[35,0] DISSERTATION XXXV - Quelle est la source des sentiments philanthropiques ? [35,1] Si l'on nous demandait quels sont ceux à qui Homère se plaît à donner les brillantes épithètes de semblables aux Dieux, d'enfants des Dieux, de rivaux de Jupiter en sagesse, à qui donc, dirions-nous, les donne-t-il, sinon aux personnages les plus recommandables, à Agamemnon, à Ulysse, à Achille, et à tous ceux auxquels il distribue une portion d'éloges ? Mais si, au lieu de les comparer à Jupiter, il les comparait ou à Machaon le médecin, ou à Calchas savant dans la divination, ou à Nestor habile chef de cavalerie, ou à Menesthée consommé dans la tactique, ou à Aepée distingué dans l'art de forger, ou à Nirée célèbre par sa beauté, ne déterminerait-on pas, sans peine, la cause d'une pareille comparaison ? On ne serait pas embarrassé de trouver là une parfaite ressemblance, et ici, lorsqu'il s'agit d'une comparaison avec Jupiter, on en louera l'Auteur, et on n'en pénétrera point l'objet ? Voyons donc, que je développe la pensée d'Homère ; mais avec de la prose, car je ne suis pas poète. S'il donne à Jupiter le nom de Père des Dieux et des hommes, ce n'est point parce que se dérobant quelquefois clandestinement de l'Olympe, métamorphosé tantôt en oiseau, tantôt en pluie d'or, tantôt de toute autre manière, il était venu prendre ses ébats avec des femmes mortelles, et « parsemer dé côté et d'autre les premières races de Rois ». S'il fallait l'entendre ainsi, Jupiter n'aurait qu'un très petit nombre d'enfants. Mais Homère lui attribue d'être le créateur et le conservateur de tous les hommes, et il lui donne en conséquence le nom de Père, le plus ancien de tous les noms de tendresse et d'amour. [35,2] II. A la bonne heure ; c'est bien cela, pour ce qui concerne Jupiter. Mais pensez-vous qu'il en soit de même de ceux qu'on fait semblables à lui? Ne voyez-vous pas que les poètes ne lui ont pas comparé Salmonée, quoiqu'il lançât la foudre, comme il le croyait, et qu'il imitât le bruit du tonnerre et la lueur des éclairs ? En effet, en opérant toutes ces merveilles, Salmonée ne ressemblait qu'à Thersite cherchant à imiter Nestor. Sous quel rapport donc les hommes peuvent-ils devenir semblables à Jupiter ? En imitant sa providence conservatrice, sa tendresse affectueuse, et spécialement sa bienfaisance paternelle. Telle est la ressemblance de la vertu des hommes et de la vertu des Dieux. Ceux-ci donnent à cette dernière le nom de justice, d'équité, ou toute autre dénomination religieuse et mystique. Les hommes donnent à l'autre le nom d'affection, de bienveillance, ou toute autre dénomination agréable, appropriée à leur langage ordinaire. D'ailleurs, ce même sentiment de bienveillance chez l'homme est inférieur à ce même sentiment chez les Dieux, entre autres rapports, sous celui de sa latitude. Car la sensibilité des hommes ne s'étend point à tout ce qui leur ressemble. Il en est d'eux comme des troupeaux de quadrupèdes. Il ne se forme d'affection qu'entre ceux qui vivent dans le même pâturage, et même tous ne la partagent pas. On voit quelquefois dans un même troupeau, sous un seul pasteur, des querelles, des agressions, à coups de cornes, à coups de dents. A peine reste-t-il le moindre signe de l'affection antérieurement contractée. Le boire, le manger, les vêtements, et tout ce qui est à l'usage du corps, les hommes l'achètent et le payent avec de l'airain, du fer ; et les choses d'un plus haut prix, ils les payent avec de l'argent et de l'or. Tandis qu'ils pouvaient, laissant de côté tous ces métaux, prendre gratuitement les uns chez les autres ce qui leur était nécessaire, établir entre eux les conditions les plus équitables, savoir, que celui qui aurait besoin de quelque