[75] SUR LES MOYENS DE CONNAÎTRE LES PROGRÈS QU'ON FAIT DANS LA VERTU. (75a) Quel moyen aurait-on, mon cher Sénécion, (75b) de s'assurer des progrès qu'on fait dans la vertu, si le vice, loin de s'affaiblir sensiblement à mesure que nous avançons dans le bien, dominait toujours en nous avec la même force, et continuait de nous emporter, comme on voit "Le filet par le plomb sous les eaux entraîné"? Ceux qui apprennent la musique ou la grammaire pourraient-ils reconnaître en eux le moindre avancement si, à mesure qu'ils en étudient les règles, ils ne sentaient pas diminuer leur ignorance, et s'ils étaient toujours aussi peu instruits sur les objets que traitent ces deux arts? Un malade apercevrait-il quelque différence dans son état, pendant le cours de sa maladie, si les remèdes ne lui procuraient aucun soulagement, si le mal se soutenait toujours avec violence (75c) jusqu'au moment où il reviendrait tout à coup à une pleine santé? On ne peut, dans tous ces cas, reconnaître en soi de véritables progrès, à moins que le passage successif à une disposition contraire ne nous fasse sentir une différence réelle dans notre état. Des deux plats d'une balance, l'un s'élève à proportion que l'autre s'abaisse. Ainsi, dans l'étude de la philosophie, il est impossible d'apercevoir en soi quelque progrès, si l'âme ne se purifie peu à peu de ses souillures, si, jusqu'à ce qu'elle arrive à une vertu parfaite, le vice domine en elle, sans aucun mélange de bien. (75d) Pour passer ainsi tout à coup de la dernière corruption à la sagesse la plus consommée, il faudrait qu'en un instant presque insensible, on pût se dépouiller à la fois de toute sa malice, tandis qu'on n'aurait pu, dans un espace de temps considérable, en diminuer la plus petite partie. Ceux qui veulent que ce changement soit aussi rapide se trouveraient fort embarrassés si on les rappelait à leur propre expérience. Qu'ils nous disent si aucun d'eux ne s'est aperçu du moment où il est devenu sage tout d'un coup ; s'il ignore que le passage du vice à la vertu a été en lui l'effet successif du temps, qui ajoutait à l'une ce qu'il ôtait à l'autre, et le conduisait au terme de la sagesse par des routes secrètes et par une marche presque insensible. En effet, si un changement aussi merveilleux (75e) se faisait avec tant de rapidité, qu'un homme qui se coucherait vicieux se trouvât sage à son réveil, et que, s'affranchissant en un instant des passions et des erreurs dont la veille il était l'esclave, il pût leur dire : "Fuyez loin de mes yeux, disparaissez, vains songes ; Vous n'êtes plus pour moi qu'erreurs et que mensonges", est-il quelqu'un qui ne s'aperçût d'une révolution si extraordinaire, qui ne connût l'instant où la sagesse, comme un flambeau radieux, aurait répandu dans son âme la clarté la plus brillante? Pour moi, je croirais qu'un homme qui changerait de sexe, comme autrefois Cénée, pourrait ignorer une si étonnante métamorphose, plutôt que je n'imaginerais quelqu'un qui passerait subitement (75f) d'une vie voluptueuse et tout animale à une sagesse presque divine, sans s'apercevoir de cet heureux changement de son âme. On a dit avec raison qu'il fallait tailler la pierre sur la règle et non pas former la règle sur la pierre. Aussi les philosophes qui, au lieu de former leurs opinions sur la nature des choses, veulent forcer les choses mêmes de se plier contre leur nature à leurs opinions, remplissent la philosophie de mille difficultés. [76] Une des plus grandes, (76a) c'est qu'ils soutiennent que tous les hommes qui n'ont pas une vertu parfaite sont également vicieux, que ce progrès dans la sagesse est une énigme incompréhensible, une opinion absurde ; ils vont même jusqu'à dire que ceux qui n'ont guéri que par ces progrès successifs les maladies de leur âme, sont aussi malheureux que les hommes les plus esclaves de leurs vices et de leurs passions. Mais il ne faut, pour les réfuter, que les opposer à eux-mêmes. Dans leurs écoles, ils soutiennent qu'Aristide est aussi injuste que Phalaris ; (76b) Brasidas aussi lâche que DoIon, et qui le croirait? Platon même aussi ingrat que Mélitus. Mais dans le commerce de la vie ils évitent, ils fuient les hommes vicieux, parce qu'ils ne trouvent point de sûreté à traiter avec eux, et ils s'adressent aux autres dans les affaires les plus importantes, comme à des gens qui méritent toute leur confiance. Pour nous, qui voyons qu'en tout genre de mal et principalement dans les désordres de l'âme, le vice est toujours plus ou moins grand à proportion des progrès que l'on fait dans le bien, qu'il diminue et s'efface peu à peu comme une ombre à mesure que la sagesse vient éclairer et purifier l'âme, nous croyons pouvoir assurer que ce passage du vice à la vertu doit être sensible à ceux en qui il s'opère, que l'âme se dégage et s'élève successivement du milieu de ces vices comme du fond d'un abîme, (76c) et juge de ses progrès par la course qu'elle a faite. Tels des voyageurs qui font voile sur une mer immense calculent la durée de leur navigation et la force du vent qui les pousse, pour connaître, en combinant l'une et l'autre, l'espace qu'ils ont parcouru; de même nous pouvons juger avec certitude que nous avons fait des progrès dans la philosophie, lorsque notre marche n'est point une alternative continuelle de repos et de courses, mais que, sous la conduite de la raison, nous avançons toujours vers le terme d'un pas égal et soutenu. Cette maxime d'Hésiode : "Peu, souvent répété, fait bientôt une somme", (76d) n'a pas lieu seulement pour l'argent qu'on amasse ; elle est encore applicable à tout et principalement au progrès dans le bien ; des actes fréquents de vertu font contracter à l'âme cette heureuse habitude dont le pouvoir est toujours si