[6,0] LIVRE SIX [6,1] CHAPITRE I. Des vers que Virgile a pris à moitié, ou même en entier, dans d'anciens poètes latins. Eusthate nous a tracé un admirable tableau, dit ici Praetextatus, des emprunts que Virgile a faits à l'antiquité grecque, pour les transporter dans ses poèmes; mais nous n'avons pas oublié pour cela que des hommes que l'on compte parmi les plus savants de notre âge, Furius Albinus et Cécina Albinus, nous ont promis de dévoiler les emprunts que Virgile a faits en outre aux anciens écrivains romains, le moment est arrivé d'exécuter cette promesse. - Tout le monde ayant approuvé la proposition, Furius Albiuus parla en ces termes - Tandis que je désire montrer combien Virgile a su mettre à profit la lecture des anciens, et recueillir dans leurs divers ouvrages des fleurs et des ornements dont il a embelli ses poèmes, j'appréhende de fournir aux ignorants ou aux mal intentionnés l'occasion d'accuser de plagiat un si grand poète, sans faire attention que le fruit qu'on espère de ses lectures, c'est de parvenir à imiter ce que l'on trouve de bon dans les autres, et à s'approprier ce qu'on admire le plus en eux. C'est ce qu'ont fait réciproquement entre eux les écrivains grecs les plus distingués : c'est ce qu'ont fait les nôtres réciproquement entre eux, autant qu'à l'égard de ces derniers. Sans parler des étrangers, il me serait facile de vous démontrer combien les écrivains de notre ancienne littérature se sont fait de mutuels emprunts; ce que je pourrai exécuter plus opportunément dans une autre occasion, si cela vous convient. Je n'en citerai pour le moment qu'un exemple, qui doit suffire à prouver mon assertion. Afranius, auteur de comédies à toge, dans celle qui est intitulée les « Compitales», répond très convenablement à ceux qui lui reprochaient d'avoir pris plusieurs choses dans Ménandre. J'avoue, dit-il, que j'ai puisé non seulement chez lui, mais encore chez tous les écrivains, même latins, dans lesquels j'ai trouvé quelque chose qui m'a convenu; et, en cela, j'ai cru agir on ne peut mieux. Si donc une telle société, une pareille communauté est permise et établie entre les poètes, et généralement entre tous les écrivains, qui accusera Virgile de plagiat, parce qu'il a fait des emprunts aux écrivains qui l'ont précédé, pour en orner ses ouvrages? Ne lui doit-on pas plutôt de la reconnaissance de ce qu'en transportant quelques-uns de leurs morceaux dans ses vers qui doivent demeurer éternellement, il a préservé d'un entier oubli la mémoire de ces anciens auteurs, que notre siècle ne se contente pas de vouer à l'oubli, mais qu'il commence même à condamner au mépris? D'ailleurs, Virgile choisit avec tant de discernement, ou il imite d'une telle manière, que lorsque nous lisons ses emprunts, nous nous plaisons à les trouver dans ses mains; et nous sommes dans l'admiration de les voir y produire plus d'effet qu'en leur place primitive. Je signalerai donc d'abord les demi-vers, puis les vers presque entiers, que Virgile a pris à d'autres poètes. Je passerai ensuite aux morceaux qu'il a translatés intégralement, avec de légères mutations; à ceux dont il a saisi le sens, en laissant clairement en apercevoir l'origine; à ceux enfin auxquels il a fait des changements qui n'ont pas empêché d'en découvrir la source. Après cela, je prouverai que quelques-unes des choses qu'il a prises dans Homère, il ne les y a point puisées directement, mais que d'autres les y avaient prises avant lui; et que c'est de ces auteurs qu'il les a transportées dans ses ouvrages, puisqu'il les avait lus indubitablement. Virgile Vertitur interea caelum, et ruit oceano nox. « Cependant le ciel opère sa révolution, et la nuit s'élànce hors de l'Océan. » Ennius, livre sixième Vertitur interea caelum cum ingentibus signis « Cependant le ciel et ses vastes constellations opèrent leur révolution. » Virgile :Axem humero torquet stellis ardentibus aptum. « (Atlas) soutient sur ses épaules le ciel orné d'étoiles ardentes. » Ennius, livre premier : Qui caelum versat stellis fulgentibus aptum « Il parcourt le ciel orné d'étoiles brillantes. » Livre troisième : Caelum prospexit stellis fulgentibus aptum « Il considère le ciel orné d'étoiles brillantes. » Et livre dixième : Hinc nox processit stellis ardentibus apta « La nuit s'avance ornée d'étoiles brillantes. » Virgile : Conciliumque vocat divum pater atque hominum rex. « Le père des dieux et le roi des humains convoque l'assemblée. » Ennius, livre sixième : Tum cum corde suo divum pater atque hominum rex Effatur. « Alors le père des dieux et le roi des humains dit en son coeur. » Virgile : Est locus, Hesperiam Grai cognomine dicunt. « Il est un pays que les Grecs nomment Hespérie. » Ennius, livre premier : Est locus, Hesperiam quam mortales perhibebant « Il est un pays que les mortels nommaient Hespérie. » Virgile : Tuque o Thybri tuo genitor cum flumine sancto. « Et toi, ô père du Tibre, avec ton fleuve sacré. » Ennius, livre premier : Teque, pater Thyberine, tuo cum flumine sancto « Et toi, ô père du Tibre, avec ton fleuve sacré. » Virgile : Accipe, daque fidem: sunt nobis fortia bello Pectora. « Reçois ma foi et donne-moi la tienne; car nous avons tous deux de vaillants guerriers. » Ennius, livre premier : Accipe, daque fidem, foedusque feri bene firmum « Reçois ma foi et donne-moi la tienne et formons une alliance durable. » Virgile : Et lunam in nimbo nox intempesta tenebat. « La nuit orageuse tenait la lune cachée derrière les nuages. » Ennius, livre premier : Cum superum lumen nox intempesta teneret « La nuit orageuse voilait la lumière céleste. » Virgile : Tu tamen interea calido mihi sanguine poenas persolves. « En attendant, ton sang fumant va porter la peine.... » Ennius, livre premier : Non pol homo quisquam faciet inpune animatus Hoc, nisi tu: nam mi calido das sanguine poenas. « Je jure qu'aucun homme vivant n'aura fait ceci impunément; pas même toi, car ton sang fumant va me le payer. » Virgile : — Concurrunt undique telis Indomiti agricolae. « De tous côtés les indomptables campagnards accourent, armés de traits. » Ennius, livre troisième : Postquam defessi sunt, stant, et spargere sese Hastis: ansatis concurrunt undique telis. « Après s'être fatigués, ils s'arrêtent et s'appuient sur leurs lances; de tous côtés volent leurs traits recourbés. » Virgile : — Summa nituntur opum vi. « Ils font les plus grands efforts.... » Ennius, livre quatrième : Romani scalis summa nituntur opum vi « Les Romains font les plus grands efforts avec leurs échelles. » Et dans le seizième : Reges per regem statuasque sepulchraque quaerunt; Aedificant nomen: summa nituntur opum vi. « Les rois font les plus grands efforts pour « obtenir dans leur empire des statues et des mausolées, et pour se faire un nom. » Virgile : Et mecum ingentes oras evolvite belli. « Développer avec moi le vaste tableau de cette guerre ». Ennius, livre sixième : Quis potis ingentes oras evolvere belli? « Qui pourra développer le vaste tableau de la guerre? » Virgile : Ne qua meis dictis esto mora: Iuppiter hac stat. « Que mes ordres soient exécutés sans aucun délai. Jupiter est pour nous.» Ennius, livre septième : Non semper vestra evertit: nunc Iuppiter hac stat « Jupiter ne renverse pas toujours vos entreprises; maintenant il est pour nous. » Virgile : Invadunt urbem somno vinoque sepultam. « Ils envahissent la ville ensevelie dans le vin et dans le sommeil. » Ennius, livre huitième : Nunc hostes vino domiti somnoque sepulti « Les ennemis sont maintenant domptés par le vin et ensevelis dans le sommeil. » Virgile : Tollitur in caelum clamor, cunctique Latini. « Un cri s'élève jusqu'au ciel, et tous les Latins.... » Ennius, livre dix-septième : Tollitur in caelum clamor exortus utrisque « Un cri s'élève jusqu'au ciel, parti des deux côtés. » Virgile : Quadripedante putrem sonitu quatit ungula campum. « Le cheval frappe de son ongle avec fracas la poussière du sol. » Ennius, livre sixième : Explorant Numidae: totum quatit ungula terram « Les Numides vont à la découverte; la terre retentit sous l'ongle du cheval. » Le même, dans le livre huitième : Consequitur, summo sonitu quatit ungula terram « Le cheval poursuit, en frappant fortement la terre de son ongle, » Et dans le livre dix-septième : It eques, et plausu cava concutit ungula terram « Le cheval court et au bruit des applaudissements frappe la terre de son pied concave. » Virgile : Unus qui nobis cunctando restituit rem. « Un seul homme, en temporisant, releva nos destinées. » Ennius, livre douzième : Unus homo nobis cunctando restituit rem « Un seul homme, en temporisant, releva nos destinées. » Virgile : Conruit in vulnus: sonitum super arma dederunt. « Pallas tombe sur la blessure, et ses armes retentissent de sa chute. » Ennius, livre seizième : Concidit, et sonitum simul insuper arma dederunt « Il tombe, et ses armes retentissent de sa chute. » Virgile : Et iam prima novo spargebat lumine terras. « Déjà les premiers feux de l'aurore naissante se répandaient sur la terre. » Lucrèce, livre second : Cum primum aurora respergit lumine terras « Lorsque l'aurore commence à arroser la terre de sa lumière. » Virgile : Flammarum longos a tergo involvere tractus. « Rouler après soi de longs traits de flamme ». Lucrèce, livre second : Nonne vides longos flammarum ducere tractus? « Ne vois-tu pas traîner de longs traits de flamme? » Virgile : — Ingeminant abruptis nubibus ignes. « La foudre gronde, et déchire la nue. » Lucrèce, livre second : Nunc hinc, nunc illinc abruptis nubibus ignes « La foudre déchire la nue à droite et à gauche. » Virgile : — Belli simulachra ciebat. « Ils exécutaient des simulacres de combats. » Lucrèce, livre second : Conponunt, conplent; belli simulachra cientur « Ils s'organisent, ils se complètent, ils exécutant des simulacres de combats. » Virgile : — Simulachraque luce carentum. « Des fantômes privés de la lumière ». Lucrèce, livre quatrième : — Cum saepe figuras Contuimur miras, simulachraque luce carentum. « Il s'étonne, en considérant ces figures, de voir des fantômes privés de la lumière. » Virgile : Asper acerba tuens retro redit. « (Le lion) sauvage recule à cet aspect terrible. » Lucrèce, livre cinquième : Asper acerba tuens inmani corpore serpens « A cet aspect terrible, un serpent sauvage, d'un corps monstrueux. » Virgile : Tithoni croceum linquens Aurora cubile. « L'aurore abandonnant le lit pourpré de Tithon. » Furius, dans le premier livre de ses Annales Interea Oceani linquens Aurora cubile « Cependant l'aurore quittant le lit de l'Océan. » Virgile : Quod genus hoc hominum, quaeve hunc tam barbara morem?. « Quelle est cette espèce d'hommes, et quelles sont ces moeurs barbares? » Furius, livre sixième: Quod genus hoc hominum Saturno sancte create? « Quelle est cette espèce d'hommes, ô divin fils de Saturne? » Virgile : Rumoresque serit varios, ac talia fatur. « (Juturne) sème dans l'armée différents bruits, et parle de la sorte. » Furius, livre dixième : Rumoresque serunt varios, et multa requirunt « Ils répandent et recueillent différents bruits. » Virgile : Nomine quemque vocans, reficitque ad praelia pulsos. « En les appelant chacun par son nom, il ramène les fuyards au combat. » Furius, livre onzième : Nomine quemque ciet: dictorum tempus adesse Commemorat, « Il ramène chacun en l'appelant par son nom; il rappelle que le moment de l'accomplissement des oracles est arrivé. » Et plus bas : Confirmat dictis, simul atque exuscitat acris Ad bellandum animos, reficitque ad praelia mentes. « Il les encourage par ses paroles, il ranime dans leur coeur l'ardeur guerrière; il les dispose à revenir au combat. » Virgile : Dicite, Pierides, non omnia possumus omnes. « Dites, ô Piérides: nous ne pouvons pas tous toutes choses. » Lucile, livre cinquième: Maior erat natu: non omnia possumus omnes « Il était l'aîné; nous ne pouvons pas tous toutes choses. » Virgile : Diversi circumspiciunt: hoc acrior idem. « Chacun regarde de tous côtés : (Nisus) que le succès enflamme. » Pacuvius, dans Médée : Diversi circumspicimus, horror percipit « Chacun regarde autour de soi; l'horreur s'empare de nous. » Virgile : Ergo iter inceptum peragunt rumore secundo. « Sous ces favorables auspices, ils poursuivent le voyage commencé. » Suévius, livre cinquième : — Redeunt, referunt petita rumore secundo. « Ils reviennent, et rapportent les bruits favorables qu'ils ont recueillis. » Virgile : Numquam hodie effugies, veniam quocumque vocaris. « Certainement tu ne m'échapperas pas aujourd'hui; j'irai partout où tu m'appelleras. » Naevius, dans le Cheval de Troie : Numquam hodie effugies, quin mea manu moriare « Tu n'éviteras jamais de mourir aujourd'hui de ma main. » Virgile : Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem Inposuit: fixit leges pretio atque refixit. « Celui-ci a vendu sa patrie pour de l'or, et lui a imposé le joug d'un maître; au gré de son avarice, il a dicté et abrogé des lois. » Varius, de la Mort : Vendidit hic Latium populis, agrosque Quiritum Eripuit: fixit leges pretio atque refixit. « Cet homme a vendu le Latium aux étrangers, il a dépouillé chaque citoyen de ses champs; pour de l'argent, il a fait et abrogé des lois. » Virgile : Ut gemma bibat et Sarrano dormiat ostro. « Pour boire dans des coupes enrichies de pierreries, et dormir sur la pourpre de Sarra. » Varius, dans la Mort : Incubet et Tyriis, atque ex solido bibat auro « Pour coucher sur des tapis de pourpre et boire dans l'or massif. » Virgile : Talia secla suis dixerunt currite fusis. « Filez de pareils siècles, ont dit (les Parques) à leurs fuseaux. » Catulle : Currite ducenti subtegmine, currite fusi « Courez, fuseaux , courez cent et cent fois votre trame. » Virgile : Felix heu, nimium felix, si litora tantum Numquam Dardaniae tetigissent nostra carinae. « Heureuse, hélas ! mille fois heureuse, si jamais les vaisseaux troyens n'eussent touché nos rivages! » Catulle : Iuppiter omnipotens, utinam non tempore primo Gnosia Cecropiae tetigissent litora puppes. « Plût au ciel, ô tout-puissant Jupiter, que les vaisseaux troyens n'eussent jamais touché les rivages de Crète! » Virgile : Magna ossa lacertosque Extulit. « Il met à nu ses os et ses bras puissants. » Lucile, livre dix-septième : Magna ossa lacertique Adparent homini. « Cet homme met à nu ses os et ses membres énormes. » Virgile : Placidam per membra quietem Inrigat. « (Vénus) fait couler un doux sommeil dans les veines ( d'Ascagne ). » Furius, livre premier : Mitemque rigat per pectora somnum. « .... Et répand le doux sommeil dans son sein. » Et Lucrèce, livre quatrième : Nunc quibus ille modis somnus per membra quietem Inrigat. « .... Comment le sommeil verse le repos sur les membres. » Virgile : Camposque liquentes. « .... Les champs liquides. » Lucrèce, livre sixième, parlant pareillement de la mer Et liquidam molem, camposque natantes « La masse liquide et les plaines flottantes. » Virgile : Et geminos, duo fulmina belli, Scipiadas. « Les Scipions, ces deux foudres de guerre. » Lucrèce, livre troisième : Scipiadas, belli fulmen, Carthaginis horror « Les Scipions, foudres de guerre et terreur