LES DIONYSIAQUES ou BACCHUS. Chant douzième. C'est ainsi que, près des cimes de l'Océan occidental, les Saisons s'installaient dans le palais du Soleil leur père; et, comme elles se portaient en avant, Hespéros, qui en sortait, vint à leur rencontre. La Lune se levait aussi, et montrait déjà son char à l'horizon. A la vue de leur vivifiant régulateur, les Saisons l'entourent de leur marche féconde. Il achevait sa carrière, et s'apprêtait à quitter les airs. La brillante étoile du matin dépose à côté du char de l'étincelant conducteur les rênes fumantes et le fouet constellé ; puis elle purifie dans les flots rapprochés de l'Océan les membres baignés de sueur des quatre coursiers que le feu nourrit. Ils secouent leurs humides crinières, et frappent la crèche brûlante de leurs ongles luisants. Les douze Heures, satellites circulaires du Soleil, compagnes de son char resplendissant, prêtresses alternatives de l'année, saluent les quatre filles du Temps qui volent en forme de guirlande autour du trône de flamme de leur infatigable directeur, et toutes inclinent leur tête soumise devant l'éternel moteur de l'univers (01). C'est alors que l'Heure où naît le raisin, soutenue dans ses supplications par la Saison de l'automne, parla ainsi : « Bienfaisant Soleil, maître des végétaux, roi des fruits, quand donc les champs cultiveront-ils la grappe mère du vin ? A quel dieu le temps a-t-il réservé cette prérogative ? Dites, je vous en conjure, et ne me le cachez pas, car je suis la seule, parmi toutes mes sœurs, dépourvue de privilège. Ce n'est pas moi qui fais croître les fruits, l'épi, la prairie, ou qui verse la pluie de Jupiter. » Elle dit : le Soleil console la future nourrice de la vendange, dirige son doigt vers le mur opposé, et lui montre les Tables de l'Harmonie, divisées en séries diverses, où reposent tous ensemble les arrêts du destin, tels que Phanès (02), le premier né, les a inscrits de sa main fatidique, et en a fixé par des nuances variées l'ordre respectif. « Sur la troisième Table, » lui répond alors le suprême dispensateur du feu, « tu reconnaîtras le moment où doit naître la vendange ; c'est là que sont le Lion et la Vierge. Et sur la quatrième, tu sauras qui doit être le roi du raisin. C'est la ligne où est figuré Ganymède tenant en l'air la coupe, et y versant le doux nectar. » A ces paroles du dieu, l'Heure amie de la vigne s'approche et regarde de tous côtés ; elle voit d'abord sur le mur prophétique la première inscription contemporaine du monde qui n'a pas eu de commencement; elle retrace à la fois tous les actes du roi Ophion (03), et du vieux Saturne; comment celui-ci, mutilant son père, sema un germe prolifique sur les ondes infertiles de la mer (04) et en fit naître une fille ; comment il engloutit dans sa bouche avide une pierre au lieu d'un fils, se repaissant ainsi du corps fictif d'un faux Jupiter; et comment, la pierre donnant naissance à une tribu d'enfants intérieurs, il lança ce fardeau hors de son gosier fécond. Après avoir observé la brûlante victoire des rayons de Jupiter sur les neiges et les grêles de Saturne, la suivante du soleil, l'Heure aux pieds rapides passe à la Table voisine. Là elle voit le pin produire une race humaine, et faire tout à coup sortir de sa tige productive un fils né de lui-même et sans générateur; puis, comment Jupiter, le dieu des pluies, soulève jusque dans les airs les eaux de la mer, inonde tous les points, de la terre ; ensuite, comment Notos, après Borée, et Euros après le vent d'Afrique, entraînent loin des ports, dans sa navigation aérienne, l'arche errante de Deucalion et la rapprochent de la Lune. Enfin, quand l'Heure prêtresse de l'année a atteint d'un pied léger la troisième Table, elle y arrête sa course circulaire, et y considère les décrète divers de la destinée