[4,0] LIVRE QUATRIÈME. NON seulement, comme je l’ai déjà dit, je désirerais cesser cet ouvrage ; mais mon esprit, assiégé d’innombrables tristesses, cherche dans ses méditations, où je pourrais me retirer tout entier de toute affaire publique. Par malheur, la fortune m’a lié de si près à tout ce qui se passe, qu’elle m’entraîne au milieu des cruelles tempêtes, et que j’ignore entièrement où elle m’offrira un port. En attendant, et si je trouve quelques moments de loisir, quel mal y a-t-il que je les emploie, comme on me l’a ordonné, à transmettre à la mémoire les actions de nos princes et de nos grands ? J’écrirai donc ce quatrième livre, et si je ne peux être bon à rien dans les événements futurs, je dissiperai du moins, par mon travail, ce brouillard de l’erreur qui pourrait tromper la postérité. [4,1] Dès que Louis et Charles eurent appris par de sûrs témoignages que Lothaire avait quitté le royaume, ils se dirigèrent vers le palais d’Aix, qui était alors la première ville de la France, se proposant de délibérer le jour suivant sur ce qu’il paraîtrait raisonnable de faire touchant le peuple et les États que venait d’abandonner leur frère. On résolut d’abord de porter l’affaire à la connaissance des évêques et des prêtres, dont la plupart étaient alors présent, afin que tout ce qu’on résoudrait en cette affaire prît en eux sa source et reçût la sanction de leur autorité, image de celle de Dieu tout-puissant. Cet avis adopté, on les chargea de tout examiner. Ayant considéré depuis le commencement les actions de Lothaire, comment il avait chassé son père de ses États ; combien de fois, par son avidité, il avait rendu le peuple chrétien parjure ; combien de fois il avait violé ses promesses à son père et à ses frères ; combien de fois, après la mort de son père, il avait essayé d’enlever à ses frères leur héritage, et de les perdre ; combien d’homicides, d’adultères, d’incendies et de crimes de toute sorte, l’Église universelle avait soufferts par sa criminelle ambition ; reconnaissant de plus que Lothaire ne savait nullement gouverner la république, et qu’on ne pouvait découvrir dans son gouvernement aucune trace de bonne volonté : les évêques prononcèrent, d’après ces raisons, que c’était justement et par le juste jugement de Dieu, qu’il s’était enfui d’abord du champ de bataille, et ensuite de son propre royaume. Tous furent donc unanimement d’avis que la vengeance de Dieu l’avait chassé à cause de sa méchanceté, et avait remis le gouvernement de ses États à ses frères, meilleurs que lui. Mais ils ne leur donnèrent ce droit qu’après leur avoir demandé s’ils voulaient régner d’après l’exemple de leur frère détrôné, ou selon la volonté de Dieu. Quand les rois eurent répondu qu’autant que Dieu leur accorderait de le savoir et de le pouvoir, ils se gouverneraient eux et leurs sujets selon sa volonté ; les évêques dirent : En vertu de l’autorité divine, nous vous engageons, exhortons, et ordonnons de prendre le royaume, et de le gouverner selon les lois de Dieu. Les deux frères choisirent chacun douze des leurs, et je fus l’un de ces hommes, pour diviser entre eux le royaume, comme il leur paraîtrait convenable. On tint moins de compte dans ce partage de la fertilité et de l’égalité des parts, que de la proximité et de la convenance. Louis eut toute la Frise - - -. [4,2] Ces choses terminées, chacun des rois s’entoura des hommes du pays qui lui était échu en partage, et leur fit jurer de lui être désormais fidèles. Charles passa la Meuse pour aller régler son royaume, et Louis se rendit à Cologne à cause des Saxons. Comme je trouve les événements qui se rapportent à ce peuple très importants, je crois devoir