[7,0] LIVRE SEPTIEME. [7,1] Cependant la foule qui emportait les bagages n'était pas encore bien loin; car plus elle grossissait et serrait ses rangs, et plus sa marche se ralentissait, au milieu des précipices. Le roi l'ayant retrouvée après avoir marché à pied, monta de nouveau à cheval et poursuivit son chemin, par une soirée déjà obscure. Bientôt arrivèrent hors d'haleine des tentes de l'avant-garde les escadrons des chevaliers, qui voyant le roi seul, couvert de sang et accablé de fatigue, se prirent à gémir, apprenant ainsi ce qui était arrivé, sans avoir besoin de le demander, et pleurèrent amèrement, et sans espoir de consolation, ceux des compagnons du roi qu'ils ne retrouvaient plus, au nombre de quarante environ. Du nombre des absents étaient le comte de Varenne et son frère Evran de Breteuil, Manassé de Beuil, Gaucher de Montjay, et d'autres encore ; mais je ne rapporterai pas les noms de tous, pour ne pas allonger inutilement mon récit. Ceux qui survivaient étaient encore pleins d'ardeur et maintenant nombreux; mais il faisait nuit, les ennemis occupaient l'autre côté de la profonde vallée, en sorte qu'il n'y avait aucun moyen, et que ce n'était point l'heure de se mettre à leur poursuite. Les chevaliers se rendirent donc vers les tentes avec le roi; mais ils y arrivèrent fort tard, et ceux qui craignaient encore avaient assez de justes sujets de douleur pour s'affliger, et trouvaient cependant quelque consolation à voir du moins leur seigneur sain et sauf. Cette nuit se passa sans qu'on fermât l'œil, chacun attendant quelqu'un des siens, qui ne devait jamais revenir, ou bien accueillant ceux qui arrivaient tout dépouillés, et se livrant à la joie, sans plus songer à ce qu'ils avaient perdu. Tout le peuple cependant jugeait que Geoffroi avait mérité d'être pendu pour avoir désobéi aux ordres du roi relativement à la marche de la journée; et peut-être aussi le peuple eût-il voulu que l'on pendît également l'oncle du roi, qui avait commis la même faute que Geoffroi, et qui du moins protégea celui-ci contre la vindicte publique. Comme tous deux en effet étaient coupables, et qu'il fallait bien épargner l'oncle du roi, il devenait impossible de condamner l'autre. [7,2] Le jour du lendemain ayant brillé, sans pouvoir dissiper les ténèbres de notre douleur, nous fit voir l'armée ennemie, joyeuse, enrichie de nos dépouilles, et couvrant les montagnes de ses forces innombrables. Les nôtres cependant, appauvris de la veille, pleurant leurs compagnons et leurs effets perdus, devenus plus prudents, mais trop tard, se rangèrent en bon ordre pour conserver du moins ce qui leur restait, et se tinrent soigneusement sur leurs gardes. Or le roi ne pouvant supporter la misère des nobles, et pieusement compatissant pour les gens de moyenne condition, se montra si généreux pour soulager leur détresse, qu'on eût dit qu'il avait oublié qu'il eût lui-même perdu quelque chose, aussi-bien qu'eux. Déjà la faim tourmentait les chevaux, qui depuis plusieurs jours n'avaient mangé qu'un peu d'herbe et pas du tout de grain ; déjà aussi les vivres manquaient pour les hommes, et cependant ils avaient encore à faire douze journées de marche, et les ennemis, semblables aux bêtes féroces, qui deviennent plus cruelles lorsqu'elles ont goûté du sang, instruits de ces faits, nous harcelaient avec plus d'audace et d'avidité, depuis qu'ils s'étaient enrichis à nos dépens. Le maître du Temple, le seigneur Everard des Barres, homme respectable par son caractère religieux, et modèle de valeur pour les chevaliers, leur tenait tête avec l'aide de ses frères, veillant avec sagesse et courage à la défense de ce qui lui appartenait, et protégeant aussi de tout son pouvoir et avec vigueur ce qui appartenait aux autres. Le roi de son côté se plaisait à les