[0] PRÉCEPTES D'HYGIÈNE. [1] MOSCHION. C'est donc vous, Zeuxippe, qui avez hier détourné Glaucus le médecin, quand il voulait conférer avec nous sur des sujets de philosophie? ZEUXIPPE. D'abord je ne l'ai pas détourné, ô mon cher Moschion; ensuite il ne voulait pas parler philosophie avec nous. J'ai seulement évité ce que je craignais, à savoir de lui donner occasion de satisfaire son goût pour la polémique : car, en vérité, quand il s'agit de médecine, comme dit Homère : "Il pourrait, à lui seul, tenir tête à plusieurs". Mais en ce qui regarde la philosophie il n'est pas bienveillant pour elle; et il y a toujours quelque chose de rude, de fâcheux dans ses paroles. Cette fois encore il venait a nous en adversaire; il criait déjà de loin, que notre témérité était des plus grandes et des plus blâmables, qu'entamer une discussion sur la manière de vivre sainement était de notre part une confusion de toutes limites : "car il y a, disait-il, des limites pour les philosophes et pour les médecins, comme il y en a pour les habitants d'une Mysie et ceux d'une Phrygie." Puis, citant quelques opinions par nous émises sans portée sérieuse mais non sans quelque utilité cependant, il les avait toujours à la bouche pour les déchirer en lambeaux. MOSCHION. Ce serait pourtant de grand coeur, Zeuxippe, que j'entendrais et ces réflexions mêmes et les autres propos que vous échangeâtes : je serais tout oreilles pour les écouter. ZEUXIPPE. C'est qu'en effet, Moschion, vous avez un penchant naturel vers la philosophie, et vous trouvez mauvais qu'un philosophe n'aime pas la médecine. Vous vous indignez s'il estime plus séant pour lui d'être vu occupé à étudier la géométrie, la dialectique et la musique qu'à chercher et à savoir "Ce qui pour sa demeure est propice ou funeste", cette demeure étant son corps. Et pourtant on compte bien plus de spectateurs au théâtre toutes les fois qu'il est distribué à ceux qui s'y assemblent quelques pièces de monnaie pour voir les jeux, comme c'est la coutume athénienne. Or parmi les arts libéraux, la médecine ne le cède à aucun pour ce qui est de la beauté, de l'excellence, du charme; et de plus elle offre, elle aussi, à ceux qui l'étudient avec amour une gratification importante, à savoir la conservation de la vie et la santé. C'est pourquoi, loin de crier à l'empiétement lorsque les philosophes discourent sur ce qui tient à l'hygiène, il faudrait les blâmer s'ils ne supprimaient pas toutes barrières, s'ils ne croyaient pas devoir considérer le champ de l'étude comme un terrain commun à tous, un terrain où il leur faut exploiter toutes les belles connaissances et poursuivre à la fois dans leurs recherches l'agréable et le nécessaire. MOSCHION. Mais, mon cher Zeuxippe, laissons là Glaucus et la gravité avec laquelle il prétend se suffire à lui-même sans avoir besoin de recourir à la philosophie. Que ce soit vous qui nous reproduisiez tous les propos qui furent tenus. Commençons, si vous voulez, par ceux que Glaucus attaquait, dites-vous, bien que vous ne leur eussiez pas donné une portée sérieuse. [2] ZEUXIPPE. Eh bien donc, notre ami rapportait avoir entendu dire à quelqu'un, qu'il est fort important pour la santé d'avoir les mains toujours chaudes et de ne pas les laisser refroidir; qu'au contraire, si les extrémités sont froides la chaleur se concentre au dedans, ce qui donne en quelque sorte l'habitude et la continuité de la fièvre ; qu'il est donc très sain de détourner au dehors et la chaleur et ce qui l'alimente, de manière à ce qu'elle sorte et se distribue sur le corps entier. Quand on se trouve, ajoutait-il, faire quelque travail où les mains agissent, ce mouvement suffit pour y amener la chaleur et la maintenir; mais si l'on n'a pas occasion de vaquer à ces exercices manuels, il faut s'arranger pour qu'à aucun prix on ne prenne froid aux extrémités. [3] Voilà une des opinions qui furent tournées en ridicule. La deuxième, autant qu'il m'en souvient, regardait les substances que vous autres médecins donnez aux malades. Notre ami conseillait d'y goûter et d'en faire usage de temps en temps pour que l'on s'y habituât pendant qu'on est en bonne santé et que l'on n'en conçût pas, comme les petits enfants, de l'effroi et de la répugnance. Il est bon, disait-il, d'y approprier, d'y familiariser peu à peu son appétit : de sorte que si l'on vient à être malade, on ne voie pas dans ces substances des remèdes désagréables et que l'on n'éprouve pas de peine à se mettre à un régime simple dans lequel n'entrent ni ragoûts ni viandes rôties. Il ne faut donc pas, continuait-il, craindre non plus de se mettre quelquefois à table sans s'être baigné, de prendre de l'eau quand on a du vin à sa disposition, de boire chaud en été quand on a de la glace devant soi. Mais on se gardera bien de donner à ces abstinences un caractère d'ostentation, de sagesse affectée, comme si l'on voulait s'en faire un mérite. Ce sera en son particulier, sans en rien dire, que l'on prendra l'habitude de subordonner facilement son goût à ce qui convient le mieux. Longtemps par avance on s'affranchira de la pusillanimité de ces malades qui gémissent et se lamentent d'être privés de grandes, de délicieuses voluptés, et réduits à un régime ignoble et abject. C'est une belle parole que celle-ci : «Choisissez la vie la meilleure, et l'habitude vous la rendra douce.» Mais si cette parole est d'une application utile dans d'autres circonstances et d'une manière générale, c'est surtout en ce qui regarde les différents régimes. Il faut nous habituer sans peine à celui qui est le meilleur pour notre santé, et nous en tenir à ce que nous avons reconnu être le mieux approprié à notre tempérament. Souvenons-nous de ce qu'éprouvent et pratiquent certaines personnes lorsqu'elles sont malades. Elles s'impatientent, elles s'irritent, si on leur présente de l'eau chaude, de la tisane ou du pain sec. A les entendre, c'est un régime détestable, révoltant, et il faut être détestable soi-même et sans pitié pour les y contraindre. Or, il y a bien des gens qu'un bain a fait mourir, quoique dans le principe ils n'eussent pas de mal bien grave, mais ils n'avaient pu se résigner à rester à jeun avant de se baigner. De ce nombre fut l'empereur Titus, au dire de ceux qui le traitèrent dans sa maladie. [4] Il fut dit encore à peu près ceci : que ce qu'il y a de plus simple est toujours ce qu'il y a plus salutaire pour le corps ; qu'il faut principalement éviter de trop se remplir et de trop boire, de donner trop à la sensualité quand on est dans l'expectative d'une fête prochaine, d'une réception d'amis, ou bien quand l'on prévoit un de ces festins donnés par un prince, par un grand personnage, où les plats et les vins circulent avec une inflexible continuité. C'est en quelque sorte le vent et la tempête qui vont survenir, et il faut, quand le temps est encore calme, tenir le bâtiment, c'est à dire son corps, leste et dégagé. En effet, dans des repas, dans des réunions amicales, il est difficile de conserver sa modération habituelle sans passer aux yeux de tous pour un convive morose et désagréable. Voulez-vous, comme on dit, ne pas mettre feu sur feu, réplétion sur réplétion, vin sur vin ; imitez sérieusement ce qui ne fut chez Philippe qu'une ingénieuse plaisanterie. Voici le fait. Il avait été invité à souper par un habitant d'un pays où il se trouvait, et son hôte le croyait accompagné d'une suite peu nombreuse. Quand il le vit amener beaucoup de monde, comme il n'avait pas préparé une grande quantité de mets il fut épouvanté. Philippe s'en aperçut, et fit dire tout bas à chacun de ses amis, «qu'ils eussent à laisser une place pour les friandises.» Ils obéirent; et attendant toujours, ils ménagèrent les plats servis, de telle sorte que le souper fut suffisant pour tous. Pareillement on doit se tenir préparé contre cet assaut inévitable de mets qui circulent; il faut laisser de la place pour un ragoût, pour une pâtisserie, pour l'ivresse même, disons-le, et se ménager à l'occurrence un appétit tout frais et de bonne volonté. [5] Supposez que, pendant que nous serons alourdis et dans une mauvaise disposition, des nécessités comme celles que je vais dire viennent fondre sur nous : que de grands personnages arrivent soudainement, que des hôtes se présentent. Devrons-nous, par honte, nous avancer sur le terrain avec des gens qui sont parfaitement dispos, et lutter contre eux le verre à la main ? Non : ce sera plus que jamais l'occasion