ne les point passer sous silence. Comme le savent tous ceux qui habitent en Europe, l’empereur Charles, à juste titre appelé le Grand par toutes les nations, arracha les Saxons à divers cultes idolâtres, après de longs et nombreux efforts, et les convertit à la vraie religion chrétienne. Dès les premiers temps, les Saxons, aussi nobles que vaillants à la guerre, s’illustrèrent par beaucoup d’exploits. Cette nation est divisée en trois ordres ; il y a parmi eux des hommes qui sont appelés dans leur langue, edhilingi, d’autres frilingi, et d’autres lazzi ; c’est-à-dire en latin, les nobles, les hommes libres et les serfs. L’ordre qui passe chez eux pour noble se divisa en deux partis, pendant les dissensions de Lothaire et de ses frères ; l’un suivit Lothaire et l’autre Louis ; Lothaire voyant, après la victoire de ses frères, que ceux qui l’avaient suivi voulaient l’abandonner, et pressé par diverses nécessités, chercha des secours partout où il espéra en trouver. Tantôt il distribuait pour son propre avantage les biens de l’État ; tantôt il donnait aux uns la liberté, et promettait à d’autres de la leur accorder après la victoire. Il envoya des messagers en Saxe, promettant aux hommes libres et aux serfs (frilingi et lazzi), dont le nombre était immense, que, s’ils se rangeaient de son parti, il leur rendrait les lois dont leurs ancêtres avaient joui, au temps où ils adoraient les idoles. Les Saxons, avides de ce retour, se donnèrent le nouveau nom de stellingi ; se liguèrent, chassèrent presque du pays leurs seigneurs, et chacun, selon l’ancienne coutume, commença à vivre selon la loi qui lui plaisait. Lothaire avait de plus appelé les Normands à son secours, leur avait soumis quelques tribus de chrétiens, et leur avait même permis de piller le reste du peuple du Christ. Louis craignit donc que les Normands ainsi que les Esclavons ne se réunissent, à cause de la parenté, aux Salons qui avaient pris le nom de Stelling, qu’ils n’envahissent ses États, et n’y abolissent la religion chrétienne. C’est pourquoi, comme nous l’avons rapporté, il se rendit en tout hâte à - - -, et, autant qu’il put, fit cesser toutes les dissensions qui agitaient son royaume, pour qu’un si grand malheur n’arrivât pas à la sainte église de Dieu. Cela fait, Louis et Charles se réunirent à Verdun, en passant l’un par Thionville, l’autre par Reims, afin de délibérer sur ce qu’ils avaient à faire désormais. [4,3] Vers ce même temps, les Normands saccagèrent le Cotwig, et là, ayant traversé la mer, ils ravagèrent de même le Hamwig et le Nordhunnwig. Pour Lothaire, dès qu’il fut arrivé sur les bords du Rhône, il se mit en sûreté derrière ce fleuve, et demeura là attirant à son secours tous ceux qu’il put gagner. Il expédia à ses frères un messager pour leur dire que, s’il savait comment s’y prendre, il leur enverrait ses grands pour traiter de la paix. Ils lui répondirent d’envoyer qui il voudrait, que tout le monde pouvait aisément savoir où les trouver. Ils se rendirent eux-mêmes ensemble par Troyes à Châlons. A leur arrivée à Melciac, Joseph, Ébernard et Egbert avec d’autres du parti de Lothaire, les joignirent et leur dirent que ce roi, reconnaissant son offense envers Dieu et envers eux, ne voulait pas qu’il y eût de plus longs débats entre les peuples chrétiens ; que s’ils le jugeaient bon, il souhaitait qu’ils lui accordassent quelque chose de plus que le tiers du royaume, à cause du nom d’empereur que lui avait accordé leur père, et de la dignité impériale que leur aïeul avait ajoutée à la couronne des Francs. Qu’autrement ils lui laissassent au moins le tiers du royaume, sans compter la Lombardie, la Bavière et l’Aquitaine ; qu’alors, avec l’aide de Dieu, chacun d’eux gouvernerait de son mieux sa part, qu’ils se porteraient mutuellement secours et amitié, qu’ils maintiendraient leurs lois chacun dans ses États, et qu’une paix éternelle serait conclue entre eux. Lorsque Louis et Charles eurent entendu ces propositions, elles leur plurent ainsi qu’à tout le peuple. Ils s’assemblèrent avec les seigneurs, et délibérèrent de bonne intelligence sur ce qu’ils devaient faire à ce sujet. Ils dirent qu’au commencement de leurs dissensions ils avaient souvent proposé ces mêmes choses à Lothaire, et que si, à cause de leurs péchés, leurs desseins n’avaient pas réussi, ils n’avaient pas laissé de lui renouveler souvent leurs offres. Cependant ils rendirent grâces au Dieu tout-puissant, dont le secours et la grâce avaient fait enfin que leur frère, qui jusqu’alors avait méprisé la paix et la concorde, les demandait actuellement. Mais, selon leur coutume, ils remirent l’affaire à la décision des évêques et des pontifes, déclarant que, de quelque manière que la volonté divine voulût agir, ils s’y conformeraient volontiers. Les évêques ayant tous été d’avis que la paix régnât entre les trois frères, les rois firent venir les députés de Lothaire et lui accordèrent ce qu’il demandait. Ils passèrent quatre jours et plus à partager le royaume ; on arrêta enfin que tout le pays situé entre le Rhin et la Meuse, jusqu’à la source de la Meuse, de là jusqu’à la source de la Saône, le long de la Saône jusqu’à son confluent avec le Rhône, et le long du Rhône jusqu’à la mer, serait offert à Lothaire comme le tiers du royaume, et qu’il posséderait tous les évêchés, toutes les abbayes, tous les comtés et tous les domaines royaux de ces régions en deçà des Alpes, à l’exception de - - -. On décida que, s’il refusait, les armes décideraient de ce qui était dû à chacun. Ce partage approuvé, quoique quelques personnes trouvassent qu’il dépassait ce qui était juste et convenable, on le manda à Lothaire par Conrad, Abbon, Adalhard et d’autres. Louis et Charles résolurent de rester dans le même endroit pour y attendre le retour de leurs envoyés, et la réponse de Lothaire. Les députés s’étant rendus auprès de Lothaire, le trouvèrent, selon sa coutume, un peu moins bien disposé. Il dit qu’il n’était pas content de ce que lui mandaient ses frères, parce que les parts n’étaient pas égales ; il déplora aussi le malheur de ceux qui avaient embrassé sa cause, attendu que, dans la part qu’on lui offrait, il n’aurait pas de quoi les indemniser des biens qu’ils perdaient ailleurs. Alors, et j’ignore par quel artifice ils se laissèrent tromper, les députés augmentèrent la portion qu’on lui avait assignée, en l’étendant jusqu’à la forêt des Ardennes. De plus ils lui jurèrent que, s’il acceptait ce partage jusqu’au moment où il se réunirait à ses frères, ceux-ci promettraient par serment de partager le plus également qui ils pourraient tout le royaume en trois parties, sauf la Lombardie, la Bavière et l’Aquitaine ; auquel cas, il choisirait la part qu’il voudrait, et ses frères la lui céderaient pour tout le temps de sa vie, à condition qu’il en fît de même pour eux. Enfin ils ajoutèrent que, s’il ne voulait pas les en croire, ils lui promettraient par serment de faire tenir tous ces engagements. Lothaire assura qu’il y consentait, et que de son côté il agirait ainsi, pourvu que ses frères accomplissent ce que leurs députés avaient juré. [4,4] Au milieu donc de juin, à la cinquième férie, Lothaire, Louis et Charles se réunirent près de la ville de Mâcon, dans une île appelée Ansille, avec un nombre égal de seigneurs, et jurèrent mutuellement qu’à dater de ce jour ils vivraient entre