[26,0] DISSERTATION XXVI. Homère admet-il un système de principes fixes et déterminés? [26,1] I. A l'instar d'Homère, je veux invoquer dans ce discours quelqu'un des Dieux, ou cette Calliope qu'il invoque lui-même : « Muse, parle-moi de cet homme plein de sagesse qui parcourut beaucoup de régions». Non pas d'un homme qui ait abordé à une terre inhospitalière, qui ait navigué sur une mer orageuse, qui ait été jeté chez des peuples barbares, (car telles sont les fables que l'on trouve dans ses poèmes); mais de cet homme dont l'âme, substance agile, et qui voyage bien plus facilement que le corps, se soit portée de toutes parts, ait tout contemplé, les mouvements du ciel, les événements de la terre, les résolutions des Dieux, les affections naturelles des hommes, la lumière du soleil, le concert des astres, les générations des animaux, le reflux de la mer, les fleuves à leur embouchure, les vicissitudes de l'atmosphère, la politique, l'économie domestique, la guerre, la paix, le mariage, l'agriculture, l'équitation, la marine, les arts divers, les divers langages, les formes de tout genre, les hommes dans leurs situations variées, de douleur, de volupté, de deuil, d'allégresse, de querelle, de colère, de festins, et de navigation. Empruntons ici les propres termes d'Homère, faute d'avoir des expressions de mon chef, pour le louer comme il le mérite ; ayons recours à quelqu'un de ses vers, afin de ne point dégrader son éloge : « O Homère, j'ai pour toi plus de vénération que pour nul autre des mortels ! Certes, c'est, ou une Muse, fille de Jupiter, ou Apollon lui-même, qui t'ont formé à leur école» ! Or, les leçons des Muses et d'Apollon, il n'est pas le moins du monde permis de penser qu'elles consistent dans des choses autres que celles qui sont l'ornement de l'âme. Eh! que seraient ces choses-là, sinon la philosophie? Eh ! la philosophie elle-même, que penserons-nous qu'elle soit, sinon la pleine science des choses divines et humaines, laquelle nous conduit à la vertu, à là justesse du raisonnement, à une vie bien réglée, et aux bonnes mœurs? [26,2] II. L'objet principal de cette science, pendant tout le temps qu'il fut enveloppé sous divers emblèmes, nourrissait l'âme de ceux qui s'en occupaient d'une doctrine dont toute difficulté était écartée. Les uns la rendirent recommandable, en la présentant sous un appareil religieux et sacerdotal ; les autres, en la présentant sous les allégories de la fable ; ceux-ci, en la présentant sous le voile de la musique, et ceux-là, en la présentant sous celui de la divination. Tous avaient, sans doute, un objet utile, mais chacun avait son emblème particulier. A la longue, les hommes s'émancipèrent à l'école de la sagesse. Ils dépouillèrent la philosophie des voiles sous lesquels la fiction l'avait enveloppée. Ils la montrèrent à nu, étrangère à toute pudeur, s'abandonnant à tout le monde, et se prostituant, en quelque sorte, au premier venu. Son nom seul conserva quelque dignité, encore devint-il le jouet de misérables sophismes. Les poèmes d'Homère et d'Hésiode, les ouvrages des anciens poètes, tout divins qu'ils étaient, ne furent regardés que comme des fables. On ne les estima que sous le rapport de la narration des faits, de la douceur de la versification, des fleurs et de l'harmonie du style ; il en fut comme des sons de la flûte ou de la cithare. Ce qu'ils renfermaient de beau fut dédaigné, et dépouillé du caractère de la vertu. Homère lui-même, le premier des philosophes, ne fut plus regardé comme tel. Depuis que les sophismes nés dans la Thrace et dans la Cilicie, eurent paru dans la Grèce, ainsi que les atomes d'Epicure, le feu d'Héraclite, l'eau de Thalès, l'air d'Anaximène, le conflit d'Empédocle, le tonneau de Diogène, au milieu de ces légions de philosophes, qui s'attaquaient et se combattaient réciproquement, on n'entendit plus de toutes parts que les bruyantes déclamations, que le vain fracas des sophistes, qui se persiflaient à l'envi. L'objet fondamental de la philosophie fut tristement relégué, comme dans un désert ; et ce souverain bien, dont on avait fait tant de bruit, pour lequel toute la Grèce s'était passionnée, et qui avait produit