du inonde. La pensée primitive les y a inscrits dans son infinie sagesse, et en a habilement marqué les traits en vermillon. Voici ce qu'elle remarque sur ces prophétiques tableaux. Argus, le berger de Junon, prendra la forme d'un oiseau, et portera sur son plumage l'image brillante et variée de ses yeux. — Harpalice (05), après les violences du plus coupable hyménée, hachant elle-même en morceaux son propre fils pour son incestueux père, deviendra aussi un oiseau et volera impétueusement dans les airs. — Philomèle, l'infortunée brodeuse (06), après avoir peint sur son voile intelligent des traits révélateurs, sera l'hirondelle aux plumes nuancées, et gazouillera en témoignage de sa langue arrachée et désormais muette. — Niobé, aux pieds du mont Sipyle, rocher animé, pleurera de ses larmes de pierre ses nombreux enfants, et se dressera en statue plaintive. — Non loin d'elle, Pyrrhus (07), encore épris de Rhéa, expiant le rêve d'un hymen illégitime, sera changé en pierre de Phrygie. -Thisbé et Pirame, tendre couple du même âge, verseront l'eau d'une même fontaine. — Crocos (08), passionné pour Smilax (09), la nymphe aux riches guirlandes, sera la fleur des amours. — Et, après sa lutte dans une course qui doit amener son hymen, après les pommes d'or de Vénus, Atalante, que Diane aura rendue furieuse, revêtira la forme d'une lionne. Tous ces événements réunis en un seul tableau, l'Heure mobile les laisse loin derrière elle, et parvient à l'endroit dont le brûlant Hypérion lui a signalé les mystérieux symboles. Là se trouve tracé le signe du lion ; la Vierge constellée y brille elle-même sous une forme empruntée, et porte une grappe noire, ornement de la saison des vendanges (10). C'est là que s'arrête la fille du Temps, et voici ce qu'elle y reconnaît. Cissos, le charmant adulte qui rampe sur les arbres et s'élance au milieu des airs, sera ce lierre homonyme qui s'entortille même aux rejets. Le long et mince roseau de Calamos, que font plier les vents, produit fluet d'un sol fertile, paraîtra pour étayer les pampres sauvages. Ampélos, changé en arbuste, donnera son nom au fruit de la vigne. Enfin, après avoir parcouru toutes ces sentences du destin, la prêtresse de l'été cherche sur le mur voisin le point où est représentée l'image de Ganymède venant le nectar dans une coupe d'or. C'était à la quatrième colonne des caractères fatidiques. La déesse de l'automne la voit et en triomphe, car la nymphe y trouve toutes les destinées réservées au dieu que couronne le lierre : c'est là qu'elle voit Jupiter accorder le laurier des oracles à Apollon, les roses vermeilles à Vénus aux couleurs de rose, le rameau azuré de l'olive à Minerve aux yeux bleus, l'épi à Cérès, et la vigne à Bacchus. Voilà ce qu'observa sur les Tables d'Harmonie l'Heure vouée au dieu du vin. Dans son ravissement, elle prit sa course, entraîna ses sœurs, et se rendit dans les flots de l'Océan oriental pour y accompagner les coursiers de Phaéton. Cependant Bacchus ne pouvait se consoler de la mort d'Ampélos. L'esprit agité de ses tendres regrets, il oubliait la danse ; il ne chantait que d'amères complaintes, et négligeait son tambourin silencieux, dont les grelots d'airain restaient muets aussi. Plus de lyre mélodieuse ; à la gravité de son visage, à ses plaintes, à son douloureux gémissement, l'Hermos s'arrête. Ce fleuve de Lydie qui, d'un élan si rapide, roule ses ondes parmi les roseaux, ne songe plus à couler. Le brillant Pactole, tel qu'un homme consterné, enchaîne ses flots attristés et ses riches courants. Le Sangaris, en l'honneur du mort, suspend le cours des eaux que lui livrent les sources de la Phrygie. Enfin, l'image inanimée de la fille de Tantale, mère si malheureuse, fond en gémissements, et verse une double tribut de larmes en voyant pleurer Bacchus. Le