[1,0] HISTOIRE DES DISSENSIONS DES FILS DE LOUIS LE DÉBONNAIRE. LIVRE PREMIER. INTRODUCTION. Ayant, comme vous le savez très bien, monseigneur, souffert depuis près de deux ans déjà, de la part de votre frère, une persécution que ni vous, ni les vôtres n’aviez nullement méritée, vous m’avez ordonné, avant que nous entrassions dans la cité de Châlons {sur Marne}, de transmettre par écrit à la mémoire ce qui s’est passé de votre temps. C’eût été, je l’avoue, un ordre facile et doux à exécuter, si on m’eût accordé le loisir nécessaire pour m’acquitter dignement d’un si grand travail. Si donc vous trouvez dans cet ouvrage quelque chose d’omis ou de plus négligé que ne le requiert l’importance des événements, vous et les vôtres devez me le pardonner, d’autant plus aisément que vous savez que, pendant que je le composais, j’étais battu des mêmes orages que vous. J’avais résolu de ne point parler de ce qui est arrivé du temps de votre pieux père, mais le lecteur reconnaîtra bien plus facilement la vérité dans vos débats si je commence par rapporter quelques unes des choses qui, à notre connaissance, ont eu lieu de son vivant. Il ne me paraît aussi nullement à propos de ne rien dire du tout sur la mémoire respectable de votre aïeul ; c’est donc par lui que commencera cet écrit. [1,1] Charles, de belle mémoire, appelé à juste titre par toutes les nations le grand Empereur, étant mort un peu avant la troisième heure du jour, dans une heureuse vieillesse, laissa l’Europe entière remplie de bonheur. Surpassant en sagesse et en toute sorte de vertu tous les hommes de son temps, il paraissait à tous les habitants de la terre à la fois redoutable, aimable et admirable. Il rendit sa domination honnête et utile de toutes les manières, comme tous le virent clairement. Ce que je regarde comme le plus merveilleux, c’est que seul, par la crainte qu’il inspirait, il adoucit tellement les cœurs durs et féroces des Francs et des Barbares que la puissance romaine n’avait pu dompter, qu’ils n’osaient rien entreprendre dans l’Empire que ce qui convenait à l’intérêt public. Comme roi, il régna heureusement pendant trente-deux ans, et comme empereur il tint pendant quatorze ans, avec non moins de bonheur, les rênes de l’État. [1,2] Louis, le dernier fils qu’il eût eu d’un mariage légitime, devint par la mort de ses frères l’héritier de toute cette grandeur. Aussitôt qu’on lui eut appris la mort de son père, il revint d’Aquitaine à Aix-la-Chapelle. Il rangea sans obstacle sous sa domination les peuples qui accouraient de toutes parts, se promettant de prendre un parti à l’égard des hommes qui témoignaient plus d’orgueil. Au commencement de son règne il divisa en trois parts l’immense somme d’argent que son père lui avait laissée ; il en employa une pour les funérailles ; il partagea les deux autres entre lui et ses sœurs que son père avait eues d’un mariage légitime, leur ordonnant en même temps de sortir du palais et de se retirer dans leurs monastères. Il admit à sa table ses frères Drogon, Hugues et Théodoric, encore jeunes, et les fit nourrir avec lui dans le palais. Il céda à son neveu Bernard, fils de Pépin, le royaume d’Italie s’étant révolté peu après, Bernard fut pris et privé de la lumière et de la vie par Bertmond, gouverneur de la province de Lyon (en 818). Ensuite, craignant que ses frères, en soulevant le peuple, n’en fissent autant, l’empereur les manda à l’assemblée générale, les fit tondre et les mit dans des monastères sous une simple surveillance (en 819). Cela fait, il fit conclure à ses fils des mariages légitimes, et partagea ainsi entre eux tout l’empire (en 821). Pépin devait avoir l’Aquitaine, Louis, la Bavière, et Lothaire, après sa mort, tout l’empire. Il permit à Lothaire de porter avec