eux dans une paix perpétuelle ; que dans une assemblée où leurs fidèles se réuniraient en ce même lieu, ils diviseraient en trois parts, le plus également qu’ils pourraient, tout le royaume, sauf la Lombardie, la Bavière et l’Aquitaine ; que Lothaire aurait le choix des parts ; que chacun d’eux conserverait durant toute sa vie celle qu’il recevrait, à condition qu’il laisserait ses frères et leurs fidèles jouir aussi des leurs. Cela fait, et après des entretiens pacifiques, ils se retirèrent en paix et retournèrent à leur camp, remettant au lendemain à délibérer sur le reste des affaires. On réussit, bien qu’avec peine, à faire en sorte que, jusqu’à l’assemblée convoquée pour le commencement d’octobre, chacun d’eux se tint en repos dans la part qu’il occupait. Louis alla en Saxe et Charles en Aquitaine pour y mettre l’ordre. Lothaire se voyant assuré qu’il aurait le choix des parts du royaume, alla chasser dans les Ardennes et priva de leurs bénéfices ou charges tous les seigneurs de sa portion qui, forcés par la nécessité, avaient lors de sa retraite abandonné son parti. Louis réprima fermement en Saxe, mais par des procédés légaux, les séditieux qui avaient, comme nous l’avons dit, pris le nom de Stelling. Charles en Aquitaine mit en fuite Pépin ; mais celui-ci s’étant caché, Charles ne put rien faire d’important, si ce n’est qu’il laissa, pour veiller sur les démarches de Pépin, le duc Warin avec d’autres guerriers sur la fidélité desquels il comptait. Egfried, comte de Toulouse, l’un des compagnons de Pépin qu’il avait renvoyés en se cachant, attira quelques-uns des hommes de Charles dans des embûches, et en tua d’autres. Charles se mit en marche pour se rendre à l’entrevue que lui et son frère étaient convenus d’avoir à Worms. Arrivé à Metz le 30 septembre, il apprit que Lothaire était à Thionville où il était venu avant l’époque de l’assemblée, et s’était établi, contre ce qu’ils avaient réglé. Il ne parut nullement sûr aux grands du parti de Louis et de Charles, qui demeuraient à Metz pour faire le partage du royaume, d’y procéder dans cette ville tandis que leurs seigneurs étaient à Worms et Lothaire à Thionville. Metz, en effet, est éloigné de Worms d’environ soixante-dix lieues et seulement à huit lieues de Thionville. Ils se rappelaient que Lothaire avait souvent été facile et très prompt à surprendre par ruse ses frères ; ils n’osaient donc se confier à lui sans quelque garantie. Charles, veillant à leur salut, envoya des messagers à Lothaire et lui fit dire que puisque, contre leurs conventions, il était venu et s’était établi à Thionville, s’il voulait que les hommes de son frère Louis et les siens restassent dans Metz, il devait leur donner des otages pour les rassurer sur leur sort ; sinon il pourrait envoyer ses députés auprès d’eux à Worms et ils lui donneraient les otages qu’il voudrait ; si cela ne lui convenait pas, ils n’avaient qu’à se tenir tous à une égale distance de Metz ; enfin, s’il ne voulait pas de ce dernier moyen, Charles lui offrait de choisir, entre leurs résidences, un lieu où se réuniraient leurs députés. Il disait qu’il ne devait pas négliger le salut de tant d’illustres guerriers ; ils étaient au nombre de quatre-vingts, choisis dans tout le peuple, d’une éclatante noblesse, et Charles pensait que s’il ne prenait des précautions pour empêcher leur mort, elle causerait, à lui et à ses frères, une perte immense. Enfin ils jugèrent à propos, pour la convenance de tous, que leurs commissaires, au nombre de cent dix, se réunissent à Coblentz, sans qu’on donnât d’otages, et que là ils partageassent le royaume aussi également qu’ils pourraient. [4,5] Les commissaires s’étant