pin gémissant murmure à côté d'un mélèze du même âge (11). L'arbuste de Phébus à l'intacte chevelure, le laurier lui-même abandonne ses cheveux aux vents affligés; et, bien qu'il soit l'arbre de Minerve, l'onctueux olivier laisse tomber sur la terre des feuilles que le fer n'a pas atteintes. A ces sanglots et à ces regrets de Bacchus, qui ne pleure jamais, les Parques suspendent et détournent leurs fils inexorables, et Atropos (12), dont les paroles ne trompent pas, pour calmer les angoisses du dieu, lui fait entendre sa voix divine : « Bacchus, ton ami existe encore pour toi, et il ne doit pas traverser les ondes amères de l'Achéron. Tes lamentations ont su fléchir les irrévocables arrêts de la destinée. Ampélos, tout mort qu'il est, vit encore, car je vais changer ton charmant compagnon en un breuvage du plus doux nectar. Partout la flûte au double son qui, sous une main agile, anime la danse et l'harmonie des festins, le célébrera sur le mode phrygien, ou avec le rythme dorique. En son honneur, un habile musicien, citoyen de Marathon (13), dictera sur le théâtre aux chalumeaux aoniens les chante réguliers de l'Isménie ; et les Muses uniront dans leurs hymnes le délicieux Ampélos à Bacchus, son ami. Toi-même, laissant de coté le bandeau de serpents qui se tord sur ta tête, tu entrelaceras les bandelettes du raisin à ta chevelure ; comme Phébus porte dans ses mains les tiges plaintives de son Hyacinthe tant pleuré. Que dis-je! en donnant aux générations humaines le bienfait de ton breuvage, ce type terrestre du céleste nectar, tu élèveras la gloire de ton compagnon bien au-dessus des fleurs de l'enfant d'Amyclée. Si sa ville natale produit l'airain des combats, la patrie de ton ami voit l'éclat de ses flots étincelants et vermeils, et, comme elle se couvre d'or tout entière, elle n'a pas besoin du fer ; enfin si Hyacinthe venait à vanter le cours retentissant de son fleuve, certes le Pactole l'emporte sur l'Eurotas. Ampélos, tu as donné un vif chagrin à Bacchus qu'aucun chagrin n'avait encore affligé; mais c'était pour apporter le plaisir aux quatre régions du monde (14), puisque tu fais naître le vin aux gouttes mielleuses ; ce vin, la libation des dieux, la joie de Bacchus. Oui, le roi Bacchus a pleuré, mais c'était pour tarir les larmes des mortels. » A ces mots, la divinité se retire auprès de ses sœurs ; et tout à coup un grand prodige se manifeste à Bacchus au milieu de ses plaintes. L'aimable mort ressuscité prend de lui-même une forme nouvelle; il glisse comme un reptile et devient un arbuste délicieux. Dans sa métamorphose, son ventre est un cep allongé; les extrémités de ses mains poussent des rameaux, et ses pieds des racines. Les boucles de ses cheveux sont des filaments; sa nébride elle-même donne au fruit qui va mûrir les variations de ses teintes. Son cou aminci s'étend en guirlande de pampres ; ses rejets, appesantis sous le raisin, se repliant comme des coudes anguleux, et sa tête imite encore par des tiges arrondies les courbures de la corne; des rangs innombrables de ceps se multiplient : et de lui-même le vignoble qui déroule sa verdure jette en écharpe les pampres rougis de l'arbuste inconnu sur les arbres ses voisins. Nouveau prodige ! Cissos, qui jadis, dans les jeux de son enfance, gagnait à l'aide de ses pieds qui les enroulent, les sommets des plus grands arbres, Cissos prend encore dans les airs une enveloppe végétale; il devient la plante tortueuse qui porte son nom, et, né à peine, il imite dans ses obliques enlacements la vigne de vergers. Bacchus, dans son triomphe, ombrage aussitôt sa tête de ses touffes chéries, et pare ses cheveux de ce feuillage enivrant. Il recueille le fruit déjà mûr de son robuste ami. Puis le dieu instinctivement, sans le secours des pieds, loin de tout pressoir, écrase