de Carthage. » Virgile : Et ora Tristia tentantum sensu torquebit amaro. « (Cette eau) laissera dans la bouche de ceux qui la goûteront une amertume désagréable. » Lucrèce, livre second : Foedo pertorquent ora sapore. « ... Infectent le palais d'une saveur dégoûtante. » Virgile : Morte obita quales fama est volitare figuras. « Telles sont ces figures inanimées des morts qui voltigent (dit-on) sur la terre. » Lucrèce, livre premier : Cernere uti videamur eos, audireque coram, Morte obita quorum tellus amplectitur ossa. « Ainsi nous croyons voir et entendre devant nous des morts, dont la terre embrasse les os. » C'est aussi de là qu'est imité ce vers de Virgile : Et patris Anchisae gremio conplectitur ossa « La terre qui renferme dans son sein les os de mon père Anchise. » Virgile : Ora modis adtollens pallida miris. « Présentant son image empreinte d'une étrange pâleur. » Lucrèce, livre premier : Sed quaedam simulachra modis pallentia miris « Des fantômes d'une paleur étrange. » Virgile : Tum gelidus toto manabat corpore sudor. « Une sueur glacée découlait alors de tout mon corps. » Ennius, livre seizième : Tunc timido manat ex omni corpore sudor « La sueur humide découle alors de tout mon corps. » Virgile : Labitur uncta vadis abies. « Le bois du navire glisse sur l'onde humide. » Ennius, livre quatorzième : Labitur uncta carina, volat super impetus undas « La carène du navire glisse et vole impétueusement sur l'onde. » Virgile : Ac ferreus ingruit imber. « Il tombe une pluie de fer. » Ennius, livre huitième : Hastati spargunt hastas, fit ferreus imber « Les archers lancent leurs javelots, qui forment une pluie de fer. » Virgile : Apicem tamen incita summum Hasta tulit. « Cependant le dard rapidement lancé atteignit le cimier de son casque. » Ennius, livre seizième : Tamen induvolans secum abstulit hasta Insigne. « Cependant le javelot, en fendant l'air, emporte avec soi le cimier. » Virgile : Pulverulentus eques furit: omnes arma requirunt. « Le cheval poudreux s'anime; tous saisissent leurs armes. » Ennius, livre sixième : Balantum pecudes quatit: omnes arma requirunt « Ils dispersent le troupeau bêlant. Chacun court aux armes. » Virgile : Nec visu facilis, nec dictu adfabilis ulli. « On ne peut le voir, ni parler de lui, sans horreur. » Accius, dans Philoctète : Quem neque tueri contra nec adfari queas « On ne peut le considérer, ni lui parler. » Virgile : Aut spoliis ego iam raptis laudabor opimis, Aut leto insigni. « Je vais m'illustrer, ou par les dépouilles opimes que je remporterai sur vous, ou par une mort glorieuse. » Accius, dans le Jugement des armes : Nam tropaeum ferre me a forti viro Pulchrum est: si autem vincar, vinci a tali nullum est probrum. « Il serait beau pour moi de gagner un trophée sur un homme courageux; mais si je suis vaincu, il n'y aura point de honte à l'être par un homme tel que lui. » Virgile : Nec, si miserum fortuna Sinonem Finxit, vanum etiam mendacemque inproba finget. « Et si la fortune cruelle a pu rendre Sinon malheureux, elle n'en fera jamais un fourbe et un menteur. » Accius, dans Télèphe : Nam si a me regnum fortuna atque opes Eripere quivit, at virtutem nequiit. « Et si la fortune a pu m'enlever mon empire et mes richesses, elle n'a pu m'enlever ma vertu. » Virgile : Disce, puer, virtutem ex me verumque laborem. « O mon fils, apprends de moi le courage et le travail : d'autres t'apprendront à capter la fortune. » Accius, dans le Jugement des armes : Virtuti sis par, dispar fortunis patris « Il égale le courage de son père, mais non pas ses destinées. » Virgile : Iamiam nec maxima Iuno, Nec Saturnius haec oculis pater adspicit aequis. « Non, ni la puissante Junon, ni le fils de Saturne, ne voient que d'un oeil indifférent ce qui se passe ici-bas. » Accius, dans Antigone : Iamiam neque di regunt, Neque profecto deum summus rex omnibus curat. « Non certainement, ni les dieux, ni le roi des dieux, ne s'occupent à gouverner le monde. » Virgile : Num capti potuere capi? num incensa cremavit Troia viros? « Les captifs ne pourront-ils donc être prisonniers? Et Troie en feu n'aura-t-elle donc pas dévoré ses habitants? Ennius, livre onzième, en parlant des Troyens: Quae neque Dardaniis campis potuere perire; Nec, cum capta, capi nec, cum combusta, cremari. « Ils n'auront donc pu périr dans les champs troyens? Ils ne seront point restés prisonniers de celui qui les a pris? Ils n'auront point été consumés par l'incendie qui les a brûlés? » Virgile : Multi praeterea, quos fama obscura recondit. « Et plusieurs autres encore que cache une obscure renommée. » Ennius, dans Alexandre : Multi alii adventant, paupertas quorum obscurat nomina « Il en arrive plusieurs autres, dont la pauvreté obscurcit le nom. » Virgile : Audentes fortuna iuvat. « La fortune seconde les audacieux. » Ennius, livre septième : Fortibus est fortuna viris data « La fortune est donnée aux hommes courageux. » Virgile : Recoquunt patrios fornacibus enses; Et curvae rigidum falces conflantur in ensem. « Ils retrempent au fourneau les épées de leurs pères, et la faux recourbée se redresse pour former une épée. » Lucrèce, livre cinquième : Inde minutatim processit ferreus ensis; Versaque in obscenum species est falcis aenae. «Insensiblement le fer se convertit en épée, et la faux d'airain fut rejetée avec mépris. » Virgile : Pocula sunt fontes liquidi atque exercita cursu Flumina. « Leurs coupes sont les fontaines liquides et les fleuves battus par leur cours. » Lucrèce, livre cinquième : Ad sedare sitim fluvii fontesque vocabant « Pour apaiser leur soif, ils n'invoquaient que les fleuves ou les fontaines. » Virgile : Quos rami fructus, quos ipsa volentia rura Sponte tulere sua, carpit. « Il cueille les fruits que les arbres et les champs produisent spontanément. » Lucrèce, livre cinquième : Quod sol atque imbres dederant, quod terra crearat Sponte sua, satis id placabat pectora donum. « Ce que le soleil et les pluies leur accordaient, ce que la terre produisait spontanément, suffisait pour apaiser leur faim. » [6,2] CHAPITRE Il. Des passages que Virgile a translatés des anciens écrivains latins, ou intégralement, ou avec de légers changements ; et de ceux qu'il a transformés de manière néanmoins à en laisser facilement découvrir l'origine. Après avoir parlé des vers que Virgile a transportés dans ses ouvrages, soit intégralement, soit en partie, ou avec le changement de quelques mots, comme pour leur donner une couleur nouvelle, je veux maintenant établir la comparaison entre des passages entiers, afin qu'on puisse considérer, comme dans un miroir, d'où ils ont été tirés. Virgile : Nec sum animi dubius, verbis ea vincere magnum Quam sit, et angustis hunc addere rebus honorem. Sed me Parnasi deserta per ardua dulcis Raptat amor: iuvat ire iugis qua nulla priorum Castaliam molli devertitur orbita clivo. « Je n'ignore pas combien il est difficile dans ce sujet, de triompher des expressions, et de prêter quelque importance à des objets si légers; mais un doux plaisir m'entraîne vers les sentiers difficiles et déserts du Parnasse, et je me plais à m'ouvrir vers la source de Castalie un chemin qui n'ait été frayé par aucun autre avant moi. » Lucrèce, livre premier : Nec me animi fallit, quam sint obscura, sed acri Percussit thyrso laudis spes magna meum cor, Et simul incussit suavem mi in pectus amorem Musarum: quo nunc instinctus mente vigenti, Avia Pieridum peragro loca nullius ante Trita solo. « Je n'ignore pas qu'une nuit épaisse en dérobe la connaissance (de la vérité); mais l'espérance de la gloire aiguillonne