lui le titre d’empereur. La reine Hermengarde, leur mère, mourut, et, peu de temps après, l’empereur Louis se maria à Judith , dont il eut Charles. [1,3] Ayant partagé tout l’empire entre ses autres fils, Louis ne savait ce qu’il donnerait à son fils Charles. Tourmenté de cela, il supplia ses fils en faveur de ce dernier. Enfin Lothaire consentit à ce que son père donnât au jeune prince la portion du royaume qu’il voudrait, et jura avec serment qu’il serait à l’avenir son soutien et son défenseur contre ses ennemis. Mais, à l’instigation de Hugues, dont Lothaire avait épousé la fille, de Mathfried et d’autres, il se repentit trop tard de ce qu’il avait fait, et chercha de quelle manière il pourrait l’annuler (en 829). Cela ne put échapper longtemps à son père ni à sa mère ; Lothaire s’efforçait en effet, non publiquement, mais en secret, de renverser ce que son père avait établi. Alors Louis, prenant pour appui Bernard, duc de Septimanie, le créa chambellan, lui confia le jeune Charles, et le mit, après lui, au premier rang de l’empire. Bernard, abusant imprudemment du pouvoir, bouleversa entièrement un gouvernement qu’il aurait dû affermir. Dans le même temps l’Allemagne fut cédée à Charles par un édit. Alors Lothaire, comme ayant trouvé un juste sujet de plainte, excita ses frères et tout le peuple à relever la république en péril ; ils se rendirent ensemble avec tout le peuple auprès de leur père à Compiègne (en 830). Ils forcèrent la reine à prendre le voile, firent tondre Conrad et Rodolphe, ses frères, et les envoyèrent en Aquitaine à Pépin, qui fut chargé de les garder. Bernard, ayant pris la fuite, se sauva en Septimanie. Héribert, son frère, ayant été pris, on lui creva les yeux, et on l’envoya, pour y être gardé, en Italie. Lothaire s’étant ainsi emparé du gouvernement retint son père et Charles en surveillance auprès de lui ; il fit vivre avec l’empereur des moines, pour qu’ils l’accoutumassent à la vie monastique et l’engageassent à l’embrasser. Comme chacun alors, livré à ses passions, ne cherchait que son propre intérêt, la république empirait chaque jour. C’est pourquoi les moines dont nous avons parlé, et d’autres gens qui gémissaient de ce qui avait été fait, demandèrent au seigneur Louis si, en cas qu’on le remît à la tête du gouvernement, il voudrait le rétablir et le soutenir avec vigueur, et surtout remettre sur pied le culte divin qui protège et dirige tout le reste. Comme il y consentit facilement, on s’entendit bientôt sur sa restauration. Avant pris un certain moine, nommé Gondebaud, Louis l’envoya pour ce dessein, et sous prétexte de religion, vers Pépin et Louis, ses fils, leur promettant que, s’ils voulaient concourir avec ses partisans à son rétablissement, il agrandirait leurs royaumes. Ils consentirent aisément et avidement ; une assemblée fut convoquée ; la reine et ses frères furent rendus à l’empereur, et tout le peuple se soumit à sa domination. Les partisans de Lothaire furent traduits devant l’assemblée, et condamnés à mort par Lothaire lui-même ; on leur accorda la vie et ils furent envoyés en exil. Louis permit à Lothaire, obligé de se contenter de l’Italie seulement, de s’en aller à condition que désormais il ne tenterait aucun dessein contre la volonté de son père. Les choses s’étant ainsi passées, et le gouvernement paraissant respirer un peu, le moine Gondebaud, dont nous avons parlé ci-dessus, voulut, parce qu’il avait puissamment coopéré à cette restauration, tenir le second rang dans l’empire, tandis que Bernard, qui l’avait possédé jadis, s’efforçait à grand’peine d’y remonter. Pépin et Louis, quoique selon la promesse du roi leur royaume eût été augmenté, tâchaient tous deux d’être les premiers dans l’empire après leur père mais ceux qui