[40,0] DISSERTATION XL. Il est des Biens plus grands que d'autres Biens. [40,1] PUISQUE vous blâmez Homère d'avoir reproché à Glaucus son échange avec Diomède, faut-il plaider la cause d'Homère devant vous, ou celle de Glaucus devant Homère? Prenons ce dernier parti, car le tribunal d'Homère me paraît digne d'être préféré même au vôtre. Voici donc ce que Glaucus peut lui dire : « Si, selon vous, Homère, un bien était moindre qu'un autre bien, ou moindre qu'un plus grand bien, vous auriez, sans doute, une juste raison, de reprocher à Jupiter de m'avoir troublé l'esprit. Néanmoins dans l'échange que j'ai fait d'une armure d'or contre une armure d'airain, empressez-vous un peu moins d'accuser ou Jupiter, ou moi. Car Diomède, en recevant mon armure d'or, n'en devint pas plus riche; et moi, je n'en devins pas plus pauvre, en recevant son armure d'airain. Nous ne nous fîmes nul tort l'un à l'autre, dans un échange où les valeurs matérielles n'étaient pas les mêmes, mais où le prix d'opinion et d'estime était identique ». Mais mettons Glaucus de côté, et laissons comparaître Ulysse, plus sage que lui, qui nous dira quel est son sentiment sur la possession des biens. N'est-ce pas lui qui regarde le palais d'Alcinoüs comme le séjour du bonheur, parce qu'on y chante, et qu'on y est dans l'allégresse? N'est-ce pas lui qui, faisant des vœux pour Nausicaa, lui souhaite en mariage un époux avec lequel elle ne fasse qu'un cœur et qu'une âme; et qui, ailleurs, fait consister le bonheur de Calypso dans son immortalité. Or, je pense que si ce même Ulysse s’était trouvé, autre part, chez quelqu’un qui n'eût fait consister son bonheur, ni dans les voluptés de la table et de la musique, ni dans les douceurs de l'harmonie conjugale, mais qui eût possédé des biens d'un genre supérieur à ceux-là, il aurait convenablement parlé de ce dernier genre de biens. Mais, puisqu'il a été question, entre nous, du Beau, et que vous me le représentez comme renfermé dans un point d'unité, voyons ; je vais vous répondre, à ce sujet, en peu de mots. Il me paraît que si vous eussiez été à la place du berger Troyen, que Mercure vous eût été envoyé de la part de Jupiter, chargé de conduire devant vous trois Déesses, dont vous eussiez dû être le juge, et entre lesquelles il vous eût fallu décerner le prix de la beauté; séduit, comme lui, par les charmes de Vénus, vous auriez jugé que Junon et Minerve étaient laides. Car si le Beau qui est dans la beauté est un, et qu'entre trois rivales, il n'y en ait qu'une à qui la palme soit décernée; il faut, de toute nécessité, que la laideur soit le partage de toutes celles qui sont vaincues. [40,2] O le plus recommandable des juges ! n'allez pas si vite ; prodiguez un peu moins le mot de laideur, et parcourez successivement les divers degrés, en descendant du premier jusqu'au dernier, de peur qu'encore une fois je ne vous oppose Homère distinguant Junon par ses blanches fesses, l'Aurore par ses doigts de rose, Minerve par ses yeux bleus, Thétis par ses pieds d'argent, et Hébé par ses beaux talons. Il n'ôte à aucune de ces Déesses, ce qu'elles ont de beau, quoique ce beau n'existe que dans une des parties de leur corps, parce qu'il ne veut parler des habitants de l'Olympe, qu'avec le ton d'éloge et de respect qui leur convient ; et qu'il veut s'abstenir de les dégrader le moins du monde. Ecoutez-le, lorsqu'il vous dépeint un chœur de Nymphes, en habit de chasse, prenant leurs ébats sur les montagnes, ayant Diane pour chef. « Celle-ci, dit-il, porte sa tête et son front au-dessus des autres » ; et il ajoute, « On la distingue aisément, au milieu d'elles, quoique nulle d'entre elles ne soit sans beauté». Ou bien, vous moquerez-vous de lui, parce qu'il met la beauté de Diane au-dessus de celle des Nymphes? Entendez-vous comme il parle de la beauté de Ménélas, lorsqu'il dit que le sang coulait de sa cuisse blessée ? Il compare la beauté de sa cuisse à celle de l'ivoire, matière destinée à des mords de cheval, et que d'habiles ouvriers ornent d'une teinture de pourpre. « Tels, ô Ménélas, étaient rougis par le sang, et tes cuisses robustes, et tes jambes, et tes beaux pieds». Ailleurs, lorsqu'il loue la beauté d'Agamemnon, il n'a point recours aux ouvriers de la Carie et de la Lydie, ni à de l'ivoire teint de pourpre par des femmes