[0] HISTOIRE DE LA CROISADE DE LOUIS VII, par ODON DE DEUIL ODON DE DEUIL, AU VÉNÉRABLE SUGER, SON ABBE. Au vénérable Suger, abbé de l'église de Saint-Denis, le moindre de ses moines, Odon de Deuil, salut! Je voudrais, mais ne sais comment m'y prendre, trouver moyen de vous écrire d'une manière convenable, sur notre voyage vers le saint sépulcre, quelque chose que vous pussiez ensuite revêtir de votre style, pour le transmettre à jamais à la mémoire des hommes. Encore en proie à toutes les difficultés du voyage, je suis doublement empêché et par mon incapacité et par la fatigue. Quelquefois cependant il nous faut tenter même ce que nous ne pouvons faire, afin d'exciter par nos efforts les hommes plus hardis à accomplir ce que nous voudrions et ne pouvons nous-mêmes. Moi donc, qui, dans notre pèlerinage vers le saint sépulcre, suis comblé sans mesure des bienfaits du très glorieux roi Louis, moi qui ai vécu dans sa plus intime familiarité, certes, j'éprouve un vif désir d'en rendre grâces ; mais les forces me manquent pour le faire. Que ce soit donc l'œuvre du bienheureux Denis, pour l'amour duquel le roi a fait tout cela, et votre œuvre, puisqu'il m'a pris en votre place, moi votre moine. Toutefois vous lui devez beaucoup aussi pour vous-même, vous qu'il a spécialement chéri dans son royaume, et à qui il a confié ce même royaume, lorsqu'il l'a quitté, conduit par le zèle de la propagation de la foi. En cela cependant, il a aussi veillé à ses propres intérêts, puisqu'il a remis le soin de ses affaires à une fidélité éprouvée, à une sagesse toute particulière. Vous avez écrit l'histoire des actions de son père ; ce serait un crime de priver la postérité de celle du fils, dont toute la vie est un modèle de vertu : car, depuis qu'il a commencé à régner, presque enfant, la gloire du siècle, loin d'être pour lui une occasion de se livrer à la volupté, n'a fait qu'accroître et mettre en lumière ses vertus. Si donc quelqu'un ne commençait à écrire son histoire qu'après son voyage à Jérusalem, il retrancherait la partie la plus importante de ce modèle que Dieu a voulu proposer aux rois des temps à venir. Car nous admirons bien plus dans le jeune Nicolas le quatrième et le sixième jour de sa naissance, et ses autres dispositions naturelles, que l'admirable sainteté de sa vie épiscopale. Vous donc, à qui il appartient de droit d'écrire la vie du fils, après avoir auparavant mis en lumière, par votre plume, la vie du père ; vous qui devez vos hommages à l'un et à l'autre, ayant joui de la plus grande faveur auprès de chacun d'eux, écrivez aussi pour le fils, à partir de son enfance et du moment où la vertu a commencé à paraître en lui. Vous le savez mieux que tout autre, car vous l'avez vu, comme un père nourricier, dans la plus intime familiarité. Pour moi, quoique je sois embarrassé pour écrire, comme je n'ignore point les choses qui se sont passées dans le voyage vers le saint sépulcre (car, en ma qualité de chapelain, j'ai été habituellement auprès du roi, et lorsqu'il se levait et lorsqu'il se couchait), je vais, pour ainsi dire, en balbutiant, vous présenter la vérité, que vous ornerez ensuite de votre éloquence littéraire. Ne craignez donc point de faire ce que vous devez faire, quand même vous apprendriez que beaucoup d'autres veulent usurper cette tâche ; mais plutôt ayez pour agréable qu'il obtienne les louanges de beaucoup d'hommes, celui qui a mérité les louanges de tous. [1] HISTOIRE DE LOUIS VII - LIVRE I. L'an du Verbe incarné 1146, le glorieux roi des Français et duc des Aquitains, Louis, fils du roi Louis, étant âgé de vingt-cinq ans, et, afin de se rendre digne du Christ, portant sa croix à Vézelay le jour de Pâques, entreprit de marcher à la suite du Seigneur. Le jour de la Nativité qui avait précédé, comme ce roi très pieux tenait sa cour à Bourges, ayant à dessein appelé plus généralement