grand. Mais les inégalités et les tiédeurs, non seulement arrêtent les progrès qu'on pourrait faire, comme des repos fréquents retardent la marche du voyageur, elles produisent encore un dépérissement sensible ; le vice profite toujours de ces relâchements pour nous faire reculer et nous engager plus fortement dans ses liens. Les astronomes disent des planètes qu'elles sont stationnaires lorsqu'elles paraissent s'arrêter. Mais la pratique de la sagesse n'admet point (76e) ces sortes de repos. L'âme, toujours en mouvement et comme placée sur une balance, est sans cesse ou élevée par l'activité de la vertu, ou rabaissée par le poids du vice. Les habitants de Cirrha demandaient à l'oracle comment ils pourraient vivre en paix chez eux. « C'est, leur répondit-il, en faisant nuit et jour la guerre au dehors. » Si, selon le sens de cette réponse, vous pouvez vous rendre témoignage que nuit et jour vous déclarez à vos passions une guerre infatigable; si, ferme dans le poste que la vertu vous a confié, vous refusez toutes les trêves que le vice vous propose, sous prétexte d'un plaisir passager, d'un délassement utile, ou même d'une occupation importante, ayez alors une juste confiance de parcourir heureusement la carrière. (76f) Au reste, quand votre course serait quelquefois interrompue, pourvu que ces relâchements soient rares et promptement réparés par une ardeur plus soutenue, ne vous découragez point ; c'est une preuve que le travail et l'exercice commencent à dompter en vous l'opposition au bien et qu'ils achèveront d'en triompher. Vous auriez plus lieu de craindre si ces intervalles étaient longs et fréquents; ils annonceraient que votre activité se refroidit et va bientôt s'éteindre. [77] Voyez comme le premier jet d'un roseau (77a) s'élève avec grâce, comme il pousse de longues tiges droites et unies qui ne sont coupées qu'à de grandes distances; mais ensuite, l'air qui les fait monter étant comme affaibli par ses premiers efforts, et rabattu, pour ainsi dire, par une force supérieure qui gêne son essor, alors ces tiges sont plus courtes et souvent interrompues par des nœuds. De même, parmi ceux qui s'adonnent à la philosophie, il en est qui, après avoir commencé leur carrière avec la plus grande ardeur, sont souvent arrêtés dans leur marche ; ils ne s'aperçoivent d'aucun progrès dans la vertu, ils tombent peu à peu dans l'indifférence, et finissent par abandonner leur entreprise. D'autres, au contraire, plus constants, plus animés par le désir d'arriver au terme, franchissent d'un vol rapide tous les obstacles dont la foule importune s'efforçait de retarder leur course. Le plaisir que cause la vue d'une belle personne ne prouve pas un commencement de passion ; c'est un sentiment commun à tous les hommes; ce qui l'annonce, c'est la peine et le tourment qu'on éprouve quand il faut s'en séparer. Combien de gens paraissent d'abord aimer la philosophie et s'y livrer avec ardeur! Mais si d'autres soins viennent les en distraire, leur amour pour elle s'évanouit bientôt, et ils en supportent facilement la privation. (77c) Mais celui qu'elle a pénétré d'un amour véritable paraît tranquille et modéré lorsqu'il jouit de ses entretiens. Est-il obligé de s'en arracher? on le voit inquiet, agité, brûlant d'impatience, s'indigner contre des affaires importunes, et tout quitter, jusqu'à ses amis mêmes, pour suivre avec impétuosité le désir qui l'entraîne. On respire un moment avec plaisir l'odeur d'un parfum agréable : la sensation en est-elle passée ? elle n'excite ni désir, ni regret. L'étude de la philosophie doit produire en nous un effet tout différent. Lorsque nous sommes obligés de l'interrompre, quel que soit le motif qui nous en sépare, un mariage, un établissement de fortune, une liaison d'amitié, (77d) le service de l'État, il faut que cette interruption fasse éprouver à notre âme un besoin réel. Plus les premières études nous auront apporté de connaissances, plus nous serons impatients d'acquérir celles qui nous manquent. Un autre moyen assez semblable de juger de ses progrès dans la vertu, c'est, comme dit Hésiode, que la route de la sagesse ne nous paraisse plus rude ni escarpée, mais unie et facile; que l'exercice nous en ait aplani les sentiers, qu'il ait fait succéder une lumière pure et brillante à ces incertitudes, à ces perplexités où tombent ordinairement ceux qui entrent dans la carrière de la philosophie. Semblables à des voyageurs qui s'éloignent d'un pays (77e) qu'ils connaissent sans voir encore celui où ils doivent aller, ces nouveaux philosophes perdent de vue les idées communes qui leur étaient familières avant que d'avoir pu saisir les connaissances plus vraies et plus solides que la philosophie leur enseigne. Livrés alors à des agitations cruelles, après avoir flotté quelque temps dans l'incertitude, ils reviennent sur leurs pas et renoncent à leur entreprise. Un chevalier romain, nommé Sestius, avait quitté les charges et les dignités qu'il possédait pour embrasser la philosophie ; mais il fut tellement découragé par les premières difficultés de cette étude, qu'il manqua de se précipiter dans la mer. On dit aussi que Diogène éprouva le même dégoût lorsqu'il commença de s'y appliquer. Pendant que les Athéniens célébraient une fête solennelle et passaient les jours et les nuits dans les festins, les spectacles (77f) et les réjouissances, ce philosophe se retira le soir, dans un coin de la place publique, pour y passer la nuit. Il fut assailli d'une foule de réflexions qui combattaient la résolution qu'il venait de prendre et portaient à son âme les atteintes les plus vives. Il se disait à lui-même que, sans aucune nécessité, il embrassait un genre de vie dur et sauvage qui l'isolait du reste de la société, et le