[14,0] DISSERTATION XIV : L'ami, à quoi le distingue-t-on du flatteur? [14,1] PRODICUS, dans un de ses apologues, fait intervenir Hercule près de passer de l'adolescence à l'âge viril. Il le met en face de deux chemins, au bout de chacun desquels sont la Vertu et la Volupté, pour attirer, chacune de son côté, ceux qui se présentent. Il donne à l'une un air vénérable, un extérieur imposant, une démarche mesurée, une voix harmonieuse, des yeux doux, un costume décent : à l'autre, un air de mollesse, de délicatesse, de luxe, des yeux fripons, des allures immodestes, et une voix sans agrément. Hercule jette un coup d'oeil sur l'une et sur l'autre ; et, digne fils de Jupiter, après avoir dit adieu à la Volupté, il s'abandonne à la conduite de la Vertu. Voyons; faisons aussi un apologue : supposons deux routes ouvertes, et un homme de bien ayant à choisir. À l'entrée de l'une, plaçons un ami, au lieu de la Vertu ; et à l'entrée de l'autre, un flatteur, au lieu de la Volupté. Ils différeront entr'eux, par l'extérieur, par la physionomie, par le costume, par l'accent, et par la démarche. L'un paraîtra le plus agréable, et l'autre le sera véritablement. L'un, présentant la main d'un air riant, invitera le voyageur à le suivre ; il le louera, fera l'empressé; il prodiguera les instances, les prières; il lui montrera en perspective de grands plaisirs, et se chargera de le conduire dans un lieu de délices, où sont des prés fleuris, des eaux vives, des oiseaux mélodieux, des zéphyrs agréables, des arbres touffus, des allées unies, de jolis cirques, des jardins verdoyants, des vergers où les poires, les pommes, et les raisins se succèdent sur leurs tiges sans interruption. L'autre, au contraire, dira peu de chose, mais il dira la vérité. Il dira que le chemin est raboteux, et qu'on y a peu de bons morceaux; qu'il faut que le voyageur, ami de la Vertu, se mette en marche bien muni, qu'il soit prêt à travailler, dans l'occasion, pour se reposer ensuite à son aise. [14,2] II. D'après ces discours, auquel des deux guides le voyageur donnera-t-il sa confiance? Auquel des deux la refusera-t-il? Répondons à l'auteur de cet apologue, que s'il s'agit d'un malheureux Assyrien, de Straton de Phénicie, de Nicoclès de Chypre, ou du célèbre Sybarite, il dédaignera l'ami, il le prendra pour un rustre, sans politesse et sans aménité; il regardera le flatteur comme un homme gracieux, honnête, d'une philanthropie admirable. Que ce guide merveilleux se charge donc de cet étranger. Il le conduira, ou au feu, comme il advint à l'Assyrien, ou à la misère, comme il advint à Straton, ou aux fers, comme il advint à Nicoclès, ou à tout autre mal véritable, sous l'appas d'un faux plaisir. Mais, si cet étranger est de la trempe d'Hercule, il choisira celui qui conduit au vrai; il choisira l'ami, comme Hercule choisit la Vertu. [14,3] III. Là, se termine l'apologue. Tournons-nous à présent du côté de la raison, et cherchons, avec elle, à quel signe l'ami peut être distingué du flatteur. La pierre-de-touche fait connaître l'or, par le frottement. Quelle sera notre pierre-de-touche pour la flatterie et pour l'amitié? Sera-ce ce qui est le terme de l'une et de l'autre ? Mais, si nous attendons jusque-là, cette marche sera sujette à un autre inconvénient. Car, l'épreuve doit avoir lieu avant toute oeuvre. Si on n'y songe qu'après qu'on est engagé, celui qui a commis cette imprudence, ne peut plus, lorsqu'il se ravise, examiner et discerner comme il convient. Veut-on donc que le flatteur et l'ami soient mis dans le creuset de la douleur et de la volupté? Mais la flatterie, livrée à l'exagération et à