que de coutume auprès de sa couronne tous les évêques et les grands du royaume, il leur révéla d'abord les secrets de son cœur. Alors l'évêque de Langres, homme plein de religion, parla, d'une manière convenable à sa dignité, de la destruction de la ville de Roha, plus anciennement nommée Edesse, de l'oppression endurée par les Chrétiens, et de l'insolence des Païens ; et il fit verser beaucoup de larmes en traitant un sujet si déplorable ; puis il invita tons les assistants à s'unir à leur roi pour porter secours aux Chrétiens, et combattre pour le roi de tous les hommes. Dans le roi brillaient avec éclat le zèle de la foi et le mépris des voluptés et de la gloire temporelle, exemple plus efficace que tous les discours. Toutefois ce que semaient, en ce moment, l'évêque par ses paroles, le roi par son exemple, ils ne le moissonnèrent pas tout de suite. Un autre jour fut fixé pour que tous se réunissent à Vézelay pour les fêtes de Pâques, au moment de la Passion du Seigneur, et pour qu'au jour de la résurrection, tous ceux qui seraient touchés de l'inspiration céleste, concourussent à exalter la gloire de la croix. Le roi cependant, plein de sollicitude pour son entreprise, envoya des députés à Rome au pape Eugène pour l'informer de ces choses. Les députés furent reçus joyeusement, renvoyés tout joyeux, et rapportèrent des lettres, plus douces que le miel, lesquelles commandaient d'obéir au roi, réglaient le modèle des armes et la forme des vêtements, promettaient à ceux qui porteraient le joug léger du Christ, rémission de leurs péchés, et protection pour leurs petits enfants et pour leurs femmes, et contenaient encore quelques autres dispositions que le souverain pontife avait jugées utiles dans sa sainte et sage sollicitude. Lui-même désirait mettre le premier la main à cette œuvre sainte ; mais il ne le put, empêché qu'il fut par la tyrannie des Romains, et il délégua ces soins au saint abbé de Clairvaux, Bernard. Enfin arriva le jour tant désiré par le roi. L'abbé, fortifié de l'autorité apostolique et de sa propre sainteté, et l'immense multitude de ceux qui étaient convoqués, se réunirent au même lieu et au même temps. Le roi reçut donc la décoration de la croix, qui lui était envoyée par le souverain pontife, et beaucoup de grands la reçurent avec lui. Et comme il n'y avait pas assez de place dans le château pour contenir une si grande multitude, on construisit en dehors et dans la plaine une machine en bois, afin que l'abbé pût parler de haut à toute l'assemblée. Celui-ci monta donc sur cette machine, avec le roi paré de sa croix; et lorsque cet orateur du Ciel eut, selon son usage, répandu la rosée de la parole divine, de toutes parts, tous firent entendre leurs acclamations, demandant des croix, des croix ! Et après que l'abbé eut semé, plus encore que distribué, un faisceau de croix qu'il avait fait préparer à l'avance, il fut forcé de couper ses propres vêtements pour en faire d'autres croix, qu'il répandit de même. Il travailla donc à cette œuvre tant qu'il demeura au même lieu. Je ne parlerai pas des miracles qui arrivèrent alors, et en ce même endroit, et par lesquels il fut reconnu que ces choses étaient agréables au Seigneur ; de peur, si je n'en disais qu'un petit nombre, qu'on ne crût qu'il y en eut beaucoup plus, ou si j'en disais beaucoup, qu'on ne trouvât que je m'éloigne trop de mon sujet. Enfin, après que l'on eut publié qu'on partirait au bout d'une année, tous s'en retournèrent joyeusement chez eux. Alors l'abbé, portant un esprit intrépide caché sous un corps délicat et comme à demi mort, vola en tous lieux pour prêcher, et en peu de temps les croisés se multiplièrent en un nombre incalculable. Le roi, comme prenant son unique plaisir au soin de propager la foi, et dans l'espoir d'assembler encore une nombreuse armée, envoya des députés dans la Pouille au roi Roger. Celui-là