la grappe dans les paumes pressées de ses mains, en exprime le jus à travers ses doigts entrelacés; ensuite, montrant au jour les gouttes pourprées qui coulent pour la première fois, il inaugure le doux breuvage, et la blancheur de ses doigts s'empreint d'une couleur vermeille. Enfin la corne d'un taureau lui sert de coupe : il goûte du bout des lèvres la délicieuse rosée; il goûte aussi le fruit; et, ravi des deux épreuves, il laisse tomber ces mots de sa bouche enorgueillie : « Ampélos, c'est le nectar et l'ambroisie de mon père que tu crées dans ce double et précieux produit. Apollon n'a pas fait son aliment d'un laurier ni sa boisson de l'hyacinthe. Pardonne, Cérés; mais ton épi n'enfante point une douce liqueur (15) et moi je donne aux humains un aliment et un breuvage à la fois. « Apollon, je l'emporte sur toi. Tu ceins tes cheveux indociles d'un triste bandeau de feuilles plaintives ; le deuil est gravé sur la tige qui t'est chère. Eh bien! si le dieu de l'arc prend sa couronne dans un jardin, j'y prends aussi ma riche guirlande: j'y bois un vin délicieux ; et par ce charmant breuvage j'emporte au fond de mon cœur mon Ampélos tout entier. « Le guerrier le cède au vigneron : l'un fait à Mars une libation de sang, l'autre offre à Bacchus le jus vermeil d'une grappe enivrante. Oui, Cérès, et vous, Pallas, vous êtes vaincues (16). Les oliviers n'enfantent pas la gaieté; l'épi ne charme pas les humains. Je vous dépasse l'une et l'autre. Sans le vin, que seraient les plaisirs de la table ? Sans le vin, où donc est le charme de la danse? Essaye, si tu peux, ô Minerve, de boire le suc de ton olive. Ah ! ma vendange est bien au-dessus de ton noble arbuste. Ton produit onctueux va couler sans plaisir sur les membres des athlètes ; et moi, quand la mort inévitable enlève à un infortuné son épouse et sa fille à la fois ; quand il perd ses enfants, sa mère ou son père ; si, dans ses angoisses, il goûte à ma liqueur, je le délivre aussitôt du terrible poids de ses souffrances accumulées. « Cher Ampélos, ta fin est douce aussi. Pour toi, pour ta beauté, la Parque elle-même a ramolli son fil. Pour toi, l'enfer cesse d'être inexorable; pour toi, Proserpine adoucit ses inhumaines sentences, et elle te ressuscite en faveur de son frère Bacchus. Tu n'es pas mort comme est mort Atymne ; tu n'as subi ni l'eau du Styx, ni les regards de Mégère, ni les torches ardentes de Tisiphone : ami, tout éteint que tu es, tu vis encore. L'onde du Léthé ne t'a pas englouti ; tu n'as pas eu la tombe commune à tous; et la terre elle-même craint de recouvrir ta beauté. Mon père, pour honorer son fils, a fait de toi un arbuste ; il a échangé ton corps contre un délicieux nectar. La nature n'a pas gravé sur tes feuilles, comme sur la fleur de Thérapné (17), de douloureux gémissements, et tu gardes ta couleur habituelle jusque dans tes produits. Ta fin a signalé l'éclat de tes formes, et ta gracieuse rougeur ne t'a pas abandonné. Quant à moi, vengeur : de ta mort, je n'oublierai jamais de verser ta liqueur en libation sur la tête de ton homicide persécuteur. Tes charmants rameaux font honte à toutes les hamadryades ; et les émanations de tes pampres embaumés inspirent et renouvellent la tendresse. Le poirier a un fruit agréable sans doute, et le myrte pousse aussi des fleurs parfumées; mais leurs produits ne charment pas les sens, et ne savent pas livrer aux vents de l'oubli les soucis de l'humanité. Qui, moi? j'irais puiser dans nos grands vases les sucs de la pomme, ou presser dans la coupe : destinée au nectar le jus des figues? Mais la pomme et la figue ne plaisent que jusqu'aux lèvres (18), et ; nul autre fruit ne saurait désormais lutter contre ton raisin. Non, la rose, le beau narcisse, l'anémone, le lis et enfin l'hyacinthe, ne peuvent s'égaler à l'arbuste