dirigeaient alors les affaires de la république s’opposaient à leur volonté. [1,4] Vers le même temps (en 833) l’Aquitaine, enlevée à Pépin, fut donnée à Charles, et les principaux du peuple, d’accord avec son père, jurèrent de lui obéir. Ses frères, supportant ceci avec peine, divulguèrent le mauvais état de la république et soulevèrent le peuple comme pour obtenir un sage gouvernement ; ils délivrèrent Wala, Hélisachar, Mathfried avec les autres qui avaient été envoyée en exil, et poussèrent Lothaire à s’emparer du pouvoir. Sous le même prétexte et à force de prières, ils engagèrent Grégoire, pontife du souverain siége de Rome, à soutenir leur entreprise, afin de pouvoir, par son crédit, accomplir plus facilement leur projet. Alors l’empereur avec tout ce qu’il avait dans l’empire, et les trois rois ses fils avec une armée considérable, et de plus le pape Grégoire avec toute la troupe romaine, se mirent en marche ; ils se joignirent en Alsace, campèrent auprès du mont Siegwald, et là les rois engagèrent le peuple, par différents moyens, à se soulever contre l’empereur. Enfin quelques uns ayant pris la fuite, Louis fut pris avec un petit nombre de serviteurs ; sa femme, arrachée d’auprès de lui, fut envoyée en exil en Lombardie, et Charles fut avec son père retenu sous une garde sévère. Le pape Grégoire, se repentant de son voyage, retourna à Rome plus tard qu’il ne voulait. Lothaire s’étant ainsi emparé une seconde fois de l’empire, le perdit une seconde fois aussi facilement qu’il l’avait reconquis. Pépin et Louis, en effet (en 834), voyant que Lothaire s’appropriait tout le pouvoir et voulait les abaisser, le supportaient avec peine. De plus, Lambert et Mathfried, aspirant tous deux à tenir le premier rang dans l’empire, après Lothaire, commencèrent à entrer en débat. Et, comme tous deux recherchaient leurs intérêts, ils négligeaient entièrement les affaires publiques. Le peuple voyant cela en était affligé ; les fils même de Louis étaient en proie à la honte et au repentir d’avoir privé deux fois leur père de son rang, et tout le peuple d’avoir chassé deux fois l’empereur. Ils se liguent donc pour le rétablir, et se rendent en foule de toutes parts à Saint-Denis, où Lothaire retenait son père et Charles. Lothaire, ne se voyant pas en état de résister à cette colère, prit les armes avant que ses adversaires ne se fussent munis, mit son père et Charles en liberté, et partit pour Vienne. Le peuple nombreux qui se trouvait là, voulait avec ardeur attaquer Lothaire pour venger son père. Avant recouvré le roi, ils se rendirent avec les évêques et tout le clergé dans l’église de Saint-Denis ; rendirent à Dieu de pieuses actions de grâces, au roi sa couronne et ses armes, et s’appliquèrent à délibérer sur les autres affaires. Louis ne voulut point poursuivre Lothaire ; mais il lui envoya des députés pour lui ordonner de se hâter de passer les Alpes : il reçut avec bienveillance Pépin, qui vint vers lui, le remercia d’avoir coopéré à sa restauration, et lui permit, à sa demande, de retourner en Aquitaine. Ensuite, les fidèles qui s’étaient enfuis, et qui avaient coutume d’être à la tête des affaires, accoururent en foule ; s’étant mis en route avec eux, l’empereur se rendit à Aix pour y passer l’hiver, accueillit avec bonté Louis qui vint le voir, et lui ordonna de rester avec lui pour le défendre. Sur ces entrefaites, les gens qui gardaient Judith en Italie, apprenant que Lothaire s’était enfui, et que son père était en possession du trône, s’emparent de Judith, se sauvent, arrivent heureusement à Aix, et apportent à l’empereur leur agréable présent. Cependant Louis ne l’admit pas dans la couche royale, jusqu’à ce qu’elle eût juré avec ses proches, en présence du peuple, qu’elle était