Barbares. Mais il assimile sa tête et ses yeux aux yeux et à la tête de Jupiter; ce qui prouve que la beauté d'Agamemnon était supérieure à la beauté de Ménélas. Car la beauté du premier résidait dans ses yeux et dans sa tète, tandis que la beauté de l'autre n’était que dans ses cuisses et dans ses pieds. Or, celui dont la beauté résidait dans les parties du corps les plus nobles, était supérieur en beauté; et celui dont la beauté résidait dans les parties du corps moins distinguées, n'allait pas pour cela jusqu'à la laideur. Seulement il avait une beauté moindre que l'autre. Quoi donc ! dans l'armée des Grecs, n'était-ce pas Achille qui les surpassait tous en beauté ? Nirée n’était-il pas le plus beau après lui ? A votre avis, Nirée vaincu en beauté par Achille, n’était donc pas moins laid que Thersite ? Et, pour ne pas me borner à traiter ma question, en me renfermant dans le chapitre du Beau, Ajax ne le disputait pas en valeur militaire à Achille, ni Diomède à Ajax, ni Sthénélus à Diomède, ni Ménesthée à Sthénélus. Et néanmoins ce ne sera pas une raison pour qu'on dise que Ménesthée était sans valeur, eu égard à Sthénélus; Sthénélus, eu égard à Diomède ; Diomède, eu égard à Ajax ; et Ajax, eu égard à Achille. Mais il est, ici, sur le chapitre de la valeur, une gradation progressive. On ne franchit point les intermédiaires. On descend successivement des premiers degrés aux degrés inférieurs. [40,3] C'est nous être assez occupés de qualités corporelles, de la force et de la beauté. Si vous mettiez en parallèle Andromaque et Pénélope, chacune d'elles ne vous paraîtrait-elle pas un modèle de chasteté et d'amour conjugal? Néanmoins vous donneriez la palme à Pénélope, non parce qu'elle est Grecque et l'autre Barbare, mais parce que vous croiriez devoir l'accorder au plus haut degré de vertu. Nestor est consulté par Agamemnon. Direz-vous que c'est un imbécile qui vient prendre l'avis d'un homme sensé ? Certes, vous ne voudriez point traiter avec cette indignité, insulter à ce point le chef suprême des Grecs, le fils de Jupiter, le pasteur des peuples. Et, néanmoins, tout prudent qu'il était lui-même, il eut besoin d'un conseiller plus prudent que lui, de Nestor. Si nous mettons actuellement en parallèle ceux d'entre les biens qui ont des points de similitude, des rapports communs, je n'en réussirai pas mieux à vous persuader qu'il existe entre eux du plus et du moins, et qu'ils sont séparés par une différence d'intensité. Car vous prétendez que la santé est une chose simple. Or, quelle est la chose du monde qui l'est moins ? Car les corps, dans leur constitution organique, sont susceptibles, quant à la mesure de la santé, d'un bien plus grand nombre de modifications, que les âmes dans leur manière d'être. C'est tout le contraire de votre opinion. Celui qui s'efforce d'atteindre le point suprême de l'hygiène, poursuit une chimère, une chose fugitive, que ne saisiraient pas sans peine Esculape même ou Chiron. Mais celui qui, au milieu des divers degrés accessibles à ses efforts, se contente de celui où il arrive, est assez entendu dans son art, sans désespérer d'ailleurs de parvenir jusqu'au degré le plus élevé. Il en est de même des biens. Or, comme il est trois points de vue qui mènent à la solution de la question qui nous occupe, le premier, celui de la vérité, dans un sens intrinsèque, le second celui de la possibilité, le troisième celui de l'utilité, nous la considérerons sous chacun de ces rapports, après avoir renversé l'ordre dans lequel nous venons de les présenter, pour commencer par le rapport de l'utilité. Nous n'admettrons donc encore, ni comme possible, ni comme vrai, ce que nous disons, qu'il est des biens plus grands que d'autres biens. Examinons donc notre question, eu égard à l'utilité. Car il est bien des choses, qui, quoiqu'elles ne fussent ni vraies, ni possibles, n'ont pas laissé d'amener des résultats utiles par la confiance qu'on leur accordait. [40,4] Socrate, en quintessenciant la nature du bien, et en circonscrivant son essence dans les étroites et uniques limites du souverain Bien, n'a-t-il point détruit, renversé, pour la plupart des hommes, l’espérance d'y arriver? Celui qui admet, au contraire certaines gradations, des stations intermédiaires, et conserve plusieurs étages, pousse en avant celui