[0] DE L'AMOUR QUE L'ON PORTE A SA PROGÉNITURE. [1] L'usage de s'en rapporter à des arbitres appelés du dehors et de plaider devant des tribunaux composés de juges étrangers, fut inspiré dans l'origine aux Grecs par leur défiance mutuelle. Ils avaient recours à l'équité d'autrui, comme ils auraient fait usage de quelque production indispensable qui n'eût pas été naturelle à leur climat. Les philosophes n'agissent-ils pas de même pour certaines questions sur lesquelles ils sont divisés entre eux? N'en appellent-ils pas au naturel des animaux privés de raison, comme au jugement rendu par une ville étrangère? N'est-ce pas aux affections et aux moeurs de ces animaux, comme à des autorités que rien ne saurait circonvenir ou corrompre, qu'ils s'en remettent pour le décision qu'il faut prendre? Ou bien, est-ce encore là un vice inhérent à la malice humaine? Faut-il donc que, divisés d'opinion à l'égard de nos devoirs les plus nécessaires et les plus importants, nous allions étudier sur des chevaux, des chiens, des oiseaux, comment nous devons nous marier, avoir des enfants, et les élever? Ne semblerait-il pas que la nature n'ait mis en nous aucune lumière? Les moeurs et les affections des animaux sont produites par nous, comme des témoignages qui condamnent notre manière de vivre. Elles nous servent à prouver que l'homme élude ou transgresse le plus souvent les lois de la nature, et que dès son début dans la vie il porte le trouble et la confusion dans l'accomplissement de ses premiers devoirs. Il est constant que chez les animaux l'instinct se conserve pur, simple et sans mélange. Dans l'homme, au contraire, par l'influence de l'éducation et de l'habitude, et comme il arrive à l'huile travaillée par les parfumeurs, les sentiments naturels subissent le mélange d'une foule d'opinions et de jugements factices qui en altèrent la simplicité. Ce sont des impressions qui deviennent particulières à chaque individu, et qui ne conservent pas leur caractère primitif. Ne nous étonnons pas si les créatures privées de raison suivent de plus près la nature que ne la suivent les êtres raisonnables. Sous ce rapport les animaux eux-mêmes le cèdent aux végétaux. Ces derniers n'ont reçu de Dieu ni imagination, ni désir, ni penchants qui les emportent avec trouble hors de leur naturel. Ils restent comme retenus par des liens qui les assujettissent, et ils ne quittent jamais la ligne unique que la nature leur a tracée. Les bêtes n'ont, à la vérité, qu'une faible part de raison pour adoucir leurs moeurs, pour acquérir quelque subtilité, pour éprouver le désir d'être libres; mais des penchants et des appétits aveugles peuvent les égarer et les emporter. Il est vrai que le plus souvent ces écarts ne les mènent pas loin. L'instinct naturel est comme une ancre qui retient le vaisseau, quelque agité qu'il puisse être. Il semble qu'aux animaux soit indiquée une route droite, dans laquelle ils marchent sous la bride et le frein. Chez l'homme, au contraire, le maître et le souverain absolu c'est sa raison, qui trouve à droite et à gauche des sentiers détournés, des voies nouvelles, et qui ne laisse aucune trace apparente et visible de la direction indiquée par la nature. [2] Voyez, en ce qui concerne le mariage, avec quelle perfection les animaux savent se conformer aux lois physiques. D'abord ils n'attendent pas, comme dans les républiques de Lycurgue et de Solon, que des lois soient portées contre les célibataires ou contre ceux qui se marient trop tard. Ils ne craignent point l'ignominie attachée à la privation d'enfants et ils ne réclament point les priviléges accordés à ceux qui en ont trois Ils ne deviennent point, comme à Rome, époux et pères moins pour s'assurer des héritiers que pour être aptes à hériter eux-mêmes. Ensuite les deux sexes ne se rapprochent pas en tout temps de l'année : attendu que le but de cette union n'est pas le plaisir, mais la génération et la reproduction. Aussi, lorsque revient l'époque de l'année où règnent un souffle fécondant et une température favorable à la conception, la femelle recherche le mâle avec amour et désir. Une odeur agréable s'exhale de sa peau; une grâce particulière embellit son corps, que parfument la rosée et les plantes les plus pures, Quand elle sent qu'elle a conçu et qu'elle est fécondée, elle se retire modestement, et ne se préoccupe plus que d'enfanter son fruit et de le conserver. On ne saurait dignement exprimer tout ce que font alors les