[7,0] LIVRE SEPTIÈME. PRÉAMBULE. Je tiens pour homme plein de grâce et de bienveillance, cher Sossius Sénécion, ce personnage, quel qu'il ait été, dont les Romains ont le propos à la bouche. Un jour qu'il avait soupé seul: "Aujourd'hui j'ai mangé, s'écria-t-il, mais je n'ai pas soupé". C'était faire entendre, que le souper désire toujours de la compagnie et une cordialité qui le rende agréable. Evenus disait que le feu est le plus agréable des assaisonnements. Homère donnait au sel l'épithète de "divin", et généralement on l'appelle «les Grâces», parce que, mêlé avec la plupart des aliments, il les accommode à notre goût, nous les fait aimer et leur donne de l'agrément. Mais d'un souper et d'une table le charme le plus divin, en vérité, c'est la présence d'un ami, dont l'intimité et la connaissance ne se borne pas à ce fait seulement, que nous mangeons et buvons ensemble, mais qui participe à nos propos et nous communique les siens. Il faut, toutefois, que cette conversation soit utile, intéressante et appropriée aux interlocuteurs. En effet, le plus souvent les frivolités qui se débitent dans le vin excitent aux passions, et contribuent encore à détourner de la bonne voie. Aussi sera-t-il bon de ne se montrer pas moins scrupuleux en matière de conversations qu'en matière d'amis, et de n'en admettre à sa table que de parfaitement éprouvées. Ce sera en quoi nous penserons et parlerons tout à l'encontre des Lacédémoniens. Ceux-ci, en effet, lorsqu'ils admettent à leurs repas communs un jeune homme ou un étranger, lui montrent les fenêtres en lui disant: «Rien de ce qui se dit ici ne sort par là.» Nous, au contraire, nous prenons l'habitude de tenir des propos qui puissent être rapportés par tous et à tous, attendu que les matières n'en ont rien _ de licencieux, de calomniateur, de malveillant, ou d'illibéral. Il est facile d'en juger par l'exemple des dix questions contenues dans ce septième livre. [7,1] QUESTION I : A ceux qui blâment Platon d'avoir dit, que ce que l'on boit passe par les poumons. PERSONNAGES DU DIALOGUE : NIGIAS - PLUTARQUE - PROTOGENE - FLORUS. 1. Il arriva un jour d'été à un de nos convives de réciter ces vers qui sont dans la bouche de tout le monde : "Humecte de vin ton poumon : La canicule fait sa révolution." Sur quoi Nicias, le médecin natif de Nicopolis, prit la parole : «Il n'est pas étonnant, dit-il, qu'Alcée, un poète, ait ignoré ce que Platon, le grand philosophe, n'a pas su lui-même. Et encore Alcée, jusqu'à un certain point, saura suffisamment se justifier : car on peut dire que le poumon profite de la boisson parce qu'il avoisine l'estomac, et que conséquemment il n'est pas invraisemblable de croire qu'il en soit humecté. Mais quant au philosophe, continua Nicias, lorsqu'il a écrit, d'une manière si formelle, que la boisson passe par les poumons, il n'a pas laissé même à ses plus zélés partisans quelque prétexte plausible pour le défendre, tant son erreur est monstrueuse. Premièrement, comme il est nécessaire que la nourriture liquide se mèle avec la sèche, il est vraisemblable qu'une capacité commune est destinée à les recevoir l'une et l'autre. C'est l'estomac, d'où les aliments, lorsqu'ils ont été amollis et détrempés, passent dans le bas-ventre. En second lieu, le poumon étant une substance lisse et compacte en toutes ses parties, comment la farine bue dans un breuvage passerait-elle sans y être interceptée ? C'est une objection embarrassante, qu'Erasistrate oppose judicieusement à Platon. «D'ailleurs, puisque ce philosophe a voulu, par le raisonnement, se rendre compte du pourquoi» en ce qui regarde le plus grand nombre des parties du corps, puisqu'il a examiné dans quel but la nature avait fait chacune d'elles, recherches convenables, du reste, à un philosophe; dès lors c'est bien mal à propos qu'il a négligé les attributions de l'épiglotte. Il aurait reconnu, qu'elle est disposée pour peser sur la trachée-artère au moment de la déglutition des aliments et pour empêcher que rien absolument ne tombe dans le poumon : car celui-ci éprouve une toux âpre et déchirante si quelque chose s'y glisse pendant que l'air y pénètre. L'épiglotte, placée entre l'oesophage et la trachée-artère, obéit à un double mouvement. Quand on parle, elle s'abaisse sur le conduit de l'estomac; quand on boit et qu'on mange, c'est sur la trachée-artère qu'elle se pose, afin de ménager un cours pur à l'air et d'assurer la respiration. «Nous savons encore, continua Nicias, que ceux qui boivent doucement se maintiennent le ventre plus souple que ceux qui avalent d'un seul trait. Cette rapidité d'absorption pousse le liquide, et le fait descendre aussitôt dans la vessie. Chez les premiers, au contraire, la boisson s'arrête davantage sur les aliments : elle les détrempe, de manière à s'amalgamer à eux et à séjourner plus longtemps, ce qui n'arriverait pas si tout d'abord dans la déglutition la nourriture sèche se séparait de l'autre et ne se confondait pas avec elle. Au contraire les deux nourritures passent de compagnie; et la liquide fait en quelque sorte l'office de véhicule, pour parler comme Erasistrate.» 2. Après cette longue tirade de Nicias, le grammairien Protogène prit la parole. Il dit qu'à Homère était le mérite d'avoir vu le premier dans l'estomac une capacité destinée à contenir la nourriture, et dans les bronches le conduit de la respiration: Ce conduit était appelé aspharagus par les Anciens. Aussi a-t-on coutume d'appeler «érispharages» ceux qui ont une forte voix. Voyez Homère dépeindre la rencontre d'Hector et d'Achille. Ce dernier frappe son ennemi "A la gorge, à l'endroit où plus prompte est la mort; Mais il n'a pas atteint la trachée; et d'Hector La voix peut quelque temps encor se faire entendre". Dans le second de ces vers notre poète cite le canal qui est proprement le conduit de la voix et de la respiration, tandis que dans le premier il a parlé de la gorge, «laucaniê.» 3. Ici la conversation fut interrompue par un moment de silence. Florus reprit ensuite : «Est-ce ainsi que nous laisserons condamner Platon par défaut?» — «Nous ne le souffrirons pas, répondis-je : car ce serait avec Platon abandonner du même coup Homère. Or celui-ci est tellement loin d'écarter et de détourner la boisson du passage de la trachée-artère, que de la trachée il fait même sortir des aliments solides. Il dit en effet : "De son pharynx, avec des flots de vin, sortaient Des lambeaux de chair d'homme...." A moins qu'on ne veuille prétendre que le Cyclope, de même qu'il avait un oeil unique, n'avait aussi qu'un même canal pour la nourriture et pour la voix. Ou bien, supposera-t-on que par «pharynx» Homère entende l'estomac et non les bronches, appellation que lui ont toujours donnée les Anciens et les Modernes? Du reste, ce n'est pas à faute de témoignages à l'appui, mais pour rendre hommage à la vérité, que j'ai produit ces exemples : car les garants en faveur de Platon se présentent aussi nombreux qu'excellents. Omettez, si vous le voulez, Eupolis, lorsque dans sa comédie "les Flatteurs" il dit que Protagoras "Voulait qu'on bût, afin qu'avant la canicule Le poumon fût trempé...." Passez encore ce vers de l'élégant Ératosthène : "D'un vin pur humectant ses spacieux poumons". Mais quand Euripide dit en termes parfaitement nets : "Le vin en traversant les conduits des poumons...." il est incontestable qu'il y voyait plus clair qu'Érasistrate. Euripide avait reconnu, en effet, que le poumon a des cavernes, et qu'il est criblé de pores à travers lesquels la boisson s'insinue. L'haleine n'a pas besoin de pores pour s'échapper; mais c'est en vue des liquides et des substances qui s'introduisent avec eux, que le poumon est comme un crible, troué de pores innombrables. Le poumon, cher ami, ne s'accommode pas moins bien que l'estomac, de donner passage à la farine et à la bouillie. En effet, les parois de notre estomac ne sont ni lisses, comme veulent quelques-uns, ni glissantes : elles offrent des aspérités auxquelles il est vraisemblable que s'attachent et s'arrêtent les menues parcelles de ce que nous prenons, évitant ainsi d'être avalées par la déglutition. Mais il n'est bien d'affirmer ni ceci, ni cela. Tout discours est impuissant à reproduire l'art merveilleux que la nature apporte à ses opérations, et il faut renoncer à décrire dignement l'exquise perfection des agents qu'elle y emploie : je veux parler des esprits et de la chaleur. J'allègue encore en faveur de Platon le témoignage de Philistion de Locres, personnage fort ancien et fort renommé dans votre art ; j'allègue Hippocrate, et Dioxippe disciple d'Hippocrate. Les uns et les autres n'assignent pas à la boisson un passage différent de celui que Platon lui donne. Quant à l'épiglotte, ses fonctions précieuses n'ont pas échappé à Dioxippe. C'est, dit-il, autour d'elle que les aliments liquides se séparent pendant la déglutition, pour tomber dans la trachée-artère. Les autres aliments se précipitent dans l'estomac. Rien de ce qui se mange ne pénètre dans la trachée, mais l'estomac reçoit avec la nourriture sèche une partie de la boisson qui s'y trouve mêlée. En effet, il est vraisemblable que l'épiglotte a été placée en avant de la trachée-artère comme une cloison, comme un réceptacle, afin que doucement et peu à peu la boisson y fût filtrée, et non pas introduite brusquement et tout d'un coup, attendu qu'en se précipitant avec impétuosité elle nous suffoquerait et désorganiserait la respiration. Voilà pourquoi les oiseaux n'ont pas d'épiglotte. Ils ne hument ni ne lappent : ils baignent leur bec, et puisent la boisson goutte à goutte, de façon à humecter et arroser doucement la trachée-artère. Pour des témoignages, en voilà autant qu'il en faut. «Quant au système qu'émet Platon, il tire d'abord des sens sa première autorité. Lorsque la trachée-artère a été lésée, la boisson ne s'avale plus : on la voit, comme à travers un tuyau coupé, s'échapper et sortir à gros bouillons, bien que l'estomac reste sain et intact. Nous savons tous, d'ailleurs, que les affections péripneumoniques sont toujours accompagnées d'une soif ardente, par suite de sécheresse ou de chaleur, ou par quelque autre cause qui, avec l'inflammation, détermine cette envie de boire. Il existe une preuve plus décisive encore. Aucun des animaux qui sont privés de poumons ou qui les ont fort petits, n'a le moindre besoin de boire, ni n'en manifeste l'envie. La raison en est, que chaque partie du corps a un désir naturel d'accomplir l'oeuvre à quoi elle est destinée, et les animaux chez lesquels il manque certaines parties n'ont ni l'usage ni le désir de l'opération qui y est attachée. Enfin, il semblera que la vessie existe en vain chez les animaux qui en sont pourvus. Car si l'estomac reçoit le boire en même temps que le manger pour transmettre l'un et l'autre aux intestins, il n'y a nul besoin d'un conduit spécial