de résister «à cette honte, à ce respect humain si funeste aux hommes», et de dire avec le Créon de la tragédie : "Mon hôte, j'aime mieux te déplaire en ce jour Que de gémir plus tard sur mon trop de faiblesse". S'exposer, dans la crainte de paraître grossier, à une pleurésie ou à une congestion cérébrale, c'est ce qui serait réellement le propre d'un homme grossier, dépourvu de sens et de raison et ne sachant parler à des hommes qu'au milieu des bouteilles et de l'odeur des viandes. Le refus de faire honneur à tous les comestibles qui circulent ne sera pas agréé avec moins de plaisir, si l'on est adroit et poli, que n'est agréé le repas lui-même. Ce sera comme un sacrifice où l'on ne goûte pas à la victime ; et pour peu que celui qui offre le festin, tout en ne prenant rien à table et au milieu des verres, plaisante gaiement et avec cordialité sur lui-même, les convives le trouveront plus agréable que s'il s'enivrait ou dévorait les plats avec eux. Notre ami, à ce propos, rappela parmi les Anciens l'exemple d'Alexandre qui, après avoir bu considérablement, n'osa résister à la provocation de Médius. Celui-ci le décida à boire de nouveau comme de plus belle et le monarque en mourut. Parmi ceux de notre temps il cita le pancratiaste Réglus. L'empereur Titus ayant invité celui-ci dès la pointe du jour à l'accompagner au bain, il y alla et se baigna avec le prince ; mais il ne se fut pas plus tôt mis à table qu'il mourut subitement, frappé, dit-on, d'apoplexie. Glaucus rappelait ces exemples pour en rire et les traiter de propos de pédants. Mais s'il était fort peu disposé à en écouter la suite, nous ne l'étions pas non plus à en dire davantage devant lui. Vous, au contraire, veuillez prêter votre attention à chacune des choses qui furent dites alors. [6] Socrate, pour commencer par lui, conseillait de se mettre en garde contre les mets et les boissons qui invitent à manger et à boire quand on n'a ni faim ni soif. Il ne les interdisait pas complétement, mais il enseignait à n'en user que dans l'occasion et à subordonner aux convenances de la nécessité le plaisir qu'ils offrent, comme dans les Gouvernements on applique à l'entretien des armées l'argent destiné à payer des places au théâtre Ce que les aliments ont d'agréable n'est salutaire que dans la proportion où ils sont nutritifs. Qu'ayant encore faim on mange de bonnes choses tout en mangeant par nécessité, c'est au mieux; mais il ne faut pas que d'une façon exceptionnelle on provoque des besoins factices quand les appétits naturels sont satisfaits. De même que Socrate ne regardait pas non plus la danse comme un exercice désagréable, de même celui à qui les gâteaux et les friandises d'un dessert tiennent lieu de souper et de viandes n'en est pas incommodé sensiblement. Mais lorsqu'on a eu sa mesure naturelle et que l'on s'est assez rempli, il faut tout particulièrement se garder de toucher à ces friandises; et en de telles choses la gourmandise et la gloutonnerie ne sont pas moins à fuir que l'inconvenance et la vanité. Ces deux derniers défauts nous excitent souvent à manger et à boire sans que nous ayons ni faim ni soif, et nous suggèrent les fantaisies les plus folles et les plus détestables. Nous croyons, parce qu'un mets est rare ou coûteux, que nous serions bien maladroits de ne pas profiter de l'occasion qui nous est offerte de nous en régaler, comme par exemple s'il s'agit de tettines de truie, ou de champignons d'Italie, ou de gâteaux de Samos, ou de neige d'Egypte. Cette sotte vanité devient une espèce de fumet appétissant qui souvent nous pousse à manger des mets vantés et rares. Nous contraignons notre estomac à les recevoir sans nécessité, afin de pouvoir le raconter à d'autres et de faire envier le bonheur que nous avons eu de goûter à des choses d'un si grand prix et si difficiles à se procurer. Ceci rappelle ce qui arrive souvent aux maris dont les femmes ont une excellente réputation. Couchés avec leurs moitiés, qui quelquefois sont fort belles et les aiment tendrement, ils restent bien tranquilles à leurs côtés; mais s'ils ont payé les faveurs d'une Phryné ou d'une Lais, ils s'évertuent auprès d'elle, tout impuissants, tout épuisés qu'ils sont, et ils tâchent à force de débauche de réveiller en eux le plaisir, excités uniquement par une fausse gloriole. C'est ce qui faisait dire à Phryné elle-même, devenue vieille, qu'elle vendait plus cher sa lie en raison de sa célébrité. [7] Effet aussi grand qu'admirable ! Si nous accordons seulement à notre corps les plaisirs autorisés par la nature, ou même, ce qui est mieux, si nous luttons contre ce corps, si nous reculons toujours l'instant où il nous faudra composer absolument et malgré nous avec des appétits à l'aiguillon et à la violence desquels nous serons obligés, comme dit Platon, de céder enfin, ce ne sera jamais à notre détriment que nous sortirons de cette lutte soutenue. Au contraire lorsque l'âme, communiquant ses désirs au corps, force celui-ci à être le ministre et le complice de ses passions, il n'y a aucun moyen d'empêcher que ce même corps ne reste très gravement, très profondément altéré, à la suite de ces plaisirs aussi superficiels que passagers. Il ne faut pas que ce soient les désirs de l'âme qui excitent le corps au plaisir : c'est là une marche contraire à la nature. De même que le chatouillement des aisselles provoque dans l'âme un rire qui n'a rien qui lui soit propre, rien de doux ni de gracieux, car ce rire est pénible et semble convulsif; de même tous les plaisirs que le corps ne ressent qu'après avoir été stimulé et ébranlé par l'âme, le mettent hors de lui, le troublent et sont contraires à sa nature. Aussi, toutes les fois que l'occasion est offerte de goûter à ces jouissances rares ou vantées, il faut se faire un mérite de s'en abstenir plutôt que de les satisfaire, et se rappeler le mot de Simonide : «Je me suis souvent repenti d'avoir parlé, jamais d'avoir gardé le silence.» Pareillement, nous ne nous sommes jamais repentis d'avoir refusé d'un plat, ni d'avoir bu de l'eau en place de Falerne : tout au contraire. Non seulement il ne faut pas violenter la nature, mais encore, si de semblables tentations s'offrent à elle quand elle éprouve un besoin de manger, mieux vaut, dans l'intérêt de nos habitudes et de notre régime, détourner souvent ses appétits vers ce qu'il y a de plus simple et de plus ordinaire. "S'il faut commettre un crime, dit ce Thébain dont je blâme les paroles, De ce crime il est beau qu'un trône soit le prix". S'il y a lieu de montrer de l'ambition en ces choses-là, que ce soit en faisant preuve de modération pour garantir le maintien de sa santé. Et cependant la bassesse d'âme et la mesquinerie en forcent quelques-uns à comprimer à la maison leurs désirs et à les mortifier; puis quand ils sont chez les autres ils s'emplissent et se régalent des mets les plus coûteux, comme d'un butin ennemi qu'on dévore sans ménagement. Ils repartent ensuite en triste état; et quelles provisions s'est ménagées leur gourmandise? Une indigestion, qui les attend le lendemain. Aussi Cratès était-il convaincu que c'est la sensualité et l'excès du luxe qui introduisent dans les Etats les séditions et le despotisme, et il disait en plaisantant: "Ah! ne vous jetez pas dans les révolutions, en faisant le plat plus grand que la lentille''. Pareillement, chacun doit se dire à soi-même : «ne fais pas constamment ton plat plus grand que tes lentilles, ne dédaigne jamais le cresson et l'huile pour leur préférer la délicate andouillette et le poisson : il y aurait révolution dans ta personne, ta gourmandise exposerait ton corps à des désordres et à des dérangements.» Les mets simples maintiennent l'appétit dans les bornes de la nature; mais l'art des cuisiniers et des pâtissiers, leurs ragoûts et leurs friandises, «reculent sans cesse plus loin les limites de la sensualité», selon l'expression du poète comique. Ils outrepassent ce qui en est bon pour nous; et, je ne sais par quelle inconséquence, tandis que nous sommes pleins de haine et d'aversion à l'égard des femmes qui préparent des philtres et des enchantements contre leurs maris, nous laissons des mercenaires, des esclaves, ensorceler en quelque sorte et empoisonner nos aliments et nos ragoûts. Bien que doive paraître trop amer le mot d'Arcésilas contre les adultères et les libertins : «Il n'importe pas si c'est par devant ou par derrière que l'on est débauché», ce mot, pourtant, s'applique avec