innocente du crime qu’on lui imputait, car il ne se présenta point d’accusateur. [1,5] Vers le même temps (en 835), Mathfried, Lambert et les autres partisans de Lothaire se tenaient sur la frontière de la Bretagne. L’empereur envoya pour les chasser Vodon, et les chefs qui habitaient entre la Seine et la Loire. Ayant réuni leurs troupes, ils marchèrent des deux parts ; mais leur petit nombre et l’impérieuse nécessité mit d’accord les partisans de Lothaire. La multitude des soldats de Vodon les rendit au contraire présomptueux, désunis et indisciplinés. Aussi, le combat engagé, ils s’enfuirent. Vodon fut tué, ainsi qu’Orlon, Vivien, Fulbert et une quantité innombrable de soldats. Les vainqueurs ayant promptement informé Lothaire de leur succès, lui recommandèrent de venir à leur secours avec une armée, aussi vite qu’il pourrait, ce qu’il fit volontiers. Il vint à Châlons avec une troupe considérable, fit le siège de cette ville, lui livra trois assauts, et, s’en étant enfin emparé, l’incendia avec les églises ; il fit précipiter dans la Saône Gerberge, à la manière des criminels , punit de mort Gauzhelme et Sanila : il accorda la vie à Warin, et lui fit jurer que dans la suite il l’aiderait de toutes ses forces. Lothaire et les siens, fiers du succès de ces deux combats, et espérant de s’emparer facilement de tout l’empire, se rendirent à Orléans pour y délibérer sur ce qu’ils avaient à faire. A cette nouvelle, l’empereur rassembla une armée considérable de Francs, appela à son secours son fils Louis, et tous ceux qui habitaient au-delà du Rhin, et marcha pour venger le crime énorme que son fils venait de commettre contre l’empire. Lothaire, animé de l’espoir de séduire les Francs, selon sa coutume, résolut d’aller à sa rencontre. Ils s’avancèrent de chaque côté, et campèrent sur les bords d’un fleuve, près d’une maison de plaisance, appelée Cauviac. Mais les Francs pleins de repentir d’avoir deux fois abandonné leur empereur, et jugeant qu’il serait honteux de faire encore de même, ne voulurent point se laisser entraîner à la défection. C’est pourquoi Lothaire se voyant hors d’état de fuir et de combattre, mit fin à la guerre, promettant que, dans un nombre de jours fixé, il repasserait les Alpes, que désormais il n’entrerait pas dans le pays des Francs sans l’ordre de son père, et n’entreprendrait rien dans l’empire contre sa volonté. Il prêta serment, avec les siens, qu’il observerait ces conventions. [1,6] Les choses ainsi arrangées (en 837), Louis gouverna l’empire de la même façon, et avec les mêmes conseillers que par le passé. Voyant que le peuple ne voulait plus, comme jadis, l’abandonner tant qu’il vivrait, il convoqua, pendant l’hiver, une assemblée générale à Aix-la-Chapelle, et donna à Charles une partie de son royaume, dont les limites furent fixée, savoir : du côté de la mer, depuis la frontière des Saxons jusqu’à celle des Ripuaires, toute la Frise ; dans le pays des Ripuaires, les comtés de Moillan, de Halt, de Trahammolant , de Mosgau ; tout le pays situé entre la Meuse et la Seine, jusqu’à la Bourgogne, ainsi que le comté de Verdun ; et dans la Bourgogne, les comtés de Toul, de l’Ornain, de Bidburg, du Bliets, du Perthois ; les deux comtés de Bar, le pays de Brienne, de Troyes, d’Autun, de Sens, du Gâtinais, de Melun, d’Etampes, de Chartres et de Paris ; ensuite le long de la Seine jusqu’à l’Océan, et le long du rivage de cette mer jusqu’en Frise. Le roi donna à son fils Charles, de son autorité divine et paternelle, tous les évêchés, les abbayes, les comtés, les domaines royaux, et tout ce qui était contenu dans les limites ci-dessus indiquées, avec tout ce qui lui appartenait, n’importe en quel lieu, et tout ce qui était de son droit, et il invoqua la protection du