réunis le 19 octobre, pour qu’il ne s’élevât entre leurs hommes aucun sujet de querelle, ceux de Louis et de Charles campèrent sur la rive orientale du Rhin, ceux de Lothaire, sur la rive occidentale, et ils se rendaient chaque jour à Saint-Castor pour s’entretenir. Les commissaires de Louis et de Charles ayant fait diverses plaintes sur le partage projeté, on leur demanda si quelqu’un d’eux avait une connaissance claire de tout le royaume ; comme on n’en trouva aucun qui pût répondre, on demanda pourquoi, dans le temps qui s’était déjà écoulé, ils n’avaient pas envoyé des messagers chargés de parcourir toutes les provinces et d’en dresser soigneusement le tableau. On leur répondit que Lothaire n’avait pas voulu que cela se fit, et ils dirent alors qu’il était impossible à des hommes qui ne connaissaient pas l’empire de le partager également. On examina alors s’ils avaient pu prêter loyalement le serment de partager le royaume également et de leur mieux, quand ils savaient que nul d’entre eux ne le connaissait. On remit cette question à la décision des évêques. S’étant assemblés dans la basilique de Saint-Castor, ceux du parti de Lothaire dirent que s’il manquait quelque chose au serment, cela pouvait s’expier, et qu’il valait mieux le faire que de faire souffrir si longtemps à l’église de Dieu tant de rapines, d’incendies, d’homicides et d’adultères. Mais ceux du parti de Louis et de Charles dirent que, comme il n’était nullement nécessaire qu’ils péchassent envers Dieu, il valait mieux confirmer entre eux la paix et envoyer ensuite de part et d’autre des commissaires dans tout l’Empire, pour qu’ils en dressassent le tableau, et qu’alors ils jureraient, sans péril, de partager également ce qu’ils connaîtraient bien. Ils affirmaient que, si une aveugle cupidité ne s’y opposait, on pouvait ainsi éviter les parjures et les autres crimes, et protestaient qu’ils ne voulaient ni rompre leur serment, ni autoriser quelque autre à le faire. Les autres n’ayant pas consenti, ils s’en retournèrent chacun vers les siens, et là d’où ils étaient venus. Ils se réunirent ensuite de nouveau dans une même maison, ceux de Lothaire disant qu’ils étaient prêts à faire le serment et le partage comme on l’avait juré, et ceux de Louis et de Charles répétant qu’ils le voulaient bien aussi si cela se pouvait. Enfin, comme aucun des deux partis n’osait consentir sans l’approbation de son seigneur à ce que voulait l’autre, ils convinrent que la paix règnerait entre eux jusqu’à ce qu’ils pussent savoir quelles conditions leurs seigneurs voulaient accepter ; présumant qu’ils pourraient en être informés vers les nones de novembre, ils s’éloignèrent après avoir réglé que la paix durerait jusque-là. Le jour arrivé, il se fit dans presque toute la Gaule un grand tremblement de terre. Ce même jour, Angilbert, homme illustre, fut transféré à Saint-Riquier, et vingt-neuf ans après sa mort on trouva son corps conservé intact, bien qu’il eût été enseveli sans aromates ; c’était un homme issu d’une famille alors bien connue. Madhelgaud, Richard et lui étaient de la même race et jouissaient à juste titre d’une grande considération auprès de Charlemagne. Angilbert eut de Berthe, fille de ce grand roi, mon frère Harnied et moi ; il fit construire à Saint-Riquier un ouvrage admirable en l’honneur de Dieu tout-puissant et de saint Riquier ; il gouverna merveilleusement la maison qui lui était confiée. Étant mort à Saint-Riquier en toute félicité, il entra dans l’éternelle paix. Après avoir dit ce peu de mots sur mon origine, je reviens au fil de l’histoire. [4,6] Les commissaires retournèrent annoncer chacun à son roi ce qui s’était passé ; comme