[15,0] DISSERTATION XV - La vie active l’emporte sur la vie contemplative. [15,1] I. Il est difficile de trouver la perfection dans tel ou tel genre de vie, comme de la trouver dans tel ou tel individu. Il manque partout quelque chose pour compléter le souverain bien. Il y a partout plus ou moins à désirer, partout plus ou moins à dire. Aux yeux de l’agriculteur, les citadins sont heureux. Ils mènent une vie agréable et brillante. Les Magistrats, les Orateurs, ceux surtout à qui beaucoup de réputation attire beaucoup de clients, se plaignent de leur condition. Ils voudraient habiter une chaumière, vivre confinés dans un modique héritage. Les militaires, lorsqu’ils sont en campagne, regardent la paix comme un bonheur. Ceux dont l’état est de mener une vie sédentaire et paisible, convoitent la vie militaire; et, si quelqu’un des Dieux ôtait à tous ces mécontents leur genre de vie et leur costume actuel, comme s’ils étaient des acteurs dramatiques, et qu’il mît chacun à la place de son voisin, chacun se déplairait encore dans sa nouvelle condition, et voudrait retourner à la première. Tant l’homme est difficile, acariâtre, hargneux, inquiet, et toujours dégoûté de sa position ! [15,2] II. Mais que sert-il de s’occuper des affections des hommes vulgaires et de leurs divers mécontentements? Cela ne sert pas plus que de s’occuper des quadrupèdes. Quant aux philosophes qui se piquent de mener une vie réglée par les principes de la prudence, et l’expérience de la saine raison, faut-il les blâmer ou les plaindre, de ce qu’ils ne cessent point de disputer, soit entre eux, soit avec les autres, sans être nullement fixés sur le genre de vie auquel il leur convient de s’attacher? Ils ont ainsi la maladresse de ressembler à des pilotes prêts à mettre à la voile, qui se sont munis d’un grand vaisseau, de provisions saines, de nombreux agrès, d’un équipage habile et complet, de solides instruments, d’un bon lest; et qui, au milieu de la navigation, perdent (comme on dit) la tramontane, ne savent plus de quel côté se tourner, et, dans le nombre des ports qui se présentent à eux, n’osent se fier à aucun. Laissons donc se complaire dans leur condition, et celui qui se consume dans les jouissances, et celui qui cultive la terre de ses propres mains, et celui qui erre sur les flots, et le soldat qui se fait stipendier, et l’Orateur qui s’enroue dans les comices, et l’Avocat qui se démène dans les Tribunaux. De même que, dans les combats gymniques, les athlètes faibles qui, contre toute probabilité de succès, se présentent dans l’arène, renoncent bientôt à l’espoir de vaincre, tandis que ceux qui ont la vigueur nécessaire, demeurent fermes, soutiennent les chocs, et disputent la victoire. De même, dans la carrière de la vie, il est des individus à qui l’on devrait défendre de la parcourir, et qu’on en devrait éconduire. Mais que les partisans de la vie active, et ceux de la vie contemplative, ces deux espèces d’antagonistes et de rivaux, entre lesquels on se partage, comparaissent et plaident leur cause, tour-à-tour, devant le Tribunal de la raison. Or, quels seront entre eux ceux qui auront les premiers la parole? Nous pensons que ce doit être les champions de la vie active. Car ils ont plus de hardiesse, plus de confiance, parce qu’ils ont l’usage du monde. [15,3] III. Voici leur langage: si, à l’entrée de la vie, comme à la porte d’une Cité, on rencontrait quelqu’un constitué en autorité, qui, avant de permettre de passer le seuil de la porte, voulût savoir ce que chacun est en état de faire, et en quoi il peut être utile à la Cité, dans le sein de laquelle il veut s’introduire, je pense que l’un dirait qu’il est maçon, c’est-à-dire, qu’il sait disposer avec art des pierres dans un certain ordre, et qu’il construira aux habitants de la Cité, des abris suffisants pour les défendre du froid et du chaud; l’autre, qu’il est tisserand, c’est-à-dire, qu’avec des fils, de la trame et une navette, il fait des vêtements propres, à la fois, à couvrir le corps, et à le parer. L’un dirait qu’il fait des charrues, des sièges, ou tout autre meuble de son métier. L’autre dirait qu’il forge, en fer, ou en airain, toute sorte d’armes pour la guerre, toute sorte d’outils pour la paix. Il est même apparent que l’on admettrait les artistes dont les ouvrages tiennent