[0] PARALLÈLE DE PÉLOPIDAS ET DE MARCELLUS. [1] I. Voilà, de tout ce que les historiens nous ont conservé des actions de Pélopidas et de Marcellus, ce qui m'a paru le plus digne d'être rapporté. Leur caractère et leurs mœurs mirent entre eux les plus grandes ressemblances; ils furent tous deux pleins de valeur, laborieux, courageux et magnanimes ; la seule différence qu'on y remarque, c'est que Marcellus versa beaucoup de sang dans la plupart des villes, dont il se rendit maître, au lieu qu'Épaminondas et Pélopidas ne firent pas couler le sang des vaincus, et ne réduisirent aucune ville en servitude. On dit même que, si ces deux généraux se fussent trouvés à Orchomène, les Thébains n'en auraient pas traité les habitants avec tant de rigueur. [2] II. Si nous considérons leurs exploits, il en est peu d'aussi grands et d'aussi admirables que ceux de Marcellus contre les Gaulois, lorsque avec un petit nombre de cavaliers il vainquit et mit en fuite une troupe, si nombreuse de cavalerie et d'infanterie, ce qu'on trouverait difficilement dans la vie d'aucun autre capitaine, et qu'il tua de sa main le général ennemi. Pélopidas échoua dans une tentative semblable, et fut tué par le tyran à qui il avait voulu donner la mort. On peut cependant comparer à ces exploits de Marcellus les batailles de Leuctres et de Tégyre, qui méritent d'être mises au nombre des actions les plus belles et les plus glorieuses. Mais, en fait de surprise et d'embûche, Marcellus n'a rien qu'on puisse opposer à la conjuration de Pélopidas, lors de son retour d'exil, et à là mort des tyrans de Thèbes : c'est la plus grande des entreprises exécutées en secret et par ruse. [3] III. Marcellus, il est vrai, avait dans la personne d'Annibal un ennemi dangereux et redoutable; mais les Thébains avaient pour ennemis les Spartiates, et il est incontestable que Pélopidas les vainquit à Tégyre et à Leuctres, au lieu que Marcellus, suivant Polybe, ne vainquit pas une seule fois Annibal, qui paraît avoir été invincible jusqu'à Scipion. Nous croyons cependant avec Tite-Live, César, Cornélius Népos et parmi les historiens grecs Juba, que dans quelques occasions Marcellus défit les troupes d'Annibal, et les mit en fuite; mais ces succès ne furent jamais d'un grand poids : il semble même qu'après ces chutes légères le général carthaginois ne se relevait qu'avec plus de vigueur. Ce qu'on a le plus admiré avec raison dans Marcellus, c'est qu'après tant d'armées vaincues, après tant de généraux tués, après le renversement presque total de l'empire romain, il ait pu faire naître dans le cœur de ses soldats la confiance de tenir tête à l'ennemi. A la frayeur et à la consternation dont les Romains étaient frappés depuis si longtemps faire succéder le désir et l'ardeur de combattre, leur inspirer assez de courage et de hardiesse, non seulement pour ne pas céder à l'ennemi une victoire facile, mais pour la disputer avec opiniâtreté, jusqu'à la rendre douteuse , ce fut l'ouvrage du seul Marcellus. Accoutumés par leurs malheurs à se féliciter d'avoir pu échapper à leur ennemi par la fuite, les Romains apprirent de lui à rougir de ne devoir leur salut qu'à une déroute, ou de faire le moindre pas en arrière, et à s'affliger de n'avoir pas battu les ennemis. [4] IV. Si Pélopidas ne perdit jamais de bataille tant qu'il commanda les armées, Marcellus gagna seul autant de victoires qu'aucun général de son temps. Il semble donc que la gloire qu'a eue le premier d'être toujours invincible est égalée par celle qu'a acquise au second le grand nombre de ses victoires. Marcellus prit la ville de Syracuse, et Pélopidas manqua celle de Sparte. Mais je crois que la conquête de la Sicile était un exploit moins difficile que de s'être approché seulement de Sparte, et d'avoir le premier traversé l'Eurotas à la tête d'une armée. On peut dire pourtant que cet exploit, ainsi que la bataille de Leuctres, fut plus l'ouvrage d'Épaminondas que celui de Pélopidas, au lieu que Marcellus ne partagea avec personne la gloire de ses belles actions. Il prit seul Syracuse, et battit les Gaulois sans le secours de son collègue. Il tint tête à Annibal, non seulement sans être soutenu, mais lorsque tout le monde l'en détournait ; et changeant seul la face de la guerre, il enseigna le premier aux Romains à résister avec audace à l'ennemi. [5] V. Je ne puis louer la mort ni de l'un ni de l'autre; au contraire, je m'afflige, je m'indigne, d'une fin si extraordinaire. Mais j'admire Annibal qui, ayant livré un si grand nombre de combats qu'on se lasse à les compter, n'a pas reçu une seule blessure; et j'aime, dans la Cyropédie, Chrysante qui, ayant la main levée pour frapper son ennemi, et entendant sonner la retraite, le lâche aussitôt, et se retire arec douceur et modestie. Cependant la mort de Pélopidas paraît excusable, parce que, échauffé déjà par l'ardeur du combat, il était encore enflammé par un désir honnête de vengeance; et, comme dit Euripide : "C'est pour un général un grand sujet de gloire Que de se conserver en gagnant la victoire ; Mais si dans le combat il doit être abattu, Qu'il remette sa vie aux mains de la Vertu, C'est par là que sa mort est une action et non pas une passion". D'ailleurs, outre que Pélopidas était animé par le ressentiment, il se proposait la mort du tyran comme la fin de la victoire; et c'était un motif raisonnable de l'ardeur à laquelle il se laissa emporter; on trouverait difficilement dans tout autre exploit un objet plus noble et plus glorieux. Au contraire, Marcellus n'était poussé par aucun motif important; il n'était pas agité de cet enthousiasme qui domine la raison et lui fait braver tous les périls. Il alla inconsidérément se jeter dans le péril et y périt, non comme un général, mais comme un coureur ou un espion; abandonnant ainsi ses cinq consulats, ses trois triomphes, les dépouilles qu'il avait gagnées, les trophées qu'il avait érigés pour la défaite de plusieurs rois, les abandonnant, dis-je, à des Espagnols et à des Numides qui avaient vendu leur vie aux Carthaginois ; et qui eux-mêmes semblaient se reprocher un exploit qui avait fait mourir, parmi les coureurs frégellaniens, le premier des Romains en vertu, le plus grand en autorité, et le plus éminent en gloire. [6] VI. Au reste, on ne doit pas regarder ce que je dis ici comme une accusation contre ces deux grands hommes, mais comme une remontrance que j'adresse pour eux, à eux-mêmes et à leur courage, auquel ils ont sacrifié toutes leurs autres vertus, en prodiguant leur sang et leur vie, en ne mourant que pour eux-mêmes et non pour leur patrie, pour leurs amis et leurs alliés. Pélopidas fut enterré par ses alliés pour qui il était mort; Marcellus le fut par ses ennemis qui l'avaient fait mourir. Le sort du premier est heureux et digne d'envie; mais la destinée de l'autre est plus grande et plus glorieuse : car l'ennemi qui admire et honore la vertu qu'il redoutait fait bien plus que l'ami qui témoigne sa reconnaissance à la vertu dont il a reçu des bienfaits. Dans le premier la vertu seule est récompensée; dans l'autre l'utilité et le besoin ont plus de part que la vertu même aux honneurs qu'on lui rend.