lui répondit en tous points comme il le désirait : en outre il lui envoya des hommes nobles qui lui promirent que son royaume lui fournirait des vivres, des navires, et tout ce dont il aurait besoin, et que lui-même ou son fils s'associerait à son expédition. Le roi envoya aussi d'autres députés à l'empereur de Constantinople, dont j'ignore le nom, parce qu'il n'est pas inscrit dans le livre du voyage. Celui-ci adressa à notre roi, dans une longue lettre, de très longues adulations, et l'appelant saint, ami et frère, il lui promit beaucoup plus de choses que dans le fait il ne lui en donna, ainsi que nous le dirons en un autre moment. Le roi fit aussi demander aux rois des Allemands et des Hongrois la faculté de passer sur leurs terres et de s'y approvisionner sur les marchés, et il reçut d'eux des députés et des lettres conformes à ce qu'il désirait. En outre, beaucoup de ducs et de comtes de ces mêmes contrées, encouragés par un tel exemple, écrivirent au roi pour s'associer à son voyage. Ainsi toutes choses prospéraient selon ses vœux. Cependant la renommée a volé, passé la mer, pénétré en Angleterre et dans les retraites des autres îles. Les habitants des bords de la mer préparent leurs vaisseaux pour s'embarquer et partir à la suite du roi. Tandis que celui-ci voyageait, réglant de tous côtés les affaires de son royaume, et préparant pour l'avenir une paix solide à tous ses sujets, des députés arrivaient de toutes parts à Paris. A son retour, ils se présentèrent tous en même temps devant lui, lui offrant les missives sacrées des empereurs, les chartes des ducs, et lui promettant verbalement, et par des lettres, tout ce qu'il avait demandé. Ainsi le roi pouvait choisir ceux à qui il devait se confier, à qui il devait remettre ses intérêts ; mais il avait l'habitude d'associer à ses conseils ceux qui devaient participer à ses travaux. En conséquence, il les convoqua tous à Etampes pour le jour de "circumdederunt me", afin qu'ils accourussent tous également aux délibérations, comme ils devaient concourir également aux œuvres; et comme ils furent tous joyeux en allant à ce rendez-vous, plût à Dieu qu'ils eussent été de même également sages dans leurs résolutions! Une immense et glorieuse multitude d'évêques et de nobles s'étant donc rassemblée au lieu et au temps convenus, le susdit abbé, digne d'éloges en toute chose, se présenta. A sa vue s'élevèrent de grandes acclamations, et toute l'assemblée se montra remplie de joie; car il arrivait de l'Allemagne, où il avait confédéré, pour la milice de la croix du Christ, le roi et les grands de ce royaume. Alors on lut des lettres venues de diverses contrées, on entendit des députés, et ces occupations se prolongèrent jusqu'au soir. On passa ainsi une joyeuse journée, et ce qui restait à faire fut remis au lendemain. Survint alors un jour plus joyeux que prospère : il se trouva dans l'assemblée des hommes qui dirent que les Grecs étaient remplis de perfidie, ainsi qu'ils le savaient par leurs lectures et par leur propre expérience. Et plût à Dieu que le roi et les siens, qui avaient toute raison de ne redouter les forces d'aucune puissance, eussent du moins redouté les perfidies ! Mais comme il n'y a ni conseil ni sagesse contre Dieu, ils résolurent de suivre leur chemin par la Grèce, où ils devaient trouver la mort. Ainsi fut terminé ce second jour, jour de funeste mémoire. Alors les nobles hommes, députés du roi Roger, se retirèrent tout confus, montrant assez par les témoignages de leur tristesse les sentiments de leur seigneur, et nous prédisant sur les perfidies des Grecs ce que dans la suite nous avons bien éprouvé. Et il n'est pas étonnant que Roger, ce roi sage et puissant, désirât attirer le roi, puisqu'il aime les Français, étant lui-même originaire de notre pays. Enfin la grâce de la Trinité amena le troisième jour. Les seigneurs