laissait dénué de toutes sortes de biens. Dans le trouble que lui causaient ces pensées, il vit une souris se glisser auprès de lui et ronger les miettes qui tombaient de son pain. [78] (78a) A cette vue, reprenant courage et se reprochant sa faiblesse : « Eh quoi ! Diogène, se dit-il à lui-même, cet animal se nourrit abondamment de tes restes; et toi, parce que tu ne prends point de part à ces festins de dissolution, que tu n'es pas mollement couché sur des lits richement parés, tu pleures, tu te lamentes ! » Au reste, quand ces dégoûts sont rares, quand la réflexion, venant promptement à notre secours, chasse loin de nous ces pensées importunes, prévient notre découragement et dissipe les nuages qui obscurcissaient notre âme, nous pouvons croire avec fondement que nos progrès sont réels et solides. Ce n'est pas seulement de notre propre faiblesse que nous avons à craindre ces impulsions secrètes qui nous détournent du bien. (78b) Les conseils que nos amis nous donnent de bonne foi, les railleries piquantes de nos adversaires, nous amollissent ou nous ébranlent ; notre course en est ralentie, et quelquefois même nous renonçons à la philosophie. Il faut opposer aux uns et aux autres une égale tranquillité d'âme, et ne ressentir ni trouble ni jalousie secrète lorsqu'ils viennent nous dire avec affectation que quelques-uns de leurs amis jouissent à la cour de la plus haute fortune, qu'ils ont fait des mariages opulents , qu'ils ont paru dans la place publique suivis d'une troupe nombreuse, pour y prendre possession d'une charge ou y plaider une affaire importante. Un homme insensible à tous ces discours montre qu'il est vraiment épris des charmes de la sagesse. (78c) En effet, pour ne plus désirer ce que le commun des hommes recherche avec tant d'ardeur, il faut n'avoir d'estime et d'admiration que pour la vertu. Une forte résistance aux volontés des autres nous est quelquefois inspirée par la colère ou par l'imprudence ; mais un mépris généreux de ce que la multitude admire ne peut venir que d'une véritable grandeur d'âme. C'est par là que les hommes vertueux, comparant avec les biens de la fortune ceux qu'ils ont acquis eux-mêmes, sentent si bien tous leurs avantages. C'est là ce qui faisait dire à Solon : "Le crime trop souvent fleurit dans l'opulence, Et l'homme vertueux languit dans l'indigence. Mais nous, de la vertu constants adorateurs, Pourrions-nous envier de coupables faveurs? La fortune souvent détruit son propre ouvrage ; La vertu chaque jour s'affermit davantage. Diogène comparait ses différents voyages de Corinthe à Athènes, (78d) et de Thèbes à Corinthe, à ceux des rois de Perse qui passaient le printemps à Suze, l'hiver à Babylone, et l'été dans la Médie. Agésilas entendait appeler le roi de Perse, le grand roi : « Comment serait-il plus grand que moi, dit-il, s'il n'est pas plus juste? » Aristote écrivait à Antipater, au sujet d'Alexandre, que ce prince n'avait pas seul droit de se croire grand parce qu' il possédait un vaste empire; que tout homme qui avait des idées exactes de la divinité, pouvait y prétendre à plus juste titre. (78e) Zénon, voyant qu'on admirait Théophraste à cause du grand nombre de ses disciples : « Son auditoire, dit-il, est plus nombreux, et le mien plus d'accord. » Celui donc qui, reconnaissant la supériorité de la vertu sur les biens de la fortune, ne ressent plus pour eux aucun désir, aucun de ces mouvements qui affectent vivement le cœur, et souvent même découragent dès l'entrée dans la carrière philosophique, celui-là peut croire avoir fait des progrès réels dans le bien. Un nouveau moyen de s'en assurer, c'est un changement sensible dans les discours. La plupart de ceux qui commencent y recherchent pour l'ordinaire ce qui peut leur attirer de la réputation. Les uns, tels que des oiseaux légers, s'élèvent, par une vaine ambition, à ce que la nature leur offre de plus brillant et de plus sublime. (78f) Les autres, dit Platon (l. 7 de la Rép.), semblables à de jeunes chiens qui n'aiment qu'à mordre et à déchirer, et toujours hérissés de sophismes, se jettent dans les questions de controverse les plus abstraites et les plus épineuses. Ceux-ci, en plus grand nombre, se plongent dans les obscurités de la dialectique par le seul motif de devenir un jour d'habiles sophistes ; ceux-là, recueillant les traits les plus frappants et les plus belles maximes que l'histoire leur présente, vont ensuite les débiter partout avec ostentation ; ils ne s'occupent qu'à calculer, qu'à compasser des mots, semblables aux Grecs, qui, selon le Scythe Anacharsis, ne se servaient de leur monnaie que pour compter. [79] (79a) Antiphane disait agréablement qu'il y avait une ville où les paroles étaient gelées par le froid aussitôt qu'on les avait prononcées ; qu'ensuite la chaleur venant à les fondre, on entendait l'été ce qui avait été dit pendant l'hiver. Il ajoutait, en appliquant aux disciples de Platon ce badinage ingénieux, que les leçons que ce philosophe leur donnait pendant leur jeunesse n'étaient entendues de la plupart d'entre eux que dans l'âge mûr. Telle est même en général leur disposition pour toute la philosophie. Ils sentent peu la beauté de ses préceptes, jusqu'à ce que leur jugement ait acquis plus de consistance et de maturité. Alors, ils goûtent ces principes d'une morale pure et saine si propres à calmer les passions, à inspirer des sentiments généreux; principes dont les traces, selon l'expression d'Ésope, (79b) sont toutes tournées du côté de l'âme. Sophocle disait qu'il avait voulu d'abord imiter la manière fastueuse et gigantesque d'Eschyle, ensuite sa marche laborieuse et forcée, mais qu'enfin il avait adopté un genre de composition plus propre a former les mœurs, et par cela même infiniment