voir faire et à les imiter, et voulait que toute l'armée s'appliquât à suivre leur exemple, sachant que si la faim énerve les forces des hommes, l'unité d'intention et de courage peut seule soutenir les faibles. [7,3] On résolut donc d'un commun accord, dans cette situation périlleuse, que tous s'uniraient d'une fraternité mutuelle avec les frères du Temple, pauvres et riches s'engageant sur leur foi à ne point abandonner le camp et à obéir en toute chose aux maîtres qui leur seraient donnés. Ils reconnurent donc pour maître un nommé Gilbert, et celui-ci eut des adjoints, à chacun desquels il devait soumettre cinquante chevaliers. On leur prescrivit de souffrir avec patience les attaques des ennemis, qui nous harcelaient sans cesse, au lieu de se retirer tout aussitôt, et en outre lorsqu'ils auraient opposé une résistance, d'après les ordres qui leur seraient donnés, de revenir sur-le-champ en arrière, quand ils seraient rappelés. Dès qu'ils eurent reçu ces instructions, on leur assigna la place qu'ils devaient occuper, afin que celui qui était au premier rang ne se portât pas au dernier, et qu'il n'y eût aucune confusion entre ceux qui devaient veiller sur les flancs de l'armée. Quant à ceux que la nature ou leur mauvaise fortune avait mis à pied (car beaucoup de nobles, ayant perdu leurs effets et leur argent, marchaient contre leur usage avec le reste de la foule), ils furent rangés en arrière de tous les autres et pourvus d'arcs, afin qu'ils pussent les opposer aux flèches des ennemis. [7,4] Le roi, seigneur de la loi, voulait aussi se soumettre à la loi commune d'obéissance; mais nul n'osa lui donner aucun ordre, si ce n'est cependant d'avoir avec lui un corps nombreux, et, comme il était le seigneur et le protecteur de tous, de se servir de ce corps pour soutenir les points les plus faibles, en y envoyant du renfort. Nous allions donc en avant, marchant selon la règle établie. Etant descendus des montagnes, nous nous réjouissions d'entrer dans la plaine, et mis à couvert par nos défenseurs, nous supportions, sans éprouver aucune perte, les attaques insolentes des ennemis. Nous rencontrâmes sur notre chemin deux rivières, distantes d'un mille l'une de l'autre et difficiles à traverser, à cause des marais profonds qui les entouraient. Ayant passé la première, nous attendîmes sur l'autre rive les derniers rangs de l'armée, et pendant ce temps nous soulevions de nos bras les faibles bêtes de somme, qui enfonçaient dans les boues. Enfin les derniers chevaliers et gens de pied passèrent presque pêle-mêle avec les ennemis, toutefois sans faire aucune perte, se défendant mutuellement avec beaucoup de courage. Nous nous dirigeâmes ensuite vers la seconde rivière, ayant à passer entre deux rochers, du haut desquels l'armée pouvait être criblée de flèches. Les Turcs accoururent des deux côtés vers ces rochers; mais nos chevaliers occupèrent avant eux l'une des hauteurs. Les Turcs gravirent sur l'autre, et prenant leurs chapeaux sur leurs têtes ils les foulèrent aux pieds, voulant annoncer par ce geste, selon ce qui nous fut dit, qu'aucun sentiment de crainte ne leur ferait abandonner cette position. En cette circonstance cependant cette démonstration fut trompeuse ou ne voulait rien dire, car le corps de nos hommes de pied chassa tout de suite les Turcs de la place qu'ils tenaient. Tandis donc que ceux-ci abandonnaient le sommet du rocher, nos chevaliers pensèrent qu'il leur serait possible de les couper dans leur fuite entre les deux rivières. En ayant donc reçu la permission du maître, ils s'élancèrent tous à la fois à la poursuite des Turcs, et vengèrent sur tous ceux qu'ils purent atteindre, et la mort de leurs compagnons, et leurs propres pertes. Beaucoup de Turcs, étant ainsi poussés dans les boues, trouvèrent dans