beaucoup de justesse au sujet que nous traitons. Quelle différence y a-t-il, en réalité, entre celui qui emploie des aphrodisiaques pour s'exciter à la débauche et aux voluptés, et celui qui irrite son appétit par des fumets, par des assaisonnements? Ne semble-t-il pas que l'on ait des démangeaisons par suite desquelles on a toujours besoin de se sentir chatouillé et gratté? [8] Peut-être aurai-je à parler ailleurs contre les voluptés, en même temps que je ferai voir combien est noble et beau l'empire exercé sur elles. Aujourd'hui je plaide la cause des plaisirs envisagés sous le rapport de leur nombre et de leur vivacité. Ce sont bien moins souvent les maladies que les plaisirs, qui dans nos actions, nos espérances, nos voyages, nos divertissements, sont une cause de privations et d'amertumes. C'est donc aux hommes qui poursuivent les plaisirs avec plus d'empressement, qu'il importe de moins négliger le soin de leur santé. De nombreux exemples prouvent que les infirmités permettent de vaquer à la philosophie, de commander des armées, de gouverner des royaumes. Mais il y a certaines voluptés, certaines jouissances corporelles, que l'on ne saurait goûter lorsque l'on est en état de maladie. Certaines autres peuvent se produire alors, il est vrai, mais elles n'ont rien qui leur soit propre, qui soit pur : tout y est mélangé et corrompu par des affections étrangères, comme s'il y avait eu orage et tempête. Ce n'est pas lorsqu'il y a réplétion qu'il convient de se livrer aux ébats de Vénus, mais bien plutôt lorsqu'il y a calme et sérénité de la chair. Quelle est la fin que se proposent ces ébats? Le plaisir, qui est aussi la fin où tendent le manger et le boire. Or c'est sous les auspices de la santé que le plaisir s'épanouit, de même que le calme de l'Océan ménage aux Alcyons une couvée tranquille et une belle progéniture. On regarde comme pleine de justesse cette parole de Prodicus, "que des assaisonnements le meilleur c'est le feu". On peut dire avec non moins de vérité que l'assaisonnement le plus divin et le plus délicat, c'est la santé. Qu'ils soient bouillis, rôtis, ou cuits, des aliments ne sauraient causer aucun plaisir, aucune satisfaction à des personnes malades, ou ivres, ou ayant le mal de mer; mais l'appétit pur et naturel d'une personne qui se porte bien lui fait trouver tout exquis et délicieux; comme dit Homère "Tout est avidement saisi, tout, dévoré". [9] Démade, parlant des Athéniens qui étaient belliqueux à contre-temps, disait : "Les Athéniens ne décrètent jamais la paix sans être vêtus de noirs". De même nous aussi, nous ne songeons à un régime sobre et modéré que quand on nous cautérise ou que l'on nous couvre de cataplasmes. Tant que nous sommes en cours de traitement nous supprimons avec énergies toutes nos fautes, nous opposons de la résistance aux indications que nous présente notre mémoire; et de même que la plupart des hommes s'en prennent tantôt à l'atmosphère, tantôt à la contrée, les disant malsaines, tantôt à des voyages à l'étrangers, de même nous retranchons du nombre des causes qui nous ont rendus malades notre intempérance et notre amour du plaisir. Nous faisons comme le roi Lysimaque. Tourmenté par la soif dans le pays des Gètes, et s'étant livré prisonnier avec ses troupes, il s'écria après avoir bu de l'eau froide : «O Dieux ! combien était court le plaisir auquel je sacrifiais une si grande volupté !» De même il faut dans les maladies nous rappeler que c'est pour une boisson trop fraîche, pour un bain pris mal à propos, pour un festin, que nous empoisonnons un grand nombre de nos plaisirs et que nous avons perdu l'occasion d'accomplir des actes honorables, de nous livrer à des passe-temps pleins de charmes. Les remords que produisent de telles réflexions deviennent pour la mémoire comme une plaie douloureuse. Il semble que la cicatrice en reste encore quand on est en bonne santé, et que nous en devions être plus attentifs au régime à suivre. En effet dans le corps qui est sain ne se produiront jamais d'une manière qui soit excessive ces désirs furieux et inaccoutumés, dont il est difficile d'avoir raison soit par la persuasion soit par la violence. Quant aux fantaisies soudaines qui se portent avec avidité vers la jouissance, il faut leur résister résolûment. Elles n'ont pas plus d'importance que n'en ont les caprices d'un enfant gâté qui pleure. Elles s'apaisent dès que la table a été enlevée et sans se plaindre qu'on leur ait fait de tort. Loin de provoquer des pesanteurs ou des nausées, les appétits que nous voulons dire sont, au contraire, purs, allègres, et ils attendent patiemment au lendemain. C'est à quoi sans doute faisait allusion Timothée, qui la veille chez Platon, à l'Académie, avait pris sa part d'un souper frugal et digne des Muses : «Quand on a soupé chez Platon», disait-il, «on s'en trouve bien le lendemain encore". On rapporte aussi qu'Alexandre ayant congédié les cuisiniers que lui envoyait la reine Ada, dit qu'il en avait toujours de meilleurs à sa suite, à savoir, pour son dîner les marches de nuit, et pour son souper la simplicité même du dîner. [10] Je n'ignore pas que des hommes sont pris aussi de la fièvre pour s'être fatigués, pour avoir eu trop chaud, pour avoir eu trop froid. Mais, comme le parfum des fleurs est faible par lui-même, et que, mêlé avec de l'huile, il acquiert de la force et de l'intensité, de même les causes extérieures et premières trouvent en quelque sorte une substance et un corps là où il y a réplétion d'humeurs. Sans cette réplétion il ne se déclare jamais rien de fâcheux; les influences malignes se neutralisent, se dissipent; toute indisposition cède à la limpidité du sang, à la pureté des esprits. Mais lorsqu'il y a réplétion et engorgement, c'est comme une fange épaisse qui est remuée, et il en résulte dans l'économie entière une corruption et des désordres difficiles à conjurer. Par conséquent n'imitons pas ces intrépides patrons de navires, qui après avoir surchargé leur bâtiment outre mesure, passent ensuite le temps à pomper l'eau de mer qui y entre et à le vider. De même, n'allons pas remplir notre corps et l'alourdir, pour avoir ensuite à le purger et le laver. Maintenons-le toujours leste; et si parfois il est appesanti, que sa légèreté le fasse toujours remonter comme du liége. [11] Il faut surtout apporter la plus grande attention aux premiers symptômes et aux premières atteintes. Les maladies ne viennent pas toutes, comme l'a dit Hésiode, "En silence, la voix leur étant refusée". Le plus grand nombre d'entre elles s'annoncent par des difficultés de respiration et de mouvement. Ce sont là comme des messagers, des coureurs, des héraults par qui elles se font précéder. Les pesanteurs et les lassitudes qui viennent d'elles-mêmes pronostiquent une maladie, comme le déclare Hippocrate. C'est, apparemment, parce que l'abondance des humeurs gêne et obstrue la circulation des esprits qui vont aux nerfs. Et néanmoins, pendant que le corps oppose presque de la résistance et qu'il tire les gens vers le lit et le repos, les uns, par gourmandise et sensualité, vont se jeter dans le bain, puis de là courent à table se remplir de vivres autant que s'il s'agissait de soutenir un siége : on dirait qu'ils craignent d'être saisis par la fièvre avant d'avoir dîné. Les autres, plus décents, ne se prennent pas par là, mais leur sottise est encore plus maladroite. Honteux de convenir qu'ils ont trop bu ou qu'ils ont une indigestion et de passer la journée sous leurs couvertures, ils se laissent entraîner par d'autres qui se rendent au gymnase. Ils sortent de leur lit, se dépouillent, comme eux, de leurs vêtements, et ils agissent tout à fait de même que ceux qui se portent bien. Mais le plus grand nombre cède à l'intempérance et à la sensualité, et l'espoir que leur donne certain proverbe les détermine et les pousse à se lever. Ils se rendent résolûment à leurs passe-temps habituels, comme si le vin chassait et dissipait le vin, comme si une indigestion en guérissait une autre. A cette espérance dont ils se flattent on doit opposer la crainte réservée dont parlait Caton : crainte, disait ce grand homme, qui affaiblit les causes de maladie quand elles sont graves, et qui les dissipe entièrement lorsqu'elles n'ont pas d'importance. Mieux vaut, ajoutait-il, se condamner sans nécessité à la diète et au repos, que jouer sa santé pour courir à un bain et à un repas. Si le mal couve, on s'exposera en ne prenant pas de