plus estimable. Ainsi les jeunes gens, à mesure qu'ils font des progrès dans la sagesse, se dégoûtent de ce style recherché qui sent trop l'art et le travail, et préfèrent un genre d'écrire plus sage, fait pour calmer les passions et pour inspirer l'amour de la vertu. Considérez donc, en lisant les écrits des philosophes (79c) ou en écoutant leurs leçons, si vous n'êtes pas plus occupé des mots que des choses; si vous ne vous attachez pas plutôt à ce qu'il y a de brillant et de subtil qu'à ce qu'elles ont d'utile et de solide. Lors même que vous lirez la poésie on l'histoire, observez avec soin si vous ne laissez rien échapper de ce qui peut servir à réformer vos mœurs et à guérir vos passions. L'abeille, dit Simonide, voltige sur les fleurs et en exprime les sucs propres à composer un miel exquis, tandis que d'autres n'y recherchent que ce qui peut flatter la vue et l'odorat. Ainsi, bien des gens ne se proposent dans la lecture des poètes que l'amusement et le plaisir. Celui qui sait y remarquer ce qu'ils ont d'utile, et se l'approprier, (79d) montre qu'une longue habitude lui a rendu familier le sentiment du beau, et qu'il le saisit partout où il le trouve. Pour ceux qui n'aiment dans Platon et dans Xénophon que les grâces du style, qui ne s'attachent qu'à cette fleur d'atticisme dont brillent leurs écrits, semblable à ce duvet dont la rosée colore les fruits, ne peut-on pas les comparer à des hommes qui n'apprécient un remède que par sa couleur ou son odeur agréable, et ne font aucun cas de la vertu qu'il peut avoir pour calmer les douleurs ou pour évacuer les humeurs? (79e) Les hommes plus instruits tirent parti non seulement de ce qu'ils entendent, mais encore de ce qu'ils voient. Eschyle assistait un jour aux combats du ceste dans les jeux isthmiques. Un des athlètes ayant été dangereusement blessé, il s'éleva un grand cri dans l'assemblée. « Voyez, dit Eschyle à un de ses voisins, la force de l'habitude ; les spectateurs crient, et celui qui a été blessé ne dit pas un seul mot. » Brasidas ayant mis la main dans un panier de figues, fut mordu par une souris qu'il avait saisie. Il la lâcha aussitôt, disant en lui-même : « Il n'est donc point d'animal si faible qui ne puisse sauver sa vie, s'il ose la défendre. » Diogène, voyant quelqu'un boire dans le creux de sa main, (79f) et a l'écuelle qu'il portait dans sa besace. Tant il est vrai que l'habitude de réfléchir sur ce qu'on voit, fait promptement saisir tout ce qui peut porter à la vertu ! Un moyen plus sûr encore d'acquérir cette facilité, c'est de pratiquer en même temps qu'on s'instruit, de s'exercer non seulement, comme dit Thucydide, à affronter les périls, mais aussi à se garantir des piéges de la volupté, à éviter les querelles et les disputes dans la défense des causes, dans les jugements et les fonctions de la magistrature; par là on fait connaître aux autres sur quels principes on se conduit, [80] ou même notre propre conduite leur sert de règle pour diriger la leur. (80a) Mais ceux qui, à peine initiés dans la philosophie, veulent cependant se donner pour des hommes instruits; qui, après en avoir pris au hasard une légère idée, vont la débiter dans la place publique, dans un cercle de jeunes gens ou à la table d'un prince, on ne doit pas plus les croire philosophes que ceux qui vendent des remèdes ne doivent passer pour médecins. Vrais sophistes, ils ressemblent à cet oiseau dont parle Homère, qui porte à ses petits tout ce qu'il trouve, "Et lui-même languit privé de nourriture". Ainsi ces prétendus philosophes portent à leurs disciples ce qu'ils ont ramassé de côté et d'autre, sans en rien réserver pour leur nourriture personnelle. (80b) Observons soigneusement le motif qui nous fait parler. Voyons si ce n'est pas notre intérêt que nous avons en vue ; si, au lieu de nous y proposer ou notre propre instruction, ou celle des auditeurs, nous ne recherchons pas la vaine gloire et l'ostentation. Évitons surtout de mettre dans la discussion trop d'opiniâtreté, de nous livrer au goût de la dispute, de faire de nos controverses une sorte de jeu d'escrime où nous soyons plus sensibles au plaisir de terrasser nos adversaires qu'à l'avantage d'enseigner ou d'apprendre des choses utiles. Il n'est point de preuve plus certaine des progrès qu'on a faits dans la vertu, que d'être doux et modéré dans ces occasions, de ne point engager une conférence par le seul plaisir de disputer, (80c) de ne pas la terminer avec emportement, de ne pas traiter avec fierté son adversaire quand on l'a vaincu, et de ne pas s'aigrir de sa propre défaite. Un jour, Aristippe avait eu le dessous dans une dispute contre un homme plein de hardiesse, mais d'ailleurs sans réflexion et sans jugement. Comme il le voyait triomphant et enflé de sa victoire : « Je suis vaincu, lui dit-il ; mais je dormirai plus paisiblement que vous, tout vainqueur que vous êtes. » Lorsque l'assemblée est plus ou moins nombreuse que nous ne l'avions cru, il ne faut pas que la crainte ou le découragement nous empêche de parler; (80d) qu'obligés de haranguer devant le peuple ou les magistrats, nous en laissions passer l'occasion, pour ne nous être pas assez préparés. C'est, dit-on, ce qui arrivait à Démosthène et à Alcibiade. Ce dernier était plein de génie pour concevoir les choses; mais, naturellement timide, il se troublait aisément lorsqu'il parlait en public, et souvent un défaut de mémoire le faisait demeurer court. Homère, au contraire, ne craignit point de manquer à la mesure dans le premier vers de son Iliade, tant il avait de confiance dans le reste de son ouvrage ! (80e) A plus forte raison ceux qui, dans leurs discours, ont en vue le bien et la vertu, doivent-ils profiter de toutes les occasions qui se présentent