[0] Comparaison Dion - Brutus. [1] I. Dion et Brutus eurent l'un et l'autre de grandes qualités, et l'on doit compter pour la première d'avoir su s'élever par de faibles commencements à un si grand degré de puissance; mais, sous ce rapport Dion a sur Brutus un grand avantage : il n'eut pas un concurrent qui excitât son émulation, comme Brutus l'avait en la personne de Cassius, homme à la vérité inférieur à Brutus par sa réputation et sa vertu, mais qui, par son audace, sa valeur et sa capacité dans la guerre, eût une grande part aux exploits de son collègue. On lui fait même honneur du commencement de leur entreprise, et l'on assure qu'il fut le premier auteur de la conspiration contre César, à laquelle Brutus était loin de penser. Dion, non content de fournir pour son expédition des armes, des vaisseaux et des soldats, sut encore attirer seul à lui les amis qui le secondèrent dans l'exécution de son projet. Brutus trouva dans la situation des affaires, et dans la guerre même, ses richesses et sa puissance ; mais Dion fit seul tous les frais de la guerre; et, pour rendre la liberté à sa patrie, il sacrifia à ses concitoyens l'argent qui devait servir à l'entretenir dans son exil. Brutus et Cassius ne pouvant, après leur sortie de Rome, trouver leur sûreté dans le repos, condamnés à mort et poursuivis par leurs ennemis, furent forcés de se jeter dans la guerre, comme dans le seul asile qui leur restât ; et, en se faisant un rempart de leurs armes, c'était plus pour eux-mêmes que pour leurs concitoyens qu'ils s'exposaient au danger. Dion, au contraire, menait dans son exil une vie plus sûre et plus douce que le tyran qui l'avait banni ; et ce fut pour sauver là Sicile que, s'arrachant de cet état paisible, il alla volontairement se précipiter dans les plus grands périls. [2] II. Il y avait d'ailleurs bien de la différence à délivrer les Syracusains de la domination de Denys, ou les Romains de celle de César. Le premier ne cherchait pas à dissimuler sa tyrannie, et il avait rempli des plus grands maux toute la Sicile. César, il est vrai, en établissant son autorité, ne ménagea pas ceux qui voulurent s'y opposer : mais après qu'il les eut vaincus et soumis, il n'eut guère que le nom et l'apparence du pouvoir absolu ; et loin qu'on eût à lui reprocher un seul acte de cruauté et de tyrannie, il prouva que l'état des affaires demandait absolument un monarque, et que Dieu l'avait donné aux Romains comme le médecin le plus doux, et le plus capable de guérir leurs maux. Aussi le peuple regretta-t-il César presque aussitôt après sa mort, et se montra-t-il implacable dans son ressentiment contre, les meurtriers ; mais les concitoyens de Dion lui firent un crime d'avoir laissé Denys s'échapper de Syracuse, et de n'avoir pas détruit le tombeau du premier tyran. [3] III. Dion, comme général, est dans la conduite de la guerre à l'abri de tout reproche ; les projets qu'il a conçus lui-même, il les exécute avec la plus grande sagesse, et il répare toujours heureusement les fautes des autres. Brutus paraît avoir manqué de prudence en mettant toute sa fortune au hasard d'une seconde bataille; et après l'avoir perdue, au lieu de chercher les moyens de rétablir ses affaires, il abandonne toute espérance, et n'a pas, comme Pompée, assez d'audace pour tenter encore le sort des armes, qui pouvait lui devenir favorable, puisque sa flotte était maîtresse de la mer. Le plus grand reproche qu'on puisse lui faire, c'est qu'ayant dû à la clémence de César et sa propre vie et celle de tous les compagnons de sa captivité, dont il lui demanda le pardon, en ayant été traité comme ami, et plus honoré qu'aucun de ses autres courtisans, il ait attenté de sa propre main aux jours de son bienfaiteur. On ne peut rien reprocher de semblable à Dion : tant qu'il fut l'allié et l'ami de Denys, il l'aida à établir, à conserver sa puissance ; et ce ne fut qu'après avoir été banni, après avoir éprouvé dans la personne de sa femme la plus grande injustice, après avoir été dépouillé de ses biens, qu'il entreprit contre lui une guerre juste et légitime. [4] IV. Mais ne peut-on pas considérer sous un rapport contraire cette partie de leur parallèle, et dire que la haine des tyrans et l'aversion pour le mal, qui fait le principal mérite de ces deux grands hommes, fut entièrement pure et désintéressée dans Brutus, qui, sans avoir aucun sujet personnel de plainte contre César, exposa