[1,5] CHAPITRE V. Pourquoi les mélancoliques sont ingénieux et lesquels de ceux-ci sont tels ou autrement. Suffise jusques ici que nous ayons assez démontré premièrement par célestes raisons, secondement naturelles, tiercement humaines, pourquoi les prêtres des Muses sont mélancoliques ou dès le commencement, ou bien le deviennent par étude. Ce que certainement Aristote confirme aux problèmes. Tous les hommes, dit il, qui ont été excellents en quelque faculté ont été mélancoliques. En quoi il a confirmé ce dire Platonique qui et écrit au livre de la Science, à savoir que les hommes ingénieux pour la plupart ont accoutumé d'être émus et furieux. Pareillement Démocrite dit qu'aucuns hommes n'ont été grands d'entendement sinon ceux qui ont été mus et épris de quelque fureur. Ce que même notre Platon semble prouver au Phèdre, disant, qu'en vain sans fureur on frappe à la porte des Muses. Combien que par aventure en cet endroit il veuille signifier la fureur divine, toutefois au jugement des Philosophes naturels cette fureur même n'est point incitée en d'autres qu'aux mélancoliques. Par ci après il nous faut assigner les raisons pourquoi Démocrite, Platon, et Aristote affirment qu'aucuns mélancoliques tellement quelquefois devancent tous les autres en subtilité d'entendement qu'ils apparaissent plutôt divins qu'humains. Sans point de doute Démocrite, Platon et Aristote l'affirment, toutefois ils ne semblent point assez déployer la raison d'une si grande chose. Si nous faut-il oser néanmoins, Dieu nous montrant le chemin, d'en rechercher les causes. La mélancolie c'est-à-dire l'humeur noire est de deux sortes. L'une est appelée des médecins naturelle et l'autre s'engendre par une ardeur et embrasement de sang. La naturelle n'est autre chose que la plus épaisse et plus sèche partie du sang. Quant à la brûlée, elle est divisée en quatre espèces. Car ou elle est conçue par l'embrasement de la mélancolie naturelle, ou du plus pur sang, ou de la colère, ou de la pituite salée. Toute celle qui provient d'embrasement nuit au jugement et à la sapience. Car, pendant que cette humeur s'embrase et brûle, elle a de coutume de faire les hommes émus et furieux, laquelle (humeur) les Grecs appellent "manie", et nous la nommons fureur. Mais quand elle s'éteint, étant dans les plus subtiles et plus claires parties dissoutes et ne restant seulement que la noire suie, elle les rend stupides et hébétés. Laquelle habitude, on nomme proprement mélancolie, démence et folie. Donc la seule humeur noire, que nous disons naturelle, nous sert et profite au jugement et à la sapience. Toutefois ce n'est pas toujours. Certainement, si elle est seule, elle offusque les esprits d'une masse trop noire et épaisse, donne terreur à l'âme et rebouche l'entendement. Que si elle est mêlée à la pituite simple, parce que le sang froid empêche et occupe tout l'environ du coeur, par une certaine froideur grossière, il apporte une paresse et engourdissement, et, comme est le naturel de toute matière fort épaisse, quand toute mélancolie se refroidit, elle s'étend jusques au suprême degré de froideur. Auquel état on n'espère rien, on craint tout. On se déplaît de voir tourner du ciel la voûte. Si l'humeur noire simple ou mêlée se pourrit, elle engendre la fièvre quarte, enfleure de ratelle, et plusieurs autres telles infirmités. Quand elle abonde trop, soit qu'elle soit seule, soit qu'elle soit conjointe à la pituite, elle rend les esprits plus grossiers et épais, afflige l'âme d'un ennui continuel, rebouche la pointe de l'entendement, et d'aise ne tressaillit le sang autour du coeur. Or faut-il qu'il n'y ait pas si peu d'humeur noire que le sang, la colère et les esprits soient comme privés de frein, pourquoi l'esprit devienne inconstant et la mémoire sans arrêt et fermeté. Et ne faut aussi que tant elle abonde, qu'aggravés d'un fardeau trop pesant nous semblions toujours endormis, et avoir besoin d'éperons pour nous émouvoir. Pourtant est-il nécessaire qu'elle soit fort subtile et autant que sa nature le permet. Car si selon son naturel elle est fort déliée, lors par aventure elle pourra bien abonder sans nuisance, voire même de tant qu'elle semblera égaler la colère pour le moins en poids. Soit donc abondante l'humeur noire, mais qu'elle soit fort débile, qu'elle ne soit privée de la plus subtile humeur de la pituite qui l'entoure, de peur qu'elle ne tarisse du tout et devienne fort noire. Toutefois qu'elle ne s'embrouille pas du tout en la pituite mêmement trop froide et trop abondante, de peur qu'elle ne devienne froide. Mais bien qu'elle soit emmêlée à la colère et au sang, de sorte que des trois se fasse un corps, qui soit composé en proportion double du sang aux deux autres. Où il y ait huit parties pour le sang, deux pour la colère et deux encore pour l'humour noire ou mélancolie. Que l'humeur noire soit aucunement embrasée des deux autres et embrasée resplendisse mais qu'elle ne soit pas brûlée, de peur que selon la coutume de la matière plus dure, pour brûler trop, elle ne brûle et emmène par trop grande violence ou pour trop se refroidir, pareillement elle ne devienne froide jusques au suprême degré. Car l'humeur noire tout ainsi que le fer quand elle se tend fort à la froideur, elle devient froide en suprême degré, et quand au contraire elle décline fort à la chaleur, elle s'échauffe à toute outrance. Or ne se doit-on point émerveiller que l'humeur noire se puisse facilement embraser et que plus véhémentement embrasée elle brûle. Car nous voyons la chaux qui lui ressemble, arrosée d'eau, tout soudain bouillir et brûler. Tant a de pouvoir la mélancolie en l'une ou l'autre extrémité, par une certaine unité de stable et ferme nature. Laquelle extrémité certainement n'arrive point aux autres humeurs. Celle qui est souverainement chaude, donne une souveraine hardiesse ou plutôt une cruauté et celle qui est extrêmement froide, cause une peur et couardise extrême. Mais celle qui aux moyens degrés est diversement atteinte entre le froid et le chaud, produit affections diverses, non autrement que le vin sans eau, mêmement le puissant, à ceux qui en boivent jusque à s'enivrer, voire même un peu plus librement qu'il ne conviendrait, a de coutume d'apporter diverses affections. Donc il convient que l'humeur noire soit bien attrempée. Laquelle étant ainsi modérée comme nous avons dit, et mêlée à la colère et au sang, d'autant que de son naturel elle est sèche, et de condition fort subtile et délice, autant que sa nature le porte, aisément elle est de celles-ci embrasée parce qu'elle est solide et fort tenace, étant une fois embrasée, elle brûle fort longtemps et d'autant que par l'unité de la sècheresse fort tenace, elle est très puissante ; pourtant elle s'échauffe de plus grande véhémence. Tout ainsi que le bois entre la paille, si l'un et l'autre s'embrase, beaucoup plus et plus longtemps ils brûlent et luisent. Or est-il que d'une chaleur véhémente et de longue durée proviennent grande splendeur et mouvement véhément et fort durable, à quoi se rapporte ce dire d'Héraclite "Lumière sèche, âme très sage et saine.