de parler utilement, sans s'embarrasser que leur manière de dire soit applaudie ou non. Ce n'est pas seulement sur nos discours, mais encore sur nos actions, que nous devons veiller, pour voir si elles ont plus de solidité que d'apparence, plus de vérité que d'ostentation. Un amour véritable aime à jouir sans témoins, et cette jouissance, pour être secrète, ne perd rien de sa douceur. Combien plus un homme vraiment épris de l'amour du beau et de l'honnête, et que ses actions unissent intimement à la vertu, doit-il en jouir dans le silence ! Pleinement satisfait par sa possession, a-t-il à désirer d'autres témoins de son bonheur que sa propre conscience ? (80f) Semblable à cet homme qui criait à son esclave : « Vois-tu que je n'ai plus d'orgueil!» celui qui s'empresse de publier le bien qu'il a fait montre qu'il est sensible à une vaine gloire, et qu'il cherche des approbateurs hors de lui-même ; un tel homme n'a pas encore été admis à la contemplation de la vertu ; il ne l'a, pour ainsi dire, qu'aperçue en songe, à travers des voiles et des ombres, et c'est d'après cette faible vue que, représentant, par ses actions, l'image qu'il s'en est formée, il s'empresse de l'exposer aux yeux des spectateurs. [81] (81a) Mais celui à qui la vertu s'est montrée dans toute sa beauté et qui en connaît tout le prix, ne se borne pas à taire les services qu'il a rendus à ses amis; si, dans un jugement, il a opiné avec justice, malgré la prévarication du plus grand nombre des juges ; s'il a méprisé les sollicitations injustes d'un homme riche ou puissant ; s'il a rejeté les présents qu'on lui offrait; s'il a supporté la faim et la soif, ou résisté, comme Agésilas, aux attraits de la volupté, il ensevelit dans le silence ces actions vertueuses. Content de son suffrage, sans néanmoins mépriser celui des autres, il croit avoir, dans sa conscience, un témoin (81b) et un juge assez éclairés. Il montre, par cette conduite, que la sagesse a jeté dans son âme des racines profondes, et qu'il est accoutumé, selon la pensée de Démocrite, à chercher sa satisfaction dans son propre cœur. Les laboureurs voient avec plaisir les épis qui courbent leur tige vers la terre ; mais ils soupçonnent ceux qui s'élèvent au-dessus des autres de n'avoir qu'une vaine apparence. De même, entre les jeunes gens qui s'appliquent à la philosophie, ceux qui sont vains et légers annoncent, par une contenance haute et fière, par un air méprisant et une démarche orgueilleuse, le vide de leur âme. Lorsque ensuite ils commencent à se nourrir des fruits que l'instruction a fait germer en eux, ils quittent ces manières superbes qui décelaient leur vanité. (81c) Quand on verse une liqueur dans un vase, l'air qu'il contient se sentant pressé, cède la place au liquide qu'on y introduit. De même, les hommes, à mesure qu'ils se remplissent des véritables biens, se vident de la vanité, et perdent l'opinion avantageuse qu'ils avaient d'eux-mêmes. Ils cessent de se croire estimables pour porter un manteau et une longue barbe, et tournent toute leur application du côté de leur âme; aussi sévères pour eux-mêmes qu'indulgents pour les autres, loin d'usurper encore la réputation de philosophes, ils n'osent plus même en prendre le titre. (81d) C'est alors qu'un jeune homme qui aurait fait des progrès dans le bien, et qui s'entendrait appeler de ce nom honorable, en rougirait de modestie, et répondrait avec un doux sourire : "Je ne suis point un dieu : c'est aux seuls immortels Qu'est dû le nom sacré digne de nos autels". Le poète Eschyle disait d'une jeune femme : "En elle un regard vif, de flamme étincelant, Montre que du plaisir elle a goûté les charmes". Mais un jeune homme qui, en avançant dans la philosophie, a senti tous ses attraits, éprouve pour la vertu ces mouvements et ces transports que Sapho a si bien décrits dans une de ses odes : "Quand je te vois, ma langue immobile et glacée Ne peut seconder mes désirs; Ma voix expire, et ma pensée N'a d'organe que mes soupirs. Une vive et subtile flamme Se glisse dans mes sens, et pénètre mon âme". Quel plaisir alors de contempler la contenance modeste, le regard doux et serein de ce vertueux jeune homme ! Oui ne voudrait pouvoir l'entendre, pour admirer les charmes de son langage? Ceux qui viennent se faire initier aux mystères de Cérès s'assemblent d'abord tumultuairement et en désordre, poussent des cris confus et se heurtent les (81e) uns les autres. Mais quand la cérémonie commence, et que les images sacrées se dévoilent à leurs yeux, ils se tiennent dans un respectueux silence. Ainsi, à l'entrée de la philosophie, ce n'est ordinairement que bruit, que confusion et que tumulte : la plupart des jeunes gens, par un vain désir de gloire, s'y portent avec violence; mais, lorsqu'ils y sont entrés, et que cette lumière divine frappe leurs regards, alors, comme à la vue d'un sanctuaire auguste, ils changent de contenance; pénétrés d'une frayeur religieuse, ils marchent en silence, dans un maintien grave et modeste, et suivent la raison comme un dieu. On peut leur appliquer ce que disait ingénieusement Ménédème, que la plupart de ceux (81f) qui venaient aux écoles d'Athènes commençaient par se croire des sages, ensuite des philosophes, c'est-à-dire des amateurs de la sagesse., bientôt après des sophistes, et qu'ils finissaient par se trouver ignorants : leur présomption et leur enflure diminuaient à mesure qu'ils étaient plus instruits. Les malades qui n'ont que des indispositions légères vont eux-mêmes trouver le médecin. Quand la fièvre les retient au lit, ils le font prier de venir et de les traiter ; mais s'ils sont en frénésie, en démence ou en fureur, et que la violence les empêche de sentir leur état, ils chassent le médecin ou prennent eux-mêmes