chose le recevrait de celui qui serait en mesure de le lui fournir, et que ce dernier fournirait ce qui lui serait demandé, à la charge de recevoir à son tour, ce qui pourrait être honnêtement exigé. [35,3] III. Homère reproche à Glaucus, le Lydien, d'avoir donné de l'or pour de l'airain, d'avoir échangé une armure qui valait cent pièces de bétail contre une autre qui n'en valait que neuf. Or si, écartant la valeur intrinsèque des deux objets échangés, ils n'étaient appréciés que sous le rapport de l'affection, les deux valeurs seraient en parfait équilibre. Mais maintenant tout est plein de magasins et de boutiques. On ne voit que ventes et emplettes ; que denrées de terre et de mer, domestiques ou foraines, indigènes ou étrangères. On tourmente de toutes les manières les flots et le continent. On va à la chasse des animaux les plus difficiles à prendre, à la recherche de ce qui est le plus dérobé à nos yeux ; on importe les produits des plus lointains climats ; on étale les choses les plus rares ; on creuse la terre pour y cacher ses richesses ; on remplit d'or et d'argent les creux qu'on a faits ; on entasse coffres forts sur coffres forts. La cause de tout cela est dans la défiance où l'on est de la philanthropie; dans la passion de l'avarice, dans la crainte du besoin, dans l'habitude de la méchanceté, dans l'amour de la volupté. D'où il résulte que les sentiments affectueux, éconduits, éliminés, étouffés, conservent à peine quelques faibles, quelques imperceptibles vestiges. Et ces sentiments qui devraient être les plus communs, les plus universels, les plus répandus, le nombre de ceux qui les éprouvent est si peu de chose, que, si l'on dit qu'ils ont existé jadis, soit dans la Grèce, soit chez les Barbares, on n'ajoute aucune foi à ce qui en est raconté : on le regarde comme une fiction poétique : on le met au nombre des fables, et ce n'est pas sans raison. [35,4] IV. Une flotte Grecque, composée d'un nombre infini de vaisseaux, vient en Asie, amenant ce que la Grèce avait de plus illustres personnages. Pendant dix ans, ils habitent sous les mêmes tentes, ils se nourrissent des mêmes aliments, ils ont à combattre les mêmes ennemis, les mêmes Barbares. La renommée de tous leurs hauts faits présente à Homère le sujet d'un poème ; et au milieu d'une si nombreuse armée, durant le cours d'un si long intervalle, il n'a à nous offrir de la véritable philanthropie qu'un exemple unique, et c'est celui d'un jeune Thessalien et d'un Locrien homme fait. De tous les récits d'Homère, il n'en est point de plus délicieux sous le rapport de l'agrément, de plus attrayant sous le rapport de la vertu, de plus recommandable sous le rapport de la renommée. Tous les autres détails d'Homère, si l'on y fait attention, ne présentent que guerres, ressentiments, menaces, fureurs, et ce qui en est le résultat, lamentations, gémissements, meurtres, saccagements et carnages. D'un autre côté, dans les fastes de la République d'Athènes, on cite aussi un exemple bien mémorable d'amitié. Mais il est unique dans la volumineuse histoire des Athéniens. D'ailleurs, il est digne de Minerve, digne de Thésée ; c'est celui de deux hommes de bien, unis par l'amour du beau et du juste, sentiment qui les arma l'un et l'autre du même glaive contre un tyran, qui leur fit prendre le même dessein, et braver le même trépas. Hors cet exemple, les annales d'Athènes n'en offrent point d'autre. Tout le reste est ulcéré, gangrené. Ce n'est que perfidie et que corruption. On n'y voit qu'envie, que colère, que crasse ignorance de ce qui est honnête, que cupidité, qu'ambition. [35,5] V. Si nous parcourons le reste de la Grèce, nous ne trouverons que tableaux hideux, les citoyens en guerre contre les citoyens, les