pour la superfluité de la nourriture humide : il suffit qu'il y en ait un, seul et commun : sorte de canal transportant les deux espèces de nourriture dans le même réceptacle et par la même voie. Mais loin qu'il en soit ainsi, il y a une place à part pour la vessie, une place à part pour les intestins : attendu que la vessie procède du poumon, que les intestins procèdent de l'estomac, et que la séparation des matières s'effectue à l'instant même de la déglutition. Voilà pourquoi dans les liquides on ne retrouve rien du superflu des aliments solides, ni rien absolument qui y ressemble soit pour la teinte, soit pour l'odeur. Toutefois il semblerait naturel que ces matières solides, mêlées dans le ventre avec les liquides et étant détrempées, participassent aux qualités de ces dernières, et que la boisson ne sortît pas ainsi dans un tel état de limpidité et de pureté. Jamais pierre ne s'est trouvée dans les boyaux ; et cependant la raison voudrait qu'avec non moins de facilité que cela s'opère dans la vessie, les substances liquides prissent dans les boyaux de la consistance et de la solidité, s'il était vrai que tout ce qui se boit descendit dans le ventre en passant par l'estomac. Mais il semble que, comme ce dernier attire tout aussitôt à soi de la trachée ce qui dans la boisson lui est nécessaire et suffisant pour détremper la nourriture et la convertir en sucs nutritifs, il ne laisse aucun superflu liquide ; et le poumon, qui est chargé de distribuer aussi bien son humidité que l'air par lui contenu aux parties qui en ont besoin, réserve le reste pour la vessie. Cette dernière théorie est beaucoup plus vraisemblable que la précédente. Mais il est peut-être bien difficile de saisir la vérité en pareilles matières ; et l'on n'aurait pas dû, ayant affaire à un philosophe que sa gloire et sa puissante autorité placent au premier rang, prononcer avec tant d'assurance contre Platon en une matière si obscure et si sujette à controverse.» [7,2] QUESTION II : Ce que c'est que le cérasbolus dans Platon, et pourquoi sont malaisés à cuire les grains qui tombent sur les cornes des boeufs pendant que l'on sème. PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - PATROCLÈS - EUTHYDEME - FLORUS. 1. Dans nos lectures de Platon en commun, les mots cérasbolos et atéramon nous ont constamment embarrassés. On n'ignore certainement pas le fait. Il est évident que, comme les semences qu'on laisse tomber sur les cornes des boeufs passent pour produire un blé qui ne peut absolument pas être cuit, de même, par métaphore, à un homme arrogant et dur on a donné le nom de "cérasbolos" et d' "atéramon". Mais la difficulté consistait dans la cause même qui donne cette dureté aux grains tombés sur les cornes des boeufs. Bien souvent nous avons refusé à nos amis de rechercher cette cause : tant nous étions découragés par la dissertation où Théophraste a réuni et présenté un grand nombre de faits dont le principe échappe à nos investigations. Tel est le manège que font les poules avec de la paille; celui du phoque, qui avale sa présure lorsqu'il est pris ; du cerf, qui enfouit en terre sa corne ; de la chèvre, qui, prenant dans sa bouche un chardon à cent têtes, contraint, à elle seule, tout le troupeau de s'arrêter. Au nombre de ces faits on place également celui des grains tombés sur les cornes des boeufs. Tout en reconnaissant qu'il faut y ajouter foi; on est obligé de dire que la cause en est ou impossible ou très difficile à trouver. Pourtant à Delphes, dans un souper, quelques-uns de nos compagnons nous la proposèrent. Ils alléguaient pour raison, que non seulement "D'un ventre plein jaillit plus d'esprit et de sens", mais qu'encore les recherches sont plus actives et les solutions plus hardies sous l'influence du vin. Bref, ils voulurent que je disse quelque chose touchant cette question. 2. J'avais, pour me soutenir dans mon refus, des avocats qui en valaient bien d'autres : Euthydème mon collègue dans le pontificat, ainsi que mon parent Patroclès. Tous les deux produisaient un grand nombre de bizarreries de ce genre, relatives à l'agriculture et à la vénerie. Comme par exemple, à propos de la grêle, on croit que ceux qui sont chargés d'en prévenir les effets la détournent avec le sang d'une taupe ou avec des linges trempés de menstrues; comme, encore, des figues sauvages, quand on les attache sur un figuier domestique, empêchent que les fruits de celui-ci ne tombent, et les retiennent sur l'arbre où elles les font mûrir; comme enfin, les cerfs pleurent des larmes salées, et les sangliers des larmes d'une eau douce, quand ils viennent à être pris. «Si vous vous mettez, dit Euthydème, à vouloir expliquer de semblables faits, incontinent vous serez obligé de rendre compte aussi des propriétés de l'ache et du cumin: plantes dont la première passe pour croître mieux, quand elle commence à germer, si on la foule aux pieds et si on l'écrase, et dont la seconde est semée par les agriculteurs avec force imprécations et en vomissant des injures.» 3. Florus ayant déclaré que tout cela lui semblait une suite de plaisanteries et de propos frivoles, mais que quant au premier fait il ne fallait pas en abandonner la recherche comme impossible, je lui dis alors : "Vous avez trouvé, en m'amenant sur le terrain de cette question, un expédient qui vous donnera le moyen à vous-même de résoudre quelques-unes des difficultés mises en avant. Eh bien donc, il me semble que c'est le froid qui rend le blé et les légumes rebelles à la cuisson, en resserrant et comprimant leur volume jusqu'à les durcir. La chaleur, au contraire, fait qu'ils deviennent aisés à cuire et elle les amollit. Par conséquent on a tort de dire : "C'est l'année, et non pas le sillon, qui produit". On a tort de retourner ainsi contre Homère une citation empruntée à ce poéte. Car les terrains naturellement chauds produisent, quand la température de l'air est favorable, des fruits plus tendres. Toutes les semences qui de la main du laboureur tombent immédiatement sur le sol y pénètrent et s'y fécondent, parce que, se trouvant cachées aussitôt, elles profitent mieux de la chaleur et de l'humidité de la terre. Mais celles qui heurtent contre les cornes des boeufs, manquent de l'excellente direction recommandée par Hésiode. Elles chancellent, elles glissent de travers, et semblent avoir été précipitées plutôt que semées. Il s'ensuit qu'elles sont complétement détruites par les froids qui surviennent; ou bien, comme en tombant elles sont réduites à leur enveloppe nue, elles produisent des fruits durs, sans suc et semblables à du bois. Vous voyez, en effet, que pour les pierres même, leurs parties les plus enfoncées dans le sol, et qui participent de la nature des zoophytes, se maintiennent, grâce à la chaleur, plus tendres que les parties restées à la surface. «C'est aussi pour cette raison que les ouvriers enfouissent les pierres de taille, comme devant être attendries par la chaleur. Mais celles qui sont exposées à l'air et laissées nues résistent à la main-d'oeuvre, par la difficulté qu'on éprouve à les dégrossir et à les tailler. Les blés, s'ils demeurent trop longtemps dépouillés et à découvert sur le sol de la grange, deviennent, dit-on, plus coriaces que ceux qu'on enlève aussitôt. Quelquefois même un vent qui survient pendant qu'on les vanne leur donne cette dureté à cause du froid dont il les saisit : comme on raconte qu'il advint sur le territoire de la ville de Philippes en Macédoine; tandis qu'au contraire les blés mis en grange se trouvent protégés par leur paille. Il ne faut donc pas s'étonner quand on entend dire aux laboureurs, que de deux sillons contigus et parallèles l'un donne un blé rebelle et dur, et l'autre un grain suffisamment tendre. Il y a une singularité plus grande encore : les fèves d'une même gousse sont quelquefois d'une qualité différente. Cela tient évidemment à ce que ces gousses ont reçu une plus ou moins grande impression de vent froid ou d'humidité." [7,3] QUESTION III : Pourquoi dans le vin c'est le milieu; dans l'huile, le haut; dans le miel, le plus bas, qui est le meilleur. PERSONNAGES DU DIALOGUE : ALEXION — PLUTARQUE — AUTRES ASSISTANTS. 1. Alexion, père de ma femme, parlant du conseil que donne Hésiode "de boire largement au tonneau quand il commence et quand il finit, mais de s'en abstenir lorsqu'on est à moitié", trouvait la recommandation ridicule, parce que c'est là que le vin est de plus excellente qualité. Qui ignore, ajoutait Alexion, que dans le vin c'est le milieu qui est le meilleur, dans l'huile le dessus, dans le miel le dessous? Prescrire qu'on laisse de côté le vin du milieu, c'est vouloir attendre jusqu'à ce qu'il ait changé en pire quand le tonneau sera presque vide. A la suite de ces paroles d'Alexion, sans plus s'inquiéter d'Hésiode on s'occupa avec ardeur de rechercher la cause de ces différences. 2. L'explication relative au miel ne nous présenta pas beaucoup de difficulté. Tout le monde, pour ainsi dire, sait que ce qu'il y a de plus léger est tel à cause du peu de densité de ses parties, et que ce qui est épais et solide tend par sa lourdeur à se placer au-dessous, de tout le reste: de sorte que, même si vous renversez le vase, derechef en peu de temps chaque substance reprend la place qui lui convient : car les plus pesantes descendent au fond, les plus légères remontent à la surface. Pour le vin lui-même, on ne manqua pas d'explications vraisemblables. Premièrement, sa puissance, qui consiste dans sa chaleur, semble, par une raison bien concevable, s'amasser davantage vers le milieu et l'y maintenir meilleur. Ensuite, la partie basse contracte un mauvais goût à cause de la lie; et enfin, pour ce qui est de la surface, elle est gâtée par le contact de l'air, attendu que l'air, faisant sortir le vin de sa qualité naturelle, devient, comme nous le savons, très dangereux pour lui. C'est à cause de cela que l'on enfouit les tonneaux et qu'on les bouche soigneusement, afin qu'ils soient le moins possible exposés au contact de l'air. Mais voici ce qu'il y a de plus remarquable. Un tonneau complétement rempli ne gâte pas aussi facilement le vin qu'un autre qui est en vidange, parce que l'air qui pénètre en grande quantité dans l'espace vide altère davantage la liqueur. Dans les tonneaux pleins, au contraire, le vin se maintient par lui-même, ne recevant pas du dehors une grande quantité de cet air qui lui est nuisible. 