précautions pour l'étouffer; et s'il n'y a rien, on ne saurait se nuire en restreignant son régime et en se purgeant ainsi. Mais l'homme qui, par une honte d'enfant, craint que ses amis et ses domestiques ne voient qu'il a trop mangé et trop bu, celui-là, pour n'avoir pas osé confesser aujourd'hui une indigestion, confessera demain un flux de ventre, une inflammation ou des tranchées. "Pauvreté qui fait honte est plus honteuse encore", mais n'est-il pas beaucoup plus dégradant d'avouer des crudités d'estomac, des pesanteurs, des pléthores, et de traîner son corps au bain, comme on traîne à la mer une vieille coque pourrie faisant eau de toutes parts? Il me semble voir; en vérité, certains navigateurs qui au moment d'une tempête se trouvent humiliés d'attendre sur le rivage, et qui une fois au large sont dans le plus pitoyable état, gémissant et ayant le mal de mer. Pareillement, si au premier soupçon, au premier symptôme de maladie, on se croit déshonoré de rester au lit pendant une journée et de ne pas se mettre à table, il est bien plus honteux d'avoir à garder la chambre durant plusieurs jours, à subir des purgations, des cataplasmes, à cajoler les médecins et ceux par qui l'on est soigné pour obtenir d'eux du vin ou de l'eau fraîche, enfin d'être contraint à dire et à faire, par douleur et par crainte, mille choses indignes et déplacées. Du reste, à ceux que le plaisir rend incapables de se maîtriser et qui cèdent à la pente ou à l'impétuosité de leurs passions il est utile d'apprendre et de rappeler que c'est du corps même que les voluptés prennent leur plus grande jouissance. [12] Et de même que les Lacédémoniens, après avoir donné au cuisinier du sel et du vinaigre, le chargent de trouver le reste dans la bête immolée, de même dans la personne qui prend la nourriture sont les assaisonnements les meilleurs, si cette nourriture entre dans un corps bien portant et bien nettoyé. Que des mets soient doux, qu'ils soient chers, ce sont des qualités en dehors de nous et qui leur appartiennent; mais le plaisir qu'ils procurent réside essentiellement en celui et avec celui qui les goûte, si ce dernier se trouve dans l'état que requiert la nature. Or, pour les gens qui sont dégoûtés, ou chargés de vin, ou mal disposés, tous ces objets de nourriture perdent leur agrément et leur charme. C'est pourquoi il faut examiner, non pas si le poisson est frais, si le pain est de pur froment, le bain, convenablement chauffé, la courtisane, jolie; mais si l'on n'est pas soi-même sujet à des nausées, à des dégoûts, à des rapports, à des maux d'estomac. Autrement, comme des gens ivres entrant à la suite d'une orgie dans une maison en deuil n'y portent pas la joie et le plaisir, mais y font redoubler les sanglots; de même l'amour, le vin, les mets délicats, les bains, s'il s'agit d'un corps qui n'ait plus son assiette et qui soit rempli d'humeurs corrompues, abattent ce corps et le ruinent davantage : il y a mouvement et débordement de bile et de pituite , et nous n'éprouvons ainsi aucune des satisfactions, aucune des jouissances dont nous nous étions flattés. [13] D'autre part un régime trop régulier, qui procède, comme on dit, par poids et par mesures, rend le corps tout à fait méticuleux et peu sûr de lui. La vivacité de l'âme elle-même s'émousse, si dans ses plaisirs comme dans ses peines il faut qu'elle se préoccupe de toutes choses, du moindre repos, du moindre acte, et n'entreprenne jamais rien avec assurance et résolution. Il en est du corps comme des voiles d'un vaisseau qui ne doivent être ni pliées ni resserrées complétement s'il fait beau, ni déployées toutes grandes si l'on craint un orage. Il faut user de tempéraments, et, comme nous l'avons dit, tenir le corps toujours léger et dispos, sans attendre les mauvaises digestions, les flux de ventre, les inflammations, les somnolences, autant d'indices avant-coureurs de la fièvre qui déjà frappe à la porte. C'est seulement à l'approche de ce cortège, et à grand'peine, que quelques-uns commencent à craindre et à faire effort sur eux-mêmes; mais il aurait fallu se précautionner de loin "Avant que la tempête éclatât dans les airs Et que le vent soufflât sur les récifs des mers". [14] N'y aurait-il pas inconséquence, en effet? Le croassement du corbeau, le cri du coq, les évolutions du pourceau dans son bourbier, comme dit Démocrite, seraient l'objet d'une observation attentive : on y verrait des présages de vent et de pluie ; et les agitations du corps, ses secousses, ses prédispositions ne nous décideraient point à nous précautionner, à nous garantir par avance ! Nous n'y verrions pas les signes d'une tempête qui se prépare en nous et qui est sur le point d'éclater! Aussi, ce n'est pas par rapport aux aliments seuls et aux exercices qu'il faut observer son corps, pour s'assurer qu'aux uns et aux autres il apporte toujours autant d'appétit et de vivacité, et qu'il n'éprouve ni ces soifs ni ces faims qui ne sont pas naturelles ; on doit également s'occuper du sommeil, prendre garde s'il est calme et continu, exempt d'irrégularités et de soubresauts, examiner si les songes eux-mêmes, en vérité, ne sont pas étranges, s'ils ne nous offrent pas des images bizarres et insolites, et n'accusent pas à l'intérieur soit la réplétion ou l'épaississement des humeurs, soit le trouble des esprits vitaux. Pour aller plus loin, l'âme, par ses mouvements, indique aussi que le corps est menacé de quelque mal. Nous sommes en effet pris de faiblesses et de frayeurs instinctives, qui tout à coup, sans cause apparente, éteignent souvent les espérances. On devient emporté, colère, furieux ; on s'afflige d'un rien, on se désespère. Cela arrive quand des exhalaisons malignes, des vapeurs épaisses, viennent, comme dit Platon obstruer les voies de l'âme. Aussi faut-il tenir compte de ces symptômes quand ils se produisent, et chercher dans ses souvenirs si quelque cause morale n'a pas réagi sur le corps, et s'il n'y a pas lieu à user d'astringents et de calmants. [15] Il est aussi fort utile, quand on est allé voir des amis malades, de s'informer des causes de leur maladie : non pas pour faire le savant et l'empressé en jetant les grands mots «d'incompatibilités», de «coïncidences», "d'affinités", et en montrant que l'on sait des termes et des formules de médecine, mais pour écouter soigneusement les réponses qu'ils feront à des demandes toutes simples et tout ordinaires : «Est-ce de la plénitude, de l'affaiblissement, ou de la fatigue que vous ressentez? Dormez-vous bien?» Et surtout : «Quel régime suiviez-vous quand la fièvre s'est déclarée?» Puis, de même que Platon ne voyait jamais commettre quelque faute sans se dire en retournant chez lui : "Ne suis-je pas comme un tel?" on profitera sagement pour soi-même de ce qui arrive au voisin; on prendra ses précautions; on recueillera ses souvenirs, afin de ne pas tomber dans des accidents pareils, afin de ne pas se voir cloué sur un lit, faisant, avec force regrets, l'éloge de la santé, ce trésor si précieux. C'est en jugeant de ce que souffrent les autres que l'on se rendra compte à soi-même du prix de la santé et du soin avec lequel on doit y faire attention et la ménager. Il n'est pas moins utile de porter un examen sérieux sur son propre régime. Si l'on a occasion de boire, de manger plus que de coutume, de se fatiguer, ou de faire quelque autre excès sans que l'état où se trouve le corps donne lieu à concevoir aucune crainte, il n'en faudra pas moins prendre ses précautions et user à l'avance de ménagements. Aux plaisirs de l'amour, au surcroît de la fatigue on fera succéder le sommeil et le repos; à la suite d'un banquet où l'on s'est enivré, on se condamnera à boire de l'eau pure ; mais surtout, si l'on a mangé des choses lourdes, des viandes, des ragoûts variés, on fera diète afin de ne rien laisser qui surcharge l'estomac. Car outre que ces différents excès sont d'abord par eux-mêmes des causes de maladies, ils donnent encore de la matière et de la puissance aux autres causes. D'où l'on a dit avec beaucoup de raison, que rester sur son appétit, ne pas reculer devant le travail, et conserver sa liqueur spermatique, sont trois pratiques essentiellement conservatrices de la santé. Il est certain, en effet, que l'abus immodéré du coït, ôtant par-dessus tout leur force et leur vigueur aux esprits qui élaborent les aliments, engendre un plus grand amas d'humeurs superflues. [16] Mais reprenons notre sujet dès le principe et