bêtes. Disons seulement que chaque mère devient un modèle de tendresse, de prévoyance, de patience et d'empire sur soi-même. Quand nous donnons à l'abeille le nom d'industrieuse, la croyant bien telle en effet parce que "Nous devons à ses soins les rayons d'or du miel", cette flatterie nous est inspirée par le charme de la délicieuse nourriture qui chatouille notre goût. Mais l'art et le talent déployé par les autres animaux pour mettre au monde et pour élever leurs petits n'occupe point notre attention. Produisons tout d'abord un exemple. La femelle de l'alcyon, dès qu'elle a conçu, se met à composer son nid. A cet effet elle réunit des arêtes d'aiguillat. Elle les entrelace ensemble comme une sorte de tissu, leur donnant une forme ronde et allongée à l'instar de celle des filets de pêcheurs. Quand ces épines sont bien symétriquement réunies par mailles serrées, elle va exposer le nid au roulis des vagues afin que, légèrement battue et affermie par ces ondulations, la surface du tissu devienne parfaitement solide; et ce devient une composition que fendrait difficilement l'acier ou la pierre. J'arrive à ce qui est plus merveilleux. L'ouverture du nid est ménagée dans des proportions si bien accommodées au corps et à la grosseur de l'alcyon, qu'aucun animal plus grand ou plus petit ne saurait y pénétrer. On dit même qu'il n'y entre jamais une goutte d'eau ni la moindre chose du monde. Je citerai encore particulièrement les chiens de mer, lesquels gardent leurs petits tout vivants dans leurs entrailles. Ils les en laissent sortir pour que ceux-ci aillent chercher leur nourriture, puis ils reprennent toute la portée et l'enveloppent dans leur sein, comme dans un lit où elle s'endort. L'ourse, cet animal si farouche et si cruel, produit des espèces de masses informes et inarticulées. Mais avec sa langue, comme avec un ébauchoir, elle y façonne des membres, de manière qu'elle semble non pas seulement enfanter ses petits, mais encore leur donner la forme. Voyez maintenant la lionne d'Homère "Conduisant ses petits. Soudain dans la forêt Elle a vu des chasseurs : son regard étincelle, Mais bientôt ses sourcils ont voilé sa prunelle". N'a-t-elle pas l'air de songer à entrer en composition avec ces chasseurs pour garantir sa portée ? En général l'amour des animaux pour les êtres qu'ils ont créés donne de l'audace aux timides, de l'activité aux indolents, de la sobriété aux gloutons. Ainsi l'oiseau dont parle le poète apporte à ses petits "Ce qu'il a pu trouver, et se prive lui-même". C'est en ayant faim que la mère nourrit ses enfants. La pâture est bien près de son estomac, mais elle s'en abstient et la comprime de son bec de peur de l'avaler sans le vouloir. "Voyez encor la lice autour de ses petits. Qu'approche un inconnu, soudain elle s'arrête, Et par ses aboiements à combattre s'apprête". La sollicitude qu'elle ressent pour sa progéniture est comme un second coeur qui bat en elle. Quand les perdrix sont poursuivies avec leur couvée, elles la laissent voleter devant elles et s'éloigner. Elles s'arrangent de manière à fixer sur elles-mêmes l'attention du chasseur. Elles tournent autour de lui, presque à la portée de la main; puis elles s'éloignent un peu; puis elles s'arrêtent encore, lui donnant l'espoir qu'il va les atteindre, jusqu'à ce que les petits soient en sûreté grâce au dévouement avec lequel la mère s'est exposée en emmenant loin d'eux les chasseurs. Nous avons journellement sous les yeux l'exemple des poules. De quelle tendresse inquiète n'entourent-elles pas leurs poussins, ouvrant leurs ailes pour que les uns s'y blottissent, laissant monter les autres sur leur dos, et quand ils accourent de tous côtés les recevant avec un accent de joie et avec de petits cris de tendresse! Devant des chiens et des serpents, si elles n'ont à craindre que pour elles, les poules prennent la fuite. Mais si elles tremblent pour leurs petits, elles deviennent agressives, et combattent avec une énergie audessus de leurs forces. Et après cela, croirons-nous qu'en inspirant aux animaux de tels sentiments la nature se soit préoccupée de la propagation des poules, des chiens et des ours? Non. Elle a voulu nous faire honte, elle a voulu piquer notre émulation. Nous sommes obligés de reconnaître que ce sont là des exemples pour ceux qui les imitent; que ce sont en outre des reproches d'insensibilité contre ceux qui ne partagent pas ces pénibles sollicitudes; que ce sont enfin des