qui a déjà fait quelque chemin, comme s'il en avait réellement fait la moitié ; et, lorsqu'il est arrivé à ce terme; il le console de ses efforts, par son succès, de même que s'il était parvenu au plus haut degré du bien : et celui qui s'élève enfin jusqu'à ce degré suprême, est préconisé, comme le plus homme de bien entre les probes. L'autre opinion, au contraire, n'offre-t-elle pas l'inconvénient de décerner la palme du courage à la lâcheté, le prix de la force à la faiblesse; ne détruit-elle point toute émulation entre ceux qui ont le premier rang dans la carrière; et ne confond-elle point tous les genres de mérite, entre ceux qui n'ont de commun que d'exceller également dans un genre particulier ? Je n'en dirai pas d'avantage, sur ce qui concerne l'utilité. Je passe à ce qui regarde la possibilité. C'est l'or d'un titre inférieur, et non pas le plomb, qui sert à discerner l'or d'un titre plus élevé; c'est en comparant argent à argent, airain à airain, que l'on règle le prix respectif de ces métaux. En général, on ne détermine avec exactitude les valeurs, qu’en comparant entre elles les choses identiques quant à l’essence, et diverses quant à l'intensité. Mais si, pour déterminer la valeur des biens, vous les mettez en parallèle avec des maux, le danger est que le plus petit des biens ne vous paraisse pas le plus grand. Car, de même que la lumière produite par le feu a beaucoup plus d'éclat au milieu de la nuit qu'en plein jour, à cause de l'obscurité qui l'environne, et qu'en plein jour, au contraire, elle est faible et sensible à peine, en comparaison de la lumière du soleil; de même, sans contredit, un bien, quel qu’il soit, mis en parallèle avec des maux, paraîtra le meilleur, le plus grand, le plus excellent des biens : ainsi qu'une petite étincelle, au milieu d'épaisses ténèbres, ainsi qu'une faible clarté, au milieu d'une profonde nuit. Mais, si vous le faites entrer en lice avec des choses de même nature, c'est alors que vous verrez quel est celui d'entre les biens qui est réellement le meilleur. Au lieu qu'autrement vous brouillez vos idées et vous ne pouvez point porter de jugement sain. Voyez-vous la lune, cet astre amphibie, qui se montre également la nuit et le jour, comme elle brillé, pendant la nuit, d'un éclat que le soleil fait disparaître ? le jour, c'est donc le soleil, le plus actif et le plus brillant de tous les Corps Célestes, qui a le dessus ; la nuit c'est la lune; le plus faible de tous. Il en est de même des biens. Si, en les mettant au milieu des maux, vous les placez comme au milieu de la nuit, de l'obscurité, des ténèbres, le moins précieux d'entre eux l’emporte. Si au contraire, vous les comparez les uns aux autres, la victoire reste nécessairement à celui qui a le plus de valeur réelle. [40,5] Du rapport de la possibilité je passe à celui de la vérité intrinsèque. Penserons-nous que la vie de l’homme soit autre chose qu'un cours d’existence partagé, entre les fonctions de l'âme, les fonctions du corps et les accidents de la fortune ? Lorsque l’harmonie règne entre ces trois éléments, et leurs attributions respectives, lorsque chacun d'eux arrive au plus haut point de son intensité, l'ensemble qui résulte de cette combinaison, s'appelle bonheur. Lorsque l'âme commande, à l'instar d'un Général ; lorsque le corps obéit, à l'instar d'un soldat; lorsque la fortune agit et coopère, à l'instar des armes, la victoire résulte de ce triple concours. Si vous ôtez la fortune, vous désarmez le soldat. Si vous retranchez le soldat, autant vaudrait destituer le Général. Or, le soldat vaut mieux que les armes, et le Général vaut mieux que le soldat. De deux choses l'une : si, faisant cas du Général, vous méprisez le reste, quel parti le Général tirera-t-il de la fortune ? Et si vous faites un cas égal de chacune de ces trois choses, quel parti la fortune tirera-t-elle du Général ? Que l'âme fasse-les fonctions de Général, que le corps fasse les fonctions de soldat, que la fortune soit l'auxiliaire de l’un et de l'autre; c'est fort bien; c'est à merveille ; mais point d'identité d'estime et de considération entre ces trois choses. Voyez-vous, dans la navigation, comme le pilote commande au vaisseau, ainsi que l'âme commande au corps ; voyez-vous comme le vaisseau obéit au pilote, ainsi que le corps à