la fuite. [82] (82a) Ainsi, quand des hommes vicieux s'irritent des avis qu'on leur donne, et qu'ils traitent en ennemis ceux qui les reprennent, on doit regarder leur mal comme incurable. Les écoutent-ils volontiers? ils sont près de leur guérison. Mais rien ne prouve davantage qu'on a fait de grands progrès dans la vertu que d'aller, après une faute commise, trouver soi-même son médecin, lui exposer son état, lui découvrir les plaies secrètes de son âme, et lui en demander le remède. Pour devenir homme de bien, disait Diogène, il faut avoir ou un ami sincère, ou un ardent ennemi, afin que les avis de l'un (82b) ou les censures de l'autre nous éloignent du vice. Il est des gens qui, par une fausse modestie, et pour se donner la réputation d'hommes agréables, sont les premiers à plaisanter sur les défauts de leur taille ou de leur habillement, tandis qu'ils cachent avec le plus grand soin l'avarice, la malignité, l'envie, l'amour des voluptés et toutes les autres plaies de leur âme. La crainte d'en essuyer des reproches fait qu'ils ne veulent les laisser ni toucher ni voir à personne. C'est avoir fait bien peu de progrès dans la vertu, ou plutôt, c'est n'en avoir fait aucun. Si, au contraire, loin de nous livrer sans remords à nos passions, nous avons le courage de nous reprocher nos fautes ou de souffrir au moins qu'un autre nous en reprenne, c'est une preuve que nos vices nous humilient et que nous voulons entièrement les dompter. Ce n'est pas qu'on ne doive rougir d'être connu pour vicieux ; mais, quand on a plus d'horreur du vice même que de la honte qui le suit, on ne craint point de faire connaître à des hommes vertueux le véritable état de son âme; on reçoit d'eux, sans peine, des reproches qui peuvent nous rendre meilleurs. Un jeune homme qui était dans un cabaret, ayant aperçu Diogène, se cacha aussitôt : « Eh! mon ami, lui cria ce philosophe, plus tu te caches dans ce cabaret et plus tu t'y enfonces. » Ainsi, les hommes vicieux, en cachant leurs désordres, s'y plongent davantage et s'en rendent de plus en plus les esclaves; ils ressemblent à ces pauvres qui feignent d'être riches, et se réduisent, par cette vanité même, à une plus grande misère. Le célèbre Hippocrate ne rougit point de publier dans ses écrits une faute qu'il avait commise en pansant un malade qui avait reçu une blessure à la tête ; il ne voulait pas que d'autres médecins tombassent dans la même erreur que lui. Quelle honte, après un tel exemple, si, lorsqu'il s'agit, non de prévenir l'erreur des autres, mais d'assurer sa propre conservation, on n'osait, par la crainte de quelques reproches, avouer son ignorance ou sa faiblesse ! Les préceptes que Bion et Pyrrhon donnent à ce sujet, supposent une disposition encore plus parfaite. Le premier disait à ses disciples qu'ils ne devaient croire avoir fait des progrès dans la philosophie que lorsqu'ils s'entendraient dire des injures avec autant de tranquillité que si on leur donnait des éloges, et qu'on leur dit, comme dans Homère : "Respectable étranger, vos traits, votre langage, En vous de la vertu me retracent l'image. Recevez tous mes vœux ; que les dieux à jamais Répandent sur vos jours leurs plus rares bienfaits". On rapporte de Pyrrhon qu'étant dans un vaisseau battu de la tempête, il vit un pourceau qui mangeait tranquillement de l'orge qu'on avait répandue dans le navire, et que le montrant aux autres voyageurs : « La raison, leur dit-il, et la philosophie doivent produire en nous la même insensibilité, si nous voulons ne pas être troublés par les accidents de la fortune. » La règle de Zénon va plus loin encore. Il veut qu'on juge par les songes même de ses progrès dans le bien : qu'on prenne garde si, pendant le sommeil, on ne se plaît pas à des représentations déshonnêtes; si l'on ne croit pas faire ou approuver des injustices et des violences ; ou si l'âme, toujours tranquille, toujours éclairée par la raison, [83] tient dans une soumission entière l'imagination et les sens. (83a) Platon l'avait dit avant lui (de la Rép., l. 9) : il représente les désordres qu'excite en nous, pendant le sommeil, la partie animale et féroce, ce tyran de notre âme. On s'imagine avoir des commerces incestueux ; on se plaît aux aliments les plus barbares ; on se livre sans mesure à ces désirs effrénés que réprime pendant le jour la crainte de l'infamie ou du supplice. Les chevaux bien dressés, lors même que le conducteur leur abandonne les rênes, suivent, sans se détourner, le chemin qu'on leur a fait prendre. Ainsi, les hommes qui ont su plier la partie animale au joug de la raison, éprouvent rarement, ou pendant le sommeil, ou dans la maladie, la révolte des sens. Libres de ces désirs illicites que la raison proscrit, ils conservent cette sage tempérance, cette attention sur eux-mêmes dont ils se sont fait une heureuse habitude. En effet, si l'exercice donne à l'âme un tel empire, qu'elle tienne toutes les parties du corps dans sa dépendance, qu'elle empêche les yeux de jeter des larmes de faiblesse, le cœur de tressaillir de crainte, (83c) tous les sens de s'agiter à la présence des objets qui pourraient les émouvoir, combien plus doit-elle dompter la partie animale, et réprimer en elle, jusque dans le sommeil, les saillies des passions et les fantômes d'une imagination déréglée ! On dit que le philosophe Stilpon crut voir une nuit en songe le dieu Neptune qui lui reprochait avec colère de ne lui avoir pas offert un bœuf en sacrifice, comme les autres prêtres avaient coutume de faire. Stilpon, sans s'étonner de ces menaces : « Eh quoi ! Neptune, lui dit-il, vous venez vous plaindre comme un enfant, (83d) parce que je n'ai point voulu m'endetter pour remplir toute la ville de l'odeur des victimes, et que je me suis