3. Mais l'huile donna lieu à une discussion qui ne fut pas sans importance. Tel convive disait, que la partie basse en est plus mauvaise parce que le marc la rend bourbeuse; que le dessus, sans être réellement meilleur, paraît néanmoins préférable, parce qu'il se trouve plus loin de ce qui pourrait le gâter. Tel autre convive donnait pour raison la densité de l'huile, densité qui la rend tout à fait incapable de se mélanger et de recevoir en elle une seule goutte des autres liquides, à moins qu'on ne les agite violemment et à grands coups : par suite de quoi elle ne se combine pas non plus avec l'air, mais s'en tient séparée, grâce au peu d'épaisseur de ses molécules et de leur continuité : ce qui fait encore qu'elle est moins altérée par lui en raison du peu d'action qu'il exerce sur elle. Toutefois, il semblait que cette dernière opinion fût contredite par Aristote, puisqu'il déclare avoir observé que l'huile devient plus parfumée et notablement meilleure dans des vases à moitié vides. Il va plus loin : il attribue l'amélioration de la qualité à l'air qui, en pénétrant au sein d'un vase non rempli, agit dans de plus grandes proportions et exerce une influence plus souveraine. 4. Ne serait-ce pas, dis-je à mon tour, une seule et même puissance qui rend l'air favorable à l'huile et funeste au vin? Car au vin son ancienneté devient avantageuse, tandis que celle de l'huile est préjudiciable à ce dernier liquide. Or l'ancienneté disparaît dans l'un et dans l'autre lorsque l'air tombe et agit sur eux, puisque ce qui est rafraîchi persiste à demeurer jeune, et que ce qui n'a pas d'air et est tenu renfermé devient bientôt antique et vieilli. Il y a donc apparence de vérité à dire, qu'en touchant à la superficie des liquides l'air les renouvelle. C'est pourquoi dans le vin le dessus est le pire, tandis que dans l'huile le dessus est le meilleur : l'ancienneté donnant à l'un une qualité très excellente, et à l'autre une très mauvaise. [7,4] QUESTION IV : Pourquoi les anciens Romains étaient dans l'usage de ne pas laisser la table complétement vide quand on desservait, et de ne pas éteindre la lampe. PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - FLORUS - EUSTROPHE - CÉSERNIUS - LUCIUS. 1. En sa qualité de grand amateur des anciens usages, Florus ne permettait pas qu'on laissât la table vide quand elle venait d'être desservie, et il voulait qu'il y restât toujours quelques comestibles. Il ajoutait : "Je sais que non seulement ce soin était fort religieusement observé par mon père et par mon aïeul, mais encore qu'ils ne souffraient point que le luminaire fût éteint, parce qu'autrefois à Rome c'était un usage pieusement respecté. Maintenant, au contraire, on l'éteint immédiatement après le souper, pour ne pas brûler inutilement de l'huile.» — «Eh bien, qu'y gagnait-on? s'écria l'Athénien Eustrophe, un des assistants. Est-ce donc à dire que l'on connût l'habile expédient de notre Epicharme ? Celui-ci nous disait qu'ayant longtemps médité pour empêcher ses esclaves de lui voler son huile, il y était parvenu à grand'peine en emplissant les lampes aussitôt éteintes, et en examinant le lendemain si elles étaient restées pleines." Florus à ces mots éclata de rire : «Puisque cette question est résolue, dit-il, examinons pourquoi il est probable que les Anciens pratiquassent avec tant de religion, quant aux lampes et aux tables, le soin qui nous est signalé». 2, La recherche porta premièrement sur les lampes. Césernius, gendre de Florus, pensa qu'en raison de l'analogie avec le feu inextinguible et sacré, les Anciens se faisaient scrupule d'éteindre toute espèce de flamme. «Il y a, disait Césernius, pour le feu, comme pour l'homme, deux manières de périr, soit qu'on l'éteigne avec violence, soit qu'il meure en quelque sorte naturellement. Pour le feu sacré l'on conjure ces deux sortes de destruction en le nourrissant et l'entretenant toujours. Quant à l'autre feu, on le laisse mourir de lui-même, sans violence, sans jalousie : comme on priverait de la vie un animal afin de ne pas le nourrir inutilement.» 3. Lucius, fils de Florus, dit que tout le reste était conjecturé judicieusement, mais que pour le feu sacré, on ne l'avait pas choisi comme étant meilleur que tout autre, et que ce n'était pas son essence plus auguste qui lui valait ces adorations et ce culte assidu. «De même, continua-t-il, que quelques-uns en Égypte révèrent et honorent toute espèce de chiens, d'autres, tous les loups, d'autres, tous les crocodiles, mais ne nourrissent cependant qu'un seul chien, qu'un seul loup, qu'un seul crocodile : car ils ne pourraient suffire à l'entretien de tous; de même ici le culte et l'entretien de ce qu'on appelle le feu sacré est le symbole du respect religieux que l'on a pour le feu d'une manière générale. En effet il n'est rien qui ressemble plus que le feu à un être animé. Il se meut et se nourrit de lui-même ; par sa flamme brillante il met, ainsi que fait l'âme, toutes choses en lumière, il éclaire tout. Mais c'est principalement lorsqu'on l'éteint et qu'il s'anéantit, que se montre sa puissance. Certainement il n'est pas dénué d'un certain principe vital : car il crie, il parle, il se défend, comme une créature vivante qu'on fait périr violemment et qu'on assassine. Que l'on voie, termina Lucius en jetant les yeux sur moi, si l'on a quelque chose de mieux à dire." 4. — «Rien de ce que vous avez avancé, répondis-je, ne me semble à reprendre. J'ajouterai même que cette coutume est une leçon d'humanité. Il serait impie de perdre la nourriture quand on en a pris sa suffisance, comme il le serait de boucher ou de dissimuler une source quand on s'est abreuvé de son eau, comme il le serait d'anéantir les traces d'une navigation et d'un chemin quand on en a profité. C'est faire acte d'homme religieux, que de laisser subsister et de maintenir les choses quand elles doivent être utiles à ceux qui après nous en auront besoin. Voilà pourquoi il n'est pas beau d'anéantir par mesquinerie la flamme d'une lampe quand on n'a plus à s'en servir. Il faut, au contraire, la conserver, la laisser vivre, pour le cas où surviendrait quelqu'un qui eût besoin de sa présence et de sa lumière. Car nos yeux et nos oreilles, si la chose était possible, il serait beau de les prêter à un autre quand nous sommes nous-mêmes sur le point de nous endormir et de reposer, aussi bien, vraiment, qu'il serait généreux de lui prêter notre propre prudence et notre courage. «Demandez-vous si ce n'est pas pour s'exercer à la gratitude que les Anciens autorisaient ces espèces d'exagérations. Croyez-vous que ce fût par absurdité qu'ils révéraient le chêne avec les fruits qu'il porte; par absurdité, que les Athéniens donnaient le nom de saint à une espèce particulière de figuier, et qu'ils défendent d'abattre le mûrier à coups de hache ? Ces sortes d'observances ne portent pas les esprits à la superstition, quoi qu'en disent quelques-uns; mais elles nous habituent à exercer les uns à l'égard des autres cette gratitude et ces sentiments de communauté que nous pratiquons pour des objets insensibles et inanimés. Aussi à bon droit Hésiode veut-il que ce ne soit jamais "Sans avoir consacré la primeur des marmites" que l'on serve les aliments ou les ragoûts, et sans avoir offert au feu les prémices et la récompense des services que ce même feu nous rend. C'était donc chez les Romains une coutume louable : lorsqu'ils s'étaient servis des lampes, ils ne leur enlevaient pas la lumière qu'elles avaient donnée, et ils les en laissaient jouir vivantes et ardentes.» 5. Quand j'eus ainsi parlé, Eustrophe prenant la parole : «Est-ce que ces réflexions, dit-il, ne ménagent pas aussi une transition toute naturelle pour parler de la table ? Sans doute nos pères croyaient devoir laisser quelques restes du festin et aux esclaves et aux enfants des esclaves : lesquels ne sont pas tant flattés de recevoir de nous des aliments, qu'ils le sont de partager les nôtres. C'est pour cela, dit-on, que les rois de Perse ne se contentaient pas d'envoyer toujours des portions à leurs amis, à leurs généraux, à leurs gardes du corps. Ils voulaient, de plus, que les repas de leurs esclaves et le manger de leurs chiens fussent placés toujours sur la table royale, autant que possible : afin que tous ceux qui étaient à leur service se trouvassent admis à partager leur table et leur ordinaire. Car on apprivoise, en partageant avec eux sa nourriture, même les plus farouches d'entre les animaux.» 6. Ici j'éclatai de rire. «Camarade, lui dis-je, n'est-ce pas l'occasion de mettre en avant le fameux «poisson réservé» dont parle le proverbe, aussi bien que l'on parle du boisseau Pythagoricien sur lequel le philosophe défendait de s'asseoir? Cette double allégorie nous enseigne à laisser toujours quelque chose du présent pour l'avenir, et à songer aujourd'hui à demain. Nous autres, gens de la Béotie, noms avons un autre proverbe : "Laisses-en un peu pour les Mèdes" : proverbe qui est dans la bouche de tout le monde, depuis le temps où les Mèdes faisaient des incursions en Phocide sur les confins de la Béotie, et semaient le pillage et la dévastation. Constamment et partout on doit être prêt à appliquer ce mot : «Laisses-en aussi pour les étrangers qui surviendront.» Voilà pourquoi je blâme la table d'Achille, laquelle se trouvait toujours vide et affamée. Quand Ajax et Ulysse arrivent auprès de lui en ambassade, le héros, n'ayant rien de prèt, est forcé de cuisiner de nouveau et d'apprêter le repas. Une autre fois, voulant traiter amicalement Priam, il s'élance, égorge une blanche brebis, la dépèce, la fait rôtir; et la plus grande partie de la nuit se passe dans ces préparatifs. Au contraire, Eumée, prudent élève d'un maître prudent, n'est pas embarrassé quand vient à paraître Télémaque. Incontinent il l'installe et le fait dîner, en lui servant des plats où figurent "Des rôtis qu'ont laissés de précédents convives". «Si ces considérations vous paraissent de peu de prix, en voici une qui n'est point sans importance : c'est qu'il faut comprimer et retenir son appétit pendant qu'on est encore maître de le satisfaire : car on désire moins ce que l'on n'a pas, lorsqu'on s'est habitué à s'abstenir de ce que l'on a. 7. Reprenant alors la parole, Lucius ajouta : «Je me rappelle avoir entendu dire à ma grand'mère, que la table est chose sainte, et que rien de ce qui est saint ne doit être laissé vide. Pour moi, continua-t-il, je trouve que la table est une représentation de la Terre. Car, outre qu'elle nous alimente, elle est de figure ronde, elle est fixe; et c'est très convenablement que quelques-uns lui ont donné le nom d'Estia. Ainsi, comme nous jugeons convenable que la terre porte et nous présente toujours quelque chose d'utile, de même nous pensons qu'il ne faut jamais voir la table vide et laissée sans quelques provisions. [7,5] QUESTION V : Qu'il faut se garder principalement des plaisirs que cause une musique perverse, et comment il faut s'en garder. PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - CALLISTRATE - LAMPRIAS. 