[0]PARALLÈLE ENTRE DÉMOSTHÈNE ET CICÉRON - Trad. B. Latzarus, Garnier, 1950 [1] (1) Voilà donc les faits mémorables des histoires de Démosthène et de Cicéron, telles qu'elles sont arrivées à ma connaissance. (2) Je renonce à comparer ces deux grands hommes sous le rapport de l'éloquence, mais il est un détail que je ne tairai pas : Démosthène consacrait à l'art oratoire tout ce qu'il avait de talent, naturel ou acquis; et il surpassait, en clarté lumineuse et en énergie, ses rivaux dans les débats politiques ou les procès; en dignité et en magnificence, les maîtres du genre démonstratif; en précision et en connaissances techniques, les sophistes. (3) Cicéron, lui, qui possédait une grande instruction et s'intéressait à des sujets d'étude variés, a laissé beaucoup d'ouvrages philosophiques proprement dits, dans le genre de l'Académie, ce qui ne l'empêche pas, même dans ses plaidoyers et ses discours politiques, d'étaler, avec une complaisance visible, les connaissances, fruit de ses lectures. (4) Leur humeur naturelle, à l'un et à l'autre, se laisse aussi entrevoir quelque peu dans leur style. Car Démosthène, étranger à toute recherche du joli et à toute plaisanterie, concentré dans sa vigueur et son sérieux, ne sent pas la mèche de lampe, comme Pythias l'en accusait spirituellement, mais le régime de l'eau pure, les méditations, l'amertume et la rudesse connues de son caractère. Cicéron, au contraire, entraîné souvent par son esprit mordant jusqu'au burlesque, fait de l'ironie dans ses plaidoyers, même sur des sujets sérieux, qu'il tourne, pour les besoins de sa cause, en dérision et en plaisanterie. Il négligeait ainsi la moralité, par exemple dans son plaidoyer pour Caelius, où il dit : "Rien d'étonnant si mon client, dans les délices d'une vie opulente, se livre au plaisir; car ne pas se donner les jouissances qui vous sont permises est folie, alors surtout que les philosophes placent très visiblement le bonheur dans le plaisir."(5) Voici ce qu'on dit encore. Lorsque Caton poursuivait Muréna, Cicéron, alors consul, défendait l'accusé, et, pour atteindre Caton, lançait bien des traits comiques à l'école stoïcienne, touchant la singularité de ce qu'on appelle ses paradoxes. Des éclats de rire, partant de l'auditoire, gagnèrent jusqu'aux juges; et Caton dit à ses voisins, avec un sourire tranquille : "Comme nous avons, Messieurs, un consul plaisant!" (6) Cicéron, en effet, paraît avoir été enclin au rire et s'être plu à railler; sa physionomie même présentait un aspect souriant et enjoué. Mais celle de Démosthène était toujours sérieuse; il abandonnait difficilement cet air soucieux et méditatif; et c'est pourquoi ses ennemis, comme il le dit lui-même, le déclaraient ouvertement difficile à vivre et peu commode. [2] (1) On peut encore voir dans leurs écrits que Démosthène, quand il entame son propre éloge, le fait avec modération et sans se rendre importun; encore n'y touche-t-il que si le souci d'un plus grand intérêt l'exige; partout ailleurs, il est circonspect et réservé. Mais les éloges démesurés que se décernait Cicéron dans ses discours, accusaient une passion immodérée pour la gloire, quand il s'écriait, par exemple "Il faut que les armes le cèdent à la toge, et le laurier triomphal à l'éloquence!" (2) Il finit par louer, non seulement ses travaux et ses actes, mais encore ses discours et ses écrits; on dirait un jeune garçon qui veut rivaliser avec les sophistes Anaximène et Isocrate, et non un chef décidé à conduire et à redresser le peuple romain, un lutteur: "Écrasant, armé de toutes pièces, terrible à ses adversaires." (3) Car, si l'ascendant de la parole est nécessaire à un homme d'État, c'est, de sa part, un manque de dignité que de s'attacher à la gloire qu'elle donne et d'y aspirer avidement. Aussi Démosthène, sur ce point, montre-t-il plus de vigueur et d'élévation, en présentant son talent comme un fruit de l'expérience, qui exige des auditeurs beaucoup d'indulgence, et en regardant comme des êtres serviles et de vulgaires artisans, comme ils le sont en effet, les orateurs gonflés d'orgueil. [3] (1) Pour ce qui est de haranguer le peuple et de faire de la politique, le talent était au même niveau chez l'un et chez l'autre, au point que même les maîtres absolus de la force armée et des camps avaient besoin d'eux: Charès, Diopeithès et Léosthénès, de Démosthène; Pompée et le jeune