le même lieu et la mort et un tombeau. Tandis que les nôtres, dans le transport de leur colère, immolaient ainsi les fuyards et les poursuivaient sans relâche, la faim leur semblait moins pressante et la journée plus heureuse. Les Turcs cependant et les Grecs avaient plusieurs manières de travailler à notre destruction, et c'est même pour cela seul qu'ils s'étaient unis, puisqu'auparavant ils étaient ennemis. Ceux d'entre eux qui faisaient paître leurs troupeaux de gros et de menu bétail, qu'ils rassemblaient en foule, détruisaient en avant de nous tout ce que le feu ne pouvait consumer; aussi nos chevaux, épuisés de fatigue ou mourants, demeuraient-ils sur le chemin avec les fardeaux qu'ils portaient, les tentes, les vêtements, les armes et beaucoup d'autres effets : les nôtres alors les brûlaient pour qu'ils ne tombassent pas aux mains des ennemis, ne réservant que ce que les pauvres pouvaient transporter. [7,5] L'armée mangeait de la chair de cheval et en avait même en abondance ; ceux des chevaux qui ne pouvaient plus servir pour le transport servaient du moins à apaiser la faim des hommes, et tous se contentaient de cet aliment, même les riches, quand ils pouvaient y joindre de la farine cuite sons les cendres. Par de tels moyens les maux de la famine furent du moins adoucis, et à l'aide de notre association fraternelle, quatre fois nous mîmes les ennemis en fuite, et remportâmes toujours la victoire; et à force de soins et de prudence nous arrivâmes ainsi jusqu'à Satalie, sans que nos forces eussent reçu aucun échec, si ce n'est cependant ce jour où l'on avait envoyé en avant Geoffroi de Rancogne, messager de mort et de dommage. Dans cette ville de Satalie, un député de l'empereur grec, nommé Landolph, qui avait fait en partie le voyage avec les Turcs, comme il en convenait lui-même, attendait en espérance du moins notre destruction; ou bien, si nous devions arriver et lui faire nos plaintes contre l'empereur, il se préparait à nous faire une réponse évasive : mais comme personne n'avait comparu en justice, il ne fut fait aucune plainte; car à des hommes affamés et fatigués ce qu'il fallait surtout, c'étaient des vivres et du repos. Le député donc, complice des mêmes crimes, contraignit nos nobles à jurer encore la paix à l'empereur, afin d'obtenir l'ouverture des marchés. A cette époque la pluie, qui nous avait épargnés durant notre marche, survint en grande abondance; nous en fûmes trempés en dessus et en dessous de nos tentes, lesquelles étaient petites, attendu que nous avions perdu les plus grandes; et dans le même temps nous célébrâmes la Purification de la bienheureuse Marie. Je puis affirmer que le roi, dans tout le cours de son voyage, n'a jamais manqué un seul jour ni la messe, ni les heures, soit que la pluie tombât avec violence, soit que les ennemis nous harcelassent vivement. Nous eûmes donc à Satalie des vivres en abondance, mais plus chers que d'ordinaire. Quant aux chevaux que nous avions conservés, nous ne pouvions à aucun prix nous procurer pour eux les denrées nécessaires à leur subsistance, et c'était, au dire de beaucoup des nôtres, par un effet de la perfidie des Grecs. Ceux-ci alors nous représentaient l'aspérité des localités, et nous disaient qu'ils n'avaient rien à nous fournir. En dehors de la ville il y avait une plaine rocailleuse qui s'étendait jusqu'à un certain fleuve, au delà duquel les ennemis arrêtaient les denrées et les fourrages qui nous venaient de plus loin ; en sorte que nos chevaux n'avaient pas même d'herbe à manger, s'ils n'étaient conduits au dehors et ramenés par des chevaliers, munis de leurs armes. [7,6] Voyant que le petit nombre de chevaux que nous avions conservés ne pouvaient se rétablir tranquillement de leurs fatigues, mais plutôt mouraient de faim, et qu'il