1. Pendant les jeux pythiques Callistrate, alors administrateur des Amphictyons, crut devoir exclure, aux termes de la loi, un certain joueur de flûte, son compatriote et son ami, lequel avait laissé passer le délai fixé pour l'inscription. Mais nous ayant donné un festin, il y amena ce même ami, magnifiquement paré du vêtement et des couronnes que l'on porte dans ces sortes de combats, et suivi d'un choeur de musiciens. Le concert fut d'abord véritablement exquis. Mais ensuite, quand le musicien, après avoir un peu ébranlé et sondé les convives, eut senti que le plus grand nombre, sous l'influence du plaisir, étaient disposés à lui permettre de jouer à sa guise les airs les plus licencieux, il se dévoila tout à fait, et nous donna des échantillons de cette musique qui enivre plus que toute espèce de vin lorsqu'on s'en remplit sans précaution et sans mesure. En effet, on ne se contentait pas de crier et de battre des mains en restant couchés : la majeure partie des convives finit par s'élancer hors de la table et par exécuter les danses les plus déshonnêtes, telles que les provoquaient de pareils airs et une pareille musique. Quand ils eurent cessé, et qu'à la suite de cette véritable folie les buveurs se furent calmés un peu, Lamprias voulut dire quelques paroles et réprimander sévèrement la jeunesse. Mais comme il craignait pourtant d'être trop désagréable et trop dur, Callistrate lui ménagea en quelque sorte une introduction, en s'exprimant à peu près comme il suit. 2. «Tout le premier, dit-il, j'absous du reproche d'intempérance l'amour de la musique et l'amour des spectacles, sans toutefois me ranger entièrement à l'opinion d'Aristoxène, qui prétend que ces plaisirs seuls constituent le beau. On donne à des mets, à des parfums, l'épithète de beaux», et à la suite d'un festin agréable et somptueux, on déclare que les choses se sont passées d'une «belle» manière. Il me semble qu'Aristote lui-même n'a pas une raison légitime pour absoudre d'un reproche semblable les plaisirs des yeux et ceux des oreilles, quand il allègue qu'ils sont exclusivement réservés à l'homme, tandis que les animaux sont appelés par la nature à jouir de tous les autres et à les partager avec nous. Nous voyons en effet la musique charmer beaucoup de créatures qui n'ont point de raison. C'est ainsi que la flûte appelée syrinx attire les cerfs; c'est ainsi que quand on fait saillir des juments on sonne un certain air appelé hippothorus; Pindare dit avoir été excité à chanter par l'exemple du dauphin, "Qu'émeut au sein des mers une aimable harmonie"; c'est en dansant que l'on prend les chouettes, tandis qu'elles s'amusent à regarder danser, et que par un mouvement d'imitation elles vont et viennent, remuant les épaules à droite et à gauche. «Je ne vois donc dans cette sorte de plaisir rien de spécial, rien qui en fasse le privilége exclusif de l'âme tandis que les autres dépendraient des sens et se borneraient au corps. Je constate toutefois que la mélodie, le rhythme, la danse et le chant, portant leur impression au delà des sens, appuient et fondent leur charme et leur séduction sur la joie de l'âme. Voilà pourquoi aucun des plaisirs de ce genre ne cherche à se cacher et ne demande soit les ténèbres, soit des murs qui, comme disent les femmes, aient besoin de courir les uns après les autres. Pour goûter ces divertissements on construit des stades, des théâtres. Un spectacle et un concert donnés en nombreuse compagnie en deviennent plus intéressants et plus honorables. Nous avons alors le plus de témoins possible, non pas de notre intempérance et de notre sensualité, mais du libéral et honnête plaisir auquel nous nous livrons.» 3. Quand Callistrate eut fini de parler, Lamprias voyant que ceux qui dirigeaient la musique s'enhardissaient encore davantage : «Fils de Léon, dit-il, en cela ne réside pas la véritable cause. Mais selon moi les Anciens ont à tort appelé Bacchus, fils de l'oubli : il faudrait bien plutôt l'en proclamer le père. Je constate même en ce moment son influence sur vous : vous semblez avoir oublié que parmi Ies fautes où la volupté nous entraîne, les unes viennent de l'intempérance, les autres, de l'ignorance et de l'erreur. Là où il y a perte et dommage évident, c'est que l'intempérance a violemment prévalu et faussé notre raison; mais toutes les fois que les désordres ne reçoivent pas aussitôt et sur-le-champ leur salaire, c'est l'ignorance du dommage prochain qui fait que les hommes préfèrent cette voie et se conduisent de la sorte. Aussi, lorsque des gens dépassent le but dans les plaisirs de la table, dans ceux de l'amour, dans la boisson, et lorsqu'ils sont punis par des maladies nombreuses, par la perte de leur fortune, par une réputation d'hommes décriés, nous les proclamons intempérants. Tel était le nom donné à ce Théodecte qui, ayant les yeux très malades , s'écriait en voyant paraître sa maîtresse : «Adieu, lumière chérie !» Tel encore on appelait Anaxarque l'Abdéritain : "De son plein gré, dit-on, auteur de sa misère, Il cédait sciemment aux attraits naturels Que dans la volupté poursuivent les mortels, Et qui causent au sage un effroi salutaire". Mais toutes les fois que des gens, pour résister au plaisir, se mettent en garde contre les incitations du ventre, de la luxure, du goût, de l'odorat, veillant à ne pas s'y laisser surprendre, le plaisir rôde autour de leurs yeux et de leurs oreilles. Sans qu'ils s'en aperçoivent, c'est là que le plaisir s'installe et dresse ses embûches. Ils ne sont pas moins passionnés que les mitrés, et pourtant nous ne leur donnons pas, comme aux autres, le nom d'intempérants et de désordonnés. Pourquoi? Parce que c'est à leur insu, c'est par inexpérience qu'ils sont entraînés. Ils se figurent être plus forts que le plaisir, s'ils passent aux théâtres des journées entières sans manger et sans boire. C'est comme si une marmite de terre se glorifiait qu'on ne puisse l'enlever par le fond ou par le milieu, tandis qu'on la déplace le plus facilement du monde en la prenant par les oreilles. C'est en ce sens qu'Arcésilaüs disait : «Je ne fais pas de différence entre la débauche qui s'exerce par derrière et celle qui s'exerce par devant.» Il faut redouter aussi la mollesse et la sensualité, lorsque le siége en est dans les yeux et dans les oreilles. Regarderait-on comme imprenable une ville dont les autres portes seraient fortifiées par de puissants verrous, des barres transversales, des herses, s'il y avait une seule entrée pour laisser passer l'ennemi et lui donner accès dans la place? On n'est pas plus qu'un autre invincible au plaisir si, pour avoir résisté aux séductions de la chair, on se laisse prendre par la musique ou par les jeux du théâtre : on a également cédé, on a également livré son âme à tout ce qu'en voudra faire le plaisir. Les philtres qu'il met en vous au moyen de la musique et des accords mélodieux sont plus pénétrants, plus variés, que tous les mets ou tous les parfums du monde. C'est par là que nous sommes pris, que nous sommes perdus, nous condamnant en quelque sorte sur notre propre témoignage. Écoutez Pindare : "Non : je ne vois rien de blâmable, Je ne vois rien à réformer Dans les mets que sur notre table Entassent la terre et la mer." «C'est qu'en effet nuls mets exquis, nuls aliments, pas même cet excellent vin que nous buvons, ne sauraient provoquer des cris de plaisir comparables à ceux dont les flûtes et les autres instruments remplissent une demeure, pour ne pas dire la ville entière. Quel bruit, quels battements de mains, quelles vociférations ! C'est pourquoi il faut se mettre surtout en garde contre de semblables voluptés. Elles sont d'autant plus puissantes qu'elles ne s'arrêtent pas, comme celles du goût, du toucher, de l'odorat, à la partie irraisonnable et matérielle de l'âme, mais qu'elles agissent sur le jugement et la raison. De plus, dans les autres jouissances, à défaut de lutte opposée par le raisonnement, il est quelques passions qui viennent à la traverse. Par exemple, dans le marché aux poissons la parcimonie retient le doigt du gourmand; de même, le prix élevé qu'une courtisane met à ses faveurs détournera un avare de sa passion pour les femmes. C'est tout à fait la scène de Ménandre où un marchand d'esclaves veut tenter des gens qui sont à table en leur présentant une courtisane agaçante, et où chacun d'eux "Baisse la tête, et croque des bonbons". Car rien ne réprime plus sévèrement l'incontinence, que la nécessité d'emprunter à usure ; et ce n'est pas chose des plus aisées que de faire délier une bourse. Au contraire, les plaisirs proclamés libéraux et qui s'introduisent par les oreilles et par les yeux, ces passions folles pour la musique et pour les instruments, sont des voluptés que gratuitement, sans aucuns frais, on peut de mille côtés goûter et savourer dans les jeux publics, dans les théâtres, dans les banquets, aux dépens des autres. Aussi n'est-il que trop aisé de s'y perdre, quand on n'a pas le secours et les utiles conseils de la raison. 4. Il se fit un moment de silence, et Callistrate reprit : "Que devons-nous penser qu'ait à faire ou à dire la raison pour nous venir en aide? Car enfin elle ne nous mettra pas autour des oreilles les tampons de Xénocrate; elle ne nous fera pas lever au milieu du festin, si nous venons à entendre qu'on accorde une lyre ou qu'on met une flûte en mouvement.» — "Non, sans doute, dit Lamprias; mais toutes les fois que nous tombons entre les mains des Sirènes, il faut invoquer les Muses et nous réfugier sur l'Hélicon de l'ancienne mythologie. A un homme amoureux d'une maîtresse qui coûterait trop cher on ne saurait présenter une Pénélope ; on ne saurait, non plus, le marier à une Panthée; mais s'il prend plaisir aux farces impudiques, à des chants et à une musique qu'il n'est honnête ni d'exécuter ni de rechercher, on peut le ramener à Euripide, à Pindare, à Ménandre. Ce sera, selon le mot de Platon, «détremper dans l'eau potable du discours la saumure dont l'ouïe est imprégnée». Car, de même que les magiciens ordonnent aux démoniaques d'épeler intérieurement et de réciter l'alphabet éphésien, de même nous autres, au milieu de préludes et de trépignements semblables, "Quand des bonds furieux, qui tiennent du vertige, Nous mettent hors de nous...." rappelons en notre mémoire ces saints et graves écrits. Opposons-les à des chants, à des poèmes, à des discours vides de toute raison : ceux-ci ne nous fourvoieront plus et nous ne prêterons pas le flanc pour nous y laisser emporter, comme à un courant rapide.» [7,6] QUESTION VI : De ceux qu'on appelle ombres. — S'il faut aller dîner chez quelqu'un quand on y a été invité par d'autres. —Dans quel cas on le peut, et chez qui. PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - FLORUS - CÉSERNIUS. 