points par points. Parlons d'abord des exercices convenables aux gens d'étude. Comme l'auteur qui a dit : «Pour ceux qui vivent près des côtes maritimes, je n'écris rien sur ce qui concerne les dents», a par cela même indiqué l'usage de l'eau de mer de même on pourrait dire qu'il n'y a rien à écrire dans l'intérêt des gens d'étude touchant les exercices auxquels ils doivent se livrer. En effet l'usage journalier de la déclamation, lequel se pratique au moyen de la voix, est merveilleusement utile, non seulement pour entretenir la santé mais encore pour donner de la force. Je ne parle pas de cette force de palestre, qui augmente et épaissit les chairs au dehors, faisant d'un homme une tour en quelque sorte, mais de celle qui communique aux parties essentielles, aux parties les plus vitales, une énergie intime, une intensité de franc aloi. Que le jeu des poumons rende le corps plus robuste, c'est ce que montrent à l'évidence les maîtres de gymnase, quand ils ordonnent aux athlètes de se roidir contre les frictions, de tendre toujours et de cambrer les membres de leur corps à mesure qu'on les frotte et qu'on les masse. La voix n'est autre chose qu'un mouvement de l'air dans ces mêmes poumons. C'est pourquoi quand on la fortifie, non superficiellement, mais autour des entrailles et pour ainsi dire à sa source, elle augmente la chaleur, éclaircit le sang, nettoie les veines, ouvre toute artère, et empêche qu'il n'y ait amas, épaississement d'humeurs inutiles, et qu'une sorte de sédiment n'engorge les vaisseaux destinés à recevoir les aliments et à les élaborer. C'est pour cela que les hommes d'étude principalement doivent faire de cet exercice un usage assidu et continuel en discourant toujours; et s'ils ont lieu de craindre que leur corps ne soit trop faible ou trop fatigué ils y suppléeront en lisant ou en parlant tout haut. Ce que le mouvement de la voiture est à l'exercice du corps, la lecture à voix claire l'est à l'émission de la parole. Le discours étranger que l'on prononce devient une sorte de véhicule qui promène doucement la voix et lui donne un mouvement qui n'a rien de forcé. La conversation y ajoute de la lutte et de la véhémence, parce que le travail de l'âme se joint à celui du corps. Il faut éviter toutefois les cris trop passionnés et qui se produisent avec déchirement. Car ces éclats de voix irréguliers, ces efforts de la respiration provoquent des ruptures et des spasmes. Après une lecture ou après un entretien, il est utile de faire précéder la promenade de frictions onctueuses et tièdes : elles assouplissent les chairs, pénètrent aussi avant que possible dans les entrailles, régularisent doucement la circulation des esprits, et les distribuent jusqu'aux extrémités du corps. On mesurera la multiplicité de ces frictions sur la durée du temps qu'on aime à les éprouver et qu'elles ne causent pas de douleur. Quand on a ainsi calmé le trouble de l'intérieur et la trop grande tension des esprits, les humeurs surabondantes ne sont pas incommodes ; et si un contre-temps, une nécessité empêche la promenade, ce ne sera point une affaire, attendu que la nature aura pris ce qu'il lui fallait. Aussi ne doit-on jamais se dispenser de cet exercice vocal, sous prétexte que l'on navigue, que l'on se trouve dans une hôtellerie, dût-on même prêter à rire à tous. Là où il n'y a pas de honte à manger, il ne doit pas non plus assurément y en avoir à exercer son corps. Ce qui serait bien plutôt honteux ce serait de craindre, par respect humain, des mariniers, des palefreniers, des cabaretiers. Si ces gens-là ne se moquent pas de ceux qui jouent à la paume ou qui s'escriment en quelque sorte contre leur ombre, pourquoi riraient-ils de ce qu'un homme, en parlant à haute voix, instruit les autres, cherche à s'instruire lui-même, et cultive sa mémoire en même temps qu'il fait de la gymnastique? Socrate disait : "Quand on veut se donner du mouvement par la danse, une salle à sept lits est assez grande." Mais l'exercice du chant ou de la voix suffit par lui seul à qui le pratique, soit debout, soit couché; et tout emplacement est bon. Une précaution pourtant est à prendre. Si l'on sent que l'on est trop plein, que l'on a fait abus des plaisirs de l'amour, si l'on a la conscience intérieure d'une fatigue quelconque, il ne faut pas forcer trop violemment sa voix: ce qui arrive à un grand nombre d'orateurs et de maîtres de rhétorique. Ces derniers par vaine gloire et par ambition de se montrer, les premiers pour gagner des honoraires ou pour se lancer avec ardeur dans des discussions politiques, se laissent entraîner à des luttes qui compromettent leur santé. C'est ce que fit notre ami Niger, qui enseignait la rhétorique en Galatie. Il se trouvait avoir avalé une arête de poisson. Survint un autre rhéteur étranger, qui se mit à faire une harangue publique. Niger, frémissant à la pensée qu'il semblerait se reconnaître inférieur, voulut déclamer lui-même, bien qu'ayant encore l'arête dans la gorge. Il s'ensuivit une inflammation violente et si opiniâtre, que, ne pouvant en supporter la souffrance, il se soumit à une profonde incision à l'extérieur. L'arête, à la vérité, sortit par cette ouverture ; mais la plaie ayant pris un mauvais caractère, il se forma un abcès qui l'enleva. Il y aura, du reste, lieu à revenir sur ce sujet plus tard et en son lieu. [17] Après l'exercice doit venir le bain. Se baigner dans l'eau froide est plutôt une ostentation et une bravade de jeune homme, que ce n'est une pratique salutaire. L'insensibilité extérieure et l'endurcissement de corps qui semblent en résulter réagissent à l'intérieur, et occasionnent un mal plus grand. Les pores se resserrent, les humeurs se coagulent, et il y a condensation des vapeurs, qui ne demanderaient qu'à se résoudre et à se dissiper. En outre quand on se baigne à l'eau froide on rentre encore, de toute nécessité, dans ce régime d'exactitude et de précision rigoureuses que nous voulons éviter, dans ce régime qui demande une attention de tous les instants et auquel il est défendu de contrevenir sous peine de voir aussitôt la moindre infraction sévèrement châtiée. Au contraire le bain chaud donne l'impunité de beaucoup de choses, car il nous ôte moins de vigueur et de force qu'il ne contribue à notre santé en préparant et facilitant la digestion. Pour ce qui est des matières qui résistent à l'élaboration de l'estomac, le bain chaud, à moins qu'elles ne restent tout à fait crues et flottantes, aide à les résoudre sans qu'on éprouve aucun sentiment de douleur, et il fait évanouir les sourdes lassitudes. Toutefois, lorsque la nature nous mettra à même de reconnaître que le corps est dans des conditions régulières et suffisantes, il faudra laisser là les bains. Mieux vaudra se faire frotter d'huile devant le feu, quand le corps aura besoin d'être réchauffé; car on règlera soi-même l'élévation de cette température, tandis que celle du soleil ne peut être ni augmentée ni amoindrie : on est obligé de la prendre au degré où elle est répandue dans l'atmosphère. En voilà donc assez pour les exercices du corps. [18] Passons à la nourriture. Si l'on a tiré quelque profit de nos conseils antérieurs, lesquels ont pour but de calmer et d'adoucir les appétits, nous devons formuler certaines autres prescriptions qui viennent à la suite. Lorsque ces mêmes appétits, se dégageant en quelque sorte de tous liens, se laissent difficilement conduire, et qu'il faut lutter contre le ventre, qui, comme disait Caton, n'a point d'oreilles, on doit s'arranger de manière à ce que la qualité des aliments rende leur quantité plus légère pour l'estomac. Les aliments solides et nourrissants, tels que les grosses viandes, les fromages, les figues sèches, les oeufs durs, ne seront pris qu'en faisant usage de précautions; car ce serait une besogne que de se les refuser toujours. Il faut s'attacher aux mets légers et médiocrement substantiels, comme sont la plupart des légumes, les volailles, les poissons à chair peu grasse. Ces sortes de mets ont la propriété de satisfaire agréablement l'appétit sans charger l'estomac. Il faut craindre surtout les indigestions de viandes : car elles commencent d'abord par fatiguer horriblement, et elles laissent toujours après elles des suites fâcheuses. Le mieux est d'habituer son corps à n'avoir nullement besoin de manger chair d'animaux. La terre fournit avec assez de libéralité non seulement à notre nourriture constante, mais encore à notre