n'y avait aucun moyen de trouver des denrées dans la ville, le roi convoqua ses barons et leur proposa de partir, disant que là où les chevaux mouraient de faim, les chevaliers ne pouvaient demeurer en repos; de plus qu'on pourrait se repentir de retarder, en s'arrêtant ainsi, l'accomplissement de ses vœux, et qu'il était du devoir d'hommes remplis de dévotion de marcher sans relâche vers le but de leurs efforts, quoiqu'ils fussent malades et fatigués, afin de recevoir la couronne du martyre que Dieu accorde à ceux qui perdent la vie dans de telles entreprises. » Les barons, gardant toute obéissance à leur seigneur et poursuivant, autant que possible et avec constance, l'accomplissement de leurs vœux, dirent alors au roi : « Comme il appartient au roi de commander des exploits vigoureux, de même il est du devoir d'un sage chevalier d'entreprendre tout ce qui est possible. Tous les chevaliers de l'armée qui sont à votre solde ont jeté leurs armes ces jours-ci, et sont devenus hommes de pied, de même que beaucoup d'entre les plus nobles. Les uns ne peuvent acheter de chevaux, parce qu'ils ont perdu ou dépensé tout ce qu'ils possédaient; les autres, s'il leur reste encore quelque chose, ne trouvent pas de denrées pour nourrir leurs chevaux. Tous ont appris des habitants de cette ville qu'il y a d'ici à Antioche, par mer, trois journées de marche, courtes même, et que l'on peut faire en allant de port en port, par un pays opulent et sans courir de risque. Par terre au contraire, il y a quarante journées de marche, par un pays que les torrents rendent impraticable, couvert d'ennemis, et partout d'une grande pauvreté : ils veulent donc se confier à la mer et partir avec la foule des hommes de pied, qui déjà n'ont plus ni courage pour supporter la fatigue, ni argent pour acheter des vivres et les Grecs leur promettent que toutes les villes et les îles des environs nous fourniront des vaisseaux en abondance. Quant à nous, nous voulons vivre et mourir avec vous, et nous sommes empressés d'apprendre ce qu'il vous plaira de nous dire. » [7,7] Le roi leur répondit alors comme il convient à un roi, comme il lui convenait à lui-même : « Tant que je serai riche, nul homme d'honneur ne demeurera dans le besoin ; et il ne serait point homme d'honneur celui qui dans un cas de nécessité ne saurait supporter la misère avec moi et patiemment. Les hommes d'honneur donc ayant été choisis et secourus de tous nos moyens, nous ferons monter sur les vaisseaux toute la foule qui n'a plus d'armes, gens qui nous ont toujours été nuisibles, nous ont vendu les vivres plus chers et ont ralenti notre marche. Quant à nous, nous suivrons le chemin qu'ont suivi nos pères, à qui leur valeur incomparable a acquis une grande renommée dans le monde et la gloire des cieux. » « Nous ne voulons, ni ne pouvons, répondirent les barons, rabaisser en rien la gloire de nos pères ; mais jusqu'à présent ils ont rencontré plus de facilités que nous n'en trouvons nous-mêmes. En effet lorsqu'ils eurent passé Constantinople et le bras de Saint-George, atteignant à l'objet de leurs vœux, ils rencontrèrent aussitôt les Turcs et leur territoire, et rendus plus ardents par les exercices de la chevalerie, ils se maintinrent toujours riches, en enlevant des villes et des châteaux ; mais nous, au lieu des Turcs, nous avons trouvé les Grecs remplis de fraude, pour notre malheur nous les avons ménagés comme des Chrétiens, et nous engourdissant dans l'oisiveté, malades d'ennui et de tracasserie, nous avons dépensé à peu près tout ce que nous possédions. Les uns endormis dans une folle sécurité, les autres pressés par la cruelle misère ont même vendu leurs armes, ou les ont abandonnées après avoir perdu leurs chevaux. Ce que vous nous ordonnez est honorable sans doute, mais il y a