[0] Comparaison d'Agésilas et de Pompée Traduction, Bernard Latzarus, 1950 [1] (1) Maintenant que les vies de ces deux grands hommes sont sous nos yeux, parcourons rapidement, par la pensée, les particularités qui distinguent l’un de l’autre, en les opposant une à une. (2) Les voici. En premier lieu, Pompée est parvenu de la façon la plus légitime à la puissance et à la gloire, en se poussant lui-même et en apportant souvent une importante collaboration à Sylla dans son action pour délivrer l’Italie de ses tyrans. Agésilas, lui, prit le pouvoir royal par des procédés qui n’étaient irréprochables, ni à l’égard des dieux, ni à l’égard des hommes, en taxant de bâtardise Léotychidas, que son frère avait reconnu pour fils légitime, et en tournant l’oracle relatif à la royauté boiteuse. (3) En second lieu, du vivant de Sylla, Pompée ne cessa de l’honorer; et, après sa mort, il arracha son corps à Lépide pour lui rendre les honneurs funèbres. Il donna même à Faustus, le fils du dictateur, sa propre fille en mariage. Agésilas, lui, sous le premier prétexte venu évinça Lysandre et le bafoua. (4) Et pourtant Sylla avait reçu de Pompée autant de services qu’il lui en rendit, alors que Lysandre avait fait Agésilas Roi de Sparte et généralissime de la Grèce. (5) En troisième lieu, si, en matière politique, Pompée transgressa la justice, ce fut pour des raisons de famille; car il commit la plupart de ses fautes, d’accord avec César ou avec Scipion, qu’il eut tour à tour comme beaux-pères. (6) Agésilas, lui, par complaisance pour la passion de son fils, déroba Sphodrias à la mort que méritait l’attentat de ce misérable contre Athènes, et visiblement, quand Phoebidas viola le traité conclu avec Thèbes, il le soutint avec zèle, en raison même de ce crime. (7) En somme, tout le mal que Pompée put faire aux Romains par mauvaise honte ou par irréflexion, Agésilas le fit aux Lacédémoniens par fougue et par désir de se faire valoir, en allumant la guerre de Béotie. [2] (1) S’il fallait, d’autre part, imputer les revers de ces deux grands hommes à quelque mauvaise chance, les Romains ne pouvaient s’attendre à celle de Pompée; mais Agésilas, quand les Lacédémoniens, avertis par un oracle, pressentaient la sienne, ne leur permit pas d’éviter la royauté boiteuse. (2) Et en effet, quand Léotychidas eût été mille fois convaincu d’être un étranger et un bâtard, les Eurypontides n’étaient pas en peine de fournir à Sparte un Roi légitime et droit sur ses pieds, si, dans l’intérêt d’Agésilas, Lysandre n’eût obscurci l’oracle. (3) Cependant le procédé qu’Agésilas, après le malheur de Leuctres, imagina pour remédier à l’incertitude de ses concitoyens dans l’affaire des trembleurs, en leur conseillant de laisser dormir les lois ce jour-là, n’est comparable à aucun autre artifice d’homme d’État; et nous n’avons rien qui en approche chez Pompée: au contraire, il ne se croyait même pas tenu de se conformer aux lois qu’il édictait, et il les violait pour étaler devant ses amis son grand crédit. (4) L’autre, réduit à la nécessité d’abroger les lois pour sauver ses concitoyens, trouva moyen d’épargner les hommes et de rendre les lois inoffensives sans les abroger. (5) Voici encore un effet inimitable de l’abnégation politique d’Agésilas: au reçu de la scytale, il abandonna ses entreprises d’Asie. (6) Car il ne fit pas comme Pompée, qui, en travaillant à sa grandeur personnelle, aidait du même coup l’État. N’ayant en vue que l’intérêt de la patrie, il lui sacrifia une puissance et une gloire telles que nul, avant ou après lui, sauf Alexandre, n’en eut jamais de pareilles. [3] (1) A un autre point de vue, celui des campagnes et des faits de guerre, le chiffre des trophées dressés par Pompée, l’importance des armées qu’il a conduites, le nombre des batailles rangées qu’il a gagnées, défient toute comparaison avec les victoires d’Agésilas. Xénophon lui-même en conviendrait, je crois, encore qu’il doive à ses autres mérites le privilège exclusif d’écrire et de dire ce qu’il veut de son héros. (2) Je crois aussi que les deux hommes diffèrent sous le rapport de la clémence envers les ennemis. Car l’un, voulant asservir Thèbes et dépeupler Messène, l’une, métropole de sa race, l’autre, égale de sa patrie, fut sur le point de perdre Sparte; il lui fit perdre, en tout cas, son hégémonie. (3) L’autre donna des villes aux pirates assagis, et, pouvant triompher de Tigrane, Roi d’Arménie, fit de ce Prince, un allié de Rome, en disant qu’il préférait une éternité à une journée. (4) Si toutefois la grandeur et la supériorité des faits d’armes et des calculs stratégiques font décerner à un général le prix du mérite, le Lacédémonien laisse loin derrière lui le Romain. (5) Car, d’abord, il n’a pas sacrifié, ni délaissé sa ville, attaquée par une armée ennemie de soixante-dix mille hommes, quand il n’avait avec lui qu’une poignée de fantassins, déjà vaincus à Leuctres. (6) Pompée, lui, quand César arrivait avec cinq mille trois cents hommes