l'hyperbole, est la chose du monde la plus fâcheuse et la plus accablante ; au lieu que l'amitié est la chose du monde la plus agréable, lorsqu'elle prend bien son temps. Ne jugeons donc point des hommes, ni par le bien, ni par le mal qu'ils font. Il y aurait encore ici de l'équivoque. Car tout le tort que peut nous causer un flatteur, c'est, ou de nous faire dévorer notre fortune, ou de nous plonger dans la volupté. Or, la première de ces deux choses est une bagatelle. La seconde, est le comble des plaisirs; au lieu que l'amitié a fait plusieurs fois partager l'exil, l'opprobre, la mort. [14,4] IV. Comment distinguerons-nous donc l'amitié de la flatterie, si ce n'est par les résultats, c'est-à-dire, ou par les avantages, ou par les inconvénients ? Voyons, examinons-les séparément l'une et l'autre. Celui qui nous conduit à la volupté est-il un ami? Il y a grande apparence : car, si celui-là est un ennemi, qui nous procure de la douleur, celui-là est un ami, qui se donne tous les soins possibles pour nous procurer de la volupté. Mais il n'en est pas ainsi. Car le Médecin le plus philanthrope, le Général le plus vigilant, le Pilote avec lequel on a le plus de sécurité, sont ceux qui causent le plus de douleur. D'un autre côté, les pères aiment leurs enfants, et les maîtres aiment leurs disciples. Qu'y a-t-il cependant de plus fâcheux pour un enfant, que son père, pour un disciple, que son maître? Ulysse aussi aimait beaucoup ses compagnons, lui, qui, selon l'expression d'Homère, « brava beaucoup de dangers, pour se sauver lui-même, et pour ramener ses compagnons à Ithaque ». Mais ses compagnons n'étaient que des hommes intempérants, sensuels, qui se conduisaient comme des quadrupèdes, en mangeant le succulent loto, (c'est le terme par lequel le poète désigne ce genre de volupté). Ils se plongèrent dans toutes les dissolutions; ils se livrèrent à toutes les voluptés que leur offrirent leurs hôtes; et ce ne fut que malgré eux, et en faisant couler leurs larmes, qu'Ulysse put les ramener à ses vaisseaux. Ce n'était pas ainsi que se comportait Eurymaque, parmi les amants de Pénélope. C'était un tout autre genre de flatterie. Il permettait à ses rivaux de manger les cochons gras, les plus belles chèvres, de boire le vin, à longs traits, de s'amuser la nuit avec les petites servantes, de ruiner la maison d'Ulysse, et de proposer à sa femme de convoler. [14,5] V. Voulez-vous donc que, mettant à part la volupté et la douleur, nous nous bornions à placer la flatterie sous les enseignes de la méchanceté, et l'amitié sous l'étendard de la vertu? Car, d'ailleurs, l'amitié ne va pas sans volupté, ni la flatterie sans douleur. Ce sont deux choses, naturellement et nécessairement, amalgamées l'une avec l'autre. Car les mères et les nourrices aiment leurs nourrissons. Mais elles trouvent, d'ailleurs, de la volupté à leur donner leurs soins; et on ne saurait séparer, chez elles, cet amour de cette volupté. Agamemnon exhorte Ménélas à « être honnête envers tout le monde, à s'abstenir d'arrogance ». Pensez-vous qu'il lui ait conseillé la flatterie? Ulysse, s'étant sauvé à la nage, sur le territoire des Phéaciens, sort nu des broussailles dont il s'était fait un lit; il s'avance vers une troupe de jeunes filles, qui s'amusent à jouer; il reconnaît une Princesse ; il la compare « à Minerve, et ensuite à une belle plante » ; et il n'y a pas d'apparence que, pour ces deux compliments, Ulysse soit jamais accusé de flatterie. C'est par l'intention, par l'intérêt, par le motif qui fait agir l'âme, que la flatterie se distingue de l'amitié. Le Général et le Soldat portent également les armes. Mais