peu de sûreté à l'entreprendre par les raisons que nous venons de dire. Toutefois ne redoutant point la fatigue et déposant toute crainte, nous ferons ce que vous désirez, si nous pouvons trouver des chevaux pour remonter les chevaliers. » On se mit donc à requérir des chevaux ; mais on n'en trouva qu'un petit nombre et qui même étaient trop faibles pour qu'on pût s'en servir. Le roi se vit donc contraint, bon gré mal gré, à tenter la mer et ses naufrages, afin que Dieu permît que sa patience s'exerçât, comme celle de saint Paul avait été exercée, dans les périls de la mer, de même que dans les périls de la solitude, dans les périls au milieu des Gentils, dans les périls parmi les faux frères. Enfin on consulta sur cette affaire le commandant de la ville et le député de l'empereur, et tous deux répondirent selon nos désirs, promettant qu'ils feraient venir promptement des navires pour transporter toute l'armée. [7,8] L'hiver cependant, après avoir différé ses rigueurs, les fit enfin sentir ; nous eûmes alors la pluie, la neige, les tonnerres, les éclairs. Le vent que nous espérions du Seigneur se fit désirer près de cinq semaines, et nous força en outre d'attendre aussi les navires que les Grecs nous avaient promis. Ceux-ci, voyant qu'il ne leur restait plus que peu de temps, déployaient contre nous toute la malice dont ils sont capables, nous dépouillant de nos biens sur les marchés, et, autant qu'ils le pouvaient, travaillant à notre ruine par leurs conseils. L'homme en bonne santé et le malade trouvaient bien tout ce que demandaient leurs diverses situations ; mais la cherté de toutes choses les écrasait. On payait une poule douze sous, un œuf cinq ou six deniers, un oignon ou une gousse d'ail sept ou huit deniers, en marchandant selon leur grosseur, deux noix un denier; ceux qui avaient encore conservé un cheval ou une mule, les échangeaient contre du pain, ou les vendaient au marché comme des bœufs. Et telle fut toujours notre condition dans nos rapports avec les Grecs, que nous leur vendions tout à vil prix, et que nous achetions tout excessivement cher. Les Turcs apprirent par les récits des Grecs que nos chevaliers manquaient de chevaux, et s'enhardissant à cette nouvelle, ils se préparèrent d'un commun accord à attaquer notre armée. Le roi en fut informé, et pour se mettre en défense, il fit venir près de lui les hommes les plus riches, qui avaient encore conservé leurs chevaux, quoique ceux-ci fussent exténués de faim, et de plus les frères du Temple. Les ennemis ayant marché sur nous, le roi parut tout à coup devant eux, et leur tuant du monde les força à repasser la rivière sans pont, et à croire désormais que nous avions dans l'armée de très bons chevaux, et en grand nombre. [7,9] Cependant les Grecs préparaient leurs navires, et comme pour tout le reste, les mettaient à des prix inconcevables. Un seul homme payait quatre marcs pour aller à Antioche, où nous devions arriver en trois jours, selon ce que disaient les Grecs. Le commandant de la ville et le député de l'empereur offrirent gratuitement au roi, comme au seigneur de l'armée, quelques navires de petite dimension, et le roi en fit le partage entre les évêques et les barons, car il voulut absolument les prendre ; et quoiqu'il fût choqué de l'excessive cherté du prix de transport, il supprima des plaintes inutiles, et demanda pour le reste de l'armée les autres bâtiments qu'on lui avait promis. Mais lorsque les riches ainsi pourvus n'eurent plus qu'à attendre les pauvres, les Grecs différèrent de jour en jour, et en même temps, par cette espèce de brigandage, ils enlevaient aux uns et aux autres toutes leurs ressources. Aussi je crois que notre repos nous a coûté plus cher dans cette ville, que ne nous ont coûté nos fatigues dans tout le cours du