1. Ménélas, dans le poème d'Homère, se présente de son propre mouvement au repas qu'Agamemnon offre aux chefs de l'armée : "Car il savait quels soins préoccupaient son frère". Il ne voulait pas que l'on s'aperçût de l'oubli fait en sa personne. Son but n'était pas non plus de le faire constater en s'absentant. Ce dernier procédé est celui des gens d'humeur grondeuse et mécontente, qui saisissent ces sortes d'oublis et ces inadvertances de leurs amis. Ils aiment mieux être négligés encore que traités convenablement, afin d'avoir lieu de se plaindre. Mais nous ne parlons ici que de l'usage en vertu duquel certains convives, aujourd'hui appelés «ombres», viennent à un festin sans être invités personnellement, produits qu'ils sont par les invités : on cherchait comment cet usage a pris naissance. On croyait pouvoir le faire remonter jusqu'à Socrate, qui persuada Aristodème de venir avec lui chez Agathon sans y être invité; et l'aventure d'Aristodème fut assez plaisante. Il ne s'était pas aperçu que dans le chemin il avait laissé Socrate en arrière, et il entra le premier : c'était véritablement l'ombre qui précède le corps quand la lumière est par derrière. Plus tard, dans les repas offerts aux étrangers et surtout aux grands personnages, le maître de maison ne sachant pas quelle était la suite de ces conviés ou à qui ils voulaient faire honneur, s'en remit à eux pour les invitations et pour le nombre à déterminer. C'était le moyen de ne pas subir le désagrément éprouvé par cet hôte qui dans son pays reçut un jour le roi Philippe à dîner. Le prince était arrivé suivi d'une escorte considérable, et le festin n'était pas préparé pour un grand nombre de convives. Comme il vit son hôte tout déconcerté, il envoya à la ronde dire tout bas à ses compagnons qu'ils eussent à laisser place pour la pâtisserie. Dans cette attente ils se ménagèrent sur les plats que l'on servait, et de cette façon le repas fut suffisant pour tout le monde. 2. Comme je tenais aux assistants ces propos sans importance, Florus jugea qu'il y avait lieu de traiter sérieusement la question des convives appelés «ombres», et de décider s'il sied bien, quand on est appelé à ce titre, de venir avec les invités et de les accompagner jusqu'à table. Son gendre Césernius désapprouvait complétement un tel usage. Il prétendait qu'il faut se conformer au précepte d'Hésiode, "Et n'admettre jamais que des amis à table"; ou tout au moins, que l'on doit admettre seulement des familiers, des personnes de sa connaissance, pour les associer aux libations, à la table, à ces propos pleins d'une douce bienveillance qui s'échangent en buvant. «Mais aujourd'hui, continua-t-il, comme ceux qui frètent un navire permettent aux passagers d'y entasser tout leur bagage; de même, quand nous offrons des festins, ce sont les autres que nous laissons libres de les remplir des premiers convives venus, sans nous inquiéter que ceux-ci soient ou non de bonne compagnie. Pour moi, je serais fort étonné qu'un galant homme, invité par supplément, ou plutôt n'étant pas invité, se présentât à un festin dans lequel il ne connaîtrait pas plus le maître qu'il ne serait connu de lui. Que si on connaît l'amphitryon, si on le fréquente, il est plus humiliant encore de venir chez lui : c'est comme lui faire un reproche en partageant son festin, c'est en quelque sorte user de violence et manger à sa table malgré lui. En outre, se présenter chez un autre avant ou après le convive par qui l'on a été invité, c'est encourir une humiliation et manquer de bon goût; c'est s'exposer à avoir besoin de témoins, pour faire constater devant le maître de la maison que si l'on ne vient pas au repas comme invité, on s'y présente comme étant l'ombre d'un tel. «Autre considération : marcher à la suite d'un invité, faire attention au moment où celui-ci se frotte et se baigne. retarder d'après lui son heure ou l'accélérer, c'est un manège tout à fait indigne d'un homme libre : c'est le rôle de Gnathon, en supposant qu'il y ait eu un Gnathon souverainement habile à dîner aux dépens d'autrui. S'il est vrai qu'à table, plus qu'ailleurs, il soit permis à des hommes de s'écrier : "Veux-tu bien te piquer de quelque gentillesse, Ma langue! c'est l'instant..."; s'il est vrai que jamais la franchise ne soit plus complète que quand elle se mêle à l'enjouement de ce qui se dit et se fait dans le vin, quelle contenance prendra celui qui n'est ni parent, ni invité, celui qui ne figure dans le festin que comme un bâtard, comme un intrus? Qu'il use ou qu'il n'use pas de la liberté de langage, il prêtera également aux mauvaises interprétations des convives. Ce ne sera pas non plus un médiocre inconvénient, que la liberté avec laquelle les gens peuvent plaisanter sur les mots mêmes. Il sera réduit à ne pas se fâcher, et à supporter patiemment ceux qui l'appelleront "une ombre" ; or la facilité avec laquelle on accepte la honte attachée aux mots habitue par avance à la honte des actes. Voilà pourquoi, lorsque j'ai invité des amis, je leur ai sans doute concédé quelquefois des ombres : car c'est quelque chose d'impérieux et à quoi l'on se soustrait difficilement, que les usages d'une ville ; mais quand j'ai été moi-même invité par quelqu'un à l'accompagner à la table d'un autre, jusqu'à ce jour j'ai constamment refusé.» 3. Après ces paroles il y eut un moment de silence. Puis Florus reprenant : "C'est ce second point, dit-il, qui présente plus de difficulté. Mais on est forcé d'admettre des invitations d'un tel genre lorsqu'on a des étrangers à recevoir. Comme il a été dit précédemment, il n'est pas convenable qu'ils viennent sans leurs amis, et il est difficile de connaître ceux qu'ils ont à amener avec eux.» — «Voyez, lui dis-je alors, si quand l'usage autorise des maîtres de maison à inviter de cette manière, l'usage n'autorise pas aussi les invités à accepter et à venir. Car il n'est pas honnête de donner et de demander ce qui n'est pas séant à donner, et il ne l'est pas davantage de convier des gens à ce que l'on ne voudrait pas être prié par eux d'accorder ou de faire. Pour ce qui est des princes et des étrangers, il n'y a lieu ni à des invitations ni à des choix : il faut accepter avec de tels personnages ceux qu'ils amènent. Autrement, lorsqu'on traite un ami, il est plus affectueux d'inviter soi-même ces convives supplémentaires, comme si l'on n'était pas sans connaître ceux qui sont au nombre des connaissances de cet ami, de ses familiers, des personnes de sa maison. L'honneur rendu et les égards gagnent beaucoup aux yeux des gens, lorsqu'ils voient qu'on n'ignore pas leur amitié pour telles personnes, leur plaisir à se trouver avec elles, leur satisfaction de partager avec elles les honneurs et les réceptions. «Il faut pourtant quelquefois laisser toute liberté à celui qu'on invite. Il faut imiter ceux qui, sacrifiant à un dieu, réunissent dans leurs prières toutes les divinités à qui l'autel et le temple sont communs, bien qu'ils ne les nomment pas chacune par leur nom. Car il n'y a ni mets, ni viande, ni parfum, qui rendent aussi satisfait que d'être assis à table avec quelqu'un qui plaît et que l'on aime. Demander à celui qu'on veut traiter quels mets et quelles pâtisseries il préfère, consulter son goût, le sommer de répondre sur la différence des vins et des parfums, serait de l'importunité au premier chef : cela sentirait son nouvel enrichi. Mais quand un homme compte beaucoup de parents, d'amis, de familiers, ne craignez pas de l'inviter à se faire accompagner de ceux dont il aime le mieux la société et avec lesquels il prend le plus de plaisir : ce ne sera rien faire qui soit désagréable pour lui, rien qui paraisse déplacé. Car ni la navigation dans un même vaisseau, ni l'habitation dans un même logis, ni la solidarité dans le même procès, ne sont choses aussi fâcheuses lorsque les gens déplaisent, que la nécessité de prendre place à une même table. Comme aussi le contraire offre beaucoup de charme : attendu que le festin est une communauté de plaisirs et d'affaires, de paroles et d'actions. Voilà pourquoi, si l'on veut y être agréablement, il faut s'y rencontrer non pas avec les premiers venus, mais avec ceux que l'on aime et que l'on pratique familièrement. Car pour ce qui est des plats , les cuisiniers les accommodent de jus différents, mêlant l'aigre avec le doux, le gras avec le salé ; mais un souper en commun ne saurait être bon ni agréable, s'il se compose de convives qui ne soient pas assortis, et dont les caractères ne puissent pas se fondre ensemble. «Faisons ici un raisonnement. De même que, au dire des péripatéticiens, il existe dans la nature un premier être qui donne le mouvement, mais qui ne le reçoit pas, qu'il y en a un dernier qui est en mouvement, mais qui ne saurait mouvoir rien, et qu'entre les deux il s'en trouve un troisième donnant l'impulsion à certains corps et la recevant de certains autres; de même, continuai-je, il y a ici proportion à établir entre trois sortes de personnes : celles qui invitent seulement, celles qui sont invitées, et celles qui tour à tour convient et sont conviées. Or puisque j'ai parlé de celui qui invite, il n'y aura pas inconvénient à ce que je développe aussi mon opinion sur les deux autres espèces de personnes. Celui donc qui étant invité en amène d'autres, doit avant tout, je pense, se montrer assez juste pour être discret sur le nombre. Il n'ira pas, imitant ceux qui d'un pays ennemi font vivre à la fois tout leur entourage, ou ceux qui posent une pièce sur une case au jeu d'échecs, écarter, et écarter bien loin, en faveur de ses amis personnels, tous ceux du maître de la maison. Autrement ce sera réduire ce dernier à la condition des gens qui emportent de chez eux des soupers pour Hécate et les dieux préservateurs, et qui loin d'en goûter, soit eux-mêmes soit dans leur maison, n'en ont que la fumée et le bruit. Il est vrai que pour plaisanter on nous répète l'adage : "Qui sacrifie à Delphes, qu'il s'attende, S'il veut manger, à se payer la viande". Mais en réalité, c'est bien ce qui arrive quand on reçoit des hôtes ou des amis indiscrets, pillant et dévorant aussitôt le dîner en compagnie d'une multitude d'ombres, véritables harpies. «En second lieu, ce n'est pas avec les premiers venus que l'invité doit se rendre chez les autres à un festin. Il doit choisir de préférence les amis et les familiers du maître de la maison, luttant de discernement avec lui et prévenant ses choix. Tout au moins, il prendra parmi ses propres amis ceux que le maître du logis eût voulu choisir lui-même: si celui-ci est modeste, des gens modestes; s'il est studieux et docte, des gens comme lui doctes et studieux; s'il est constitué en dignité, des personnages puissants. Bref, de longue main il aura cherché à mettre tout le monde autant que possible en communauté de langage et de rapports. Quand le maître de maison est animé de dispositions analogues, c'est une preuve de tact, d'amabilité et de bon goût, que de lui ménager et de lui offrir une première occasion de connaître et de bien accueillir ceux qui lui sont présentés. Mais lui produire des gens qui ne sont pas de la même classe que lui