inculpations contre l'espèce humaine qui, seule de toutes, ignore les tendresses désintéressées et n'aime que quand elle y trouve son avantage. On admire sur les théâtres celui qui dit : "Par intérêt toujours un homme en aime un autre". Cette morale est, selon Ëpicure, celle qui préside à l'amour du père pour son fils, de la mère pour son enfant, des enfants pour ceux à qui ils doivent le jour. Mais admettons un moment que les animaux puissent comprendre la parole humaine. Supposons dès lors, que quelqu'un ayant reçu dans l'enceinte d'un même théâtre des chevaux, des boeufs, des chiens, des oiseaux, vienne leur dire, en changeant la pensée du vers, que "Jamais les animaux n'aiment par intérêt"; que c'est sans espoir d'en tirer utilité que les chiens aiment leurs petits, les chevaux leurs poulains, les oiseaux leur couvée, que c'est une tendresse gratuite et instinctive; je réponds bien que le dévouement de tous les animaux déposerait en faveur de cette parole, et qu'ils la regarderaient comme juste et véritable. Quelle honte, ô grand Jupiter! Chez les bêtes, la conception, l'enfantement avec ses douleurs, l'éducation des petits, sont des actes inspirés par un sentiment mutuel et tendre; et chez l'homme ces mêmes actes se payent moyennant salaire; de plus on exige des arrhes de ceux à qui l'on rend de semblables offices. [3] Mais une telle supposition n'a rien de vrai, et ne mériterait pas d'être écoutée. Car, de même que la nature met dans les plantes non cultivées par l'homme, dans les vignes, dans les figuiers, dans les oliviers qui sont sauvages une séve âpre et des sucs imparfaits destinés à faire naître plus tard des fruits pleins de douceur, de même elle a inspiré aux brutes à l'égard de leurs petits une tendresse incomplète, qui ne suffit pas pour être regardée comme de la justice et qui ne s'étend jamais au delà du besoin. Au contraire l'homme, animal raisonnable, fait pour la société politique, appelé par son origine même à pratiquer la justice, à obéir aux lois, à honorer les Dieux, à fonder des villes, à contracter des liens d'amitié, l'homme a reçu de la nature de nobles, de beaux, de fertiles germes de toutes ces vertus. Ces germes, il les trouve dans la tendresse et dans l'amour dont il est animé pour ses enfants : amour et tendresse qui sont le développement de principes innés, de principes se rattachant eux-mêmes à sa constitution physique. Tous les ouvrages de la nature sont parfaits sans doute, et portent l'empreinte de la sagesse et de la bonté du Créateur. Il ne s'y trouve rien de défectueux, rien de trop, rien, comme disait Erasistrate, qui vise uniquement à l'effet et à l'apparat. Mais tout ce qui regarde en particulier la génération ne saurait s'exprimer dignement. Peut-être n'est-il pas décent de nommer par leurs noms les organes destinés à cette oeuvre. Qu'ils restent donc à l'écart et cachés : c'est assez de les savoir merveilleusement aptes à la conception et à l'enfantement. La formation du lait et sa distribution suffisent pour attester combien la nature est prévoyante et soigneuse. Il y a chez les femmes une masse de sang inutile et surabondant qui, à cause de la faiblesse et de la pauvreté des esprits vitaux, flotte sans consistance et devient fatigante pour elles. Dans les autres circonstances ce sang a l'habitude et le soin de s'écouler périodiquement tous les mois par les conduits et les canaux que la nature aménagés : c'est un soulagement et une purgation pour le reste du corps. La matrice surtout, comme un sol que le labour et la semence ont rendu propice aux végétaux, se trouve, par suite de cet écoulement, disposée à recevoir les germes qui lui sont confiés. Elle se resserre quand elle les a reçus et qu'ils ont pris racine. Le nombril se forme en premier lieu dans le sein de la mère. C'est, suivant l'expression de Démocrite, un ancrage contre toute agitation et tout déplacement. C'est encore la queue, la tige, où adhère le fruit déjà né qui doit se produire un jour. Dés ce moment la nature a fermé les conduits destinés aux évacuations menstruelles. Elle s'empare du sang qui se portait vers ces conduits : elle l'emploie à nourrir et à humecter le fétus déjà consistant et formé. Lorsqu'il a resté dans le sein de la mère durant le nombre de mois nécessaires à son entier accroissement, il lui faut une autre nourriture, et il change de résidence. Que devient alors ce sang? Plus intelligente que tous les cultivateurs, que tous les ingénieurs