible, vindicatif, se chagrinant pour des bagatelles. Si vous en avez invité d'autres à dîner et que vous ayez laissé de côté ce même Plutarque ; si, retenu pour vos affaires, vous ne vous êtes pas présenté à sa porte, ou bien si vous ne lui avez pas adressé la parole, il s'élancera sur vous et vous mangera, ou bien il saisira votre petit enfant et le rouera de coups, ou bien il aura quelque bête sauvage qu'il lâchera sur vos moissons et qui dévorera vos fruits mûrs ». Timothée chantant un hymne en l'honneur de Diane, à Athènes, et l'appelant « furieuse, folle, enragée, frénétique », le musicien Cinésias se leva du milieu des spectateurs : « Puisses-tu, lui dit-il, avoir une telle fille ! Pareilles, et plus odieuses encore, sont les idées que les superstitieux se font touchant Diane : à les entendre elle met en feu telle malheureuse qui va se pendre, et telle autre qui va accoucher; elle entre dans les maisons souillée, polluée du contact des cadavres; ou bien elle s'arrache au tas d'ordures du carrefour, et vient vous enlacer dans ses maléfices. Ils n'ont pas de pensées plus convenables sur ce qui regarde Apollon, Junon, Vénus ; car ils redoutent et craignent toutes ces divinités. Du reste Niobé a-t-elle jamais vomi contre Latone autant de blasphèmes que la superstition en a fait admettre sur le compte de cette déesse par des gens irréfléchis ? On dit, par exemple, que pour se venger de ses outrages, Latone fit tuer à coup de flèches les enfants de cette malheureuse mère, "Six filles et six fils, tous à la fleur de l'âge" tant elle était insatiable du malheur d'autrui et impitoyable. Mais si cette déesse était véritablement furieuse, si sa haine pour les méchants était implacable, si elle ne supportait qu'avec indignation les propos injurieux, si, au lieu de rire de l'erreur et de l'ignorance humaine, elle en concevait un profond ressentiment, elle devrait diriger ses traits contre ceux qui l'accusent faussement de tant de cruauté et de barbarie, contre ceux qui écrivent et qui répètent de semblables blasphèmes. Nous détestons la barbarie d'Hécube, et nous la regardons comme une furie, comme une bête féroce, quand elle s'écrie, : "Oui, je voudrais avoir son coeur à dévorer"; et cependant les superstitieux prétendent que si quelqu'un mange de la mendole ou des anchois, la déesse de Syrie lui dévore le devant des jambes, lui couvre le corps d'ulcères et lui fait pourrir le foie. [11] Est-ce donc à dire que ce soit un sacrilége de parler mal des dieux, et que ce n'en soit pas un de mal penser sur leur compte ? Ce qui donne à des propos un caractère blessant, n'est-ce pas l'opinion de celui qui les prononce ? Car enfin, nous nous offensons de la calomnie parce qu'elle est une preuve de malveillance; et si dans ceux qui parlent mal de nous nous voyons des ennemis, c'est parce que nous les regardons comme des gens à qui l'on ne doit pas se fier et qui sont mal intentionnés à notre égard. Or voyez quel jugement les hommes égarés par la superstition portent sur les dieux. Ils les supposent étourdis, perfides, capricieux, vindicatifs, cruels, susceptibles à l'excès ; et par conséquent ils sont dans la nécessité de les haïr et de les craindre. Pourrait-il en arriver autrement, lorsqu'on leur attribue les plus grands maux que l'on ait soufferts et ceux que l'on devra souffrir encore ? Haïssant les dieux et les redoutant, le superstitieux est leur ennemi. Il est vrai que, tout en les redoutant, il les adore, leur sacrifie, et s'installe dans leurs temples. Que fait-il en cela d'étonnant ? Aux tyrans aussi on rend hommage, on les escorte, on leur dresse des statues en or, mais on les déteste en silence et l'on remue dédaigneusement la tête. Hermolaüs flattait Alexandre; Pausanias était un des gardes du corps de Philippe; Chéréas, de Caligula; mais chacun d'eux, en les escortant, disait : "Que je voudrais pouvoir assouvir ma vengeance"! L'athée ne croit pas qu'il y ait des dieux; le superstitieux voudrait qu'il n'y en eût point. S'il croit à leur existence c'est malgré lui : car cette croyance le remplit de terreur. Comme Tantale qui était menacé sans cesse par le rocher suspendu au-dessus de sa tête, il voudrait bien être débarrassé de la crainte qui pèse sur lui; il s'estimerait heureux d'être dans la même disposition d'esprit que l'athée, parce qu'il se croirait libre. Mais non : en même temps que l'athée est dégagé de tout sentiment de