Dieu tout-puissant pour que cela demeurât ferme et stable à toujours. Hilduin, abbé de l’église de Saint-Denis, Gérard, comte de Paris, et les autres habitants des pays dont nous avons parlé, se réunirent et jurèrent fidélité à Charles. Lothaire et Louis, apprenant ces choses, en furent vivement chagrins ; ils convinrent d’une entrevue (en 838). S’y étant rendus, et voyant qu’il n’y avait rien là dont ils fussent en droit de s’offenser, ils dissimulèrent avec adresse ce qu’ils méditaient contre la volonté de leur père, et se séparèrent. Cette entrevue fit naître une assez violente agitation, mais qui fut facilement apaisée. Au milieu de septembre, l’empereur vint à Quiersy, et apaisa de même très aisément une sédition qui s’était élevée. Il donna alors à Charles les armes et la couronne, avec quelque nouvelle portion du royaume, entre la Seine et la Loire, mit d’accord, à ce qu’il paraissait, Pépin et Charles, permit ensuite avec bonté, à Pépin, de retourner en Aquitaine, et envoya Charles dans la partie du royaume qu’il lui avait donnée. Charles y étant allé, tous les habitants se rendirent auprès de lui, et lui jurèrent fidélité. Dans le même temps, on apprit que Louis s’était soulevé contre son père, et voulait s’approprier tout ce qui appartenait au royaume au-delà du Rhin. A cette nouvelle, l’empereur ayant convoqué une assemblée, vint à Mayence, passa le fleuve avec son armée, et força son fils Louis de s’enfuir en Bavière. Il revint ensuite triomphant à Aix, car de tous côtés il avait été vainqueur par la grâce de Dieu ; mais la vieillesse approchait, les chagrins qu’il avait éprouvés le menaçaient d’une prompte décrépitude ; l’impératrice et les grands qui, d’après la volonté de Louis, avaient travaillé pour Charles, craignant que, si l’empereur mourait avant que tout ne fût achevé, la haine de ses frères ne s’élevât contre eux jusqu’à vouloir les faire périr, jugèrent à propos que Louis assurât à Chartes le secours de l’un de ses fils, afin que, si après sa mort les autres ne voulaient pas s’accorder, au moins ces deux-là , bien unis, pussent résister au parti des envieux. Pressés par la nécessité, ils méditaient continuellement sur ce choix ; mais tous furent enfin d’avis que, si Lothaire voulait se montrer sincère dans cette affaire, c’était avec lui qu’il fallait conclure une alliance. Comme nous l’avons dit, il avait autrefois juré à son père, à sa mère et à Charles, que son père n’avait qu’à donner à ce dernier la partie du royaume qu’il voudrait ; que pour lui, il y consentirait, et, tant qu’il vivrait, le protégerait contre ses ennemis. On choisit donc des messagers, et on les envoya en Italie vers Lothaire, pour lui promettre que s’il voulait soutenir la volonté de son père au profit de Charles, tout ce qu’il avait fait jusqu’alors lui serait pardonné, et que tout le royaume, sauf la Bavière, serait partagé entre lui et Charles. Ces choses convinrent à Lothaire et aux siens ; et des deux parts, ils jurèrent qu’ils le voulaient et le feraient ainsi. [1,7] Ils vinrent à l’assemblée indiquée dans la ville de Worms (en 839) ; là Lothaire se jeta humblement, et en présence de tout le monde, aux pieds de son père, en disant : Je reconnais, mon seigneur et père, que j’ai péché envers Dieu et vous. Je vous demande, non le royaume, mais votre indulgence et la grâce de votre pardon. Louis, père tendre et indulgent, touché de ses prières, lui pardonna ses offenses, et lui accorda la grâce qu’il demandait, à condition que désormais il n’entreprendrait rien de contraire à sa volonté, ni au sujet de Charles, ni sur tout autre point dans le royaume. Ensuite il le reçut avec bienveillance, et l’ayant embrassé, il rendit grâces à Dieu de sa réconciliation avec un fils naguère son