généreusement sa vie pour le seul intérêt de sa patrie? Dion, sans les outrages qu'il reçut de Denys, ne lui aurait jamais déclaré la guerre, comme on le voit par les Lettres de Platon, qui prouvent clairement que ce fut pour avoir été chassé de la cour du tyran, et non après l'avoir abandonnée volontairement, qu'il alla détruire la tyrannie. J'ajoute encore que Brutus, d'abord ennemi de Pompée, devint son ami par le seul motif du bien public, qui le rendit aussi l'ennemi de César, parce qu'il n'avait d'autre règle de son amitié et de sa haine que la seule justice. Tant que Dion eut la confiance du tyran, il lui rendit de grands services; dés qu'il l'eut perdue, il lui déclara la guerre : aussi tous ses amis ne furent-ils pas persuadés qu'après avoir chassé Denys, il n'eût pas affermi la tyrannie sur sa tête; en attirant ses concitoyens par un nom plus doux que celui de tyran. Mais les ennemis mêmes de Brutus disaient hautement que de tous ceux qui avaient conspiré contre le tyran, il était le seul qui, depuis le commencement de l'entreprise jusqu'à la fin, n'eût eu d'autre but que de rendre aux Romains leur ancien gouvernement. [5] V. Au reste, le combat que Dion eut à soutenir contre Denys ne peut entrer en comparaison avec celui de Brutus contre César. De tous ceux qui vivaient familièrement avec Denys, il n'y en avait pas un à qui une vie passée dans la débauche du vin et des femmes, et dans les jeux de hasard, n'eût inspiré pour ce tyran le plus profond mépris ; mais la pensée seule de faire périr César, sans craindre les talents, la puissance et la fortune d'un homme dont le nom seul ôtait le sommeil aux rois des Parthes et des Indiens ; cette pensée, dis-je, ne pouvait être conçue que par une âme forte et élevée, incapable de faire aider ses résolutions aux plus grands motifs de crainte. Aussi Dion n'eut pas plus tôt paru en Sicile, qu'il vit s'assembler autour de lui, pour combattre le tyran, des milliers de ses concitoyens : après la mort de César, le souvenir de sa gloire soutint la fortune de ses amis ; et son nom seul porta à un tel degré d'élévation le jeune homme qui le prit, et qui n'avait presque aucune ressource, qu'il devint en peu de temps le premier des Romains, et qu'il attacha ce nom sur sa personne comme un talisman contre la haine et la puissance d'Antoine. [6] VI. Objectera-t-on qu'il en coûta de grands combats à Dion pour chasser le tyran, et que Brutus tua César tout nu et sans gardes ? Mais c'est cela même qui prouve l'habileté d'un grand capitaine, d'avoir pu surprendre nu et sans gardes un homme environné d'une si grande puissance. Il ne l'attaqua pas brusquement, ni seul, ni même avec peu de personnes ; il avait prémédité de loin son dessein, et il l'exécuta avec un grand nombre de conjurés, dont aucun ne trahit sa confiance, soit que dès l'origine il les eût tous choisis bons, ou que son choix les eût rendus tels. Dion, au contraire, ou jugeant mal ceux qu'il s'associa, se confia à des hommes méchants; ou, s'il les avait bons, l'usage qu'il fit d'eux les rendit mauvais : deux méprises qui ne sont pas d'un homme prudent et sage : aussi Platon le blâme-t-il, dans ses Lettres, d'avoir choisi pour amis des gens dont il fut la victime. [7] VII. La mort de Dion ne trouva point de vengeur, et Brutus reçut de ses ennemis mêmes des témoignages d'estime. Antoine lui fit des obsèques honorables, et César lui conserva les honneurs qu'on lui avait décernés de son vivant. On voyait sa statue de bronze à Milan, dans la Gaule cisalpine : quelque temps après la mort de Brutus, César ayant vu cette statue, dont la ressemblance et le travail étaient parfaits, passa outre ; ensuite, s'étant arrêté quelques instants, il appela les magistrats de la ville, et leur dit, en présence de plusieurs personnes, qu'ils avaient violé le traité qu'il avait fait avec eux, puisqu'ils recélaient un de ses ennemis dans leurs murailles. Ces officiers s'en défendirent ; et, ne sachant de qui il voulait parler, ils se regardaient les uns les autres avec étonnement. César alors, se tournant vers la statue et fronçant les sourcils : « N'est-ce pas là, leur dit-il, mon ennemi que vous avez placé au milieu de votre ville? » Ces magistrats interdits gardèrent le silence : mais César, s'étant mis à sourire, loua les Milanais de la fidélité qu'ils conservaient à leurs amis dans leurs revers même, et ordonna que la statue restât à sa place.