[826] DE LA MONARCHIE, DE LA DÉMOCRATIE ET DE L'OLIGARCHIE. (826a) Je voulais soumettre à (826b) votre jugement notre entretien d'hier, quand la politique s'est présentée à moi, non dans un songe, mais dans une vision véritable, pour me dire : « Les Muses ont déjà des bons gouvernements Offert à la raison les sages fondements. » Après avoir exhorté dans un discours précédent à s'occuper des affaires publiques, ajoutons à ce conseil l'instruction nécessaire. Lorsqu'un citoyen s'est rendu à cette invitation et qu'il veut se livrer à l'administration publique, on lui doit des préceptes de politique d'après lesquels il puisse, (826c) autant que l'homme en est capable, se rendre utile au public et travailler en même temps d'une manière sûre et honorable à son propre avancement. Examinons donc aujourd'hui un point qui doit précéder ce que nous avons à dire, et qui est une suite naturelle de ce que nous avons dit ; cherchons quelle est la meilleure forme de gouvernement. Comme il y a pour les particuliers différents genres de vie, il est de même pour le gouvernement, qui est comme la vie du peuple, des formes différentes, et il faut connaître la meilleure, afin que l'homme d'État lui donne la préférence; ou, s'il ne le peut pas, qu'il choisisse entre les autres celle qui en approchera le plus. On entend quelquefois par gouvernement la participation aux droits de citoyen dans une ville. Ainsi les Mégariens donnèrent à Alexandre le droit de bourgeoisie ; et ce prince s'étant mis à rire d'un pareil don, ils lui dirent qu'ils n'avaient jamais décerné cet honneur qu'à Hercule avant lui. (826b) Alors Alexandre estimant cette distinction à proportion de sa rareté, la reçut avec plaisir. On appelle aussi gouvernement la vie d'un homme d'État qui administre les affaires publiques ; et c'est dans ce sens que nous louons le gouvernement de Périclès et de Bias, et que nous désapprouvons celui d'Hyperbolus et de Cléon. D'autres donnent ce nom à une seule action grande et mémorable dans l'administration; par exemple, à une distribution d'argent, à l'extinction d'une guerre, à la promulgation d'un décret. Ainsi nous disons qu'un tel a gouverné aujourd'hui, quand il a fait quelque action utile à la chose publique. Outre ces différentes acceptions on donne encore le nom de gouvernement (826e) à l'ordre et à la constitution d'après lesquels une ville est administrée; et c'est dans ce sens qu'on distingue trois sortes de gouvernement : le monarchique, l'oligarchique et le démocratique. Hérodote les a comparés ensemble dans le troisième livre de son histoire. Ce sont les trois espèces plus générales ; les autres sont des altérations de ces trois premières formes trop relâchées ou trop tendues, comme dans la musique le relâchement et la tension des cordes changent (826b) les accords. Ces trois sortes de gouvernement sont partagées entre les nations les plus puissantes. Les Perses ont adopté la monarchie absolue et indépendante; les Spartiates, l'oligarchie aristocratique libre, et les Athéniens, la démocratie pure et sans mélange. Quand ces formes d'administration s'altèrent, elles dégénèrent ou en tyrannie, ou en despotisme des grands, ou en licence populaire. [827] La première a lieu lorsque la monarchie (827a) devient une autorité arbitraire qu'aucun frein ne modère; la seconde, quand le petit nombre de ceux qui gouvernent traitent les autres avec mépris et avec fierté ; et la troisième enfin, quand la démocratie se change en anarchie, et que l'égalité introduit la licence. Toutes ces espèces de gouvernement sont absurdes. Un bon musicien se sert de tous les instruments, et il en joue de la manière la plus analogue à leur nature et la plus propre à rendre des sons agréables. Mais s'il veut en croire Platon, il laissera les épinettes, les sambuces, les psaltérions et les autres instruments de ce genre, pour s'en tenir (827b) à la lyre et à la harpe. De même un sage administrateur maniera habilement l'oligarchie lacédémonienne établie par Lycurgue ; et par la douceur de son administration, il vivra dans un parfait accord avec les citoyens qui lui sont égaux en pouvoir et en dignité. Il s'accommodera aussi au gouvernement démocratique, malgré la variété des ressorts qui le font mouvoir ; il saura les relâcher et les tendre à propos, et employer, quand il le faudra, une résistance ferme et soutenue. Mais si on lui donnait le choix entre les différentes formes de gouvernement, comme à un musicien entre les divers instruments, il ne balancerait pas, sur l'autorité de Platon, à donner la préférence à la monarchie, parce qu'elle est la seule qui puisse véritablement (827c) soutenir l'accord juste et parfait de la vertu, sans jamais sacrifier l'intérêt public à la contrainte ou à la faveur. Dans les autres formes de gouvernement, l'autorité qui commande est elle-même commandée, et l'homme d'État y est conduit autant qu'il conduit lui-même. Il n'a pas un pouvoir assez dominant sur ceux dont il tient son autorité, et il est souvent dans le cas de s'appliquer ces vers d'Eschyle, que Démétrius Poliorcète adressa à la Fortune lorsqu'il eut perdu son royaume : « Je te dus ma grandeur, et tu fais ma ruine. »