seulement et n’avait encore pris qu’une ville d’Italie, s’exila de Rome par crainte, cédant ignominieusement devant un si petit nombre ou le supposant, à tort, plus élevé. (7) Il assura le départ de sa femme et de ses enfants, et, laissant isolés ceux des autres citoyens, il prit la fuite, quand il fallait, ou bien livrer un combat victorieux pour la patrie, ou bien accepter les conditions de paix du vainqueur: car c’était son concitoyen et son allié. (8) Mais en fait, quand il regardait comme une énormité de prolonger la durée du commandement de son rival, et de l’élire consul, il lui donna l’occasion de prendre la Ville et de dire à Métellus qu’il considérait ce tribun comme son prisonnier de guerre avec tous les autres Romains. [4] (1) Ce qui appartient surtout à un bon général, c’est, quand il est le plus fort, de forcer les ennemis à combattre, et, quand il se trouve inférieur en nombre, de ne pas se laisser forcer à combattre lui-même. Agésilas le fit toujours, et se maintint, jusqu’au bout, invincible. (2) Quant à Pompée, César, tant qu’il eut des effectifs plus faibles, évita de se mesurer avec lui, de peur d’en souffrir; mais quand il fut plus fort, il le força de combattre avec sa seule infanterie, ce qui lui fit tout perdre; car César, d’un seul coup, devint maître de l’argent et des vivres de Pompée, auquel il prit aussi la mer. Or, avec toutes ces ressources, Pompée aurait pu terminer la guerre à son profit, et sans combat. (3) Le principal argument que l’on invoque pour le défendre se tourne en grief, étant donnée la grandeur du général. Qu’un jeune chef d’armée, troublé par le vain tumulte des gens qui crient à la faiblesse et à la poltronnerie, renonce à la tactique la plus sûre, c’est naturel et pardonnable. (4) Mais Pompée le Grand, dont les Romains appelaient le camp une patrie et la tente un Sénat, alors qu’ils donnaient les noms de renégats et de traîtres aux hommes d’État restés à Rome, fussent-ils préteurs ou consuls, Pompée, à qui l’on ne donnait jamais de chef, et qui fit toutes ses campagnes, invariablement heureuses, comme généralissime, qui pourrait supporter que, pour éviter les railleries d’un Favonius et d’un Domitius et n’être pas appelé Agamemnon, il se laisse contraindre à livrer au hasard d’un moment l’empire et la liberté du monde? (5) S’il n’avait en vue que d’éviter une humiliation éphémère, il devait résister au début en livrant combat pour la possession de Rome au lieu de présenter sa fuite fameuse comme un stratagème à la Thémistocle pour considérer ensuite comme une honte l’ajournement éventuel de la bataille en Thessalie. (6) Car, à coup sûr, Dieu n’avait pas désigné aux adversaires comme champ clos et comme terrain de lutte pour vider la dispute du pouvoir, la plaine de Pharsale, et le héraut ne sommait point Pompée de descendre en lice ou d’abandonner la couronne à un autre. L’empire de la mer, dont il disposait, lui offrait bien des plaines, des milliers de villes, une terre immense, pour imiter, s’il le voulait, Fabius Maximus, Marius, Lucullus et Agésilas lui-même. (7) Le dernier nommé de ces grands hommes n’eut pas à faire face, à Sparte, à une moindre agitation, quand ses concitoyens voulaient combattre les Thébains pour défendre leur pays; et en Égypte il supporta bien des calomnies, des accusations et des soupçons du Roi qu’il engageait à se tenir en repos. (8) Mais en appliquant, comme il le voulait, la meilleure tactique, non seulement il sauva les Égyptiens malgré eux et seul, dans un si grand cataclysme, maintint toujours Sparte debout, mais encore il érigea un trophée contre les Thébains dans sa propre ville, parce qu’il avait permis à ses concitoyens de remporter une seconde victoire en refusant de travailler, pour leur obéir, à sa perte et à la leur. (9) Il en résulta qu’Agésilas, plus tard, était loué par ceux qu’il avait sauvés en leur résistant, et que Pompée, trompé par d’autres, eut pour accusateurs ceux-là mêmes à qui il s’était fié. (10) Cependant quelques historiens affirment qu’il fut induit en erreur par son beau-père Scipion: car ce personnage, voulant s’approprier la plus grande partie des fonds qu’il rapportait d’Asie et qu’il dissimulait, pressa la bataille sous prétexte qu’on n’avait plus d’argent. (11) Mais quand cela serait vrai, le général ne devait pas être dupe, ni se laisser si facilement circonvenir pour mettre en péril les plus grands intérêts. Dans cet ordre d’idées, voilà donc comment nous considérons chacun de nos deux héros. [5] (1) Quant à l’Égypte, l’un s’y rendit de force, étant en fuite; l’autre, sans noblesse et sans contrainte, pour de l’argent, afin de faire la guerre aux Grecs avec la solde gagnée au service des Barbares. (2) Ainsi les reproches que nous faisons aux Égyptiens à cause de Pompée se confondent avec les accusations que portent les Égyptiens contre Agésilas. Car l’un mourut de sa confiance; et l’autre trompa la confiance qu’il inspirait, en passant à l’ennemi qu’il était venu combattre.