de Bacchus ; certes la nouvelle essence que distille ton fruit contient en elle l'esprit de toutes les fleurs; cette liqueur seule se mêle à toutes les autres liqueurs ; ton parfum confond les fleurs les plus embaumées en un seul et unique parfum, et ta fleur embellit toute la végétation dont au printemps s'émaillent les prairies. « Oui, Ampélos, même après ta mort tu réjouis le cœur de Bacchus, car ton breuvage se mêle à tout mon être. Tous les arbres te soumettent leurs têtes qui s'inclinent comme s'ils t'imploraient l'antique palmier abaisse devant loi ses rameaux élevés; tu foules le pommier sous tes pieds; tu embrasses de tes mains le figuier que tu raffermis. Ils portent ta vendange comme des esclaves leur souveraine ; et lorsque tu étends vers eux tes pampres arrondis, tu marches appuyé sur les épaules de tes serviteurs. Les vents, pour te rafraîchir de leurs haleines complaisantes, secouent prêt de ton visage, et comme si tu sommeillais, les feuilles mollement nuancées des arbustes d'alentour; tel l'esclave agite l'éventail accoutumé, et crée pour son maître des souffles légers et refroidis. Si tu amènes avec toi les ardeurs d'un soleil méridional, du moins les vents étésiens te précèdent et apaisent la soif de la brûlante canicule, quand la saison d'été te réchauffe et mûrit ta liqueur sous ses vapeurs enflammées. » Ainsi disait Bacchus dans sa fierté ; puis il jette au vent ses premiers soucis, et la vendange parfumée console d'Ampélos évanoui. C'est là ce que l'on publie sur la vigne et sur le nom qu'elle a reçu de l'adolescent. Mais il est chez les poètes sacrés une plus antique légende (19). Ils disent qu'une liqueur féconde et divine se répandit un jour du ciel sur la terre, et y fit naître le breuvage du raisin de Bacchus; que, négligé d'abord, son arbuste croissait de lui-même dans les hauteurs; et ce n'était pas la vigne franche son homonyme. L'arbuste sauvage, surchargé de pampres flexibles, se propageant de lui-même dans l'épaisseur des bois, ses rejetons vineux laissaient jaillir la liqueur de ses grappes abondantes. Peu à peu le vignoble naturel s'étendit, serpentant d'un rang à l'autre ; le raisin vagabond rougit, et ondule sur le raisin : l'un se gonfle, imparfait d'abord, puis insensiblement il varie en brunissant ses couleurs ; l'autre s'enfle d'un suc aussi blanc que l'écume. Tantôt ses grappes, d'une teinte blonde, pressent sur les grappes multipliées de son voisin ; tantôt il prend la couleur de la poix, mûrit, en bigarrant sur toutes ses tiges, et enivre l'olivier aux nobles fruits, son associé, sous ses branchages vineux. Ailleurs, une teinte noirâtre et spontanée court sur le grain argenté formé à peine, et ajoute un jus abondant au poids de la grappe. La vigne alors s'entortille au pin qu'elle trouve sur sa route, court sur sa tête, et ils s'ombragent ainsi l'un l'autre de leurs branches enlacées. L'esprit de Pan en fut charmé; et le Mélèse, rapprochant des guirlandes de la vigne ses longs rameaux que secoue Borée, agite comme s'il chancelait sous l'ivresse, son odorante chevelure. Un dragon, qui entourait l'arbre de ses anneaux obliques, lécha le délicieux nectar de la grappe emmiellée, puis il suça avidement la liqueur bachique, distilla dans sa terrible gueule goutte à goutte ce breuvage du raisin, et la rosée écarlate rougit les poils de son menton. Le dieu s'étonna de voir au sein des montagnes la gorge du reptile toute empreinte d'incarnat; mais le dragon, à son aspect, ramassant sa queue sous ses écailles tachetées, se perdit aussitôt dans le creux d'une roche voisine. Bacchus considéra cette grappe gonflée d'un suc vermeil, et reconnut les antiques prédictions de Rhéa : il fouilla le sol; du fer d'une pioche aiguë il creusa un coin du rocher, approfondit ses flancs, polit ses parois, et figura