contenté de vous offrir un sacrifice modeste de ce que j'avais chez moi ! » A cette réponse, le dieu lui tendit la main en souriant, et lui promit d'envoyer cette année aux Mégariens, pour l'amour de lui, une abondante provision d'anchois. Ceux donc à qui leurs songes n'offrent que des images douces et paisibles, et jamais rien de tumultueux ou de déréglé, doivent les regarder comme des traits de lumière que la philosophie fait briller dans leur âme, comme les suites naturelles des progrès qu'ils ont faits. Au contraire, les désirs effrénés, les craintes, les fuites lâches, les joies immodérées, les pleurs, les gémissements, et tous ces fantômes que l'imagination nous présente dans des songes effrayants ou bizarres, ressemblent à des flots orageux qui viennent en frémissant se rouler contre le rivage. Ils prouvent que l'âme n'est pas encore établie dans ce calme profond auquel elle aspire; qu'elle travaille à se perfectionner par des lois sages, mais que (83e) le sommeil venant à suspendre cet exercice de la raison, elle est alors en proie au tumulte des passions. Au reste, c'est à vous à juger si cet état de l'âme n'est encore qu'un commencement de perfection, ou si sa vertu est déjà si solide, que nul effort ne puisse plus l'ébranler. Une exemption totale de passions étant une disposition parfaite, qui ne convient qu'aux dieux, nos progrès dans la vertu ne consistent pas à les détruire entièrement, mais à les adoucir et à les dompter. Il faut donc les examiner en elles-mêmes et les comparer les unes avec les autres, pour juger, par les différentes dispositions de notre âme, des progrès que nous avons faits. (83f) D'abord, les examiner en elles-mêmes, et voir si la cupidité, la crainte et la colère nous dominent moins qu'auparavant, si la raison a pris sur elles assez d'empire pour en réprimer promptement les saillies, et en amortir le feu ; en second lieu, les comparer les unes aux autres, considérer si nous sommes plus sensibles à la honte qu'à la crainte, si nous avons plus d'émulation que d'envie, plus de désir de la gloire que d'amour des richesses ; en un mot, si les dissonances de nos mœurs tiennent plus, pour ainsi dire, de l'excès du mode dorien, naturellement grave et sérieux, que de celui du mode lydien, plus vif et plus léger, c'est-à-dire, si notre manière de vivre tient plus de l'austérité que de la mollesse; si dans nos entreprises nous sommes plus circonspects qu'inconsidérés ; [84] si nous avons pour les hommes et pour leurs discours une admiration excessive ou un mépris outré. (84a) Quand les maladies changent de siège, et qu'elles se portent des parties nobles du corps sur d'autres moins essentielles, c'est le signe d'une guérison prochaine. Ainsi, quand les passions se dénaturent et se portent sur des objets plus modérés, on peut croire que bientôt elles disparaîtront entièrement, et seront remplacées par des vertus. Phrynnis, musicien de Lacédémone, ayant ajouté deux nouvelles cordes à la lyre, les éphores lui en firent retrancher deux, lui laissant seulement le choix entre celles d'en haut ou celles d'en bas. Pour nous, il faut que nous coupions également dans les deux extrémités, pour nous réduire à ce juste milieu dans lequel consiste la sagesse. A mesure qu'on fait des progrès dans le bien, on retranche sur ses passions, on en émousse l'activité, au lieu que, selon l'expression de Sophocle, (84b) "L'insensé suit toujours leur fougue impétueuse". Nous avons déjà dit qu'il ne faut pas s'en tenir à des discours stériles, mais pratiquer en même temps qu'on s'instruit. Une preuve certaine qu'on est dans cette disposition, c'est d'un côté le zèle et l'ardeur à imiter ce que nous admirons, et de l'autre, l'éloignement de tout ce qui nous paraît blâmable. Tous les Athéniens sans doute louaient le courage et la vertu de Miltiade ; mais Thémistocle, (84c) qui disait que les victoires de Miltiade l'empêchaient de dormir et l'éveillaient en sursaut pendant la nuit, faisait bien voir qu'en les admirant il brûlait du désir de les imiter. Ne nous flattons donc point d'avoir fait beaucoup de progrès, tant que les actions vertueuses n'exciteront en nous qu'une admiration oisive, sans aucun sentiment d'émulation. L'amour n'est jamais bien actif, s'il n'est mêlé d'un peu de jalousie ; de même, les louanges qu'on donne à la vertu demeurent froides et stériles, si elles ne piquent et n'enflamment le cœur, si elles ne lui inspirent, non une basse jalousie, (84d) mais une ardente émulation envers les gens de bien, un vif désir d'acquérir les qualités que nous n'avons pas, et que nous admirons en eux. Il ne suffit point, disait Alcibiade, de se laisser attendrir jusqu'aux larmes par les discours d'une morale touchante ; un vrai philosophe va plus loin : il compare ses actions et sa conduite avec celles de l'homme le plus vertueux qu'il peut connaître ; et d'une part humilié par le sentiment de ce qui lui manque, encouragé de l'autre par le désir et par l'espérance de l'acquérir un jour, il se sent pénétré d'une ardeur qui n'est jamais infructueuse. Semblable, selon l'expression de Simonide, "A ce jeune poulain , qu'une course légère Entraîne, plein de feu, sur les pas de sa mère", (84e) il brûle de s'attacher à cet homme illustre, et, pour ainsi dire, de s'incorporer avec lui. C'est l'effet d'un progrès véritable dans le bien, que d'aimer la conduite des personnes vertueuses que nous prenons pour modèles, d'estimer leur manière de vivre, de nous sentir pénétrés de bienveillance pour elles, de leur rendre, en toute occasion, le tribut de louanges qui leur est dû, et surtout de travailler à leur ressembler. Mais un esprit de contestation et d'envie contre des hommes d'un mérite distingué annonce moins l'estime et l'admiration de