et avec lesquels il ne saurait cadrer; amener chez un homme sobre des buveurs, chez un homme dont l'ordinaire est mesquin des convives qui aiment les excès et la dépense, ou, au rebours, chez un jeune homme passionné pour le vin et pour le jeu introduire avec soi de vieilles gens refrognés, ou des philosophes dont la voix sort gravement de leur barbe, c'est agir à contre-temps et répondre à de la cordialité par une importunité fâcheuse. Car il faut que la personne invitée soit aussi agréable au maître de la maison que celui-ci à ses convives ; et elle le sera, si elle rend, non seulement elle-même, mais encore ceux qui viennent avec elle et pour l'amour d'elle, gracieux et complaisants. Il nous reste à parler du troisième personnage, à savoir de celui qui est invité par un autre à souper chez un tiers. S'il proteste contre la dénomination d'ombre et qu'il manifeste de l'humeur, on trouvera qu'il a vraiment peur d'une ombre. Du reste, il a besoin d'user de grands ménagements. Ce n'est pas chose honorable que de suivre d'un air empressé, ni en toute circonstance, les premiers convives venus. On doit examiner d'abord par quels gens on est requis. Si ce n'est pas quelqu'un avec qui l'on soit très lié, mais un de ces riches, de ces espèces de satrapes, qui ont besoin en quelque sorte d'un théâtre pour étaler leur brillant cortége, ou qui croient vous rendre fort heureux par leur invitation et vous combler d'honneur, il faut refuser tout aussitôt. Si c'est un ami, un familier, n'acceptez même pas encore sur-le-champ. Assurez-vous qu'il a besoin de se ménager une rencontre, une entrevue impossible en un autre moment, qu'il vient de quelque lointain voyage, ou qu'il va s'embarquer; assurez-vous que c'est par amitié qu'il désire et souhaite vous avoir avec lui, que, de toutes façons, il n'amènera ni un grand nombre d'autres convives ni des étrangers, mais qu'il arrivera seul ou avec très peu de ses amis. Ou bien, dernière considération, acquérez la certitude qu'il veut par son intermédiaire ménager un commencement de liaison et d'amitié entre vous, qu'il invite, et celui par lequel il est invité lui-même, parce qu'il le sait homme d'honneur et digne d'être aimé. Car pour ce qui est des méchants, plus ils vous retiendront et s'attacheront à vous, comme de véritables buissons, plus vous devez vous en débarrasser et sauter par-dessus. Supposons que l'introducteur soit honorable, mais que ne le soit pas l'hôte chez qui il veut vous conduire, gardez-vous de venir à la suite du premier. Ne permettez pas qu'on vous fasse prendre du poison dans du miel : autrement dit, ne permettez pas que par l'intermédiaire d'un homme de bien on vous impose des relations avec un méchant. «Ce sera aussi une inconvenance d'aller chez quelqu'un qu'on ne connaît en aucune manière et avec qui l'on n'a jamais eu de rapports : à moins que cet hôte ne soit, comme nous l'avons déjà dit, un personnage notoirement vertueux, qui doive faire de cette première rencontre une occasion de vous donner son amitié, et qui soit flatté de vous voir venir sans façon et simplement à lui en compagnie d'un autre. A l'égard même de nos amis, nous devons de préférence aller, sur une invitation étrangère, chez ceux d'entre eux que nous autoriserions à venir de leur côté chez nous à ce titre. Un certain Philippe, dont le métier était celui de bouffon, prétendait que lorsqu'on s'est rendu à un festin en s'y invitant soi-même, on fait plus rire que lorsqu'on y a été convié. Mais il est certain que pour des gens vertueux il est plus honorable et plus doux d'aller chez de vertueux amis, même sans avoir été priés ou sans être attendus, si l'on s'y présente en temps opportun avec d'autres invités. C'est le moyen, tout à la fois, de réjouir les maîtres de maison et de faire honneur à ceux par qui l'on est introduit. Tout au contraire, chez les princes, chez les riches, chez les personnages puissants, il faut n'aller qu'invité par eux, jamais par d'autres, si l'on veut à bon droit ne point passer pour un effronté, un impertinent et un vaniteux. [7,7] QUESTION VII : S'il faut admettre des joueuses de flûte dans un festin. PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - DIOGENIEN - UN SOPHISTE - PHILIPPE. 1. A Chéronée l'entretien tomba un jour, pendant le repas, sur les concerts de musique. Diogénien de Pergame était au nombre des convives, et nous eûmes fort à faire pour nous débattre contre un argumentateur à barbe épaisse, qui appartenait à l'école des Stoïciens. Ce sophiste, nous alléguant l'autorité de Platon, blâmait ceux qui admettent des joueurs de flûte à un festin, et qui ne savent pas se suffire les uns aux autres par leurs conversations. Mais d'autre part, nous avions avec nous un partisan de la même secte, Philippe de Prusium; et Philippe voulait qu'on laissât de côté ces convives d'Agathon, plus séduisants par leurs entretiens que toute flûte et toute cithare. «Qu'une joueuse de flûte, continua Philippe, eût échoué en présence de pareils convives, ce n'était pas étonnant; mais ce qui l'aurait été bien plutôt, c'eût été si les conviés n'eussent pas oublié le boire et le manger pour le plaisir et le charme d'un tel festin. Et pourtant Xénophon, devant Socrate, devant Antisthène et autres personnages de ce genre, n'a pas eu honte de présenter de gaieté de coeur aux convives le bouffon Philippe, comme fait Homère, qui signale dans l'oignon la propriété de relever le goût du vin. Platon jette dans son banquet, comme un intermède de comédie, le discours d'Aristophane sur l'amour. Puis en finissant il ouvra la porte de la rue; et qu'introduit-il du dehors? Une pièce de théâtre des plus bizarres : à savoir, Alcibiade se livrant avec une couronne sur la tête, à tous les plaisirs de la table. Viennent ensuite les discussions entre Agathon et Socrate, puis l'éloge de ce dernier. Eh bien, ô Grâces chéries, je peux le dire sans sacrilége : si Apollon était alors entré dans la salle du festin, tenant sa lyre accordée, les convives auraient supplié le Dieu d'attendre que la conversation fût terminée et conduite à sa fin. "D'après cela vous voyez, continua Philippe, que ces mêmes personnages dont l'entretien offrait tant de charmes, n'en usaient pas moins de tels intermèdes, et qu'ils variaient les festins par ce genre d'amusements. Et nous, qui sommes mêlés avec des hommes d'État, des orateurs, souvent même, lorsque la chose se rencontre ainsi, avec des gens illettrés et presque rustiques, devrons-nous bannir de nos banquets une récréation et un divertissement de ce genre? Ou bien faudra-t-il que nous nous retirions, comme si nous prenions la fuite à l'approche des Sirènes? Il est bien vrai que l'athlète Clitomaque se levait et quittait la place lorsqu'on venait à entamer quelque conversation amoureuse : ce en quoi il étonnait tout le monde. Mais qu'un philosophe décampe d'un festin aux premiers sons de la flûte; qu'en entendant une joueuse de cithare accorder son instrument, il crie pour demander ses sandales au plus vite et pour faire allumer son flambeau, ne mérite-t-il pas qu'on se moque bien fort de lui? Devrait-il donc avoir autant d'horreur pour les plaisirs les moins nuisibles, que les escarbots en ont pour les parfums? Car si jamais quelque circonstance y autorisa, c'est surtout en buvant qu'on peut se permettre ces distractions , et qu'il est légitime de livrer son âme au Dieu. «Je goûte fort Euripide en ses autres endroits; mais là où il donne des conseils à propos de musique il ne m'a pas persuadé. Il prétend qu'il la faut réserver pour les moments de deuil et de tristesse. Non : dans ce dernier cas c'est le raisonnement qui doit prévaloir, qui doit remplir auprès de ces sortes de malades l'office du médecin, le rôle d'un homme sérieux dont le langage prêche la sobriété. Mais les autres plaisirs de ce genre auxquels on associe le dieu du vin doivent être considérés comme des divertissements. C'est un propos fort sensé que celui de certain Spartiate. Se trouvant à Athènes lorsque de nouveaux tragiques se disputaient le prix, il assistait aux préparatifs que faisaient les choréges, il voyait le zèle des maîtres et leur émulation : «Une ville n'est pas sage, dit-il alors, de s'occuper d'une façon si sérieuse à des amusements.» C'est qu'en effet lorsqu'on badine il faut badiner. Ce n'est pas par de grandes dépenses, par le sacrifice de moments qui pourraient s'utiliser à d'autres choses, que l'on doit acheter les douceurs du passe-temps. Goûtons ces douceurs à table, quand notre esprit se donne du relâche; et voyons même si tout en nous amusant nous ne pourrons pas retirer de nos récréations quelque utilité.» [7,8] QUESTION VIII : Quelles choses sont spécialement bonnes à entendre lorsque l'on est à table. PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - DIOGENIEN - UN SOPHISTE - PHILIPPE. 1. Après que ces choses eurent été dites, notre sophiste voulait entreprendre une nouvelle réfutation. Je l'arrêtai : Diogénien, me mis-je à dire, il est une question plus digne d'être examinée. Entre les divers et nombreux genres de musique, laquelle conviendrait le mieux pour une réunion de table ? Invitons le sage que voici, à prononcer. Car puisque toutes choses le laissent sans émotion et sans charme, il ne saurait faillir : on n'a pas à craindre qu'à ce qui est mieux il préfère ce qui est plus agréable.» Diogénien lui-même joignit ses instances aux nôtres, et, sans plus tarder, Philippe prit la parole. Il dit que tout en renvoyant aux théâtres et à l'orchestre les autres genres de musique, il en admettait une, récemment introduite à Rome, mais qui n'était pas encore accréditée généralement. «Vous savez, continua-t-il, que parmi les dialogues de Platon il y en a qui sont en forme de récit, et d'autres qui se passent en action. De ces dialogues en action, on fait apprendre les plus faciles aux enfants, pour qu'ils les récitent par cœur. On y ajoute une pantomime appropriée au caractère des personnages mis en scène : on règle l'intonation de la voix, le débit, et les attitudes qui doivent accompagner les paroles. Ces petites scènes ont charmé plus que je ne saurais dire les esprits sévères et de hon goût. Mais les hommes efféminés, et dont les oreilles sont gâtées par l'ignorance et le défaut d'éducation , ces mêmes hommes desquels Aristoxène a dit qu'«ils vomissent de la bile en entendant quelque belle harmonie», les ont rejetées. Je ne m'étonnerai pas s'ils les proscrivent complétement : car les habitudes efféminées prévalent aujourd'hui.» 2. Philippe vit qu'il indisposait quelques assistants. "Mon cher, dit-il au Sophiste, épargnez-nous vos injures : les premiers, nous avons protesté contre cet exercice quand il s'est introduit à Rome. Nous nous sommes emportés contre ceux qui voulaient que Platon devînt un intermède à table, et que ses dialogues fussent écoutés par des buveurs, à la suite du dessert et des parfums. Pour ma part, même quand on récite des poésies de Sapho et d'Anacréon, il me semble, tant je suis honteux, que je vais laisser là mon verre. Dans ce moment-ci il me vient à l'esprit une foule de choses à dire, mais je crains de paraître entamer avec vous une discussion sérieuse. C'est pour cela, comme vous voyez, que je passe la coupe à l'ami Diogénien. Il se chargera de détremper dans l'eau potable de son discours la saumure dont vous avez imprégné nos oreilles.» 3. Diogénien ayant donc remplacé Philippe: «En vérité, dit-il, je n'entends ici que des propos pleins de sobriété. Il semble que le vin n'a sur nous aucune influence mauvaise et qu'il ne nous maîtrise point. J'ai peur d'avoir moi-même des comptes à rendre. Pourtant, je crois qu'il y a beaucoup à retrancher dans les choses qui s'entendent à table. Je commence par la tragédie. J'estime qu'elle n'a rien qui autorise à la faire figurer dans les banquets. Ses mâles accents sont trop graves, et elle ne s'attache à reproduire que des scènes de terreur et de pitié. Pour ce qui regarde les danses, je bannis celle qui est dite "de Pylade" : elle est trop pompeuse, trop passionnée, elle demande trop de personnages. Seulement, par respect pour les éloges que Socrate a donnés à un tel exercice, j'admets cette danse terre-à-terre inventée par Bathylle, laquelle tient de la cordace et reproduit les attitudes de la nymphe Echo, de quelque Pan , ou de quelque Satyre folâtrant avec un Amour. Quant aux comédies, celles de l'ancien genre, en raison de leurs inégalités, ne conviennent pas à des buveurs. La gravité et la franchise de ce qu'on appelle leurs parabases ont trop de force et de véhémence. D'autre part, la facilité avec laquelle on y manie les sarcasmes et les propos bouffons est poussée jusqu'à une licence dégoûtante : tout s'y dit à découvert, et elles sont pleines de paroles déshonnêtes et dissolues. Enfin, comme à la table des princes chacun des convives est assisté d'un échanson, de même il faudrait qu'un grammairien expliquât à chacun tous les mots, lui disant ce que c'est que Lespodias dans Eupolis, Cinésias dans Platon, Lampon dans Cratinus, et ainsi des autres personnages de comédie. De cette façon le repas deviendrait pour nous une véritable école de grammaire, ou bien les plaisanteries se perdraient, muettes et sans portée. «Mais quant à la nouvelle comédie, que pourrait-on dire contre elle? Elle s'est si étroitement incorporée avec les festins, qu'un repas s'organiserait plutôt sans du vin que sans Ménandre. La diction qu'il a jetée sur l'intrigue de ses comédies est agréable et sans prétention, de manière à ne pas révolter les gens sobres et à ne pas déplaire à ceux qui ont une pointe d'ivresse. Ce sont des pensées morales, à la fois sages et simplement débitées : de sorte qu'au milieu du vin elles agissent sur les natures les plus rudes, comme agirait le feu, les adoucissant, les faisant plier et les rendant parfaitement maniables. Le mélange de sérieux et de badin que l'on trouve dans ces compositions semble n'avoir été imaginé pour autre chose si ce n'est pour être agréable, et en même temps utile, à des gens qui ont bu et se sont laissés aller aux épanchements de la table. Les galanteries amoureuses de Ménandre ont égaiement leur opportunité pour des buveurs qui, dans quelques instants, iront se coucher à côté de leurs femmes. L'amour des garçons ne figure pas dans une seule de ses pièces, quelque nombreuses qu'elles soient. Les séductions exercées à l'égard des jeunes filles s'y terminent, conclusion bien édifiante, par de légitimes mariages. Pour ce qui est des courtisanes qu'on y voit figurer, si elles ont le verbe tranchant et hardi, les jeunes gens rompent avec elles à la suite de quelques remontrances ou de leurs propres remords; si elles sont honnêtes et rendent amour pour amour, ou bien elles retrouvent un père légitime, ou bien l'auteur accorde à ces désordres d'amants un certain délai, au bout duquel, par un retour honorable, cette liaison fait honte aux jeunes gens eux-mêmes. Je sais bien que pour des hommes occupés par d'autres soins, ces considérations ne semblent peut-être dignes d'aucun intérêt. Mais au milieu des verres je ne serai jamais étonné que, par leur charme et leur attrait, de semblables intermèdes contribuent à former et régler les moeurs, en inspirant le désir d'imiter ces modèles de convenance et d'honnêteté." 4. Diogénien s'était tu, soit parce qu'il avait terminé, soit parce qu'il voulait reprendre haleine. Mais le sophiste l'attaqua de nouveau, prétendant que plusieurs passages d'Aristophane méritaient aussi d'être cités d'un bout à l'autre. Alors Philippe, s'adressant à moi : «Diogénien, dit-il, a son désir satisfait : il a prôné son auteur favori, Ménandre, et il semble ne plus s'inquiéter nullement des autres. Cependant beaucoup d'intermèdes de table restent encore, dont nous n'avons pas parié et sur lesquels je serais bien aise d'entendre votre opinion. Quant au concours entre les sculpteurs de petites figures d'animaux, nous adjugerons les prix demain, s'il plaît à cet étranger et à Diogénien, quand nous serons à jeun.» — «Eh bien donc, repris-je alors, il y a des mimes dont les uns s'appellent des «moralités», et les autres, des «farces». Aucun de ces deux genres ne me semble convenable pour un festin : les moralités, à cause de la longueur de l'action et des difficultés que présente la mise en scène; les farces, à cause des bouffonneries nombreuses et des bavardages dont elles sont pleines. Elles ne sont pas même dignes d'être entendues par les valets chargés de porter les chaussures, pour peu qu'ils appartiennent à des maitres sensés. Et cependant combien d'hommes, même en compagnie de leurs femmes et de leurs fils encore sans barbe, exhibent des pièces ou des propos qui jettent les esprits dans un désordre plus complet que l'ivresse même! La cithare, du moins, de toute antiquité et encore aux temps d'Homère, est bien connue dans les festins. Une si vieille alliance, une habitude aussi longue ne sauraient être convenablement rompues. Seulement, il faut inviter ceux qui en jouent à supprimer de leurs chants les lamentations excessives, les sanglots, et à ne faire entendre que des sons joyeux dont s'accommodent des gens assemblés pour faire bonne chère. «Pour la flûte, même quand on le voudrait, il ne serait pas possible de la bannir de nos tables. Elle est réclamée par les libations, en même temps que le sont les couronnes; et la Divinité en personne fait sa partie dans le Péan où figure la flûte. De plus, c'est un instrument dont les sons harmonieux pénètrent l'oreille en y versant une musique agréable : elle porte jusqu'à l'âme le calme et la sérénité. Cela est tellement vrai, que si quelques ennuis ou quelques chagrins ne sont ni secoués ni dissipés par le vin pur, c'est aux charmes et aux douceurs de cette mélodie qu'il est réservé de les apaiser et de les adoucir. Une condition toutefois est exigée : il faut que le musicien garde une juste mesure; qu'il ne fasse pas appel aux passions; qu'il n'agite pas l'imagination par son vacarme, et que son jeu trop compliqué ne la mette pas hors d'elle-même lorsque, amollie par l'ivresse, elle est trop susceptible d'impressions dangereuses. Car, de même que les moutons ne comprennent pas les discours raisonnables, tandis que par des sifflements, par des claquements de langue qui n'ont rien d'harmonieux, ou bien avec des chalumeaux et des conques, les bergers les font tour à tour lever et coucher; de même tout ce qui dans l'âme tient de la brebis et de la bête paissante, tout ce qui ne comprend ni n'entend la raison, on peut le bien disposer, on peut l'adoucir avec des sons et des accords de lyre ou de flûte. «Cependant, car je veux exprimer aussi mon opinion personnelle, ni le son de la flûte, ni les accords de la lyre ne seraient par eux seuls capables de charmer une réunion de convives, s'il n'y avait accompagnement de paroles et de voix : c'est là une sorte de courant par lequel la musique est recueillie et portée. Car il faut s'habituer sérieusement à rattacher les plaisirs même à la parole raisonnée et l'on doit s'appesantir sur cette dernière. La mélodie, les accords sont des espèces d'assaisonnements de la parole: ils ne doivent pas être pris et savourés seuls. De même que la sensualité qui, grâce au vin et à la bonne chère, se concilie avec le besoin de nourriture, n'est repoussée de personne, tandis que la volupté des parfums, qui n'a rien de nécessaire, est un superflu dont Socrate faisait justice en le souffletant sur les deux joues; de même, le son d'une cithare ou d'une flûte, s'il frappe nos oreilles sans accompagnement de paroles, ne devra pas les captiver. Quand un pareil son se présentera en société de voix et de chants pour constituer un aliment, aussi bien qu'un plaisir, à la raison qui est en nous, donnons-lui entrée. Soyons convaincus que ce qui contribua encore à faire châtier Marsyas par Apollon, c'est que, après s'être bridé la bouche avec sa muselière et sa flûte, le Satyre osa mettre un mince filet de musique en concurrence avec le chant uni à la cithare. Ne nous occupons, ajoutai-je, que d'une seule chose. A des convives qui par leur genre d'entretiens et par la philosophie peuvent se donner du plaisir les uns aux autres, n'imposons point, en les faisant venir du dehors, des intermèdes qui seraient un obstacle au délassement plutôt qu'un délassement même. «Ce ne sont pas, en effet, seulement ceux qui, ayant chez eux et en eux-mêmes leurs moyens de salut, "Veulent en emprunter aux ressources d'autrui", comme dit Euripide, qui font preuve de sottise: ce sont encore ceux qui ont en eux-mêmes assez de ressources pour se récréer et se réjouir et qui rivalisent entre eux à faire venir du dehors leurs amusements. La magnificence dont usa le grand roi envers le Lacédémonien Antalcidas fit voir en ce prince une maladresse d'une grossièreté singulière, quand il lui envoya une couronne de roses et de crocus qu'il avait trempée dans des parfums. C'était avoir éteint l'éclat naturel et propre à ces fleurs, c'était les outrager. On fait la même chose lorsque dans un repas, qui a son charme en soi-même et sa poésie propre, on introduit du dehors des flûtes et des instruments : à l'accessoire on sacrifie le naturel. Ainsi donc, les concerts trouvent leur meilleur à-propos dans un festin lorsque l'on commence à devenir agité et que l'on s'excite à la querelle et aux rixes. Ils pourront, de cette manière, étouffer certains propos injurieux, arrêter, avant tout développement, les questions qui seraient capables de dégénérer en débats pénibles et en dissensions de sophistes. Ils pourront couper court à des animosités de harangueurs ; et, dans ces occurrences, on fera persister la musique jusqu'à ce que le festin soit redevenu exempt de trouble et de tumulte." [7,9] QUESTION IX : Que tenir conseil en buvant n'était pas moins un usage chez les Grecs que chez les Perses. PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - NICOSTRATE - GLAUCIAS. 