mon courage, et verse dans mon âme la passion des Muses : cet enthousiasme divin qui m'élève sur la cime du Parnasse, dans des lieux jusqu'alors interdits aux mortels ». Comparez cet autre passage de Virgile, avec celui d'où il l'a tiré, et vous y retrouverez la même couleur, et presque les mêmes formes de la phrase. Si non ingentem foribus domus alta superbis Mane salutantum totis vomit aedibus undam; Nec varios inhiant pulchra testudine postes. « S'ils n'habitent point de palais superbes, qui regorgent chaque jour des flots de la multitude qui vient les saluer; si leurs lambris ne sont point revêtus de superbes reliefs......» Et peu après : At secura quies, et nescia fallere vita, Dives opum variarum: at latis otia fundis, Speluncae vivique lacus: at frigida Tempe Mugitusque boum mollesque sub arbore somni Non absunt: ilic saltus ac lustra ferarum, Et patiens operum exiguoque adsueta iuventus. « Du moins au sein de la sécurité, ils jouissent d'une vie qui n'est point sujette aux tourments de la déception, et qui abonde en toute sorte de biens; du moins, sans sortir de leur joyeux héritage, ils trouvent des retraites paisibles, des eaux vives,de fraîches vallées; ils entendent les mugissements des troupeaux; ils goûtent un doux sommeil à l'ombre de leurs arbres; ils ont sous les yeux des forêts, des pâturages; et ils jouissent d'une jeunesse endurcie au travail et accoutumée à se contenter de peu. » Lucrèce, livre second : Si non aurea sunt iuvenum simulachra per aedes, Lampadas igniferas manibus retinentia dextris, Lumina nocturnis epulis ut subpeditentur, Nec domus argento fulgens auroque renidens, Nec citharam reboant laqueata aurataque templa: Cum tamen inter se prostrati in gramine molli Propter aquae rivum sub ramis arboris altae, Non magnis opibus iucunde corpora curant: Praesertim cum tempestas adridet et anni Tempora conspergunt viridantes floribus herbas. « Si vos festins nocturnes ne sont point éclairés par des flambeaux que soutiennent de magnifiques statues; si l'or et l'argent ne brillent point dans vos palais; si le son de la lyre ne retentit point sous vos lambris; vous en êtes dédommagés par la fraîcheur des gazons, le cristal des fontaines, et l'ombrage des arbres, au pied desquels vous goûtez des plaisirs qui coûtent peu, surtout dans la riante saison, quand le printemps sème à pleines mains les fleurs sur la verdure. » Virgile, dans les Géorgiques : Non umbrae altorum nemorum, non mollia possunt Prata movere animum: non qui per saxa volutus Purior electro campum petit amnis. « Ni l'ombre des hautes forêts, ni la molle verdure des prés, ni la fraîcheur des ruisseaux, dont l'onde plus pure que le cristal roule sur les cailloux à travers les campagnes, ne peuvent ranimer leurs esprits. » Lucrèce, livre second : Nec tenerae salices atque herbae rore virentes Fluminaque ulla queunt summis labentia ripis Oblectare animum subitamque avertere curam. « Les tendres saules, les herbes rajeunies par la rosée, les bords riants des larges fleuves, n'ont plus de charme, et ne peuvent écarter l'invasion subite du mal. » La couleur générale et les traits particuliers du tableau de la peste, dans le troisième livre des Géorgiques, sont tirés presque en entier de la description de la peste qui se trouve dans le sixième livre de Lucrèce. Virgile commence ainsi. Hic quondam morbo caeli miseranda coorta est Tempestas totoque auctumni incanduit aestu, Et genus omne neci pecudum dedit, omne ferarum. « Là, s'éleva jadis une maladie, déplorable fléau du ciel, qui fit de grands ravages tout le temps que durèrent les chaleurs de l'automne; elle fit périr toutes les diverses espèces d'animaux domestiques ou sauvages. » Lucrèce commence de la manière suivante : Haec ratio quondam morborum et mortifer aestus Finibus in Cecropis funestos reddidit agros, Vastavitque vias, exhausit civibus urbem. « Une maladie de cette espèce, causée par des vapeurs mortelles, désola jadis les contrées où régna Cécrops, rendit les chemins déserts, et épuisa Athènes d'habitants. » Comme il serait trop long de retracer en entier le tableau de chacun des deux poètes, j'en prendrai seulement quelques passages, qui feront ressortir les similitudes des deux descriptions. Virgile dit : Tum vero ardentes oculi atque adtractus ab alto Spiritus, interdum gemitu gravis, imaque longo Ilia singultu tendunt: it naribus ater Sanguis, et oppressas fauces premit aspera lingua. « Les yeux alors devenaient ardents, la respiration pénible, et entrecoupée de hoquets profonds; les flancs étaient haletants, une humeur noire découlait des narines, et la langue devenue rude obstruait le gosier engorgé. » Lucrèce : Principio caput incensum fervore gerebant, Et duplices oculos suffusa luce rubentes: Sudabant etiam fauces intrinsecus artae Sanguine, et ulceribus via saepta coibat: Atque animi interpres manabat lingua cruore, Debilitata malis, motu gravis, aspera tactu. « Le mal s'annonçait par un feu dévorant qui se portait à la tête; les yeux devenaient rouges et enflammés; l'intérieur du gosier était humecté d'une transpiration de sang noir; le canal de la voix, fermé et resserré par des ulcères; et la langue, cette interprète de l'âme, souillée de sang, affaiblie par la douleur, pesante, immobile, rude au toucher. » Virgile : Haec ante exitium primis dant signa diebus « Tels étaient les symptômes qui se manifestalent pendant les premiers jours de la maladie. » (Il a rapporté plus haut quels étaient les symptômes.) Demissae aures, incertus ibidem Sudor, et ille quidem morituris frigidus; aret Pellis et adtactu tractanti dura resistit. « Les oreilles abattues; une sueur intermittente, qui devenait froide aux approches de la mort; la peau sèche et rude au toucher. » Lucrèce : Multaque praeterea mortis tunc signa dabantur: Perturbati animi, mens in maerore metuque, Triste supercilium, furiosus vultus et acer, Sollicitae porro plenaeque sonoribus aures, Creber spiritus aut ingens raroque coortus, Sudorisque madens per collum splendidus humor, Tenuia sputa, minuta, croci contacta colore, Salsoque per fauces raucas vix edita tussis. « On remarquait encore en eux plusieurs autres symptômes de mort: leur âme était troublée par le chagrin et par la crainte, leurs sourcils froncés, leurs yeux hagards et furieux, leurs oreilles inquiétées par des tintements continuels, leur respiration tantôt vive et précipitée, tantôt forte et lente; leur,cou baigné d'une sueur livide, leur salive appauvrie, teinte d'une couleur de safran, salée, et chassée avec peine de leur gosier par une toux violente. » Virgile : Profuit inserto latices infundere cornu Lenaeos: ea visa salus morientibus una. Mox erat hoc ipsum exitio. « Le vin qu'on faisait avaler aux (animaux) mourants, par le creux d'une corne, parut être d'abord un moyen unique de salut; mais bientôt ce remède lui-même devint funeste. » Lucrèce : Nec ratio remedi communis certa dabatur. Nam quod alis dederat vitalis aeris auras Volvere in ore licere et caeli templa tueri, Hoc aliis erat exitio letumque parabat. « Il n'y avait point de remède sûr, ni général ; et le même breuvage qui avait prolongé la vie aux uns était dangereux et mortel pour les autres. » Virgile : Praeterea nec mutari iam pabula refert: Quaesitaeque nocent artes, cessere magistri. « Il fut inutile de changer de pâturages ; les remèdes même auxquels on eut recours devinrent nuisibles; le mal triompha des médecins. » Lucrèce : Nec requies erat ulla mali: defessa iacebant Corpora, mussabat tacio medicina timore. « La douleur ne leur laissait aucun repos. Leurs