sensualité et à nos jouissances par les aliments qui, sortis de son sein, ne demandent aucun travail, et par ceux que des mélanges et des apprêts variés rendent encore plus savoureux. Toutefois, puisque des habitudes contraires à la nature sont devenues en quelque sorte une seconde nature, il faut se permettre l'usage des viandes, non pas pour assouvir sa gloutonnerie, comme les lions ou les loups, mais pour en faire en quelque sorte le fondement et la base de son alimentation. Le reste de la nourriture se composera de mets et d'assaisonnements plus appropriés à la nature du corps et moins susceptibles d'émousser l'intelligence, sorte de flamme qui s'entretient de matières déliées et légères. [19] Parlons des liquides. Il faut user du lait, non comme boisson, mais comme nourriture consistante et bien substantielle. Quant au vin, on doit lui dire ce que dit Euripide à Vénus : "Sois à moi, mais avec mesure, Tout en ne me manquant jamais". Car c'est de toutes les boissons la plus utile, de tous les remèdes le plus agréable, de toutes les friandises celle dont on se dégoûte le moins. Mais il faut le tempérer, non pas tant par l'eau que l'on y mêle que par le soin de n'en user qu'à propos. Non seulement lorsqu'on la mêle au vin, mais aussi quand on la boit seule, tout en faisant usage de vin trempé, l'eau possède la propriété de rendre le vin moins nuisible. Il faut donc s'habituer, dans son régime de chaque jour, à en boire deux ou trois verres, pour adoucir la force du vin et pour familiariser notre estomac à l'usage de l'eau, de façon à ce qu'en un moment de nécessité on ne la trouve pas trop étrange et qu'on ne la refuse pas. Il arrive en effet que quelques-uns ont recours au vin lorsqu'ils auraient le plus besoin de boire de l'eau : par exemple, si l'on a été brûlé par le soleil, ou, au contraire, transi par le froid, si l'on a parlé avec trop de véhémence ou médité avec une trop forte tension d'esprit. En général, lorsqu'on a subi des fatigues et des luttes considérables on se figure qu'alors il faut boire du vin, parce que la nature, se dit-on, réclame pour le corps un certain bien-être et un changement propre à le récréer de ses travaux. Mais la nature ne réclame point de bien-être, si par ce mot l'on entend ce qui est pure sensualité. Elle ne demande qu'une modification tenant le milieu entre le plaisir et la douleur. Aussi dans ces occasions faut-il retrancher même sur la nourriture, et supprimer entièrement le vin , ou ne le boire durant un certain temps que trempé, et pour ainsi dire noyé d'eau. Comme c'est une liqueur qui frappe et qui pénètre, il augmente les désordres de l'économie animale, il aigrit et irrite les parties déjà offensées quand elles auraient besoin d'être calmées et adoucies : ce que l'eau produit par-dessus tout. En effet si, même sans avoir soif d'ailleurs, on boit de l'eau chaude à la suite de fatigues, de pénibles efforts, d'insolations excessives, on se sent à l'intérieur détendu et amolli. L'humidité de l'eau est bienfaisante et ne provoque pas de fréquences dans les battements du pouls, tandis que l'humidité du vin a une portée très grande et une violence tout à fait contraire, tout à fait funeste aux indispositions qui viennent de se former. Que si l'on craint les aigreurs et les amertumes engendrées, au dire de quelques-uns, par le manque de nourriture, ou si l'on est contrarié, comme le seraient des enfants, de ne se mettre point à table parce qu'il faut prévenir une fièvre dont on soupçonne l'invasion, l'eau pure est une sorte de moyen terme parfaitement approprié à la circonstance. En effet à Bacchus lui-même nous offrons souvent «des sacrifices de sobriété», prenant la louable habitude de ne pas toujours avoir besoin de vin pur. Minos, par considération pour le deuil, supprima dans les sacrifices la flûte et les couronnes, et pourtant nous savons qu'une âme affligée ne s'affecte péniblement ni des couronnes ni des flûtes. Au contraire il n'est pas de corps tellement robuste à qui, dans un état de désordre et d'inflammation, le vin, s'il s'ajoute en surcroît, ne devienne tout à fait funeste. [20] On raconte que dans une famine les Lydiens mangeaient de deux jours l'un, et qu'ils passaient le reste du temps à se divertir et à jouer aux dés. De même, si un homme ami de l'étude et des Muses se trouve avoir besoin de retarder son repas, il fera bien d'avoir devant les yeux une figure de géométrie, ou un livre, ou un instrument de musique; cette vue empêchera qu'il ne soit en proie à la tyrannie de son ventre. Détournant toujours son attention et la transportant vers ces objets au lieu de penser à la table, il chassera, avec les secours des Muses, les appétits violents comme autant de Harpies. Est-ce que le Scythe, quand il est occupé à boire, ne touche pas à son arc? Est-ce qu'il n'en fait pas résonner la corde, afin de ranimer son courage que l'ivresse pourrait engourdir? Et un Grec craindrait de se voir raillé parce qu'il réprime, parce qu'il dissipe doucement, grâce aux lettres et à l'étude, des désirs déraisonnables et obstinés ! Dans Ménandre des jeunes gens sont l'objet des séductions insidieuses d'un pourvoyeur qui vient, quand ils sont à table, leur amener de belles courtisanes richement vêtues ; et chacun d'eux, est-il dit dans ce passage, "Baisse la tête et croque des bonbons", tout préoccupé qu'il est, et se faisant scrupule de lever les yeux. Mais les philosophes n'ont-ils pas d'honnêtes diversions, des distractions charmantes, en supposant qu'ils ne puissent pas d'ailleurs en présence d'une table servie contenir une faim canine et farouche ? Les frotteurs de bains, les maîtres de gymnastique répètent à chaque instant que parler études à table gâte le repas et alourdit la tête. De pareils effets seront à craindre si nous nous proposons dans un dîner de résoudre quelque sophisme comme celui de l'Indien ou de disserter sur le Dominant: semblable à la cervelle du palmier, laquelle, étant d'un goût à la vérité très agréable, cause, dit-on, des migraines, la logique, régal d'ailleurs très peu exquis à une table, affecte la tête et la fatigue considérablement. Mais si ces gens ne permettent pas que dans le souper nous cherchions autre chose que le souper lui-même, s'ils nous interdisent à table certaines lectures qui, en même temps qu'elles sont honnêtes et utiles, offrent encore l'attrait du plaisir et l'agrément, nous les prierons de ne pas nous importuner. Retournez, leur dirons-nous, à vos galeries couvertes, à vos palestres; allez tenir de pareils propos à vos atlhètes, à qui vous enlevez toute espèce de livres. Vous les habituez constamment à n'entendre, du matin au soir, que des railleries, des propos bouffons; enfin, pour employer les spirituelles paroles d'Ariston, «vous les rendez aussi luisants que les colonnes de vos gymnases, vous faites d'eux de véritables pierres.» Nous, au contraire, dociles à l'avis des médecins qui conseillent de mettre toujours un intervalle entre le souper et le sommeil, nous nous garderons de charger notre estomac de nourriture, de comprimer les esprits animaux et d'alourdir aussitôt la digestion d'aliments qui sont encore crûs et qui fermentent. Accordons à cette digestion une sorte de répit et de relâche. Comme ceux qui veulent qu'on se donne du mouvement après les repas recommandent de consacrer ce mouvement non à des courses ou au pancrace mais à des promenades tranquilles et à des danses modérées, de même nous penserons qu'il faut après le repas distraire l'esprit, tout en ne l'occupant ni d'affaires, ni de pensées soucieuses, ni de ces débats de sophistes dans lesquels la lutte demande de l'apparat et de l'agitation. N'y a-t-il donc pas dans la physique une foule de questions aussi faciles qu'intéressantes, dans l'histoire des traits de morale, des aperçus, qui loin d'avoir rien de fatigant pour l'esprit, offrent le "charme consolateur" dont parle Homère? Ces délassements, empruntés à l'histoire et à la poésie, quelques-uns les appellent agréablement le dessert des savants et des hommes de lettres. Il y a en outre des contes amusants, des fables, des propos échangés touchant la flûte ou la lyre, et qui sont d'une légèreté plus agréable pour l'oreille que le son de la lyre ou de la flûte même. Mais on mesurera cette opportunité sur le temps dont les aliments ont besoin pour se tasser peu à peu, pour conspirer à une digestion victorieuse et tout à fait propice. [21] Aristote pense que si l'on se promène