voyage. Ceux qui sont ignorants en de pareilles matières diront sans doute qu'il eût fallu s'emparer de la ville, et tirer vengeance des artifices de ses habitants. Que ceux-là cependant considèrent que nous étions sans vivres, assiégés de droite et de gauche par des ennemis intérieurs et étrangers, et qu'il nous était impossible de renverser sans machines des tours élevées, ou de miner promptement des murailles doubles. On eût pu sans doute se saisir de la personne du commandant et du député de l'empereur lorsqu'ils venaient auprès du roi; mais les eussions-nous même pendus, les citoyens ne nous auraient pas pour cela livré leur ville ; d'ailleurs le roi eût eu en horreur de s'emparer ainsi d'une ville par trahison, contre toutes ses habitudes, ou d'exposer son armée à un péril général, sans aucune chance de succès. Dieu veuille épargner l'empereur allemand, dont nous avions évité la mauvaise fortune, et dont les conseils ignorants nous poussèrent cependant à tous ces maux ! Mais comment ce Dieu, juge équitable, ou même un homme pourrait-il excuser l'empereur Grec, qui par sa cruelle perfidie a fait périr tant de Chrétiens de l'une et de l'autre armée ? [7,10] Le peuple cependant, réduit à la dernière pauvreté, ennuyé, n'ayant plus d'argent, infecté de maladies, apprenant les mensonges des Grecs au sujet des vaisseaux, se présente devant le roi, et lui expose à peu près dans les termes suivants ses intentions et l'excès de sa misère : « Seigneur roi, nous voici en présence de votre Majesté, couverts de confusion, non sans de justes motifs, et notre confiance en votre bonté nous enhardit à paraître devant vous. Lorsque nous nous étions confiés aux Grecs, nous avons refusé de partir avec vous par le chemin de terre, nous étions à la fois lâches et trompés. Maintenant que la pauvreté nous y contraint, nous voulons partir ainsi, même sans chef; nous marchons vers la mort; mais si Dieu le permet, nous trouverons peut-être quelque avantage à éviter par là celle qui nous menace en ces lieux. Peut-être le glaive des Turcs sera-t-il moins dangereux pour nous qu'il ne le serait de demeurer, après votre départ, au milieu de ces perfides citoyens. » A ces paroles le roi s'affligeant avec sa bonté ordinaire, les secourut dans leur détresse avec une si grande générosité, que vous eussiez pu croire qu'il n'avait fait encore aucune dépense, ou qu'il ne prenait plus aucun soin de sa propre maison. Ensuite voulant pourvoir à la sûreté de ces hommes pendant leur marche, il traita avec le commandant de la ville et le député de l'empereur pour leur donner cinq cents marcs, à condition qu'ils feraient accompagner tous les siens avec une forte troupe au delà de deux fleuves situés dans le voisinage; qu'ils leur donneraient une escorte suffisante pour les conduire de là et en toute sécurité jusqu'à Tarse ; qu'enfin les hommes faibles et les malades seraient reçus dans la ville jusqu'à ce qu'ils fussent rétablis, et qu'on pût les embarquer pour aller rejoindre les autres. Avides d'argent, mais redoutant les Turcs, le député et le commandant eurent d'abord une conférence avec ceux-ci : nous eûmes tout lieu de croire alors qu'ils leur avaient offert la moitié des sommes promises ; puis ils revinrent, et conduisant avec eux les citoyens les plus riches de la ville, ils jurèrent d'exécuter le traité tel que je viens de le rapporter. On leur livra l'argent, et ils ordonnèrent aux malades d'entrer dans la ville, aux autres de se préparer à partir le lendemain. Le roi s'occupa encore des siens avec sollicitude, rassembla tous les chevaux qu'il put trouver, et les donna à des chevaliers d'un mérite reconnu. En outre, redoutant les perfidies qu'il avait tant de fois éprouvées, il laissa le comte de Flandre et Archambaud de Bourbon pour assister au départ de l'armée, et ensuite il monta sur son navire, au milieu des bénédictions de tous les siens. [7,11] Le lendemain les hommes de pied attendaient ceux qui devaient les guider dans leur marche, lorsque les Turcs, instruits par les Grecs du départ du roi, marchèrent contre eux, comme assurés déjà d'une proie facile. Mais le comte de Flandre et Archambaud de Bourbon disposèrent aussitôt en bataille leurs hommes remplis de courage, mais peu entreprenants, car ils n'avaient qu'un petit nombre de chevaux exténués de fatigue. Ils marchèrent cependant à la rencontre de l'ennemi, le battirent, et firent tourner le dos à ceux qui venaient enlever des dépouilles. Mais comme il ne se trouva personne parmi les nôtres qui pût les poursuivre vivement, ils ne tuèrent aux Turcs que quelques hommes. Après cela les deux seigneurs requirent le commandant, le député de l'empereur et les citoyens d'accomplir le traité qu'ils avaient juré avec le roi; mais alors et pour la première fois ceux-ci montrant les Turcs dans le voisinage, et alléguant les rigueurs de l'hiver, s'excusèrent d'obtempérer à ces demandes, sous prétexte que c'était impossible. On perdit quelques jours et beaucoup de paroles à disputer sur ce point; et ni la justice, ni la raison, ni la voix de l'honneur ne purent rien obtenir des Grecs. On renonça enfin à quereller sur l'escorte qui devait être fournie, et l'on n'obtint même qu'avec peine que les nôtres seraient logés en dessous des murailles de la place, et qu'ils y auraient des marchés ouverts, jusqu'à ce qu'ils pussent s'embarquer. Les choses ainsi réglées, les hommes du roi montèrent sur son navire et partirent, s'affligeant de n'avoir pu se venger des affronts qu'ils avaient reçus. Bientôt les Turcs se rapprochèrent de la ville, y entrèrent, en sortirent, et communiquèrent ouvertement avec les Grecs. Ils voyaient leurs ennemis étroitement serrés entre deux ennemis et les murailles, enfermés comme des moutons dans une bergerie, n'osant ni sortir ni entrer, et exposés ainsi à leurs flèches. Le mur était bas et tournant, les nôtres ne pouvaient à cause de leur nombre demeurer tous sous la protection du rempart, et ceux qui en étaient plus éloignés se trouvaient par là plus exposés aux traits des ennemis. Les Turcs choisissant donc des positions favorables lançaient sur eux leurs flèches, et tuaient ou blessaient quelques hommes. Alors quelques jeunes gens vigoureux commencèrent à abandonner la muraille, et prirent leurs arcs pour défendre leur vie et celle de leurs compagnons, pour vendre du moins leur mort ; et cherchant à se procurer la paix de vive force, ils contraignirent les ennemis à se reporter en arrière. Ils eussent même par ce moyen obtenu la paix ; mais les Grecs les faisaient mourir sans même les blesser, car ils avaient enfermé les hommes en bonne santé et les malades dans un espace étroit et mal sain : manquant, d'argent les uns mouraient de faim, d'autres succombaient aux exhalaisons empoisonnées des cadavres qui les entouraient, et ainsi il mourait beaucoup de monde, et les Grecs les faisaient périr sans leur donner la mort, et seulement en attendant qu'elle les frappât. Dans cette extrémité, deux corps de trois et de quatre mille hommes, composés des plus vigoureux, allèrent chercher la mort pour l'éviter, jugeant qu'il valait autant mourir hors de leur camp, que de vivre dans son enceinte. Ils prirent donc leurs armes et sortirent pour aller traverser les deux fleuves situés dans le voisinage, mais de grandeur fort différente. Ils franchirent le premier fort aisément ; mais devant le second un double obstacle se présenta. On ne pouvait le traverser qu'à la nage ; de plus, il fallait forcer le passage, en livrant bataille à l'ennemi qui s'était rassemblé sur ses bords : mais comme on ne pouvait entreprendre