superstition, le superstitieux touche à l'athéisme par l'intention; seulement il est trop faible pour penser sur le compte des dieux ce qu'il voudrait en penser. [12] L'athée n'est jamais complice de superstition; la superstition au contraire donne naissance à l'athéisme, et quand il se déclare elle le justifie : non pas que ce soit avec franchise et dignité, mais enfin les prétextes spécieux ne manquent jamais. Ce n'est pas dans le ciel, en effet, que les hommes ont pu trouver quelque chose à reprendre, ni dans le cours des astres, ni dans celui des saisons, ni dans les phases de la lune, ni dans les révolutions du soleil autour de la terre, révolutions qui forment les jours et les nuits, ni dans la nourriture préparée aux êtres vivants, ni dans les productions des fruits. Les athées ne peuvent y signaler aucune négligence, aucune irrégularité qui leur donne le droit de proclamer que l'univers existe sans divinité. Mais, d'une autre part, les actes et les sentiments ridicules des superstitieux, leurs paroles, leurs contorsions, leurs enchantements, leurs magies, leurs courses çà et là, leurs bruits de tambours, leurs purifications si impures, leurs expiations si souillées, leurs pénitences barbares et illicites, leurs humiliations avilissantes à l'entrée des temples, tout cela donne à quelques-uns l'occasion. de dire : Mieux vaudrait qu'il n'y eût pas de dieux, que d'en avoir qui acceptent de telles absurdités, qui s'en réjouissent et qui se montrent si injurieux, si vils et si susceptibles. [13] N'aurait-il donc pas été meilleur pour les Gaulois et pour les Scythes de n'avoir absolument aucune idée des dieux, de ne s'en être jamais fait une image, de n'avoir accepté aucune tradition à leur égard, que de croire à des dieux avides du sang de victimes humaines égorgées et regardant ces sacrifices comme la dévotion par excellence? N'eût-il pas été plus utile aux Carthaginois d'avoir, au début de leur république, un Critias ou un Diagoras pour législateur, de ne croire à aucun Dieu, à aucun Génie, que de célébrer des sacrifices tels qu'ils en offraient à Saturne ? Et je ne parle pas de ces immolations d'animaux blâmées par Empédocle, quand il dit : "En implorant le Ciel, Le père immole un fils dont la forme est changée". Non : c'était en connaissance de cause et de propos délibéré que les Carthaginois égorgeaient leurs propres enfants au pied des autels. Ceux qui n'en avaient point achetaient les enfants des pauvres, et les égorgeaient comme on fait des agneaux ou des poulets. La mère assistait au sacrifice sans verser une larme, sans pousser un gémissement. Si elle eût gémi, si elle eût pleuré, il aurait fallu qu'elle perdît le prix convenu, et son enfant n'en aurait pas été moins immolé. Cependant, aux pieds de la statue, toute l'enceinte était remplie de joueurs de flûte et de tambours, afin que les cris et les gémissements des victimes ne pussent pas être entendus. Or si c'étaient des Typhons, des Géants qui, après avoir chassé les dieux, régnassent sur nous, quels sacrifices auraient-ils désirés, quelles expiations auraient-ils réclamées autres que celles-là? Amestris, femme de Xerxès, fit enterrer vivants douze hommes, les offrant, pour conserver sa vie, au dieu des enfers, Hadès ; et Platon nous dit que ce même dieu était nommé Hadès à cause de sa bienveillance pour les hommes, de sa sagesse, de son opulence et de la séduction de manières et de langage avec laquelle il captivait les âmes. Xénophane le physicien, voyant les Égyptiens se frapper la poitrine et pousser des lamentations au milieu de leurs fêtes, leur donna un avis plein de justesse : « Si ce sont des dieux, leur dit-il, ne les pleurez pas; si ce sont des hommes, ne leur sacrifiez point". [14] Mais il n'est pas de maladie de l'âme qui soit sujette à plus de passions et d'égarements que la superstition. Dans aucune ne se confondent plus d'opinions divergentes et opposées les unes aux autres. On doit donc la fuir, mais par une voie sûre et avantageuse. Il ne faut pas que ce soit avec irréflexion et inconsidérément, comme ceux qui, pour échapper à une attaque de brigands ou à un incendie, se jettent dans des sentiers impraticables, remplis de précipices et d'abîmes. Car c'est de cette manière que quelques-uns, pour éviter la superstition, tombent dans l'athéisme le plus radical, le plus obstiné, sautant à pieds joints sur la véritable piété, laquelle se trouve entre les deux.