aussitôt après avoir soupé on ranime la chaleur, mais que le sommeil immédiat la neutralise et l'étouffe. D'autres estiment, que le repos rend les digestions meilleures et que le mouvement contrarie la diffusion des principes nutritifs. C'est là ce qui détermine telles personnes à se promener, telles autres à se reposer aussitôt après leur souper. Il me semble qu'il y a un moyen de concilier parfaitement les deux opinions: c'est de se tenir chaudement et en repos après souper, et de ne pas condamner cependant sa pensée à une quiétude et à une inaction soudaine. Ainsi l'on pourra, comme nous l'avons dit, faire circuler les esprits doucement, les éclaircir, en débitant soi-même ou en écoutant des propos agréables qui n'aient rien d'incisif ni de fatigant. [22] Pour les vomissements et les évacuations alvines, fâcheux remède de la réplétion, n'en usons qu'en présence d'une absolue nécessité. Ne faisons pas comme plusieurs, qui se remplissent l'estomac pour avoir à le vider, ou qui, à l'inverse et contrairement à la nature, le vident pour le remplir : gens qui souffrent également du plein et du vide, ou qui, pour dire mieux, chagrinés de la réplétion comme d'un obstacle opposé à leur jouissance, se rendent l'estomac vide afin d'avoir en quelque sorte un champ toujours ouvert à leur sensualité. Le danger qui résulte de ces pratiques est évident. Les deux états fatiguent le corps et le déchirent. L'inconvénient spécial des vomissements, c'est qu'ils augmentent et entretiennent l'insatiabilité. Il se produit de ces faims qui rappellent ce qu'il y a d'abrupt et de désordonné dans les courants d'eau battus avec force : elles engouffrent violemment la nourriture; et comme en même temps elles font toujours souffrir, elles ressemblent moins à un appétit auquel il faut des mets, qu'à des inflammations qui demandent des remèdes intérieurs et des topiques. Les plaisirs que procurent ces faims satisfaites sont rapides et incomplets. La jouissance en est accompagnée de palpitations violentes et suivie de tensions douloureuses. Il y a obstruction des conduits, retention des vents; et ceux-ci, ne pouvant attendre à se faire voie naturellement, se répandent partout dans le corps. On dirait de ces navires trop remplis, qui auraient besoin qu'on les débarrassât de leur cargaison et non pas qu'on les surchargeât. Quant aux évacuations par le bas, que l'on provoque au moyen de remèdes, elles affaiblissent les entrailles, et engendrent plus d'humeurs qu'elles n'en font sortir. Comme agirait un prince qui, fatigué de voir dans sa ville une nombreuse population grecque, en remplirait les murs d'Arabes et de Scythes étrangers, de même quelques gens se laissent aller à une erreur complète. Pour se débarrasser d'humeurs qui leur sont propres et familières, de l'extérieur ils introduisent dans leur corps de la scammonée, du safran de Cnide, d'autres remèdes violents; mais ces remèdes s'identifient mal avec leur constitution, et auraient plutôt besoin d'être purifiés eux-mêmes qu'ils ne sont capables de purger la nature. Le mieux est donc de faire en sorte, au moyen d'un régime sage et modéré, que le corps se suffise constamment et s'habitue de lui-même à la régularité en ce qui regarde les évacuations et les réplétions. Si parfois la nécessité s'en présente on se fera vomir, mais sans user de drogues médicinales ni de remèdes trop curieusement apprêtés, de manière à ne rien troubler au-dedans. Il ne s'agit que de prévenir l'indigestion en mettant l'estomac, s'il est trop plein, à même de se débarrasser sans douleur. Car de même que le linge nettoyé avec du savon et du nitre s'use plus vite au blanchissage que celui qu'on lave à l'eau pure, de même les vomissements déterminés par des médecines sont nuisibles au corps et altèrent le tempérament. Quand le ventre arrête ses fonctions, il n'est pas de drogues plus efficaces que ne sont certains mets qui provoquent doucement des envies et détendent les entrailles sans efforts. L'expérience de ces aliments est familière à tout le monde, et l'usage n'en a rien de douloureux. Si le ventre n'y obéit et n'y cède pas, il faudra durant plusieurs jours recourir à l'eau, à la diète, aux lavements, plutôt qu'à des laxatifs. Ces derniers troublent et désorganisent; et pourtant la plupart en usent volontiers, comme certaines femmes libertines emploient des drogues qui provoquent leur avortement, afin de se faire emplir de nouveau et d'assouvir leur lubricité. [23] Mais laissons ces gens-là. Il en est d'autres qui, par un excès contraire, s'imposent périodiquement des diètes rigoureuses, dont l'exactitude et l'époque sont pour eux comme des arrêts judiciaires. C'est enseigner mal à propos à la nature, qui ne le demande pas, le besoin de se comprimer ; c'est rendre nécessaire une privation inutile, dans un moment où le corps réclame son régime habituel. Mieux vaut s'appliquer ces sortes de châtiments en le faisant avec liberté, et sans que l'on ait aucun pressentiment ou soupçon de maladie. Mieux vaut, d'une manière générale, se constituer, comme nous l'avons dit, un ensemble de régime qui puisse, selon les circonstances, s'accommoder de changements fréquents, plutôt que d'emprisonner son corps, que de l'assujettir à un seul et unique train de vie, dans lequel on doive se préoccuper de l'observation de certaines époques, de certains nombres, de certaines périodes déterminées. Un pareil système n'est ni sûr, ni facile : il ne saurait s'allier avec les devoirs de la vie civile, de l'humanité. Ce serait vivre comme une huître, comme une souche, que de subir une règle immuable et impérieuse pour la nourriture et pour l'abstinence, pour le mouvement et pour le repos ; que de se condamner à une existence retirée, oisive, monotone, loin de tout ami, loin de toute occasion d'acquérir quelque gloire, de toute participation aux affaires politiques. "Telle n'est pas mon opinion", disait notre ami. [24] La santé, en effet, ne doit pas s'acheter au prix de l'inaction et de l'oisiveté, lesquelles sont, au contraire, les plus grands des maux attachés aux maladies. Quelle différence y aurait-il entre l'homme qui pour se conserver les yeux les tiendrait toujours fermés, qui pour ménager sa voix garderait perpétuellement le silence, et celui qui se figurerait avoir besoin, pour rester en bonne santé, de ne rien faire de bon et d'être constamment inactif ? On ne saurait tirer un parti meilleur de la santé que de la consacrer le plus souvent possible à des actes utiles à ses semblables. Il ne faut nullement croire que l'oisiveté soit salutaire, si elle détruit la fin que se propose la santé ; et il n'est pas vrai, non plus, que les gens qui ne font rien soient les gens qui se portent le mieux. Xénocrate n'avait pas une meilleure santé que Phocion, ni Théophraste, que Démétrius; et il ne servit de rien à Épicure et à ses disciples, pour acquérir cet équilibre de la chair dont il est fait tant d'éloges, de s'être dérobés à l'accomplissement de tout acte qui pouvait exciter en eux une noble rivalité. Il y a encore d'autres soins par lesquels le corps peut être entretenu dans ce bon état que la nature demande, attendu que tout genre de vie comporte également et la maladie et la santé. Cependant aux hommes d'État, (c'est toujours cet ami qui parle), il y a lieu de faire une recommandation contraire à celle qu'aux jeunes gens adressait Platon. Celui-ci, quand sa leçon était terminée, disait ordinairement : «Allons, enfants que votre loisir soit employé à quelque chose d'honnête». Nous, à ceux qui s'occupent des affaires publiques nous recommanderons de consacrer leurs travaux à des occupations honnêtes et indispensables, plutôt que de fatiguer leur corps à des choses frivoles et indignes d'eux. Telle est cependant la conduite du plus grand nombre : ils se font du mal pour des frivolités, se consument en veilles, en allées et venues, sans aucun but utile ou honorable, et uniquement pour nuire à autrui, pour satisfaire leur humeur jalouse et querelleuse, ou pour obtenir des succès stériles et vains. C'est précisément à des hommes de cette sorte, je pense, que s'adressent ces paroles de Démocrite : "Si le corps appelait l'âme en justice pour réparation de mauvais traitements, elle ne saurait échapper à une condamnation". Il y a également une grande vérité dans cette parole de Théophraste qui est la contre-partie de la précédente : "que l'âme paye bien cher au corps le logis qu'il lui loue". D'un autre côté