César, de Cicéron, comme César lui-même le dit dans ses Mémoires dédiés à Agrippa et à Mécène. (2) Mais ce qui passe, dans l'opinion courante, pour la meilleure pierre de touche d'un caractère, l'énergie du pouvoir et de l'autorité, qui donne le branle à toutes les passions et met à nu toutes les faiblesses, a manqué à Démosthène. Il ne put donc donner sa mesure, n'ayant exercé aucune magistrature en vue, lui qui ne commandait même pas l'armée rassemblée contre Philippe par sa propre initiative. (3) Cicéron, au contraire, a été questeur en Sicile, puis envoyé comme proconsul en Cilicie et en Cappadoce. En un temps où l'amour des richesses était au paroxysme, où les préteurs et les généraux en mission dans les provinces, jugeant le vol simple trop mesquin, s'adonnaient au brigandage, où, prendre ne paraissant plus un crime, celui qui le faisait avec modération était aimé, Cicéron donna la preuve éclatante de son mépris de l'argent, comme aussi de son humanité et de sa bonté. (4) À Rome surtout, où il exerça, sous le titre de consul, l'autorité d'un Empereur et d'un dictateur dans la lutte contre Catilina et ses complices, son exemple vint à l'appui de cet oracle de Platon: "Les maux des États auront leur terme quand une grande puissance et une grande intelligence, par suite d'une heureuse conjoncture, se trouveront jointes à la justice." (5) Il y a plus. On reproche à Démosthène d'avoir fait argent de sa parole en écrivant secrètement des plaidoyers pour ses adversaires Phormion et Apollodore; on l'accusa de recevoir des subsides du Roi, et il fut condamné pour détournement dans l'affaire d'Harpale. (6) Si nous voulons voir des calomnies dans ces accusations, portées cependant contre lui par bien des écrivains, il reste que Démosthène, à coup sûr, n'aurait jamais eu le courage de jeter un regard ferme sur les présents offerts par les Rois en signe de gratitude et d'estime, et de passer outre: ce dédain ne pouvait être dans la ligne de conduite d'un homme qui prêtait à la grosse aventure. Impossible de contester là-dessus. (7) Quant à Cicéron, édile, il refusa les présents considérables des Siciliens; proconsul, ceux du Roi de Cappadoce; exilé, ceux de ses amis de Rome; et cela malgré toutes les instances, nous l'avons dit. [4] (1) En outre, l'exil de l'un fut le prix du vol honteux dont il avait été convaincu; l'exil de l'autre, celui de la belle action qu'il avait accomplie en retranchant de la patrie des criminels. (2) Aussi le départ de l'un ne fit aucun bruit; lors du bannissement de l'autre, au contraire, le Sénat prit le deuil, qu'il garda longtemps, et adopta la résolution de n'émettre son avis sur rien avant le vote du rappel de l'exilé. En revanche, Cicéron passa le temps de son exil en Macédoine dans une tranquille oisiveté; pour Démosthène, au contraire, l'exil est une phase importante de sa vie politique. (3) En effet, comme nous l'avons dit, continuant de lutter aux côtés des Grecs, il parcourait les villes, dont il chassait les ambassadeurs de Macédoine, et il se montra de la sorte bien meilleur citoyen que Thémistocle et Alcibiade dans les mêmes conjonctures. De plus, à son retour, il se consacra encore à la même politique, et ne cessa de faire la guerre à Antipater et aux Macédoniens. (4) Cicéron, lui, s'entendit reprocher en plein Sénat par Laelius d'être resté silencieux à son banc quand le jeune César posait illégalement sa candidature au consulat, n'ayant pas encore de barbe au menton. Brutus, dans une lettre, le blâmait aussi d'avoir veillé sur les premiers pas d'une tyrannie plus absolue et destinée à pousser des racines plus profondes que celle qu'il venait de renverser. [5] (1) Tout considéré, si l'on arrive à leur fin, qui donc ne plaindrait pas Cicéron en voyant ce vieillard, par suite de sa faiblesse, ballotté dans tous les sens par des domestiques, s'efforçant de fuir la mort et de se dérober à ceux qui la lui apportaient un peu plus tôt que n'eût fait la nature; et puis, égorgé? (2) Quant à Démosthène, bien qu'il se soit abaissé quelque peu au rôle de suppliant, admirable fut sa pensée de se procurer du poison qu'il gardait; admirable aussi, l'usage qu'il en fit. Le dieu ne lui assurant pas l'asile qu'il cherchait, il se réfugia, pour ainsi dire, auprès d'un plus grand autel; il sut se soustraire aux armes et aux satellites, et disparut en se riant de la cruauté d'Antipater.