à la fois et de passer le fleuve et de combattre, les Croisés revinrent sur leurs pas, et furent mis en fuite, pris ou tués. [7,12] Leur sang apaisa la fureur des Turcs ; mais en même temps la perfidie des Grecs se changea en violence. Les premiers revinrent vers la ville pour voir ceux des nôtres qui y étaient demeurés, et dès ce moment ils firent de grandes aumônes à nos pauvres et à nos malades. Les Grecs au contraire contraignirent ceux qui avaient plus de force à entrer à leur service, et pour prix de leurs travaux ils les accablaient de coups. Quelques Turcs achetaient à leurs compagnons les monnaies de notre pays et les distribuaient ensuite à nos pauvres, à pleines mains. Dans le même temps les Grecs enlevaient tout à ceux des nôtres qui avaient conservé quelque chose. Évitant les compagnons de leur foi, trop cruels pour eux, les nôtres allaient donc avec confiance auprès des Infidèles, qui se montraient compatissants ; et d'après ce que nous avons appris, plus de trois mille jeunes gens se rallièrent aux Turcs, lorsque ceux-ci se retirèrent. O compassion plus cruelle que toute trahison ! Leur donnant du pain, les Turcs leur enlevaient leur foi; et cependant il est certain qu'ils se contentaient du service des nôtres, et ne contraignaient personne à renier sa croyance. Or Dieu ayant pris la ville de Satalie en exécration, frappa ses habitants d'une mort inattendue, et si rudement que beaucoup de maisons demeurèrent entièrement vides, et que ceux qui survécurent, saisis à la fois de stupeur et de crainte, songèrent à l'abandonner tout-à-fait. L'empereur de son côté, jugeant autrement que Dieu n'avait jugé, dépouilla la même ville de presque tout l'or et l'argent qu'elle possédait, parce qu'elle avait ouvert ses marchés et fourni des navires au roi. Ainsi Dieu et l'empereur jugèrent tout différemment, et cependant l'un et l'autre punit également cette ville. [7,13] Après y avoir passé cinq semaines, le roi s'étant embarqué, quelques-uns de ses vaisseaux furent brisés en mer ou mis hors de service : aucun cependant, grâces à Dieu, ne périt complètement; et au bout de trois semaines de navigation, le roi arriva enfin à Antioche. O mon père Suger, il n'y parvint qu'à travers d'immenses périls et après de grandes pertes : mais vous devez vous consoler, en pensant que du moins il est sauvé. Et même il sera utile pour lui d'avoir éprouvé tant de fatigues ; car on a appris maintenant qu'il sait se défendre au milieu des périls, demeurer joyeux après de si grandes pertes, supporter tant de maux avec autant de fermeté que de sagesse. Les malheurs de ses sujets lui étaient seuls un lourd fardeau, et il les a toujours soulagés autant qu'il a pu, pensant qu'un roi n'est point né pour lui seul, mais pour l'utilité des autres, et que de même qu'il convient à un roi d'être compatissant, de même il est de son devoir de ne point redouter la pauvreté. Il mettait donc sa valeur au dessus des soins de sa personne royale, et veillant alternativement à l'avant et à l'arrière-garde, ainsi que pendant les nuits, il supportait couvert de sa cuirasse et le froid de la nuit et la chaleur du jour. Au milieu de tant de fatigues, il s'est conservé sain et sauf, sans avoir besoin d'aucun remède, et a pu continuer ses pratiques de sainteté; car il n'est jamais allé à la rencontre des ennemis sans avoir reçu les saints sacrements, et à son retour il demandait toujours vêpres et complies, faisant toujours de Dieu l’alpha et l’oméga de toutes ses œuvres. Ainsi généreux comme un roi, courageux comme un chef, terrible comme un chevalier, ardent comme un jeune homme, ayant toute la maturité d'un vieillard, il a toujours su se plier aux lieux, aux temps et aux nécessités, et gagner l'estime des hommes par sa valeur, la faveur divine par sa piété.