cependant la plupart des maux éprouvés par le corps viennent de ce que l'âme ne fait pas de lui un usage raisonnable et ne le soigne pas comme il conviendrait. Quand l'âme se livre aux mouvements qui lui sont spécialement particuliers, à ses luttes, à ses ardeurs, elle n'a aucun ménagement pour le corps. Jason, je ne sais sous l'empire de quel sentiment, disait qu'il faut être injuste dans les petites choses afin d'être juste dans les grandes. Par le même esprit de sagesse nous conseillerions à l'homme d'État d'apporter aux petites choses de l'insouciance, de la légèreté, et d'en faire une occasion de repos, s'il veut pour les affaires d'éclat, pour les négociations importantes, avoir un corps qui, loin d'être fatigué, épuisé, à bout de forces, se soit raffermi par le repos comme un vaisseau retiré sur le chantier; et alors quand l'âme aura besoin de se servir de lui, "Ce sera le poulain nouvellement sevré Qui suit de front sa mère". [25] C'est pourquoi lorsque les circonstances le permettent, il faut se refaire en ne refusant pas au corps du sommeil, des repas et cette quiétude qui est aussi éloignée d'un amollissement voluptueux qu'elle l'est de la souffrance. Mais généralement on ne garde point de mesure. On épuise le corps par des changements brusques : il semble que ce soit une lame de fer qu'il s'agisse de tremper. Tantôt on l'excède et on l'accable par le travail, tantôt on l'épuise et on l'affaiblit sous le poids des voluptés excessives. Puis du sein des plaisirs de l'amour, après des libations copieuses qui l'ont comme dissous et énervé, on le lance de nouveau sur la place publique, à la cour, ou dans quelque grosse affaire qui demande un zèle ardent et continu. Citons un exemple. Héraclite étant malade d'une hydropisie, demandait à son médecin, "qu'il changeât la pluie en sécheresse". De même, aveuglés complétement par leur erreur la plupart des hommes, lorsqu'ils sont épuisés de fatigue, de travail et de besoin, se liquéfient en quelque sorte, se fondent plus que jamais en eau sous l'influence des plaisirs, et après ces voluptés ils reprennent brusquement leur contention d'esprit. La nature ne veut pas de ces changements soudains pour le corps. Du milieu des fatigues se lancer avec l'emportement honteux d'une véritable frénésie dans les plaisirs et dans d'insolentes jouissances, comme font les marins, puis après ces plaisirs s'engager de nouveau dans de laborieuses opérations pour y gagner de l'argent, c'est ne pas permettre à l'âme de goûter cette tranquillité, ce calme dont elle a essentiellement besoin; c'est la faire sortir de sa route; c'est la troubler à force d'irrégularité. Les gens sensés se gardent bien de proposer des plaisirs à leur corps au moment où il est surchargé de travaux. Ils n'en éprouvent alors aucun besoin, et ne s'en souviennent plus. Leurs pensées se concentrent sur ce qu'il y a de beau à faire; et les autres désirs s'effacent et disparaissent pour eux devant les joies sérieuses de l'âme. On prête à Epaminondas ce mot plaisant sur un homme de coeur qui était mort de maladie au moment de la bataille de Leuctres: «Par Hercule! comment a-t-il trouvé le temps de mourir au milieu de grandes affaires ?» Cette parole peut s'appliquer d'une manière vraie à celui qui est occupé d'une négociation politique ou d'une grave question de morale. Quels instants trouverait-il pour se donner une indigestion, pour s'enivrer, pour goûter les plaisirs de l'amour? Quand les affaires sont terminées les sages mettent leur corps au repos, lui donnent du relâche. Ils évitent, ils fuient les fatigues inutiles, et encore plus les plaisirs qui ne sont pas nécessaires, les regardant comme autant d'ennemis de la nature. [26] J'ai entendu dire que Tibère répétait souvent : «Un homme qui a passé la soixantaine et qui présente son pouls à un médecin, mérite tout à fait qu'on se moque de lui." Je trouve le mot trop tranchant; mais ce qui me semble exact, c'est que chacun devrait être familiarisé avec le battement de sa propre veine, lequel varie singulièrement selon les individus. On devrait connaître sa complexion, le degré de chaleur et de sécheresse de son corps, quelles choses lui sont naturellement utiles ou préjudiciables. C'est ne pas se sentir soi-même, c'est habiter son corps en sourd et en aveugle, que d'apprendre ces notions par la bouche d'un autre, que de demander au médecin : «Me porté-je mieux l'été que l'hiver? M'accommodé-je mieux de l'humide que du sec ? Mon pouls est-il naturellement vif ou mou?» Ce sont des détails qu'il est aussi profitable qu'aisé de savoir : il n'y faut que de l'expérience et de la continuité. En fait d'aliments et de boissons, il convient de connaître ce qui est utile plutôt que ce qui est agréable, d'avoir expérimenté plutôt ce qui est bon à l'estomac que ce qui est agréable à la bouche, ce qui ne trouble pas la digestion plutôt que ce qui chatouille vivement le goût. Car demander à un médecin quels mets nous digérons facilement ou difficilement, quels sont ceux qui font du bien ou du mal au ventre, n'est pas moins honteux que de demander : «Telle chose est-elle douce ? Est-elle amère ? Est-elle aigre?» Et toutefois on redresse les erreurs de ses cuisiniers; on distingue fort habilement si un plat est trop fade, trop salé, trop aigre, tout en ne discernant pas quelles substances mêlées au corps seront légères, inoffensives, profitables. Aussi n'arrive-t-il pas souvent qu'il y ait des fautes dans la manière dont les sauces sont apprêtées sur la table des gens; mais, pour ce qui est de leur propre personne, ils s'assaisonnent journellement de la façon la plus mauvaise et la plus funeste, préparant force besogne aux médecins. Ils ne regardent pas comme la meilleure sauce celle qui est la plus douce ; ils y mêlent force condiments amers, qui piquent le gosier. On introduit dans son corps jusqu'à satiété toutes sortes de douceurs, soit que l'on ignore, soit que l'on ait oublié, que la nature attache aux jouissances saines et utiles un plaisir exempt de peine et de regrets. C'est là ce qu'il faut constamment se rappeler. Nous devons connaître ce qui est approprié et convenable à notre corps, et réciproquement. Nous devons étudier les changements de saisons ou les autres circonstances, et savoir y accommoder prudemment notre genre de vie. [27] Parlerai-je des accidents que plusieurs éprouvent par suite d'une mesquinerie sordide, quand il s'agit de faire et et de surveiller péniblement leur récolte, et quand à force d'insomnies, d'allées et de venues ils ont déterminé les causes internes des maladies à se déclarer ? Rien de tel n'est à craindre pour les hommes de lettres et pour les hommes d'État, eux dans l'intérêt desquels est écrit ce traité. Mais il est pourtant chez eux une autre sorte de faux calcul, moins grossier toutefois, en ce qui regarde le travail d'écrire ou d'apprendre, et ils doivent s'en préserver. C'est quand ils se forcent jusqu'à ne pas menager leur corps, jusqu'à n'en pas prendre soin, jusqu'à ne pas lui donner de relâche, bien qu'il demande merci; quand ils le contraignent, créature périssable et terrestre, à lutter d'efforts et de services avec l'âme qui est immortelle et céleste. Ce devient ensuite l'histoire du boeuf et du chameau qui étaient au service du même maître. Le chameau ne voulait pas soulager le boeuf d'une partie de sa charge "Bientôt tu porteras le tout", lui dit le boeuf, "et tu me porteras par-dessus le marché". C'est ce qui advint en effet quand le boeuf fut mort. Autant il en arrive à l'âme lorsqu'elle ne veut pas donner un peu de relâche et de trêve au corps épuisé qui lui en demande. Au bout de peu de temps survient la fièvre, le vertige. Il faut laisser là les livres, l'étude, l'école; et l'âme est forcée de souffrir avec le corps, forcée de partager son mal. C'est donc sagement que Platon recommande de ne pas exercer le corps sans l'âme ni l'âme sans le corps, mais de les faire marcher constamment de pair, comme deux coursiers attelés à un même char. Plus le corps s'associe aux travaux et aux fatigues de l'âme, plus il faut lui présenter de ménagements et de soins. Nous recevrons en échange la santé, trésor si beau, si désirable. Or parmi les biens qui nous seront réservés, le plus précieux, soyons-en convaincus, c'est la certitude que quand il faudra soit parler, suit agir, nous ne sentirons se susciter en nous, à propos de ces exercices, rien qui fasse obstacle à l'acquisition et à la pratique de la vertu.