assemblés ayant invoqué d'abord la protection du Saint-Esprit (et plût à Dieu qu'ils l'eussent de même invoqué la veille!) et ayant ensuite entendu un discours spirituel prononcé par le saint abbé, poursuivirent leurs travaux, en s'occupant de la défense du royaume. Le roi soumettant, selon son usage, sa puissance à la crainte de Dieu, accorda aux prélats de l'Eglise et aux grands du royaume la liberté d'élection. Ils se réunirent donc en conseil, et au bout de quelque temps, lorsqu'ils eurent décidé ce qu'il y avait de mieux à faire, le saint abbé, marchant en avant de ceux qui partaient, dit ces mots : « Voilà deux glaives : cela est suffisant, » montrant en même temps toi, père Suger, et le comte de Nevers. Cela plut en effet à tout le monde, excepté cependant au comte même ; car celui-ci s'étant dévoué à la Chartreuse, accomplit aussitôt après sa résolution, sans que les vives et longues prières du roi et de tous les autres pussent l'en détourner. Enfin le fardeau de deux hommes te fut imposé à toi seul ; tu l'as porté en maintenant intacte la paix publique, et tu as prouvé, à la légèreté de la charge, que c'est pour toi le fardeau du Christ. Sur ces entrefaites, on assigna le jour de la Pentecôte à ceux qui devaient partir, et on fixa dans la ville de Metz le lieu du rendez-vous, généralement désiré de tous, pour s'assembler sous un prince plein de gloire et d'humilité. Après cela, et afin qu'il ne manquât à cette entreprise ni bénédiction ni grâce, le pontife romain, Eugène, arriva et célébra avec les honneurs convenables la Pâque du Seigneur, dans l'église du bienheureux Denis. Beaucoup d'hommes de divers pays accoururent en foule pour voir ce double miracle du roi et du seigneur apostolique, tous deux pèlerins. Le pape confirma ce qui avait été bien réglé, et réforma de graves abus, en attendant le départ du roi. Cette même année, la foire de Saint-Denis tomba au quatrième jour de la semaine de Pentecôte. Ainsi tous les grands événements se succédaient en faveur du roi. Tandis donc qu'il demandait au bienheureux Denis et sa bannière et son congé pour partir (usage qu'ont toujours suivi les rois victorieux), sa vue excita de grandes lamentations, et il fut comblé des bénédictions de tous, en témoignage de leur profonde affection. Au moment de son départ, le roi fit une chose très louable, mais dans laquelle peu d'hommes l'eussent imité, et peut-être même, nul homme placé à une telle élévation. Après avoir d'abord visité tous les religieux à Paris, il sortit de la ville, et se rendit aux maisons des lépreux : là je l'ai vu moi-même positivement, suivi seulement de deux serviteurs, et tenant pendant longtemps la foule des siens éloignée de lui. Pendant ce temps sa mère, sa femme et une multitude innombrable se portèrent en avant, auprès du bienheureux Denis. Le roi lui-même y arriva ensuite, et trouva réunis le pape, l'abbé et les moines de l'église. Alors se prosternant très humblement sur la terre, il adora son patron. Cependant le pape et l'abbé ouvrirent une petite porte d'or, et en sortirent lentement un coffre en argent, afin que le roi ayant vu et embrassé celui que chérit son cœur, en fût rendu plus alerte et plus intrépide. Ensuite ayant pris la bannière sur l'autel, et reçu du souverain pontife la besace et la bénédiction, il se retira dans le dortoir des moines pour échapper à la multitude : car il n'eût pu demeurer plus longtemps au milieu de cette foule empressée, tandis que sa mère et sa femme étaient presque suffoquées par leurs larmes et par la chaleur. Vouloir décrire les pleurs et les gémissements que l'on vit alors en ce lieu, serait insensé autant qu'impossible. En ce jour, ne gardant avec lui qu'un petit nombre des siens, le roi mangea dans le réfectoire des moines, et ensuite ayant embrassé tous ceux qui l'entouraient, il se retira, suivi de leurs prières et de leurs larmes.