du monde, la nature lui donne une autre direction et l'emploie à d'autres usages. Elle a préparé des espèces de réservoirs intérieurs, dans lesquels viennent s'en répandre les flots. Mais ce n'est pas pour qu'il y séjourne oisif et sans action. Élaboré par la douce chaleur des esprits et par l'influence délicate du sexe, il subit une sorte de cuisson, d'épuration. Il se dénature complétement, et c'est dans les mamelles que s'opèrent ce travail et ces résultats. Le lait, à son tour, ne s'écoule pas au dehors comme par des fontaines à jets copieux. Il circule lentement à travers les chairs, dont le tissu spongieux se compose de vaisseaux minces et déliés; et par le bout des mamelles que sa bouche saisit et suce, l'enfant puise à une source bienfaisante et délicieuse. Mais ces instruments qui concourent à la génération, ces appareils, cette sollicitude empressée, cette prévoyance, tout serait en pure perte si la nature n'avait placé dans le coeur des mères le besoin d'aimer et de soigner leurs enfants. "Nul être ne respire et ne rampe sur terre Plus malheureux que l'homme". Ces vers ne sont pas un mensonge si on les applique au petit enfant qui vient de naître. Il n'y a point de créature aussi imparfaite, aussi dénuée, aussi informe, aussi sale, que la créature humaine vue au sortir du sein maternel. C'est presque le seul être à qui la nature n'ait pas même accordé une entrée pure dans la vie. Il y entre souillé de sang, rempli d'ordures, moins semblable à une créature vivante qu'à un être qu'on vient de massacrer. On ne peut le toucher, le prendre, l'embrasser, l'entourer de soins, à moins d'y être porté par le sentiment d'une tendresse instinctive. Aussi dans les femelles des animaux, la nature fait-elle pendre les mamelles au bas du ventre , tandis que chez la femme les seins se trouvent placés au-dessus de la poitrine, afin que la mère ait toute facilité pour baiser son enfant, pour l'envelopper dans ses bras et lui prodiguer ses caresses. La nature veut donner à entendre par là, que l'enfantement et l'allaitement sont moins des actes de nécessité que des élans de tendresse. [4] Reportez votre pensée aux temps primitifs. Figurez-vous les premières femmes à qui il arriva d'être mères et de voir un fruit sortir de leurs entrailles. Il n'y avait point de loi qui obligeât alors de nourrir les enfants. Il n'y avait ni de la reconnaissance ni un prix quelconque à attendre de ces petits êtres en échange des soins prodigués à leur faiblesse. Je dirai plutôt que les mères devaient les haïr et les détester, par souvenir des dangers extrêmes et des douleurs qu'elles venaient de subir. "C'est ainsi que d'un trait aigu les Ilythies, Ces filles de Junon, frappent cruellement La femme en proie aux maux d'un dur enfantement. Leur présence fatale est pour les jeunes mères Le gage trop certain de souffrances amères". Ces vers ne sont pas du chantre de l'Iliade, disent les femmes. Ils ont été écrits par une Homéride qui avait enfanté ou qui enfantait encore, et qui ressentait dans ses entrailles les atteintes, à la fois sourdes et perçantes, de la douleur. Mais la tendresse naturelle a fléchi et dirigé la mère. Encore chaude, endolorie et palpitante du travail de l'accouchement, elle n'a pas fui ou repoussé le petit être. Au contraire elle s'est tournée vers lui, et, l'accueillant avec un sourire, elle l'a pris, elle l'a couvert de baisers. Va-t-elle en recueillir quelque douceur, quelque avantage? Non : elle ne subira que fatigues et tourments. "Des langes l'ont reçu : la mère infatigable Échaude ou rafraîchit l'objet de son amour, Et le mal de la nuit succède au mal du jour". Quelle était donc la récompense, l'utilité pour les mères de ces premiers temps-là ? Aucune, pas plus que pour les mères d'aujourd'hui. Tout se borne à des espérances incertaines et fort éloignées. Une vigne avait été labourée à l'équinoxe du printemps : on y a vendangé à l'équinoxe d'automne. Du blé avait été semé au coucher des Pléiades : on le moissonne à leur lever. Les vaches, les juments, les volatiles produisent des petits desquels on peut incontinent tirer du profit. Mais la créature humaine demande beaucoup de peine pour être élevée, beaucoup de temps pour grandir; et comme le mérite ne s'acquiert que dans un avenir bien éloigné, la plupart des pères meurent avant d'avoir pu apprécier ce que valent leurs enfants. Néoclès ne vit pas la victoire de Thémistocle à Salamine, ni Miltiade, celle de Cimon