ennemi. De là ils allèrent prendre leur repas, remettant au lendemain à délibérer sur toutes les autres choses que leurs hommes avaient jurées. Le jour suivant ils se réunirent en conseil. Louis désirant accomplir ce que les siens avaient juré : Voilà, mon fils, dit-il, comme je te l’avais promis, tout le royaume devant tes yeux : partage-le comme il te plaira : si c’est toi qui le partages, le choix des parts sera à Charles ; si c’est nous qui le partageons, le choix des parts sera pour toi. Après avoir travaillé pendant trois jours à faire le partage du royaume, sans pouvoir en venir à bout, Lothaire envoya Joseph et Richard vers son père, le priant, lui et les siens, de régler ce partage, et de lui donner le choix des parts. Ils affirmèrent, au nom de la foi qu’ils avaient jurée, que le défaut de connaissance des pays avait seul empêché Lothaire d’accomplir ce travail. Alors le père, aidé des siens, partagea tout le royaume, sauf la Bavière, aussi également qu’il put. Lothaire et les siens choisirent et reçurent la partie orientale, depuis la Meuse ; il consentit à ce qu’on donnât à Charles la partie occidentale, et de concert avec son père, déclara en présence de tout le peuple qu’il le voulait ainsi. Ainsi Louis mit de son mieux les frères d’accord, les suppliant avec instance de s’aimer mutuellement, et les engageant à se protéger l’un l’autre, et à faire ce qu’il désirait. Cela fait, et renvoyant en Italie, avec bienveillance et amitié, Lothaire pardonné et honorés du don d’un royaume, il lui rappela combien de serments il avait prêtés à son père, combien de fois il s’était révolté, combien de crimes lui avaient été remis, et lui donnant de sages conseils, il le conjura de ne pas souffrir qu’on manquât en aucune manière aux conventions qu’ils venaient de conclure, et auxquelles il avait souscrit en présence de tous. [1,8] Dans le même temps, Louis reçut la nouvelle de la mort de Pépin ; une partie du peuple d’Aquitaine attendait ce qu’ordonnerait Louis sur ses petits-fils et leur royaume ; un autre parti s’étant saisi de Pépin, l’aîné des enfants du roi Pépin, exerçait sous son nom la tyrannie. Tout se trouvant alors, comme nous l’avons dit, arrangé avec Lothaire, Louis rassembla une armée considérable, passa par Châlons pour se rendre à Clermont avec Charles et sa mère, et reçut avec bonté la portion du peuple qui l’y attendait. Et comme il avait autrefois donné à Charles le royaume d’Aquitaine, il pressa les Aquitains et leur commanda même de se mettre sous sa protection ; ce qu’avant fait, ils lui jurèrent fidélité. Il s’occupa ensuite de réprimer ceux qui avaient envahi le pouvoir. Vers le même temps, Louis, sorti de Bavière, selon la coutume, envahit l’Allemagne avec une armée de Thuringiens et de Saxons. Son père revenant d’Aquitaine, laissa Charles et sa mère à Poitiers, célébra la sainte Pâques à Aix, et se rendit directement en Thuringe. Il en chassa son fils Louis (en 840), et se dirigeant par le pays des Esclavons, le força de s’enfuir en Bavière. Cela fait, il convoqua une assemblée dans la ville de Worms pour le commencement de juillet. Il y fit venir d’Italie son fils Lothaire, pour délibérer avec lui et ses autres fidèles, sur la conduite de Louis. Les choses ainsi préparées, Lothaire étant encore en Italie, Louis au-delà du Rhin et Charles en Aquitaine, l’empereur Louis leur père mourut dans une certaine île près de Mayence, le 20 de juin. Son frère Drogon, évêque et son grand chapelain, de concert avec les évêques, les abbés et les comtes, l’ensevelit avec les honneurs convenables dans sa ville de Metz auprès de saint Arnoul. Il vécut soixante-quatre ans ; il gouverna l’Aquitaine pendant trente-sept ans, et porta le nom d’empereur pendant vingt-sept ans et six mois.