l'âme; comme les vents poussent le vaisseau, ainsi que la fortune pousse les talents. Qu'il survienne une tempête; si le vaisseau n'éprouve aucun mal, et que le pilote reste à son poste, il faut espérer qu'il n'y aura point de naufrage. Le vaisseau aura beau aller à la dérive, l'art du pilote l'empêchera d'être submergé. Mais si vous commencez par le pilote, et que vous le retranchiez, le vaisseau devient inutile, quand bien même il demeurerait intact. Les vents sont également inutiles, quand bien même ils seraient favorables. D'où il suit que, sur mer, quand on navigue, le premier rôle appartient au pilote, le second au vaisseau, et le troisième à l'auxiliaire extérieur qui donne l'impulsion. C'est ainsi que, dans la carrière de la vie, le premier rang appartient à l'âme, le second au corps, et le troisième à la fortune. Or, les biens propres à celle de ces choses qui est la plus considérable, sont au-dessus des biens propres à celles de ces choses qui le sont le moins. [40,6] A mon avis, il n'y a point parité de mérite même entre nos sens. Homère était aveugle, mais il entendait les leçons de Callippe. Atys (16) était sourd, mais il contemplait l'astre de la lumière. Transposez les infirmités : qu'Atys entende sans voir, et qu'Homère voie sans entendre. Atys n'entendra point les leçons de Calliope. Mais Homère ne laissera point d'être son disciple. Je n'admets pas, non plus, parité de rang, même entre les Dieux. Je m'en rapporte à Homère, lorsqu'il dit : « L'univers fut partagé en trois Empires. Chacun des fils de Saturne eut un rang, non pas égal, car les Empires n'étaient point égaux. Il n'y a, en effet, nulle parité entre l'Empire du Ciel, et l'Empire de la Mer, entre l'Empire de la Mer et l'Empire du Tartare. Et néanmoins les trois Dieux, Pluton, Neptune et Jupiter étaient également fils de Saturne. Si Lysandre était Spartiate, Agésilas était de la famille d'Hercule. Or, en fait de vertu, je donne la prépondérance à celle qui tient à une illustre origine. Ceux qui se plaisent à dompter les chevaux, n'aiment-ils pas qu'ils soient de bonne race, tels que, ceux que Jupiter donna à Tros, pour prix de son fils Ganymède ? Le chasseur n'ajoute-t-il pas aussi que ses chiens courants soient de bonne race? Et le philanthrope, celui qui se livre avec plaisir à la culture des hommes, ne mettra-t-il point de différence entre les extractions ? Ne dira-t-il point, qu'on ne me parle pas d'Artaxerxès fils de Xerxès, c'est une race de lâches; ni de Crésus, fils d'Alyatte, c'est une race d’efféminés ni d'Hippias, fils de Pisistrate, c'est une race de tyrans ? Mais, si l'on me parle de Léonidas ou d'Agésilas, je vois l'origine de leur vertu. Ma mémoire me rappelle Hercule. Je loue le beau sang dont ils sont issus. Plût aux Dieux qu'Athènes eût encore des descendants d'Aristide, des descendants de Socrate ! Je les honorerais, comme s'ils descendaient d'Hercule, de Persée, comme les rejetons d'une illustre tige. Vous louez les fleuves, lorsqu'ils coulent avec limpidité, dès leur source ; vous faites l'éloge des plantes qui laissent des surgeons propres à les remplacer dans leur décrépitude; et vous ne louerez point, parmi les hommes, une honorable série de générations, si ayant pris son origine dans la vertu, comme dans, une source limpide, elle se maintient dans cette pureté, sans nulle dégénération, sans nul mélange? Jusque-là, c'est parler en homme : de tels principes méritent d'être avoués. Mais, si je vous interroge touchant les richesses, que me répondrez-vous? Dans, quel rang les placerez-vous ? Parlez nu-tête, et faites-nous entendre le langage de votre âme. Que pensez-vous des richesses? Qu'elles sont un mal ? Pourquoi donc en avez-vous la passion ? Qu'elles sont un bien ? Pourquoi donc les fuyez-vous? « Votre langue a proféré le serment, mais votre âme est restée muette ». Ne pensez ni l'un ni l'autre, ni qu'elles soient un bien, ni qu'elles soient un mal. Placez-les plutôt dans le milieu, dans l'intermédiaire du mal, et du bien. Tenez-vous dans cette sorte d'indifférence. N'avancez, ni ne reculez. Ne sortez point des limites de cette opinion. Si, en changeant l'expression, et vous abstenant d'appeler les richesses un bien, vous leur attachez quelque idée de prédilection, le mot est dénaturé; vous établissez la prépondérance.