membres étendus ne suffisaient point à ses assauts continuels; et la médecine balbutiait en tremblant à leurs côtés. » Virgile : Ipsis est aer avibus non aequus, et illae Praecipites alta vitam sub nube relinquunt. « L'air devint contagieux aux oiseaux eux-mêmes; ils périssaient au milieu des nues, et tombaient morts sur la terre. » Lucrèce : Nec tamen omnino temere illis sedibus ulla Conparebat avis: nec tristia secla ferarum Exuperant silvis: languebant pleraque morbo, Et moriebantur. « Les oiseaux ne se montraient jamais de jour impunément, et pendant la nuit les bêtes féroces ne quittaient point leurs forêts. On les voyait presque tous succomber à la contagion et mourir. » Ne vous semble-t-il pas que les diverses parties de cette description dérivent d'une même source? Mais comparons encore d'autres passages. Virgile : Gaudent perfusi sanguine fratrum, Exilioque domos et dulcia limina mutant. « On voit des hommes qui se plaisent à se baigner dans le sang de leurs frères, ou à les proscrire de leur foyer et de leur douce patrie. » Lucrèce, livre troisième : Sanguine civili rem conflant, divitiasque Conduplicant avidi, caedem caede adcumulantes, Crudeles gaudent in tristi funere fratris. « L'homme cimente sa fortune du sang de ses concitoyens, accumule des trésors en accumulant des crimes, suit avec joie les funérailles de son frère. » Virgile : Multa dies variusque labor mutabilis aevi Retulit in melius: multos alterna revisens Lusit et in solido rursus fortuna locavit. « La marche inconstante du temps et des circonstances a souvent amélioré les choses, et la fortune s'est fait un jeu de passer d'un parti à l'autre, et de raffermir celui qu'elle avait ébranlé. » Ennius, livre huitième : Multa dies in bello conficit unus: Et rursus multae fortunae forte recumbunt. Haudquaquam quemquam semper fortuna secuta est. « Un seul jour, dans la guerre, détruit bien des choses, et fait tout à coup crouler de brillantes destinées. Jamais la fortune ne fut constamment fidèle à qui que ce soit. » Virgile : O praestans animi iuvenis, quantum ipse feroci Virtute exuperas, tanto me inpensius aequum est Consulere atque omnes metuentem expendere causas. « Ô prince généreux, plus tu déploies un courage bouillant, plus il me convient de considérer mûrement les choses, et de peser tous les dangers que je crains. » Accius, dans Antigone : Quanto magis te istiusmodi esse intellego, Tanto, Antigona, magis me par est tibi consulere {et} parcere. « Plus je te vois dans ces dispositions, ô Antigone, plus je dois t'épargner et te protéger. » Virgile : O lux Dardaniae, spes o fidissima Teucrum, « Ô toi la gloire des Troyens et leur plus ferme appui. » Ennius, dans Alexandre : O lux Troiae, germane Hector, quid ita cum tuo lacerato Corpore miser? aut qui te sic respectantibus tractavere Nobis? « Ô cher Hector! ô toi la gloire d'Ilion! pourquoi me faut-il voir ton corps indignement déchiré? Qui t'a traité de la sorte, et à nos yeux? » Virgile : Frena Pelethronii Lapithae gyrosque dedere Inpositi dorso atque equitem docuere sub armis Insultare solo et gressus glomerare superbos. « L'art de monter les chevaux, de les rendre dociles au frein et souples à tous les mouvements, fut inventé par les Lapithes de Péléthronium, qui les formèrent aussi à marcher fièrement, et à bondir avec orgueil sous un cavalier armé. » Varius, dans la Mort : Quem non ille sinit lentae moderator habenae Qua velit ire sed angusto prius ore coercens Insultare docet campis, fingitque morando. « Le cavalier, à l'aide de ses rênes, empêche doucement le cheval de dévier selon son caprice; et, au moyen du frein qui lui presse la bouche; il le forme peu à peu à marcher superbement, » Virgile : Talis amor Daphnin, qualis cum fessa iuvencum Per nemora atque altos quaerendo bucula lucos Propter aquae rivum viridi procumbit in ulva Perdita, nec serae meminit decedere nocti. « Une génisse éprise d'amour pour un jeune taureau le suit à travers les bois, et, lasse enfin de le chercher, tombe de fatigue au bord d'un ruisseau et se couche sur le gazon, sans que la nuit obscure lui fasse songer à se retirer : que Daphnis éprouve le même amour, sans que je m'inquiète de soulager sa peine! » Varius, dans la Mort : Ceu canis umbrosam lustrans Gortynia vallem, Si veteris potuit cervae conprendere lustra, Saevit in absentem, et circum vestigia lustrans, Aethera per nitidum tenues sectatur odores. Non amnes illam medii, non ardua tardant; Perdita nec serae meminit decedere nocti. « Ainsi, dans la vallée ombreuse de Gortyne, si le chien découvre la trace effacée de la biche, s'échauffe après la proie absente et parcourt les lieux où elle a passé, guidé par les molécules déliées qui flottent dans l'atmosphère limpide; tandis que la biche n'est arrêtée dans sa course, ni par les rivières, ni par les escarpements, et qu'à la nuit tardive elle oublie, encore éperdue, de se retirer dans sa retraite. » Virgile : Nec te tua funera mater Produxi pressive oculos aut vulnera lavi. « . . . Moi ta mère, je n'ai pas seulement accompagné tes funérailles, je n'ai pas fermé tes yeux, je n'ai pas lavé tes blessures. » Ennius, dans Ctésiphonte : Neque terram inicere neque cruenta convestire corpora Mihi licuit, neque miserae lavere lacrimae salsum sanguinem. « Il n'a point été permis à mes larmes douloureuses d'étancher ton sang; il ne m'a point été permis d'envelopper ton corps ensanglanté, et de le couvrir de terre. » Virgile : Namque canebat uti magnum per inane coacta Semina terrarumque animaeque marisque fuissent, Et liquidi simul ignis, ut his exordia primis Omnia et ipse tener mundi concreverit orbis: Tum durare solum, et discludere Nerea ponto Coeperit, et rerum paulatim sumere formas, Iamque novum terrae stupeant lucescere solem. « Orphée chantait comment les atomes semés dans un vide immense et se mêlant confusément formèrent d'abord la terre, l'air, l'eau et le feu; et comment de ces premiers éléments furent formés tous les êtres, et notre globe lui-même; comment ensuite ce globe que nous habitons devint une masse solide et resserra la mer dans ses bornes, tandis que chaque objet prenait peu à peu sa forme actuelle : il peignait l'étonnement de la terre, lorsque le soleil naissant vint luire pour la première fois sur elle. » Lucrèce, livre cinquième : (II parle du chaos dans lequel se trouvait le globe avant son organisation actuelle) : His neque tum solis rota cerni lumine claro Altivolans poterat, neque magni sidera mundi; Nec mare nec caelum, nec denique terra nec aer, Nec similis nostris rebus res ulla videri. Sed nova tempestas quaedam molesque coorta. Diffugere inde loci partes coepere, paresque Cum paribus iungi res et discludere mundum, Membraque dividere et magnas disponere partes. « On ne voyait pas encore dans les airs le char éclatant du soleil, ni les flambeaux du monde, ni la mer, ni le ciel, ni la terre, ni rien de semblable aux objets qui nous environnent; mais un assemblage orageux d'éléments confondus. Ensuite, quelques parties commencèrent à se dégager de cette masse; les atomes homogènes se rapprochèrent, le monde se développa, ses vastes membres se formèrent, et ses vastes parties se coordonnèrent. » Et plus bas : Hoc est a terris magnum secernere caelum, Et seorsum mare uti secreto humore pateret, Seorsus item puri secretque aetheris ignes. « Ainsi le ciel se sépara de la terre, la mer attira toutes ses eaux dans ses réservoirs; et les feux altérés allèrent briller à part dans toute leur pureté. » Et plus bas : Omnia enim magis haec ex levibus atque rotundis « En