tant de sectes, ne fixa plus l'attention de personne. [26,3] III. Et cependant ces antiques principes, à l'égard desquels les ouvrages d'Homère tiennent encore le premier rang, ont formé et développé les nourrissons de la philosophie, les plus distingués, les plus vrais, et dont elle doit le plus s'honorer. Platon est de ce nombre. Il aurait beau refuser de reconnaître Homère pour maître. Je vois des indices qui en font foi. Je reconnais moi-même les impressions qu'il en a reçues. Ce sont ses pieds, ses mains, les traits de ses yeux, sa tête, sa chevelure. J'oserais même dire que Platon tient plus d'Homère que de Socrate ; quoiqu'il ait l'air de s'éloigner du premier, et de suivre l'autre. Non que je veuille dire que Platon se sert du même langage qu'Homère, des mêmes noms, des mêmes verbes, quoique ceux qu'il emploie ne soient qu'une dérivation, une émanation de l'harmonieuse diction du poète, ainsi que les Palus-Méotides émanent de l'Océan ainsi que le Pont-Euxin émane des Palus-Méotides, l'Hellespont du Pont-Euxin, et la mer qui nous environne de l'Hellespont. Je ne mets en parallèle que les opinions, et je n'envisage que leur syngénésie. Ailleurs, je parlerai de Platon et d'Homère sous l'autre rapport. Bornons-nous, ici, à la doctrine de ce poète qui fait le sujet de ce discours, et considérons-la sous le point de vue qui lui convient. [26,4] IV. Je regarde Homère comme un homme d'un génie divin, d'une profonde sagesse, d'une expérience consommée, qui entreprit de mettre la philosophie à la portée du vulgaire, parmi les Grecs, à l'aide de la passion qu'ils avaient, alors, pour le plaisir musical de la poésie. Il n'adopta précisément, ni le genre ionique, ni le genre dorique, ni le genre attique. Il prit le genre commun à toute la Grèce. Comme il devait s'adresser à tous les peuples qui la composaient, il amalgama leurs langages divers, et les entremêla, en forme de poème, dans ses ouvrages. Il donna à ces derniers les charmes du style; il les rendit intelligibles à tout le monde, et conformes au goût de chacun. Considérant, d'ailleurs, que, parmi les hommes, le cercle des gens éclairés est circonscrit, et que le vulgaire aime qu'on excite ses passions, il ne voulut point paraître, dans ses poèmes, avoir exclusivement travaillé, ni pour l'un, ni pour l'autre. Il ne fit point comme Hésiode, qui, dans des ouvrages séparés, traite tantôt de l'origine des héros, de leur généalogie, en commençant par les femmes dont chacun d'eux tire son extraction ; tantôt de la religion, et en même temps de la théogonie ; tantôt de ce qui intéresse la vie privée, des travaux que l'on doit faire, des jours où l'on doit y vaquer. Tel ne fut point le plan d'Homère. Les matières ne sont ni traitées séparément, ni confondues pêle-mêle dans ses ouvrages. Mais il paraît avoir eu pour but de s'envelopper du voile de la Mythologie. Autre est le sujet de l'Iliade, autre est le sujet de l'Odyssée. Mais, dans l'une et dans l'autre, sont entremêlées les notions de la théologie, la morale politique, les vertus, les vices, les passions, le malheur et le bonheur des hommes ; et quoique chacune de ces choses ait son cadre particulier, on dirait d'un instrument qui réunit tous les genres d'harmonie, qui produit tous les sons, mais avec un ensemble et un accord réciproque. Ou plutôt, qu'on se représente une réunion de plusieurs instruments, la flûte, la lyre, la trompette, le chalumeau, et tous les autres instruments de musique, en concert avec le chant d'un chœur. Chacun de ces instruments a bien son caractère musical à soi; mais il a aussi ses points de contact, à l'aide desquels il entre en accord commun avec les autres. [26,5] V. Pour abréger, il en est de la poésie d'Homère, comme des tableaux d'un peintre, tel que Polygnotte, ou Zeuxis, que nous supposerons philosophe. Il ne travaillera point au hasard. Il aura un double objet en vue; l'un, sous le rapport de son art; l'autre, sous le rapport de la vertu. Sous le premier rapport, il s'efforcera de donner aux formes et aux costumes de ses personnages la ressemblance de la vérité : sous le second, il tâchera de saisir le caractère de décence et de dignité propre à exprimer