cités aux prises avec les cités, les peuples en hostilité avec les peuples. Non seulement les Doriens contre les Ioniens, non seulement les Béotiens contré les Athéniens, mais encore les Ioniens contre les Ioniens, les Doriens contre les Doriens, les Béotiens contre les Béotiens, les Athéniens contre les Athéniens, les Thébains contre les Thébains, les Corinthiens contre les Corinthiens. On voit se combattre et se déchirer les uns les autres des peuples qui avaient une tige commune, que la même patrie avait enfantés, qui étaient nés sous la même température, sous le même climat, qui vivaient sous les mêmes lois, qui parlaient la même langue, qui cultivaient la même contrée, qui se nourrissaient des mêmes aliments, qui célébraient les mêmes mystères. Ceux qui étaient renfermés dans l'enceinte des mêmes murailles, ceux qui habitaient la même cité, on les voit courir aux armes, après s'être réciproquement promis d'étouffer toute dissension ; violer la solennité des serments par lesquels ils s'étaient liés, rentrer en guerre après être convenus de vivre en paix ; et se faire les plus grands maux sur les plus légers prétextes. Car les sentiments affectueux ne sont pas plutôt éteints entre les hommes, que tout devient entre eux sujet suffisant d'animosité et de trouble. C'est un vaisseau profond qui a perdu son lest. Les moindres écueils le touchent et le font chavirer. [35,6] VI. Comment s'y prendra donc l'homme amoureux de ces sentiments pour s'en assurer la possession ? Il en coûte à le dire, il faut néanmoins avoir le courage de ne pas le taire. « De même qu'il ne peut point exister de société entre les lions et les hommes, de même qu'il ne peut exister nulle sympathie entre les loups et les agneaux» ; de même aussi il ne peut point exister d'impulsion de sentiments affectueux d'homme à homme, tant que l'or et l'argent auront des attraits à leurs yeux. Parvinssent-ils à en détourner leurs regards, cette victoire ne suffirait pas pour laisser le champ libre à ces sentiments ; la fleur de l'âge dans un beau garçon, les charmes d'une belle femme feraient naître un nouvel obstacle. Éloignassent-ils leur attention de ces objets, ils se laisseraient séduire aux appas de la faveur populaire, au désir de jouer un rôle dans les assemblées du peuple, d'acquérir auprès de lui de la renommée, la chose du monde la plus fugitive, et qui s'envole avec le plus de rapidité de tous les lieux dont elle remplissait la sphère. Mépriseront-ils cette vaine fumée, ils craindront les tribunaux. Mépriseront-ils les tribunaux, ils craindront la prison. Braveront-ils les fers, ils ne braveront point la mort. Il faut se mettre au-dessus d'un grand nombre de voluptés, il faut remporter sur soi-même beaucoup de triomphes, pour acquérir un bien qui vaut à lui seul un grand nombre de voluptés, dont le prix est proportionné aux efforts que l'on fait pour lui, un bien plus précieux que les richesses, plus solide que la beauté, plus stable que la renommée, plus réel que tous les résultats de l'ambition ; un bien que chacun peut se donner à soi-même, vers lequel chacun peut spontanément se diriger ; un bien dans l'éloge duquel on n'a pas à redouter la corruption des suffrages ; un bien qui, donnât-il lieu à quelque déplaisir, à quelque fatigue, ne laisse pas de remplir de la satisfaction la plus douce celui qui le met en action, par la pensée du motif qui l'a animé. [35,7] VII. Il est rare sans doute ce bien-là, tandis qu'on voit de tous les côtés, et sous mille diverses formes, ce qui n'en est que le simulacre, l'adulation avec le nombreux essaim, le long cortège de ses ricaneries, de ses flagorneries, de ses bassesses, ayant toujours sur le bout des lèvres le langage des plus affectueux