effet, ces corps sont formés des éléments les plus sphériques et les plus légers. » Virgile : Cum fatalis equus saltu super ardua venit Pergama, et armatum peditem gravis attulit alvo. « Lorsque le funeste cheval fut parvenu dans la citadelle de Troie, avec les hommes armés qu'il portait dans ses flancs. » Ennius,dans Alexandre Nam maximo saltu superabit gravidus armatis equus, Qui suo partu ardua perdat Pergama. « Il a franchi le grand fossé, le cheval dont les flancs sont pleins d'hommes armés, et dont l'enfantement doit perdre la citadelle de Pergame.» Virgile : Tum pater omnipotens, rerum cui summa potestas, Infit: eo dicente deum domus alta silescit, Et tremefacta solo tellus, silet arduus aether. Tum venti posuere, premit placida aequora pontus. « Alors le père tout-puissant, celui dans lequel réside le pouvoir souverain sur toute chose, prend la parole, et à sa voix la voûte céleste écoute en silence, la terre est ébranlée sur ses fondements, les vents se taisent, l'air demeure immobile, et la mer domptée calme ses flots. » Ennius, dans Scipion Mundus caeli vastus constitit silentio, Et Neptunus saevus undis asperis pausam dedit. Sol equis iter repressit ungulis volantibus: Constitere amnes perennes, arbores vento vacant. « Le vaste abîme des cieux s'arrêta en silence; le sévère Neptune accorda un instant de repos aux ondes irritées; le soleil comprima le vol de ses chevaux; les fleuves suspendirent leur cours éternel; et les vents laissèrent les arbres en repos. » Virgile : Itur in antiquam silvam, stabula alta ferarum. Procumbunt piceae, sonat icta securibus ilex, Fraxineaeque trabes, cuneis et fissile robur Scinditur: advolvunt ingentes montibus ornos. « On va dans une antique forêt, profonde retraite des bêtes sauvages; les sapins sont abattus, les troncs des chênes et des frênes retentissent sous les coups de la hache, les coins fendent les bois les plus durs, et de vastes ormeaux roulent du haut des montagnes. » Ennius, livre sixième : Incedunt arbusta per alta, securibus caedunt, Percellunt magnas quercus, exciditur ilex, Fraxinus frangitur, atque abies consternitur alta: Pinus proceras pervortunt: omne sonabat Arbustum fremitu silvai frondosai. « Ils marchent au milieu des arbres élevés, et les font tomber sous la hache; ils renversent les vastes chênes; l'yeuse est coupée, le frêne rompu; le sapin élancé est couché sur le sol; le pin altier est abattu; tous les arbres de la forêt ombreuse retentissent de frémissements. » Virgile : Diversi magno ceu quondam turbine venti Confligunt, zephyrusque notusque et laetus Eois Eurus equis. « Ainsi Zéphyr, Notus, le vent d'orient et l'Eurus, joyeux compagnon des chevaux d'Eoo, se heurtent, déchaînés en tourbillons. » Ennius, livre dix-septième : Concurrunt, veluti venti, cum spiritus austri Imbricitor, aquiloque suo cum flamine contra, Indu mari magno fluctus extollere certant. « Ils accourent, tels qu'accourent l'un contre l'autre le vent du midi, chargé de pluie, et l'Aquilon au souffle opposé, dont la lutte soulève les vastes flots de la mer. » Virgile : Nec tamen, haec cum sint hominumque boumque labores Versando terram experti, nihil inprobus anser. « Et cependant, après tant de travaux de la part des hommes et des boeufs, l'oie sauvage enlève tout. » Lucrèce, livre cinquième : Sed tamen interdum magno quaesita labore, Cum iam per terras frondent, atque omnia florent, Aut nimiis torrens fervoribus aethereus sol, Aut subiti perimunt imbres gelidaeque pruinae, Flabraque ventorum violento turbine vexant. « Encore, trop souvent, ces fruits que la terre accorde si difficilement à nos travaux, à peine en herbe ou en fleurs, sont brûlés par des chaleurs excessives, emportés par des orages subits, détruits par des gelées fréquentes, ou tourmentés par le souffle violent des aquilons. » Il est encore d'autres passages de plusieurs vers, que Virgile a pris aux anciens pour les transporter dans ses ouvrages, en n'y changeant que quelques paroles; et comme il serait trop long de citer en entier ces morceaux et leur imitation , je ne ferai qu'indiquer les vieux ouvrages dans lesquels ils se trouvent, afin que ceux qui voudront les y aller lire puissent en vérifier la singulière conformité. La description d'une tempête est placée au commencement de l'Énéide. Vénus vient se plaindre à Jupiter des périls auxquels son fils est exposé. Jupiter la console par le tableau de la prospérité que lui promet l'avenir. Tout cela est pris à Nœvius, dans le premier livre de son poème de la Guerre Punique; car là aussi, Vénus vient se plaindre à Jupiter de la tempête qu'éprouvent les Troyens; et Jupiter adresse la parole à sa fille pour la consoler, en lui montrant l'avenir. Le morceau de Pandarus et Bitias, qui ouvrent les portes du camp, est pris du quinzième livre d'Ennius, lequel fait faire aux deux Hister, durant le siège, une sortie par une porte de la ville, et effectuer un grand carnage des assiégeants. Virgile n'a pas même hésité à prendre dans Cicéron, quand il y a trouvé des beautés dont il a pu s'accommoder : O fama ingens, ingentior armis, Vir Troiane. « Ô prince des Troyens, dont les faits belliqueux sont encore au-dessus de leur vaste renommée. » Ce qui signifie que, bien que la réputation d'Énée soit au-dessus de toute expression, ses hauts faits la surpassent encore. La même pensée se retrouve dans le Caton de Cicéron, exprimée par les paroles qui suivent : Contingebat in eo, quod plerisque contra solet, ut maiora omnia re quam fama viderentur: id quod non saepe evenit, ut expectatio cognitione, aures ab oculis vincerentur. « Il arrivait de lui le contraire de ce qui arrive ordinairement des autres hommes, que ses actions se trouvaient au-dessus de leur renommée ; en sorte que, chose bien rare ! ce qu'on voyait de ses yeux surpassait l'attente qu'avait fait naître ce que l'on avait ouÏ dire. » Virgile dit ailleurs : Proximus huic longo, sed proximus, intervallo « Près de lui; mais encore à une grande distance. » Cicéron avait dit dans Brutus : Duobus igitur summis, Crasso et Antonio, L. Philippus proximus accedebat, sed longo intervallo tamen proximus. « L. Philippe approchait de deux hommes de première distinction, Crassus et Antoine; mais il n'en approchait toutefois qu'à une distance considérable. » [6,3] CHAPITRE III. De quelques passages que d'autres poètes avaient les premiers pris dans Homère, et que Virgile a transportés ensuite de chez eux dans son poème. Il est des passages de Virgile qu'on croit qu'il a pris dans Homère; mais je prouverai que certains de nos poètes les avaient transportés avant lui dans leurs vers. Cette espèce de guerre faite par un grand nombre, cette coalition pour dérober à Homère, est le comble de l'éloge qu'on ait pu faire de lui; et toutefois Ille velut pelagi rupes inmota resistit « Il est resté inébranlable comme le rocher qui résiste à la mer. » Homère avait dit, en parlant du vaillant combat d'Ajax {uerba graeca} « Cependant Ajax ne pouvait plus tenir; il était accablé par les traits que lui lançaient les plus illustres des guerriers troyens; il était vaincu par la volonté de Jupiter. Le casque brillant qui lui couvrait la tête retentissait horriblement sous les coups répétés qu'on lui portait; son bras gauche , quoique toujours ferme, se fatiguait sous le poids d'un bouclier chargé d'ornements; néanmoins ceux qui l'entouraient; et qui le pressaient de la pointe de leurs traits, ne pouvaient le faire reculer : mais il était accablé par un essoufflement violent; une sueur abondante découlait de tous ses membres; tout