aux agréments de la vie, tels que des peintres, des sculpteurs, pour le plaisir des yeux, des parfumeurs, des cuisiniers, pour la manipulation des odeurs et des aliments, et tous les arts nés pour les délices de l’oreille, tels que la musique, le chant, et la danse. Peut-être même appellerait-on des bouffons pour faire rire, des histrions pour donner des spectacles, et des maîtres de rhétorique. Homère a tiré parti de la beauté de Nirée, même dans un camp. Personne ne vient donc à la vie, sans apporter, si l’on peut s’exprimer ainsi, son contingent. L’un y vient avec un métier, l’autre avec un art, un troisième avec de la volupté. [15,4] IV. Dans laquelle donc de ces classes rangerons-nous le philosophe? Car il est notoire que ce n’est point un personnage inutile. Il ne joue pas le rôle d’un frelon. C’est un homme qui vit sous la loi commune, et qui travaille pour le bien commun. Quel est donc le contingent qu’il apporte dans la société? Quelle place lui assignerons-nous? Le rangerons-nous parmi les armuriers, comme Tychius; parmi les cuisiniers, comme Mithecus; parmi les bons vivants, comme Phrunion; parmi les bouffons, comme Philippe; parmi les démagogues, comme Cléon? ou bien errera-t-il à l’aventure, comme n’ayant, parmi nous, ni feu, ni lieu? mais encore est-il bon à quelque chose, et nous ne savons à quoi. « Je vis », dit-il, « en repos; je contemple, à part moi, la nature, et je me nourris de vérité ». Qu’il est heureux, ce philosophe, de jouir de tant de loisir! A bord d’un vaisseau, il n’est ni pilote, ni rameur; ni du nombre de ceux qui s’empressent de donner du secours dans la tempête, ou de mettre la main à la rame, ou à la manœuvre, dans le moment du calme. C’est une de ces masses immobiles et inanimées, qui ne servent qu’à faire poids dans la cargaison. Mais pense-t-il qu’une Cité ait moins besoin d’un concours de services, pour se conserver sur terre, qu’un vaisseau en pleine mer? Nous pensons, nous, qu’il y a plus à exiger dans une Cité. Peu de gens, dans un vaisseau, mettent la main à l’œuvre; les autres, qui ne font qu’ajouter au poids des objets dont il est chargé, demeurent dans l’immobilité et dans l’inertie. Au lieu que, dans une Cité, chacun doit coopérer à l’œuvre de la conservation commune. C’est, comme dans le corps humain, un assemblage de plusieurs parties, sujettes à plusieurs besoins, et qui se conservent, par l’exactitude avec laquelle chaque partie remplit sa fonction, pour le bien du tout. Les pieds portent; les mains opèrent; les yeux voient; les oreilles entendent; et ainsi du reste, pour abréger. [15,5] V. Si, à l’exemple de ce Phrygien, qui composait des apologues, nous supposons que les pieds sont mécontents de tout le reste du corps, qu’excédés de fatigue, las de soutenir debout un si grand poids, ils veulent enfin ne rien faire et se reposer; que la mâchoire se lasse, à son tour, de moudre et de triturer le manger nécessaire à une si grosse masse, et que chacune de ces parties, refusant son ministère, demande de se livrer à la contemplation; si tout cela arrive, l’individu, contre qui se réalisera cette fabuleuse conjuration, ne doit-il pas mourir, de toute nécessité? Il en est, sans doute, ainsi du corps politique. Si chacun de ses membres, dégoûté du travail, cessant ses fonctions, voulait se séquestrer de la société, pour se livrer à l’indolence et au repos, n’en résulterait-il pas la ruine, la dissolution du corps social? Quoi! la force d’un édifice consiste dans la liaison et la correspondance réciproque des pierres qui le composent. C’est ce qui le soutient et en fait la solidité, de manière qu’ôter une pierre quelconque de cet ensemble, ce serait le faire crouler; et nous ne penserions pas que la société est un tout, dont la conservation tient au concours de toutes ses parties! Que certains individus se vouent à l’inertie, à la bonne heure. Que Thersite quitte son poste, et décampe, l’armée des Grecs ne s’en ressentira pas. Mais qu’Achille, bouillant de colère, se retire dans sa tente, qu’il s’abandonne à l’inaction, qu’il passe son temps à chanter ou à jouer de la lyre, ce sera, pour ses compagnons d’armes, une source de calamités. Lorsqu’un individu doit faire du bien par sa présence, il faut, de toute nécessité, que son absence soit funeste. Dira-t-on qu’il n’y a qu’un