leur vertu, qu'une jalousie secrète de leurs talents et de leur gloire. On ne peut douter de ses progrès dans la vertu, lorsqu'on a conçu pour les gens de bien un amour si vif et si sincère, que non seulement, comme dit Platon, on estime heureux, et le sage lui-même, et celui qui peut l'entendre parler, mais encore qu'on admire, qu'on aime en lui jusqu'à son air, sa démarche, son regard et son sourire, (84f) qu'on voudrait s'attacher intimement à lui, et le copier trait pour trait. Faisons plus encore ; et non contents d'admirer ces grands hommes dans la prospérité, soyons pour eux dans la disposition des amants qui trouvent de l'agrément jusque dans les défauts des personnes qu'ils aiment. Les larmes de Panthée, son air triste et éploré, frappèrent vivement Araspe, et lui inspirèrent de l'amour pour elle. Ainsi, loin de nous effrayer de l'exil d'Aristide, de la prison d'Anaxagore, de la pauvreté de Socrate, de l'injuste condamnation de Phocion, nous chérirons la vertu, même dans ses disgrâces ; nous la rechercherons avec plus d'empressement, et à chaque revers qu'elle éprouvera, nous dirons avec Euripide : [85] (85a) "Tout sied à la vertu, tout est un bien pour elle". Rien alors ne pourra refroidir l'enthousiasme qu'elle nous inspirera; sans être arrêtés par ce qui effraie le commun des hommes, nous la suivrons avec plus d'ardeur. Une suite de cette affection pour les hommes vertueux, c'est qu'en commençant une entreprise, en prenant possession d'une charge, en éprouvant quelque revers, nous nous mettions devant les yeux les hommes les plus célèbres de notre temps ou des siècles passés, et que nous nous disions à nous-mêmes : Qu'eût fait Platon dans cette circonstance? qu'eût dit Épaminondas? (85b) comment se seraient conduits Lycurgue ou Agésilas? En nous regardant ainsi dans ces personnages comme dans un miroir fidèle, nous aurons en eux des modèles sûrs, et nous réformerons, d'après leur exemple, ce qu'il y aura de défectueux dans nos discours et dans notre conduite. Ceux qui savent les noms de ces prêtres appelés dactyles idéens, s'en servent comme de préservatif contre les frayeurs, en les nommant les uns après les autres. Mais les hommes formés au bien par la philosophie lorsqu'ils sont dans la perplexité, ou qu'ils ressentent les atteintes de quelque passion, se représentent aussitôt à l'esprit quelqu'un de ces grands personnages célèbres par leur vertu, et ce souvenir présent à leur pensée soutient leurs pas chancelants et prévient leurs chutes. Un autre effet de nos progrès, (85c) c'est de n'être plus troublés ni confus à la présence d'un homme vertueux, de n'avoir plus devant lui un air timide et embarrassé, mais, au contraire, d'en approcher avec cette confiance qui prouve toujours une conscience pure et tranquille. Alexandre, voyant un courrier venir à lui plein de joie, lui dit, en lui tendant la main : «Mon ami, viens-tu m'apprendre qu'Homère est ressuscité? » Il pensait sans doute qu'il n'y avait rien à ajouter à sa gloire que de la voir consacrée à l'immortalité par un chantre tel qu'Homère. (85d) Un jeune homme plein d'honneur et de vertu ne désire rien tant que d'avoir pour témoin de sa conduite des hommes sages et vertueux. Il aime à leur montrer en détail comment sa maison est réglée et sa table servie , quel ordre règne dans sa famille et quelles sont les études qui l'occupent. A-t-il perdu ses parents ou ses instituteurs? toutes les fois qu'il pense à eux, il regrette de ne pouvoir pas les rappeler à la vie, afin qu'ils jouissent du spectacle de sa conduite. Mais les jeunes gens qui, par une coupable négligence, ont laissé corrompre leurs mœurs, ne peuvent voir, même en songe, ceux qui leur ont donné le jour sans éprouver une sorte de tremblement et de frayeur. (85e) Voulez-vous enfin vous bien assurer que vous avez fait des progrès solides dans la vertu ? ne regardez aucune faute comme légère, évitez-les toutes avec le plus grand soin. Quand on désespère d'être jamais riche, on compte pour rien de petites dépenses, parce que les épargnes modiques qu'on pourrait faire ne seraient jamais un objet bien important. Mais ceux qui ont l'espérance de l'être un jour, plus ils sont près de le devenir, plus ils sentent croître le désir d'épargner, afin d'augmenter leurs richesses. Ainsi, quand on désire d'acquérir la vertu, et qu'on a la juste confiance d'y parvenir, on est attentif aux moindres choses ; on ne se permet aucun écart, sous prétexte qu'il sera sans conséquence, et qu'une autre fois on fera mieux; on veille avec soin sur chacune de ses actions; (85f) on s'indigne contre les fautes les plus légères qui échappent par surprise et qui sembleraient les plus pardonnables. Cette disposition prouve que l'âme est purifiée de ses souillures, et ne veut plus en contracter de nouvelles. Mais quand on se persuade que le peu de vertu qu'on a déjà acquis ne mérite pas le soin de l'accroître, cette opinion, selon Eschyle, nous rend négligents et distraits sur nos fautes. On emploie indifféremment, pour un mur de clôture, le bois, la pierre la plus commune, et des débris même de colonnes ramassés parmi les ruines des tombeaux. Voilà l'image des gens vicieux. [86] Ils construisent, pour ainsi dire, leur vie de toutes sortes d'actions, sans discernement et sans choix. (86a) Mais ceux qui ont déjà jeté les fondements solides d'une vie vertueuse, semblables à des architectes qui bâtissent un temple ou un palais, n'admettent rien au hasard dans le corps de leur édifice. Ils compassent toutes leurs actions, ils les mesurent sur la règle de la raison. On peut appliquer à ce dernier travail des hommes vertueux ce que disait le statuaire Polyclète : que la partie la plus difficile de son art était de faire les ongles des statues.