1. Ce qui devait se discuter à la prochaine assemblée publique des Athéniens était le texte de notre conversation à un souper où nous avait reçus Nicostrate. Quelqu'un se mit à dire: «C'est une coutume persane que nous suivons là, chers amis, lorsque nous tenons conseil en buvant.» — «Pourquoi persane, plutôt que grecque? reprit alors Glaucias : car c'est un Grec qui a dit : "Le ventre plein, on juge et délibère mieux". C'étaient des Grecs, qui faisaient avec Agamemnon le siége de Troie; et pendant qu'ils mangeaient et buvaient, "Le vieux Nestor ouvrait le premier son avis", engageant le monarque à réunir aussi pour ce même effet les principaux chefs : "Offrez leur un festin...." disait-il, car "Dans leur réunion, à l'avis le plus sage Vous vous conformerez...." Ainsi donc, chez les nations de la Grèce qui ont eu le plus de bonnes lois et qui se sont le plus scrupuleusement attachées à maintenir les anciennes institutions, c'était à table que se tenaient les conseils des chefs. Les réunions que l'on appelait les Andries en Crète, les Phidities à Sparte, tenaient lieu de conseils secrets et de sessions aristocratiques, comme il se pratique aussi, dans cette ville même, au Prytanée et au Thesmothésion. De ces réunions se rapproche fort l'assemblée nocturne dont parle Platon, assemblée qu'il compose des citoyens les plus vertueux et les plus habiles en politique, et à laquelle il renvoie les affaires importantes et sérieuses entre toutes. Et ceux qui font des libations à Mercure, en dernier, quand ils s'en vont dormir, ne les voyons-nous pas associer ensemble le vin et le conseil? Au plus avisé des dieux, comme étant présent et ayant l'oeil sur ce qu'ils font, ils adressent leurs prières dès le premier moment qu'ils songent à se retirer. Du reste dans les temps tout à fait anciens on ne supposait pas que l'assistance de Mercure fût même nécessaire à Bacchus : on donnait également à ce dernier le nom d'Eubulus (sage conseiller); et à cause de lui, on appliquait à la nuit l'épithète de prudente.» [7,10] QUESTION X : Si l'on faisait bien de délibérer en buvant. PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - GLAUCIAS - NICOSTRATE. 1. Quand Glaucias eut terminé sa dissertation, il nous parut que ces propos tumultueux étaient suffisamment assoupis; et pour les faire oublier plus complétement encore, Nicostrate proposa un nouvel objet de recherche. Il dit qu'auparavant il n'avait pas pris grand intérêt à une coutume qui lui semblait appartenir aux Perses , mais que puisqu'on venait de démontrer maintenant qu'elle était d'origine grecque, il avait besoin de prendre la parole pour justifier ce qu'elle paraissait avoir de déplacé en soi. * Le vin, dit-il, est pour le raisonnement ce qu'est pour la vue un liquide remué, qui rend les yeux incapables de se diriger facilement et de remplir leur office. Les passions qui s'agitent sous l'influence du vin, comme des reptiles sous celle du soleil, montent à la surface : elles assaillent de toutes parts l'intelligence, la troublent et la rendent incertaine. Aussi, de même que pour ceux qui boivent il vaut mieux être couchés qu'assis, parce que le lit maintient leur corps et les dispense de tout mouvement; de même le meilleur pour eux est que leur intelligence reste inactive, ou tout au moins , il faut les traiter comme les enfants. Ceux-ci ne pouvant rester tranquilles, on leur donne non pas une javeline et une épée, mais des cliquettes et un ballon. C'est ainsi que Bacchus a mis entre les mains des gens ivres la férule, genre de trait extrêmement léger et la moins dangereuse des armes défensives, afin qu'ils n'eussent pas, dans leur grande promptitude à frapper, occasion de faire des blessures. On doit, en effet, n'exposer les buveurs dans leur ivresse qu'à des fautes qui fassent rire, et non pas à des catastrophes déplorables, tragiques, et suivies de graves malheurs. «D'ailleurs il est fort important, lorsque de sérieux intérêts sont en délibération, que celui qui manque de sens et qui n'a pas la pratique des affaires, suive les conseils des gens sensés et écoute les conseils de l'expérience. Or c'est une précaution que le vin enlève à ceux qui sont ivres. C'est même de là, suivant Platon, que le vin ("oinos") a tiré son nom, parce qu'il fait croire aux buveurs qu'ils ont du sens ("oimai, noos"). Chaque homme qui a bu est moins disposé à se croire disert, beau, riche, (et pourtant il s'estime tel), qu'il n'est convaincu de sa parfaite prudence. Voilà pourquoi le vin est si loquace, nous remplissant d'un bavardage intempestif et d'une confiance doctorale. Il nous semble alors que nous devions non pas écouter, mais plutôt être écoutés, et que nous ayons à conduire les autres au lieu de les suivre. Il est aisé, ajouta Nicostrate, de réunir tout ce qui a trait à ce point : ce sont des exemples qui frappent les yeux. Mais il faut écouter les arguments contraires, si quelqu'un, jeune ou vieux, est disposé à entrer en lice." 2. Avec une précaution tout à fait insidieuse et pleine d'adresse mon frère prit la parole : "Pensez-vous, dit-il, que l'on puisse à l'instant même trouver les raisonnements que comporte la question"? «J'en suis convaincu, répliqua Nicostrate, lorsque je vois présents un si grand nombre de personnages instruits et d'habiles politiques. «— «Eh quoi! dit mon frère, vous croyez que vous seriez en état de traiter pertinemment une semblable question devant nous, tandis que, s'il s'agissait d'affaires d'État ou de considérations politiques, le vin vous rendrait incapable de dire un mot ! C'est comme si l'on prétendait que les yeux d'un buveur voient mal les objets considérables et distinguent très nettement les petits; que, pareillement, ses oreilles ne peuvent entendre ceux qui l'interpellent ou veulent causer avec lui tandis qu'il perçoit à merveille les voix des chanteurs et le son des instruments. Car, comme il est vraisemblable que Ies choses utiles attirent et retiennent ici les sens plus que celles qui sont seulement agréables; de même elles rendent l'entendement plus appliqué. Je ne m'étonnerais donc pas si quelque question philosophique et certaines subtilités de l'école échappaient à l'intelligence d'un homme étourdi par le vin; mais quand cette même intelligence est tournée vers l'examen des affaires pratiques, il est vraisemblable qu'elle se concentre et se fortifie par la réflexion. Ainsi Philippe, à Chéronée, se laissait, par ivresse, aller à une foule de propos incohérents qui semblaient le rendre ridicule. Mais aussitôt qu'on vint à lui parler de traités et de paix, il composa son visage, fronça les sourcils; et bannissant toutes divagations, tout désordre de pensée, il donna sa réponse aux Athéniens en homme qui a mûrement délibéré et qui est parfaitement à jeun. «Du reste il y a de la différence entre boire et s'enivrer. Ceux qui sont ivres au point de radoter, nous estimons qu'il leur faut s'en aller dormir; mais ceux qui boivent à pleins bords et sans discontinuer, si d'ailleurs ce sont des hommes de tête, ne doivent pas inspirer de crainte : le jugement ne leur fera pas défaut et leur expérience ne sera pas perdue. Nous voyons les danseurs et les joueurs de cithare ne pas réussir moins bien au milieu des banquets que sur les théâtres. L'habileté qui ne les quitte pas maintient leur corps dans un état parfait de rectitude pendant leurs exercices, et en assure infailliblement les évolutions. Il y a bien des gens à qui le vin pur donne un ton délibéré en secondant leur hardiesse, de telle façon que cette hardiesse, sans aller jusqu'à l'effronterie et à l'impudence, devienne gracieuse et persuasive. Ainsi l'on rapporte d'Eschyle qu'il composait ses tragédies en buvant. Il n'est pas vrai, malgré ce qu'en a dit Gorgias, qu'une de ses pièces, les Sept devant Thèbes, soit pleine de Mars : toutes, au contraire, sont pleines de Bacchus. Le vin, suivant Platon, a la propriété d'échauffer l'âme en même temps que le corps. S'il rend ce dernier plus agile, il dilate les pores, il excite l'imagination en inspirant de l'audace, et il donne plus de portée à l'intelligence. Tels, en effet, dont l'esprit est naturellement inventif, demeurent timides, embarrassés quand ils sont à jeun. Qu'au contraire ils se laissent aller à boire, leur conception s'allume, comme l'encens à l'action de la chaleur. La crainte, qui n'est pas un obstacle moindre que tous les autres en matière de délibération, disparaît devant le vin. Plusieurs autres sentiments vulgaires et bas sont éteints par lui: la malveillance, entre autres, et la dissimulation. Il met à découvert les replis de l'âme, et laisse clairement voir, par les discours qu'il fait tenir, toutes les moeurs et toutes les affections. Le vin est par excellence le père de la franchise, et conséquemment celui de la vérité, sans laquelle l'expérience et le discernement ne sont utiles à rien. Combien de personnes en obéissant à une inspiration soudaine, réussissent mieux que si elles avaient caché, à force d'astuce et de ruse, ce qu'elles avaient résolu de faire ! Il ne faut donc nullement craindre dans le vin cette propriété qu'il a, de mettre les passions en mouvement : car ce ne sont pas les plus mauvaises d'entre elles qu'il excite, si ce n'est dans les hommes tout à fait pervers. Chez ces derniers les résolutions ne sont jamais sobres. Comme Théophraste avait coutume de dire des boutiques de barbiers, que c'étaient des banquets sans vin; de même une farouche ivresse, à laquelle le vin n'a point de part, séjourne constamment au fond des âmes étrangères à toute culture, et elle est excitée par quelques sentiments de colère, de malveillance, de jalousie, ou de bassesse. Or de tels sentiments sont plutôt émoussés par le vin, qu'il ne les aiguise. Loin de provoquer la folie ou l'abrutissement, il inspire, au contraire, la franchise et la sincérité ; loin de faire perdre de vue ce qui est utile, il engage à préférer ce qui est honnête. Il est naturel que ceux qui prennent l'astuce pour de l'habileté , la fausseté et la bassesse pour de la prudence, traitent d'insensés les gens à qui le vin fait dire simplement et sans ruse tout ce qu'ils croient devoir dire. Mais, au contraire , les Anciens donnaient au père du vin le nom de «Dieu libérateur», «Dieu qui délie». Ils lui attribuaient une grande part dans la divination : non pas à cause des transports qu'il inspire aux Bacchantes ni à cause de ses propres fureurs, comme le prétend Euripide; mais parce qu'il débarrasse et dégage les âmes de la servilité, de la crainte excessive, de la défiance, et parce qu'il donne aux hommes l'habitude d'user les uns avec les autres de franchise et de vérité.»