homme de sens, qu’un homme prudent, qui embrasse la contemplation, l’amour de la vérité, du repos? Mais quoi donc! Le pilote consommé abandonne-t-il le timon à celui qui n’a pas les premiers éléments du pilotage? Le Général habile remet-il le commandement à celui qui n’en a nulle notion? Et quel mérite y a-t-il à connaître la vérité, à la renfermer dans le sein de son âme, comme un bien oisif, stérile, et sans fruit, qui ne sert ni à celui qui le possède, ni à autrui? A moins que l’ouïe ne soit une belle chose, afin seulement que nous la possédions, et non afin qu’elle soit pour nous le véhicule de la voix et de l’harmonie: à moins que la vue ne soit une belle chose, afin seulement que nous la possédions, et non afin qu’elle nous serve à voir la lumière du soleil; à moins que la fortune ne soit une belle chose, afin seulement que nous la possédions, comme un trésor inutile et caché sous terre. [15,6] VI. En un mot, que sert-il de savoir uniquement à quoi le savoir est propre? à quoi bon être versé dans la médecine, si l’on ne s’adonne à rendre la santé aux malades ? à quoi bon le talent de Phidias, si l’on ne l’exerce sur l’or, le marbre et l’ivoire? Nestor aussi était un sage; mais nous voyons les œuvres de sa sagesse. Il sauva une armée, procura la paix à une Cité, donna de la vertu à des enfants, et des mœurs à un peuple. Ulysse aussi était un sage, mais nous voyons ses hauts faits, sur mer et sur terre. « Il parcourut les Cités de plusieurs nations; il étudia leurs mœurs, en travaillant à se sauver lui-même, et à ramener ses compagnons à Ithaque ». Et outre ceux-là, Hercule aussi était un Sage, non d’une sagesse d’égoïsme, mais d’une sagesse qui se répandit dans toutes les régions de la terre. Il fut l’exterminateur des monstres, le fléau des tyrans, le libérateur des esclaves, le législateur des hommes libres, le restaurateur de la justice, l’inventeur des lois, le héraut de la vérité, le modèle des belles actions. Si Hercule se fût séquestré, s’il eût vécu dans l’inertie, livré à une oisive sagesse; au lieu d’Hercule, il n’aurait été qu’un sophiste, et personne n’aurait osé l’appeler fils de Jupiter. Jupiter lui-même ne vit point dans l’inaction. Car, si les cieux cessaient de rouler, la terre d’être féconde, les fleuves de couler vers la mer, et la mer de recevoir les fleuves, les saisons de se succéder, les Parques de remplir chacune les fonctions qui leur sont assignées, les Muses de chanter; les vertus des hommes cesseraient de se perpétuer, les animaux de se reproduire, les fruits de renaître; et l’univers entier, se repliant sur lui-même, ne tarderait pas à rentrer dans le désordre et dans le chaos. Mais, Jupiter étant dans une activité continuelle, incapable de s’altérer, de se ralentir, n’étant jamais fatigué, ni tenté de se donner aucun relâche, il conserve éternellement les êtres. Aussi est-ce par la voie des songes qu’il fait retentir aux oreilles des Rois amis de leurs peuples, et qui lui ressemblent, cette célèbre leçon: « Celui à qui la conservation, le salut, et le bonheur d’une nation, sont confiés, ne doit point passer toute la nuit à dormir ». [15,7] VII. A l’aspect de ces exemples, le philosophe imitera-t-il Jupiter, Hercule, les bons Rois, les bons Magistrats ; ou mènera-t-il la vie d’un sauvage né dans un désert; une vie solitaire, et non point une vie de société, une vie de cyclope, et non point une vie d’homme? Mais du moins, la terre produisait pour ces derniers du froment et de l’orge, « quoique leurs mains ne connussent aucune sorte d’agriculture ». Chacun du moins gouvernait son ménage, sa femme et ses enfants et n’était pas plongé dans une inaction absolue. En un mot, à qui une pareille inertie pourrait-elle convenir, si ce n’est à un cadavre? Sans doute, si l’activité était incompatible avec la vertu, les zélateurs de celle-ci auraient raison de renoncer à l’autre. Mais, si la vertu de l’homme consiste dans l’action et non dans la méditation, dans l’exercice des fonctions sociales, dans l’usage d’une vie politique, il faut rechercher les choses avec lesquelles on trouve aussi la vertu. « Car, il en coûte peu d’être méchant », selon l’idée du poète de Béotie; « mais les Dieux ont placé la sueur au-devant de la vertu », et il est plaisant de voir un athlète demander la couronne, sans s’être montré