[97] SUR LA FORTUNE. (97c) "C'est la fortune seule, et non pas le conseil, Qui régit les mortels", a dit un poète. Quoi ! ni la justice, ni l'équité, ni la tempérance et la modestie ne règlent les actions des hommes? Est-ce donc la fortune qui fit qu'Aristide préféra la plus extrême pauvreté (97d) aux grands biens qu'il pouvait amasser? Est-ce par elle que Scipion, s'étant rendu maître de Carthage, ne prit rien pour lui de ses riches dépouilles, et refusa même de les voir ? que Philocrate, au contraire, avec l'argent qu'il reçut de Philippe, acheta des courtisanes et des poissons? que Lasthène et Euthicrate, attachant le bonheur aux voluptés les plus criminelles, trahirent la ville d'Olynthe? qu'Alexandre respecta les femmes de Darius, ses captives, et châtia sévèrement ceux qui voulurent les insulter ? Est-ce enfin par un caprice de la fortune que le fils de Priam séduisit la femme de son hôte, et que, l'ayant emmenée à Troie, (97e) il remplit l'Europe et l'Asie de toutes les horreurs de la guerre ? Si toutes ces actions ont été l'ouvrage de la fortune, qui empêchera de dire aussi que c'est elle qui rend les chats friands, les boucs lascifs et les singes bouffons? Mais si l'on admet dans les hommes la tempérance, la justice et la force, peut-on raisonnablement méconnaître en eux la prudence, et par conséquent le conseil? La tempérance n'est-elle pas une sorte de prudence, et cette dernière vertu ne doit-elle pas toujours accompagner la justice? ou plutôt, n'est-ce pas une même vertu sous des noms différents? Nous l'appelons tempérance et modération dans l'usage des plaisirs, force et patience dans les travaux et les dangers, ordre et justice dans les contrats civils et dans la politique. (97f) Si nous attribuons à la fortune les actions de justice et de tempérance, pourquoi ne pas mettre aussi sur son compte le vol et le libertinage? Pourquoi, renonçant à tout usage de la raison, ne pas se livrer à la fortune pour en être ballottés, comme la poussière que le vent emporte ? Bannissez la prudence, il n'y aura plus ni conseil, ni délibération, ni choix des moyens les plus propres à bien conduire les affaires ; on traitera de folie ces paroles de Sophocle : [98] (98a) "Tout périt par la négligence, Et l'on trouve toujours ce qu'on cherche avec soin"; et celles-ci où il distingue les différents moyens de parvenir à ce qu'on désire. "J'apprends avec plaisir ce qui peut s'enseigner; Je cherche constamment ce que l'on peut trouver, Et je demande aux dieux tout ce que ma faiblesse Ne peut que désirer". Mais qu'est-ce que les hommes pourront trouver ou apprendre, si tout est fait par la fortune? La rendre maîtresse de tous les événements humains, n'est-ce pas anéantir les sénats dans les républiques, et les conseils dans les cours des princes? Nous la traitons d'aveugle, et nous nous laissons conduire en aveugles par ses caprices. (98b) Et n'est-ce pas l'être, en effet, que de s'arracher, pour ainsi dire, les yeux de la prudence, et de prendre une divinité aveugle pour guide de sa vie ? Dira-t-on que c'est la fortune qui fait que nous voyons, et non pas nos yeux, que Platon appelle les messagers de la lumière? que c'est par elle que nous entendons, et non par l'organe de l'ouïe, qui, recevant l'impression de l'air dont elle est frappée, la transmet au cerveau ? Oserait-on soumettre ainsi tous nos sens à la fortune? La nature nous a donné la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et les autres organes du corps, pour être les ministres de la sagesse et de la prudence ; (98c) mais c'est l'âme seule qui voit et entend. Les facultés corporelles sont sourdes et aveugles. « Sans la lumière du soleil, dit Héraclite, nous serions, malgré l'éclat des autres astres, plongés dans une nuit perpétuelle ; et, sans l'entendement et la raison, l'homme, par les sens naturels seuls, ne serait pas distingué des animaux. » Ce n'est ni la fortune, ni le hasard, qui nous les assujettit ; c'est Prométhée, c'est-à-dire l'intelligence. "Elle nous a soumis les divers animaux, Et leur fait partager nos travaux et nos peines", (98d) dit Eschyle. La nature et la fortune ont partagé la plupart d'entre eux beaucoup mieux que nous. Ils sont armés de cornes, de dents et d'aiguillons; qui leur servent de défense. "Le dos du hérisson est armé de longs dards, dit Empédocle". D'autres sont couverts d'écailles, de longues soies, de pinces ou d'ongles très durs. L'homme seul, suivant Platon, est laissé, par la nature, nu et sans armes, privé de toute espèce de vêtement. (98e) Mais un seul don adoucit tous ces maux ; et ce don, c'est l'intelligence, la prévoyance et l'industrie. "L'homme est faible, mais son adresse Lui soumet tous les animaux, Dans les airs, sur la terre, et jusqu'au fond des eaux". Les chevaux sont pleins de vitesse et de légèreté, mais c'est pour l'homme qu'ils courent ; si les chiens sont ardents et courageux, c'est pour le défendre ; la chair des poissons et de plusieurs autres animaux, si agréable au goût, sert à sa nourriture. Quoi de plus grand et de plus terrible qu'un éléphant ? l'homme, cependant, le fait servir à ses jeux et à ses spectacles ; il lui apprend