ils ne font pas le même métier, dans les mêmes vues. Ils diffèrent l'un de l'autre par l'intention. Le premier combat pour la défense et le salut de ses amis; l'autre pour l'argent de celui qui le stipendie. L'un est de bonne volonté, l'autre n'est qu'un mercenaire. L'on se repose sur la foi de l'un, et l'autre trompe ses amis mêmes. [14,6] VI. Il en est ainsi du flatteur et de l'ami. Quoiqu'ils fassent souvent l'un et l'autre les mêmes actions, quoiqu'ils suivent les mêmes procédés, ils sont néanmoins différents l'un de l'autre, par le motif, le but, l'intention. L'ami met en commun avec son ami tout ce qui lui paraît un bien; et quelle qu'en soit la sensation, fâcheuse ou agréable, il la partage également avec lui. Le flatteur, au contraire, sans cesse occupé de satisfaire ses désirs, dirige sa conduite vers son propre avantage. L'ami est de moitié avec son ami : le flatteur, au contraire, est concentré dans l'égoïsme. L'ami désire d'inspirer à son ami la même passion qu'il a lui-même pour la vertu : le flatteur, au contraire, ne cherche auprès de lui qu'à multiplier ses jouissances. L'ami vit familièrement et de pair à compagnon avec son ami: le flatteur, au contraire, rampe pour faire sa cour. L'ami n'emploie, dans son commerce avec son ami, que de la candeur, de la vérité : le flatteur, au contraire, n'y met que de la fausseté et de l'hypocrisie. L'ami porte ses vues d'utilité dans l'avenir : le flatteur, au contraire, ne songe qu'à tirer parti du présent. L'ami mérite que l'on conserve le souvenir de ses actions : le flatteur, au contraire, a besoin que l'oubli ensevelisse ses turpitudes. L'ami soigne ce qui est à son ami, comme bien commun : le flatteur, au contraire, le prodigue comme bien d'autrui. L'ami ne prend qu'une part légère dans le bonheur de son ami, mais il partage rigoureusement son malheur : le flatteur, au contraire, est insatiable, dans la prospérité; et, dans l'adversité, c'est celui qui y prend le moins de part. L'amitié est une chose louable : la flatterie, au contraire, ne mérite que le blâme. L'amitié est d'un ensemble, d'un accord réciproque : la flatterie, au contraire, ne va que d'un pied. Car celui qui, dans le besoin d'une chose, fait la cour à celui de qui il peut l'obtenir, met à découvert son infériorité à l'égard de ce dernier, en ce qu'on ne lui rend pas les soins qu'il prodigue. L'ami est malheureux, s'il est méconnu: le flatteur est perdu, s'il est pénétrée. L'amitié, mise à l'épreuve, resserre ses noeuds : la flatterie qui est dévoilée rompt les siens. L'amitié se fortifie avec le temps : la flatterie se décèle avec les années. L'amitié est entièrement désintéressée : la flatterie ne va jamais sans intérêt. S'il existe quelque relation, quelque commerce entre les Dieux et les mortels, l'homme pieux est l'ami des Dieux: celui qui ne les honore que parce qu'il les craint, en est le flatteur. Le premier est un être heureux : le second est un être misérable. [14,7] VII. De même donc que l'ami des Dieux, fort de sa vertu, s'approche d'eux avec confiance; et que celui qui n'a pour eux que des sentiments de crainte, à cause de la conscience de sa méchanceté, ne va vers eux qu'en tremblant, que dénué d'espérance, et les redoute comme s'ils étaient des tyrans; de même en est-il de la flatterie et de l'amitié entre les hommes. La première a de la hardiesse, de l'assurance ; l'autre est continuellement en transes, en perplexité. Les tyrans n'ont point d'amis, les Rois n'ont point de flatteurs. Car les Rois ont plus de ressemblance avec les Dieux que les tyrans. L'amitié consiste dans une conformité de moeurs, au lieu que la méchanceté