dans l’arène. [15,8] VIII. Mais, dira-t-on, se jeter dans les affaires, c’est s’environner de dangers , c’est s’exposer a des inimitiés, à des pièges, à des délations, à des rivalités, à l’opprobre, à l’exil, à la mort. Quoi donc! mais si le pilote, avant de s’embarquer, raisonnant de la même manière, songeait que la navigation a ses périls, qu’on doit s’attendre à mille fatigues, à mille accidents, à beaucoup d’incertitudes de la part des vents et des saisons; d’un autre côté, si un Général d’armée, avant d’entrer en campagne, réfléchissait que les événements de la guerre sont très incertains, que les chances sont égales de part et d’autre, que sa défaite ou sa mort dépendront d’une marche, d’un mouvement; il est probable qu’avec de semblables raisonnements, la mer serait sans navigateurs; que, faute de Généraux, la liberté des peuples ne serait qu’un songe, et que l’homme serait réduit à la triste, à l’inerte, et à la misérable condition du ver de terre. Nous vantera-t-on la vie de Sardanapale, la vie d’Epicure? Eh bien! opposons à Sardanapale, Cyrus, à un Assyrien, un Perse, qui, pouvant rester tranquille et vivre en repos, aima mieux entreprendre de rompre les fers de sa patrie, et lui rendre la liberté; aima mieux supporter les fatigues des expéditions militaires, endurer la faim, la soif, et ne se donner, ni le jour, ni la nuit, le moindre relâche. Opposons au Grec Epicure, plusieurs autres Grecs; parmi les Académiciens, Platon; parmi ceux qui ont porté les armes, Xénophon; parmi les navigateurs, Diogène. [15,9] IX. Le premier, par attachement pour un ami exilé, et réduit à la misère, brava la puissance redoutable d’un fier tyran; il multiplia les voyages par mer et par terre. Il se rendit lui-même odieux au despote. Il s’exposa, se compromit, plutôt que de rien omettre de ce qu’exigeait le caractère de philosophe. Il était cependant le maître de ne pas bouger de l’Académie, et de ne pas interrompre ses contemplations dans la recherche de la vérité. Proxène mande Xénophon; l’oracle d’Apollon se joint à Proxène; et Socrate détache son disciple de ses loisirs et de ses études, pour l’envoyer à la tête d’une armée, au secours de plusieurs milliers de Grecs. Que dirons- nous de Diogène, qui, renonçant à son repos, parcourt, en observateur, toutes les contrées de son voisinage? Ce n’est point un voyageur nonchalant et paresseux. C’est le personnage dont parle Homère, "qui s’approche avec honnêteté de tous les Princes et de tous les hommes de génie, pour en apprendre quelque chose; et s’il rencontre, ou un rustre, ou un bavard, il l’écarte avec son bâton». Au reste, il ne se ménagea pas lui-même. Il se châtia, se tailla de la besogne; « après s’être ignominieusement blessé, il se couvrit les épaules d’un méchant manteau». [15,10] X. Dirons-nous que l’homme de bien, qui se livre à l’activité, qui ne s’isole point, qui ne laisse pas le champ libre aux méchants, travaille pour son propre compte, et tourne les autres au bien? S’il quitte la partie, s’il tourne le dos, il donne de l’audace, de l’insolence, de l’intrépidité aux méchants, il se met à leur discrétion: « Malheureux, où fuis-tu, pourquoi montrer les talons au milieu des rangs ennemis »? Ne recule point; tiens ferme; soutiens le choc; et tu ne seras point blessé. Tu n’as affaire qu’à une armée de lâches: leurs coups ne portent point: si tu cours sur eux, aucun n’osera te faire tête. Mais si tu prends la fuite, ils se disputeront à l’envi le plaisir de t’accabler. Tu auras le sort d’Ajax, sous les murs de Troie, et de Socrate, à Athènes. Les méchants ne lâchèrent prise contre ce dernier, qu’après qu’ils eurent entièrement consommé sa perte. Où donc trouver de la sécurité dans cette vie, parmi ce monde d’ennemis? Car rien ne conspire plus obstinément contre la vertu de l’homme de bien, que la méchanceté qui peuple la terre. « Retranché », dit Socrate, « dans une citadelle, je vois les autres continuellement en butte aux agressions et aux combats». Bon Socrate, montre-nous donc cette inexpugnable forteresse, d’où nous puissions, en nous y plaçant, braver toutes les atteintes. Mais, si tu n’en as pas de plus sûre que la tienne à nous indiquer, nous voyons déjà des milliers d’Anytus, des milliers de Mélitus en faire le siège; et nous serons forcés dans nos retranchements.