ils étaient menacés de la disette et près de l’hiver, et que les grands ayant déjà couru tant de dangers ne voulaient pas recommencer la guerre, ils consentirent à ce que la paix fût maintenue entre eux jusqu’au vingtième jour après la Saint-Jean. Les grands s’assemblèrent à Thionville pour conclure ce traité ; ils jurèrent que les trois rois demeureraient en paix pendant ce temps ; que, dans l’assemblée qui aurait lieu après ce terme, on diviserait le royaume aussi également qu’on pourrait, et que Lothaire aurait le choix des parts comme on l’avait juré. De là chacun s’en alla où il voulut. Lothaire alla passer l’hiver à Aix-la-Chapelle, Louis en Bavière, et Charles vint à Quiersy pour se marier. Dans ce temps les Maures introduits par Sigenulf, frère de Sigehard, qui avait réclamé leur secours, envahirent le pays de Bénévent. Vers la même époque les Stelling en Saxe se révoltèrent une seconde fois contre leurs seigneurs ; mais une bataille ayant été livrée, on en tua une quantité innombrable. Ainsi périrent par les coups du pouvoir ceux qui avaient osé se soulever sans son aveu. Charles, comme nous l’avons dit, prit en mariage Hermentrude, fille de Modon et d’Ingiltrude, et petite fille d’Adalhard. De son temps, le père de Charles aimait tant Adalhard qu’il faisait ce qu’Adalhard voulait dans tout l’empire : mais celui-ci, peu soigneux des intérêts publics, tâcha de plaire à tout le monde. Il persuada au roi de distribuer les droits et les domaines publics pour son avantage particulier ; et faisant ainsi accorder à chacun ce que chacun demandait, il ruina de fond en comble la république : aussi arriva-t-il de là qu’Adalhard pouvait, à cette époque, entraîner le peuple où il voulait. Charles fit donc le mariage dont nous venons de parler, dans l’idée surtout qu’il attirerait dans son parti la plus grande partie de la nation. Les noces ayant été célébrées le 19 décembre, Charles fêta solennellement à Saint-Quentin le jour de la naissance du Seigneur. Il régla ensuite à Valenciennes lesquels de ses fidèles devaient rester pour garder le territoire entre la Meuse et la Seine. Il partit alors avec sa femme pour l’Aquitaine, l’an 843 de l’incarnation du Seigneur, et en hiver. Cet hiver fut excessivement long et rigoureux, abondant en maladies, et très nuisible à l’agriculture, au bétail et aux abeilles. [4,7] Que chacun apprenne par-là qu’en négligeant follement les intérêts publics, et se livrant en insensé à ses propres fantaisies, on offense le Créateur au point de soulever contre soi-même tous les éléments. Je le prouverai sans peine par des exemples pareils, connus presque de tout le monde. Dans le temps du grand Charles, d’heureuse mémoire, qui mourut il y a déjà bien près de trente ans, le peuple marchait d’un commun accord dans la droite voie, la voie du Seigneur ; aussi la paix et l’harmonie régnaient partout. Mais à présent, au contraire, comme chacun marche dans le sentier qui lui plaît, partout éclatent les dissensions et les querelles. Autrefois régnaient l’abondance et la joie, maintenant partout sont la disette et la tristesse. Les éléments mêmes étaient jadis favorables à tous les rois, et maintenant ils leur sont contraires, comme l’atteste l’Écriture, don précieux de Dieu : Tout l’univers combattra contre les insensés. Vers le même temps, il arriva une éclipse de lune le 19 mars. Dans la même nuit, il tomba une neige abondante qui, par le juste jugement de Dieu, frappa tout le monde de tristesse. Ainsi, je le répète, tandis que, d’une part, se multipliaient les désordres, les rapines et les maux de tous genres, de l’autre, l’intempérie de l’air détruisait l’espoir de tous les biens de la terre.