par cette cavité primitive une sorte de pressoir de la vendange; puis il moissonna le raisin nouveau-né avec le tranchant de son thyrse, et ce fut le type de la serpette crochue qui ne devait naître que plus tard. Cependant le chœur des satyres l'aide à l'ouvrage : l'un se courbe pour vendanger ; l'autre reçoit le raisin, dès qu'il est détaché du cep, dans un vase profond. Celui-ci arrache les feuilles qui l'enveloppent, le nettoie des grains verts ou desséchés. Celui-là, déposant son thyrse et les cymbales sonores, tend sa main désarmée vers les tiges les plus hautes, en saisit l'extrémité flexible où pend le fruit, les courbe en les attirant, et regarde partout sur la vigne; puis il couche par lits la vendange versée dans un baquet concave où il l'entasse sur le milieu; ensuite il rapproche les grappes pressées, les étend çà et là : enfin, quand il a rempli le vase, comme les sacs sur l'aire, il le porte à la pierre creusée et foule ce raisin sous ses pieds bondissants. Alors, à l'exemple de Bacchus et par ses préceptes, les satyres abandonnent aux vents leurs boucles échevelées; ils attachent aussi la peau du cerf moucheté sur leurs épaules, répètent d'une voix unanime les chants bachiques; et, écrasant la vendange sous leurs pieds agiles, ils entonnent Évohé (20). Des torrents de vin jaillissent tout rougissants de la fosse surchargée de grappes. Le raisin, pressé par leurs bonds alternatifs, laisse flotter une écume blanche sur la rouge liqueur : les coupes n'existant pas encore, les satyres la puisent à l'aide des cornes du bœuf, et c'est là l'origine du nom divin que le vin versé leur emprunta plus tard (21). Mais, à peine l'un d'eux eut-il goûté la délicieuse rosée de Bacchus, que ses genoux fléchissent; il tourne en doublant ses pas, et porte ses pieds vacillants à droite et à gauche, tandis que ses joues velues s'imprègnent de la douce liqueur; un autre, à force d'engloutir les flots de ce breuvage qui guérit les soucis, en humecte sa barbe brune, qui devient vermeille. Un troisième pirouette dans les folies de l'ivresse, quand il entend les effroyables mugissements du tambourin. Plus loin, un satyre, dirigeant ses yeux troublés sur un arbre, guette une nymphe demi-nue qu'il y entrevoit rapprochée de lui; et, malgré ses pieds vacillants, il eût grimpé, par l'effort de ses genoux, jusqu'au sommet du plus grand des arbres de la montagne, si Bacchus ne l'en eût empêché. Près des fontaines, un de ses camarades, dont l'ivresse éveille et égare l'ardeur, poursuit, malgré ses refus, une chaste naïade des eaux ; et il allait la saisir à la nage dans ses bras velus, si elle ne l'eût prévenu et n'eut plongé jusques au fond des courants. Rhéa, parmi les buveurs, n'a donné qu'à Bacchus l'améthyste qui préserve des fureurs du vin (22). La foule des satyres aux belles cornes se réunit en chœur et se livre à de folles orgies; l'un d'eux, tout échauffe par la liqueur nouvelle avant-courrière des amours, jette ses bras hérissés de poil autour d'une bacchante. Un autre, dans les transports de son ivresse, ose toucher à la pudique ceinture d'un vierge modeste qui ne connaît pas le mariage; et pendant qu'elle s'arrache à ses embrassements, il la retient par ses voiles, et porte sa main téméraire sur les attraits qu'ils lui dérobent. Un satyre ne craint même pas d'attaquer la prêtresse Mystis pendant qu'elle allume les flambeaux des danses nocturnes de Bacchus; et, malgré sa résistance, il promène des doigts caressants sur la poitrine de la nymphe, et presse les contours de son jeune sein (23). Bacchus, après les orgies de ses douces vendanges,, se retire triomphant dans les grottes de Cybèle; et, brandissant dans ses mains amies des fleurs les tiges de la vigne, il institue les fêtes nocturnes que la Méonie célèbre encore en son honneur.