sentiments, réglé, non d'après les impulsions de la bienveillance, mais calculé sur l'impérieuse loi de l'intérêt personnel ; non marqué du sceau des affections généreuses, mais empreint du cachet des affections mercenaires. Il ne faut pas même espérer de remède à ce mal tant que les hommes ne trouveront pas leur plus grand bien dans l'activité des sentiments d'une affectueuse bienveillance. C'est bien là sans doute qu'il réside, mais le plus grand nombre ne le voit, ni sous le rapport public, ni sous le rapport privé. Car s'ils le voyaient, certes ils mettraient bas les armes, ils congédieraient leurs Généraux, ils fermeraient leurs ateliers d'artillerie, ils licencieraient leurs soldats, ils n'auraient plus besoin de drapeaux, ils ne construiraient plus de forteresses, ils ne traceraient plus de lignes de circonvallation, ils stipuleraient d'eux-mêmes un nouveau traité de paix, sous les auspices de Jupiter, qui ne proclamerait point la cessation des hostilités dans les Jeux Olympiques, ni dans les Jeux Isthmiques, mais qui crierait du haut de l'Olympe : « Laissez, mes amis, laissez-moi sortir seul, quoique je vous donne beaucoup de sollicitude» ; que je coure vous sauver, et que je ne souffre pas plus longtemps que vous vous exterminiez les uns les autres. Mais les hommes sont en possession de ne faire que des trêves éphémères, des trêves de trente années. Ils ne donnent à leurs calamités que des relâches courts et très peu solides, jusqu'à ce qu'un nouveau prétexte se présente pour tout bouleverser de nouveau. Posent-ils les armes, font-ils la paix, un nouveau genre de guerre s'empare de leur âme. Ce n'est point une guerre publique, c'est une guerre privée. Il ne s'agit point d'une armée qui porte le fer et la flamme, ni de forces navales, ni de cavalerie, c'est une guerre à laquelle les armes, le fer et le feu restent étrangers, mais qui attaque l'âme, qui la saccage, qui la remplit d'envie, d'animosité, de colère, d'acharnement, et de mille autres maux. [35,8] VIII. De quel côté donc se tourner ? Où trouver au moins quelque trêve ? Où seront nos Jeux Olympiques ? Où aurons-nous des Jeux Néméens ? Sans doute, on célèbre à Athènes avec un grand éclat les fêtes de Bacchus et les Panathénées. Mais au milieu de ces fêtes, les Athéniens se haïssent les uns les autres. C'est une guerre, ce ne sont point des fêtes. C'est aussi un beau coup d'œil à Lacédémone de voir les jeunes gens dans leur nudité, au milieu de leurs jeux, de leurs danses, de leurs exercices. Mais Agésilas y est jaloux de Lysandre, Agésipolis y est l'ennemi d'Agis, Kinadon y tend des embûches aux Rois Phalante aux Éphores, les Parthéniens aux Spartiates. Je n'ai nulle foi aux fêtes, jusqu'à ce que je voie les sentiments affectueux régner entre ceux qui les célèbrent. Voilà la véritable loi, la véritable stipulation de la trêve, dont les Dieux eux-mêmes ont été les régulateurs, à laquelle resteront constamment étrangers ceux qui ne possèdent pas les sentiments qui en sont la hase, quand même ils multiplieraient les libations, quand même ils se feraient inscrire plusieurs fois aux Jeux Olympiques, Isthmiques, ou Néméens. Il faut que la voix des hérauts proclamateurs de la trêve pénètre jusque dans l'intérieur de l'âme. Tant que la guerre qui y a son siège n'éprouve point les effets de cette proclamation, l'âme se maintient dans le même état d'aliénation, d'animosité, de haine. De là, les Déesses chargées du châtiment des forfaits, de là les Furies, de là les sujets des représentations théâtrales, de là les tragédies. Attachons-nous donc à mettre un terme aux hostilités. Appelons la philanthropie à notre secours : qu'elle vienne, qu'elle règle les conditions du traité, qu'elle en proclame le résultat.