la beauté morale. Envisagez donc Homère sous le rapport de ce double point de vue. Sous le rapport politique, il s'embellit des fictions de la Mythologie : sous le rapport de la philosophie, il se montre zélateur de la vertu, et profond dans la connaissance de la vérité. En effet, il introduit, dans un de ses poèmes, un jeune homme de Thessalie, et un homme revêtu d'une autorité suprême, Achille et Agamemnon : l'un, Agamemnon, poussé par la colère à l'insulte; l'autre, Achille, poussé par l'insulte à la colère ; emblèmes des passions de la jeunesse, et de l'orgueil du pouvoir. Opposez à l'un et à l'autre Nestor, recommandable par son grand âge, par la sagesse de ses conseils, par les charmes de son éloquence. D'un autre côté, il a introduit Thersite, horrible à voir, vilipendant tout le monde, et dénué de jugement, pour être l'emblème d'une populace effrénée. Mais opposez-lui un homme de mérite, qui arrive, et qui accueille avec des manières affables et un ton poli, le premier Prince, ou le premier personnage de considération qu'il rencontre, et qui écarte avec son sceptre l'homme obscur qu'il aperçoit et qui vocifère. Ne diriez-vous point que c'est Socrate, honorant d'un accueil distingué des hommes du premier mérite, et de la plus haute recommandation, tels que Timon, Parménide, ou tout autre auditeur de cette importance; et repoussant les hommes obscurs qu'il voit venir à lui, et lui adresser la parole, tels que Thrasymaque, Polus, Calliclès, ou tout autre mauvais sujet, ou tout autre détracteur de ce genre. [26,6] VI. Retournons à Homère; et voyons chez les Barbares dont il fait mention dans ses ouvrages, le même contraste, la même correspondance de vices et de vertus : Paris impudique, Hector modèle des bonnes mœurs : Pâris plein de lâcheté, Hector rempli de courage. Considérez-les dans leurs amours. L'un inspire la pitié, l'autre l'émulation. L'un mérite l'exécration, l'autre est digne d'éloges. L'un est adultère, et l'autre respecte les lois de l'hymen. Voyez comme les autres vertus sont individuellement distribuées ; le courage à Ajax, la présence d'esprit à Ulysse, l'audace à Diomède, la sagesse dans les conseils à Nestor. Ailleurs, il nous a présenté, dans la personne d'Ulysse, un modèle de la vie d'un homme de bien et d'une vertu parfaite. Il a consacré à ce tableau la moitié de ses ouvrages. Tel est l'abrégé succinct de deux longs poèmes. [26,7] VII. Faut-il d'ailleurs apporter quelques courts exemples de l'opinion d'Homère touchant les Dieux? Nous nous contenterons d'un seul, dans lequel nous le comparerons à Platon, comme à un modèle, en rapprochant, ainsi que de raison, les plus anciennes notions des plus récentes. Car c'est de cette manière que nous devons diriger notre jugement. Platon dit quelque part : « Le grand Jupiter qui est dans le ciel ». Il le fait voyager dans un char ailé, et il le reconnaît pour le chef des Dieux. Chez Homère, le chef des Dieux, Jupiter, s'exprime ainsi : « Et qu'aucun des Dieux, qu'aucune des Déesses, ne tente de me contrarier dans ce que je vais dire; mais montrez-moi tous, à l'envi, le plus profond respect, afin que je puisse exécuter mon projet au plus vite». Bientôt après il attèle son char ; il fait marcher ses coursiers « rapides, brillants de leurs crinières dorées». Il donne aussi un char à Neptune, sur les flots de la mer, « Il se hâte de s'élancer sur les ondes : les baleines, au-dessus desquelles il passe, tressaillent de joie». Il assigne à Pluton le troisième empire : car, selon Homère, l'univers est partagé en trois parties. Neptune a obtenu « l'empire des mers blanchissantes ; Pluton a obtenu l'empire des enfers ténébreux, et Jupiter celui du ciel ». O l'admirable, la philosophique distribution ! [26,8] VIII. On peut trouver dans Homère l'origine et l'empire de beaucoup d'autres puissances que l'homme vulgaire regarde comme des fictions de la Mythologie, et le philosophe comme des réalités. On y trouve, par exemple, celui de la Vertu. Mais c'est sous le nom de Minerve, « assistant l'homme de bien dans toutes ses entreprises ». On y trouve celui de l'Amour, mais le sceptre est entre les mains de Vénus. C'est elle qui tient la ceinture, et