à sauter, à danser, à faire plusieurs tours. (98f) Il est bon de remarquer ces exemples, qui nous montrent jusqu'où la prudence nous élève, et qu'il n'est rien qu'elle ne puisse nous assujettir. "A la course, à la lutte, au ceste, au pugilat, Sur tous les animaux l'homme a-t-il l'avantage"? Non ; au contraire, sur tous ces points il leur est très inférieur. Mais, aidé de l'expérience, de la mémoire et de l'adresse, comme dit Anaxagoras, il les fait tous servir à ses besoins ; il prend leur lait et leur miel, il dispose à son gré de tout ce qui leur appartient. Or, en cela, doit-il quelque chose à la fortune? Tout n'est-il pas l'effet de sa sagesse et de son industrie? [99] (99a) Les ouvrages des architectes, des statuaires et de tous les autres artistes, tirent-ils aussi leur perfection du hasard et de la fortune? En admettant qu'ils puissent y avoir quelque légère influence, peut-on nier, du moins, que la plus grande et la plus belle partie de leurs ouvrages ne soit la production de l'art? C'est ce qu'un poète nous fait entendre dans ces vers : "Allez tous, artisans, vous qui par vos offrandes Honorez la mère des arts, Pallas, dont les mortels redoutent les regards". (99b) C'est en effet Minerve, et non la fortune, que les arts reconnaissent pour leur protectrice. On raconte qu'un peintre qui peignait un cheval, content d'ailleurs de son ouvrage, ne pouvait parvenir à bien rendre cette écume épaisse que le cheval fait sortir de sa bouche en rongeant son frein. Après plusieurs essais inutiles, d'impatience il saisit son éponge pleine de couleurs et la jette brusquement sur le tableau. Le hasard fit qu'elle tomba sur la bouche du cheval, et rendit parfaitement l'idée du peintre. C'est le seul trait que je sache où la fortune ait mieux fait que l'art. Dans tous leurs ouvrages, les artistes usent de règle, de mesure et de calcul, pour ne rien (99c) donner au hasard. On regarde même les arts comme des prudences d'un ordre inférieur, ou du moins comme des portions, des ruisseaux de la prudence même, distribués en divers canaux pour les besoins de la vie. Et n'est-ce pas là ce que nous montre l'énigme du feu, qui, divisé par Prométhée, se répandit de tous côtés dans l'univers? Ainsi les parties, et, pour ainsi dire, les fragments de la prudence, ont formé, par leur division, les différentes classes des arts. Ne serait-il pas bien étonnant que, tous les autres arts pouvant se passer de la fortune pour arriver à leur fin, l'art le plus grand et le plus parfait, celui qui renferme tous les devoirs de l'homme et met le comble à sa gloire, eût besoin du secours de cette déesse aveugle ? Pour tendre ou relâcher les cordes d'un instrument, ne faut-il pas une sorte de prudence que nous appelons musique ? N'en est-il pas d'autres pour assaisonner les viandes? (99d) pour laver et blanchir les étoffes? N'enseignons-nous pas aux enfants comment ils doivent s'habiller, se tenir à table et recevoir ce qu'on leur présente ? Les choses même les plus communes ne sont pas l'ouvrage de la fortune ; elles demandent du soin et de l'application ; et les choses les plus importantes, celles qui contribuent le plus au bonheur de l'homme, se feraient sans prudence, sans jugement et sans raison ? Vit-on jamais un ouvrier, après avoir détrempé de la terre avec de l'eau, laisser au hasard à faire ses briques? ou après avoir acheté de l'étoffe ou du cuir, se tenir tranquille, en priant la fortune de lui faire des habits ou des souliers ? Mais combien de gens, après avoir amassé de grandes sommes d'or et d'argent, (99e) acheté une multitude d'esclaves et des maisons magnifiquement meublées, s'imaginent qu'avec ces richesses ils n'ont pas besoin de la sagesse pour être heureux, et que sans elle ils mèneront une vie tranquille, exempte de tout revers ? « Si vous n'êtes ni fantassin, ni archer, ni cavalier, disait-on un jour à Iphicrate, qu'êtes-vous donc ? — Je suis, répondit ce général, celui qui commande à ces différents corps de troupes, et qui les fait agir.» (99f) De même, la sagesse n'est ni l'or, ni l'argent, ni la richesse, ni la gloire, ni la santé, ni la beauté, ni la force. Qu'est-elle donc? Ce qui nous fait bien user de tous ces avantages, qui nous en rend la jouissance douce, utile et honorable. Sans elle ils sont fatigants, infructueux, nuisibles même et déshonorants. Aussi Prométhée, dans Hésiode (Op. et Di., 86), recommande-t-il, avec raison, à son frère Épiméthée, "De ne pas recevoir les dons de Jupiter, Mais de les renvoyer". [100] (100a) Il entend, par ces dons, les biens extérieurs de la fortune ; et comme on défendrait de lire, de jouer des instruments ou de monter un cheval à celui qui n'aurait aucune connaissance de ces différents exercices, de même Prométhée, qui connaissait l'imprudence de son frère, son avarice, sa facilité à se laisser maîtriser par une femme, l'exhortait à ne pas se marier, à n'accepter ni autorité, ni richesse. Une grande fortune, selon Démosthène est, pour l'imprudent qui ne la mérite pas, un moyen de faire des folies ; et plus de bonheur qu'il n'en peut porter est, pour l'homme qui manque de sagesse, une occasion de devenir malheureux.