ne ressemble ni à elle-même, ni à la vertu. L'homme de bien est l'ami de l'homme de bien; car il lui ressemble. Mais un flatteur, comment serait-il le flatteur de l'homme de bien ? Il ne saurait lui en imposer. Serait-il donc le flatteur du méchant? Mais s'il ressemblait au méchant, il ne serait point son flatteur. Car la flatterie n'admet point de conformité, de ressemblance; et s'il ne lui ressemblait pas, il n'en serait point l'ami. Dans l'ordre politique, la forme de Gouvernement où le pouvoir est entre les mains des plus gens de bien, comporte beaucoup d'amitié; et la démocratie regorge de flatterie. Or, la première de ces deux formes de Gouvernement vaut mieux que l'autre. Il n'y avait à Lacédémone ni des Cléons, ni des Hyperbolus, flatteurs perfides d'un peuple corrompu. À la vérité, Eupolis, dans ses Comédies, couvrit de ridicule, au milieu des fêtes de Bacchus, Callias, cet homme privé, qui portait ses flagorneries, ses adulations, dans toutes les tables, où ce genre de talent était récompensé, avec des vases, avec des courtisanes, ou autres voluptés non moins serviles et non moins infâmes. Mais qui aurait osé jouer dans une Comédie, ce même peuple qui venait rire aux facéties et aux sarcasmes d'Eupolis? Quel théâtre, quelles fêtes eût-on pu choisir? Comment se permettre une pareille liberté envers ces foules de flatteurs, qui ne se contentaient pas d'un médiocre salaire en festins, ou en débauches, mais qu'on payait aux dépens du bonheur de toute la Grèce? Si les Athéniens eussent été assez sages pour dédaigner tous ces flagorneurs, et s'abandonner aux conseils de Nicias ou de Périclès; au lieu de perfides conducteurs, ils auraient eu de bons guides. [14,8] VIII. Si nous jetons les yeux sur les Monarchies, nous verrons Mardonius flatter Xerxès, un Barbare aduler un Barbare, un insensé flagorner un insensé, un vil esclave ramper aux pieds d'un tyran perdu de luxe. Aussi le fruit de tant de lâcheté et de tant de bassesse fut de mettre toute l'Asie en armes, de fouetter la mer, de construire un pont de bateaux sur l'Hellespont, de creuser le mont Athos; et, après tant de soins et tant d'efforts, d'être battu, mis en déroute, et de couronner cette grande équipée par la mort de son auteur. Les Macédoniens prodiguèrent les adulations à Alexandre. Quels en furent les résultats ? Un costume Persan, des adorations de Barbares, et l'oubli du sang de Philippe, d'Hercule, et des Argéades. Que dirons-nous des Gouvernements despotiques ? Car, sous un Gouvernement où toutes les âmes sont comprimées par la terreur, et par un pouvoir tyrannique, là, nécessairement la flatterie doit fleurir, et l'amitié être enterrée. Les sciences, les beaux-arts eux-mêmes ne sont point exempts de cette espèce de vice. Une apparente identité de procédés conduit à des résultats différents. Une musique bâtarde trompa les hommes par ses flatteries, lorsque les Doriens abandonnèrent leur musique indigène et agreste. En se passionnant pour un nouveau genre de sons, d'instruments et de danse, au milieu de leur vie pastorale, ils laissèrent dégénérer à la fois leur genre musical et leurs moeurs. Une hygiène bâtarde trompa les hommes par ses flatteries, lorsque, renonçant au régime prescrit par Esculape et ses disciples, ils créèrent l'art des Apicius, qui ne le vaut pas, flatteur pernicieux des tempéraments dépravés. Il en est ainsi du sycophante, dans l'art oratoire. Il met la raison en conflit avec la raison; il édifie l'injuste sur le juste, et le vice sur la vertu. Le sophiste joue le même rôle, à l'égard de la philosophie; et ce dernier est le plus adroit, le plus spécieux des flatteurs.