qui allume le désir. On y trouve celui des Arts ; et c'est Vulcain qui le possède. Il est le Dieu du feu, et par conséquent le père de tous les arts. Apollon y a l'empire du chant; les Muses y ont l'empire de la poésie; Mars y a l'empire de la guerre; Eole celui des vents; l'Océan celui des fleuves ; Cérès celui des fruits de la terre. Chez Homère, il n'est rien qui n'ait son Dieu, rien qui n'appartienne à quelque puissance, qui ne soit subordonné à quelque empire. Tout y est plein de discours de Dieux, de noms de Dieux, d'ouvrages de Dieux; et si vous remontez jusqu'aux éléments, et à la guerre qu'ils se firent, vous verrez des batailles dans les champs Troyens, non celles des Troyens et des Grecs, qui s'égorgent les uns les autres, et couvrent la terre de torrents de sang; mais le combat du feu et d'un fleuve: celui-ci grossi, enflé, et roulant avec toute l'impétuosité de ses ondes ; l'autre se jetant avec une non moindre impétuosité dans le torrent de son ennemi, brûlant tout ce qui orne et embellît ses rivages, les ormeaux, les saules, les bruyères, les loto, les joncs, brûlant même les êtres animés qui naissent et se nourrissent dans son sein : « Le feu dévorait les anguilles et les autres poissons qui plongeaient, à tort et à travers, dans les ondes tourbillonnantes, et dans le limpide courant ». Ce combat n'aurait point cessé, si Junon n'avait point négocié avec le fleuve, et fait la paix entre les deux athlètes. Mais laissons ces énigmes, et considérons ce qui nous intéresse, ce qui touche l'homme. [26,9] IX. Je veux dire cette forme de corps politique, qui n'a point été conçue dans le Pirée, qui n'est point l'œuvre d'un Législateur Crétois, mais dont un génie philosophe a voulu nous présenter le modèle, sous une allégorie de personnages et d'événements héroïques. Ce sont des Magistrats qui gouvernent par eux-mêmes, qui délibèrent avant que d'agir. Ce sont des chefs intrépides qui combattent dans les premières lignes. C'est une femme pleine de chasteté mise en contraste avec des jeunes libertins. C’est un Roi juste qui donne l'hospitalité à un étranger sans asile. C'est un homme plein de prudence qui échappe à des malheurs de tout genre. Vous y verrez d'autres politiques en regard l'une de l'autre. Homère les a décrites dans son poème : Vulcain les a empreintes sur de l'or. Dans l'une, sont des mariages, des chants, des danses, des Rois qui rendent la justice, des Citoyens qui accourent en foule. Autour de l'autre Cité, campent deux armées : si vous n'attachez pas une grande importance à ces fictions, vous ne manquerez point de détails plus voisins de la vérité. Telles sont les Cités des îles des Phéaciens et d'Ithaque. Dans les unes vous trouverez du respect pour les mœurs, dans les autres, de la licence. Dans les unes, des Rois amis des lois et de la justice ; dans les autres, les galants d'une femme qui se livrent à tous les excès. Les uns qui accueillent comme un Dieu leur Roi qui arrive, les autres qui méditent de souiller le lit conjugal de leur Roi. Aussi, chez les uns, voit-on une allégresse continuelle, une vie exempte de maux, l'hospitalité en honneur, des flottes sur mer, des campagnes fécondes ; et chez les autres, la ruine et la destruction, au milieu même des voluptés. Telle est la fin de la perversité et de la dépravation. Tel est le résultat d'une licence effrénée. Ne voyez-vous point comment Ulysse, assailli par des malheurs de tout genre, se sauve, à l'aide de la vertu et de la confiance qu'elle inspire? Elle est pour lui le moly dans le palais de Circé. Elle est le ruban de tête de Leucothoë qui l'amène au rivage. C'est elle qui le dérobe des mains de Polyphème, qui le ramène des Enfers : c'est elle qui lui construit un vaisseau : c'est elle qui persuade Alcinoüs : c'est elle qui lui fait supporter les agressions des libertins attachés à séduire sa femme ; c'est elle qui lui fait vaincre Irus, repousser les outrages de Melanthius: c'est elle qui chasse de son palais les séducteurs de Pénélope : c'est elle qui venge son honneur conjugal : c'est elle qui en fait un enfant des Dieux, qui le rend semblable aux Dieux, ou à l'homme heureux dont Platon a tracé l'image.