aux plaines que l'Eurymédon arrose. Xanthippe n'entendit pas Périclès haranguer le peuple. Ariston ne vit pas Platon enseigner la philosophie. Le père d'Euripide, le père de Sophocle, ne furent pas témoins des succès de leurs fils. Entendre leurs enfants bégayer et épeler, les voir ensuite rechercher festins, orgies, maîtresses et autres divertissements d'une jeunesse évaporée, voilà le lot des parents. Aussi y a-t-il lieu de louer et de citer ce seul vers d'Evenus, quand il dit : "Qu'est pour le père un fils, sinon crainte et chagrin"? Cependant on ne laisse pas d'élever ses enfants, surtout lorsqu'on est dans une position où l'on a le moins besoin d'eux. Car il serait ridicule de supposer que quand les riches sacrifient et se réjouissent à la naissance d'un de leurs enfants, ils comptent sur eux pour qu'un jour ceux-ci les nourrissent et leur rendent les honneurs de la sépulture. Serait-ce encore, qu'on élève ses fils pour être sûr de ne pas manquer d'héritiers? Comme s'il était difficile de trouver et de rencontrer des gens empressés à recueillir le bien d'autrui! "Les grains de poussière et de sable, Les plumes des oiseaux à la voix agréable", seraient moins difficiles à compter que ne le sont les aspirants aux héritages. "Danaüs engendra, dit-on, cinquante filles". Mais s'il ne les avait pas eues, il aurait trouvé un nombre non moins considérable d'héritiers. Seulement les positions eussent été différentes. Les enfants ne savent à leurs parents aucun gré des successions que leur laissent ceux-ci. Pour les obtenir, ils ne se donnent pas la peine de prodiguer les soins et les hommages : ils y comptent comme sur une chose qui leur est dire. Mais que des étrangers entourent un homme sans enfants, vous entendrez ces étrangers lui dire, comme dans les pièces de comédie : "Prenez d'abord un bain; ne jugez qu'une cause. Buvez bien; mangez bien, par-dessus toute chose, Cher Démus, et prenez ces trois oboles-ci". Quant à ces deux vers d'Euripide : "L'or donne des amis toujours en abondance, Et c'est de lui que vient la plus grande puissance", ils ne sont pas absolument vrais, si ce n'est pour ceux qui sont privés d'enfants. Les riches leur donnent des festins, les puissants les flattent. Ils sont les seuls à qui les orateurs prêtent gratuitement leur éloquence. "Au riche qui n'a pas un héritier légal On accorde toujours un pouvoir sans égal". Bien des gens étaient entourés d'amis et de considération, et la naissance d'un seul enfant les a privés soudain de leurs amis et de leur pouvoir. Ainsi donc, pour ce qui est de la puissance, il n'y a des enfants à retirer aucun profit. Le sentiment de la paternité doit toute sa force à la nature, et il n'est pas moins impérieux pour l'espèce humaine que pour les animaux les plus sauvages. [5] Il est vrai que ce sentiment, ainsi que beaucoup d'autres, est étouffé par le vice, comme les bonnes plantes le sont par les mauvaises herbes qui poussent à côté d'elles. Mais dira-t-on que les hommes n'aient pas l'instinct de la conservation parce que beaucoup d'entre eux se poignardent et se précipitent? Œdipe "De ses sanglantes mains s'arracha les deux yeux". Hégésias par ses discours détermina un grand nombre de ses auditeurs à secouer le fardeau de leurs peines. "De mille maux divers le Destin nous accable". Or, dans un cas comme dans l'autre, ce sont des maladies et des passions de l'âme qui entraînent les hommes hors de leur route naturelle. A cet égard, ils portent témoignage contre eux-mêmes. Qu'une laie ait déchiré le marcassin qu'elle vient de mettre bas, ou une chienne, son petit, nous voilà inquiets et troublés. Nous faisons des sacrifices aux Dieux pour détourner les maux qu'annoncent de tels prodiges, parce que nous supposons que c'est un devoir imposé à toute créature d'aimer ses petits, de les élever et de ne pas les faire périr. Du reste, comme dans les mines l'or étincelle sous la couche épaisse de terre qui le cache et le couvre, ainsi, même chez les hommes des moeurs et des passions les plus dépravées, se révèle toujours une sorte de tendresse pour leurs enfants. Quand les pauvres n'élèvent pas les leurs, c'est qu'ils craignent d'en faire de misérables esclaves plus condamnés à l'ignorance qu'il ne convient et déshérités de tout ce qu'il y a de beau. Comme à leurs yeux la pauvreté est le plus grand mal, ils ne se sentent pas le courage de transmettre à leurs enfants l'héritage d'une si cruelle et funeste maladie - - -.