venait aggraver sa situation, sans qu'il pût obtenir un instant de relâche. » Ennius a traduit ce passage dans le livre douzième, où l'on trouve les vers suivants sur le combat du tribun Coelius : Undique conveniunt, velut imber, tela tribuno: Configunt parmam, tinnit hastilibus umbo, Aerato sonitu galeae: sed nec pote quisquam Undique nitendo corpus discerpere ferro. Semper abundantes hastas frangitque quatitque. Totum sudor habet corpus, multumque laborat, Nec respirandi fit copia: praepete ferro Histri tela manu iacientes sollicitabant. « De tous les côtés une grêle de traits pleut sur le tribun et vient frapper son bouclier, dont la croupe d'airain retentit sous leurs coups, sans que le fer d'aucun des combattants parvienne à déchirer le corps de Caelius. Il brise ou repousse ces traits nombreux; cependant il est tout couvert de sueur, et accablé de fatigue par les javelots que lui lancent les Istriens, sans le laisser respirer un instant. » C'est de ce passage d'Ennius que Virgile, en l'embellissant, a tiré ces vers, où, parlant de Turnus entré dans le camp des Troyens, il dit : Ergo nec clypeo iuvenis subsistere tantum, Nec dextra valet, obiectis sic undique telis Obruitur: strepit adsiduo cava tempora circum Tinnitu galea et saxis solida aera fatiscunt: Discussaeque iubae capiti, nec sufficit umbo Ictibus: ingeminant hastis et Troes et ipse Fulmineus Mnestheus: tum toto corpore sudor Liquitur, et piceum (nec respirare potestas) Fulmen agit, fessos quatit aeger anhelitus artus. « Son bouclier ni son bras ne peuvent donc plus parer les coups qu'on lui porte; il est accablé sous les traits qu'on lui lance de toutes parts, son casque en retentit sans cesse, et les pierres font plier l'airain solide de son armure; sa crinière est emportée, et son bouclier cède à tant d'atteintes. Les Troyens et le terrible Mnesthée redoublent leurs traits; alors une sueur de poussière et de sang mouille tout son corps; il ne peut reprendre haleine, et l'essoufflement oppresse ses membres fatigués. » Homère a dit : {uerba graeca} « Le bouclier soutenait le bouclier, le casque s'appuyait contre le casque, le soldat contre le soldat. » Furius, dans le quatrième livre de ses Annales Pressatur pede pes, mucro mucrone, viro vir. « Le pied est pressé par le pied, la pointe du fer par le fer, le soldat par le soldat. » De là Virgile a dit : Haeret pede pes, densusque viro vir. « L'on combat pied à pied, homme serré contre homme. » De ce vers d'Homère : {uerba greaca} « Quand j'aurais dix langues et dix bouches. » Le poète Hostius, dans le deuxième livre de la guerre d'Istrie, a fait : Non si mihi linguae Centum, atque ora sient totidem, vocesque liquatae. « Je ne le pourrais, quand j'aurais cent langues , autant de bouches et autant de voix. » Et Virgile après lui : Non mihi si linguae centum sint, oraque centum « Je ne le pourrais, quand j'aurais cent langues et cent bouches. » Homère a fait la description suivante du cheval échappé : {uerba graeca} « Ainsi le cheval qui, renfermé dans l'étable, mangeait l'orge au râtelier, s'il vient à rompre ses liens, court, en bondissant à travers la campagne, vers le fleuve limpide où il est accoutumé à se laver : superbe et la tête dressée, sa crinière flotte sur ses épaules; il se dirige ensuite avec assurance et fierté vers ses pâturages ordinaires, et vers ceux que fréquentent les cavales. » D'où Ennius a tiré celle-ci : Et tum sicut equus qui de praesepibus fartus Vincla suis magnis animis abrupit, et inde Fert sese campi per caerula laetaqua prata Celso pectore, saepe iubam quassat simul altam, Spiritus ex anima calida spumas agit albas. « Et tel alors que le cheval qui, après s'être rassasié à la crèche, rompt ses liens, animé d'une brûlante ardeur, et s'échappe à travers la campagne joyeuse et verdoyante, la tête haute, agitant fréquemment sa crinière hérissée, et lancent de ses naseaux enflammés un souffle mêlé d'écume blanchâtre. » Et Virgile après lui : Qualis ubi abruptis fugit praesepia vinclis etc. « Tel un coursier s'enfuit, après avoir rompu les liens qui l'attachent à la crèche, etc. » Que personne ne croie devoir dédaigner les anciens poètes, parce que leurs vers aujourd'hui nous paraissent durs. Leur style était celui qui plaisait aux hommes du siècle d'Ennius; et il fallut de longs travaux dans l'âge qui suivit, pour lui donner des formes plus polies. Mais je ne veux pas empêcher Cécina de nous révéler, à son tour, les emprunts faits à l'antiquité, qu'il a observés dans Virgile: [6,4] CHAPITRE IV. De certains mots latins, grecs et barbares, dont on pourrait croire que Virgile a usé le premier, tandis que les anciens les ont employés avant lui. Alors Cécina parla en ces termes : - Furius Albin vient de vous signaler, en homme qui possède pleinement les auteurs anciens et modernes, les vers, ou même les passages entiers, que Virgile a puisés dans l'antiquité : moi, je veux m'attacher à vous démontrer que ce savant poète a su apprécier avec beaucoup de justesse les expressions employées par les anciens, et qu'il en est quelques-unes qu'il a choisies pour en faire usage dans ses vers, où elles nous paraissent nouvelles, à cause de notre négligence à étudier l'antiquité: Ainsi, lorsqu'il a employé addita pour inimica et infesta qui ne croirait que le poète a eu la fantaisie purement arbitraire de fabriquer du nouveau mot? Mais il n'en est point ainsi; car s'il a dit : Nec Teucris addita Iuno Usquam aberit, « .... Et Junon, acharnée (addita) contre les « Troyens, les poursuivra partout », employant addita pour adfixa (acharnée), c'est-à-dire ennemie, Lucile avait, avant Virgile, employé la même expression, dans les vers suivants de son quatorzième livre : Si mihi non praetor siet additus atque agitet me: Non male sic ille, ut dico, me extenderat unus. « Si le préteur n'était point acharné (additus) après moi, et s'il. ne me tourmentait point, cet homme n'aurait pas si mal parlé de moi seul. » Virgile : Mane salutantum totis vomit aedibus undam. « ... des palais qui, chaque matin, vomissent des flots (vomit undam) de clients qui viennent saluer. » Vomit undam est une belle mais antique expression; car Ennius a dit Et Tiberis flumen vomit in mare salsum, « Le fleuve du Tibre vomit ses eaux dans la mer salée. » C'est ainsi que nous appelons aujourd'hui vomitoires le lieu par où la foule se précipite, pour se répandre sur les bancs du théâtre. Agmen est employé élégamment par Virgile pour actus et ductus, comme Leni fluit agmine Thybris. « Le Tibre au cours (agmine) lent. » C'est aussi une expression antique; car Ennius a dit, livre cinquième : Quod per amoenam urbem leni fluit agmine flumen « Le fleuve traverse d'un cours (agmine) « lent l'intérieur riant de la ville. » Quand Virgile a dit : Crepitantibus urere flammis, « Brûler d'une flamme pétillante » (crepitantibus flammis), il n'a pas employé une expression nouvelle; car Lucrèce, avant lui, avait dit dans le livre sixième : Nec res ulla magis quam Phoebi Delphica laurus Terribili sonitu flamma crepitante crematur. « Il n'y a pas de corps que la flamme pétillante (flamma crepitante) consume avec un bruit plus terrible que le laurier de Delphes consacré à Phébus. » (Virgile): Tum ferreus hastis Horret ager. « Le champ est horriblement hérissé (horret) de fers de lances. » Horret est admirable sans doute; mais Ennius l'avait dit dans le livre quatorzième Horrescit telis exercitus asper utrimque « De tous côtés l'armée est horriblement hérissée (horrescit) de traits. » Et dans Érechthée : Arma arrigunt: horrescunt tela « Les armes sont levées , les traits présentent leurs horribles pointes (horrescunt); » Et dans Scipion : Sparsis hastis longis campus splendet et horret « La campagne brille horriblement (splendet et horret) dès traits dont elle est parsemée au loin. » D'ailleurs Homère avait dit avant tous : {uerba graeca} « Le champ de bataille est horriblement hérissé de javelots meurtriers enfoncés dans des cadavres. » (Virgile) : Splendet tremulo sub lumine pontus. « La lune réfléchit sur la mer une lueur tremblante (tremulo lumine). » Tremulum lumen est une expression fournie par la nature elle-même; mais Ennius l'avait déjà employée dans Ménalippe : Lumine sic tremulo terra, et cava caerula candent « Ainsi la terre et la cavité du ciel brillent d'une lueur tremblante (lumine tremulo). » Et Lucrèce, dans le livre sixième : Praeterea solis radiis iactatur aquai Humor, et in lucem tremulo rarescit ab aestu. « D'ailleurs l'eau est frappée par les rayons du soleil, et raréfiée par ses feux tremblants (tremulo aestu ). » (Virgile) : Hic candida populus antro Imminet et lentae texunt umbracula vites. « Un peuplier blanc s'élève au-dessus de ma grotte, et la vigne flexible lui forme un léger ombrage (umbracula). » Quelques personnes sont dans la croyance que le mot umbracula a été inventé par Virgile, tandis que Varron a dit, dans le dixième livre Des choses divines: Nonnullis magistratibus in oppido id genus umbraculi concessum « On a accordé à certains magistrats le droit de jouir de ce genre d'ombrage » (umbracula). Et Cicéron, dans le cinquième livre de son traité Des lois : Visne igitur (quoniam sol paululum a meridie iam devexus videtur, nequedum satis ab his novellis arboribus omnis hic locus opacatur) descendatur ad Lirim, eaque quae restant in illis alnorum umbraculis persequamur? « Puisque le soleil commence à s'abaisser sur l'horizon, et que ces arbres encore jeunes n'ombragent pas suffisamment ce lieu, veux-tu que nous descendions vers le Liris, et que nous achevions ce qui reste à l'ombre légère (umbraculis) de ces aunes? » Il dit pareillement dans Brutus : Sed ut et Theophrasti doctissimi hominis umbraculis. « Les ombrages (umbracula) du très-savant Théophraste. » (Virgile) : Transmittunt cursu campos, atque agmina cervi Pulverulenta fuga glomerant. « Des troupeaux de cerfs traversent (transmittunt) les champs, et soulèvent dans leur fuite des tourbillons de poussière. » Transmittunt est ingénieusement employé au lieu de transeunt, comme l'avait fait Lucrèce, livre second : Et circumvolitant equites, mediosque repente Transmittunt valido quatientes impete campos. « Les cavaliers, tantôt voltigent autour des légions, tantôt d'une course subite et énergique se transportent ( transmittunt ) au milieu des campagnes. » (Cicéron dit aussi) : Pedibus equos transmisimus « Nous passâmes (transmisimus pour transivimus) avec un vent favorable les deux bras de mer de Pestum et de Vibo. » (Virgile) : Quam tota cohors imitata relictis Ad terram defluxit equis. « Toute sa troupe l'imite, et se laisse couler à terre (ad terram adfluit.) » Furius avait dit, livre premier : Ille gravi subito devinctus vulnere habenas Misit equi, lapsusque in humum defluxit et armis Reddidit aeratis sonitum. « Atteint subitement d'une blessure grave, il lâche les rênes de son cheval, tombe, coule à terre (in humum defluxit), et ses armes d'airain retentissent de sa chute. » (Virgile) : Tum durare solum et discludere Nerea ponto Coeperit. « Alors la terre commença à s'endurcir, et à renfermer ( discludere) la mer dans ses limites » Le verbe discludere paraît nouveau à notre oreille; cependant Lucrèce l'avait déjà employé dans son cinquième livre : Diffugere inde loci partes coepere, paresque Cum paribus iungi res et discludere mundum. « Ensuite quelques parties commencèrent à se dégager de cette masse, les atomes homogènes se rapprochèrent, et le monde commença à se former à part ( discludere). » (Virgile) : Pastorem, Tityre, pingues Pascere oportet oves, deductum dicere carmen. « Tityre, un berger doit faire paître ses brebis grasses, et répéter un chant simple (deductum). » Deducturn est une expression élégante, pour tenuis ou subtilis. Afranius, dans la Vierge, l'a employé dans le même sens : Verbis pauculis respondit, tristis, voce Deducta, malleque se non quiesse dixit. « Triste, elle répondit en peu de mots, et d'une voix faible (voce deducta), qu'elle eût mieux aimé ne s'être pas reposée. » On trouve aussi dans Cornificius : Deducta mihi voce garrienti. « Babillant d'une voix aiguë (deducta voce). » Tous ces auteurs ont tiré cette expression de Pomponius, qui, dans l'Atellane intitulée les Calendes de Mars, dit : Vocem deducas oportet, ut mulieris videantur Verba. Iube modo adferatur munus: ego vocem reddam Tenuem et tinnulam, « Il faut que tu modifies (deducas) ta voix, afin que l'on croie que c'est une femme qui parle. Va, fais apporter le présent; moi, je rendrai ma voix douce et légère. » Et plus bas : Etiam nunc vocem deducam. « Je vais maintenant modifier ma voix (deducam.) » (Virgile) : Proiectaque saxa Pachyni Radimus. « Nous rasâmes les rochers qui se projettent (projecta) devant le promontoire de Pachynum. » Si projecta doit être pris dans le sens ordinaire, il est synonyme d'abjecta (jeté à terre); mais dans le sens où le prenaient les anciens, il est synonyme de jacta (placé devant), comme Virgile l'a dit ailleurs : Proiecto dum pede laevo Aptat se pugnae. « Tandis qu'en avançant le pied gauche (projecto pede) il se dispose au combat. » Et comme Sisenna l'avait dit dans son livre second : Et Marsi propius succedunt: atque ita scutis proiectis tecti saxa certatim lenta manibus coniciunt in hostes « Les Marses approchent de plus près; et s'étant fait un toit de leurs boucliers mis en avant (projecta), ils lancent à l'envi des pierres contre l'ennemi. » Et ailleurs, dans le même livre : Vetus atque ingens erat arbor ilex, quae circum proiectis ramis maiorem partem loci summi tegebat « Il était un antique et vaste chêne, dont les rameaux projetés (projectis) en cercle ombrageaient une grande partie de ce vaste espace. » Lucrèce dit aussi, dans le troisième livre : Quamlibet inmani proiectu corporis extet « Quelque énorme que soit la projection (projectu) de son corps. » (Virgile) : Et tempestivam silvis evertere pinum. « Abattre tempestivement le pin de la forêt. » Cette épithète tempestiva, à propos du pin, est prise dans Caton, qui dit : Pineam nuceam cum effodies, luna decrescente eximito post meridiem, sine vento austro: tum vero erit tempestiva, cum semen suum maturum erit. « Cueillez la pomme de pin, à la lune décroissante, après midi, et quand le vent du midi ne souffle point : c'est l'époque opportune (tempestiva), lorsque la semence est mûre. » Virgile a employé, dans ses vers, des mots grecs : mais il n'est pas le premier qui ait osé prendre cette licence; il n'a fait en cela que suivre l'exemple d'auteurs plus anciens. Dependent lychni laquearibus aureis, « Des lustres (lychni) sont suspendus aux plafonds dorés. » Avant lui Ennius avait dit, livre neuvième : Lychnorum lumina bis sex « Douze lustres allumés (lychnorum lumina) » Et Lucrèce, livre cinquième Quin etiam nocturna tibi terrestria quae sunt Lumina, pendentes lychni, « Ces lumières terrestres qui éclairent pendant la nuit, suspendues à des lustres (lychi) » Et Lucile, livre premier : Porro clinopodas lychnosque Diximus g-chenopode ante pedes lecti atque lucernas. « Nous nommons chénopode (pied d'oie), clinopode (pied de lit), et lychni (lustres), ce que nous nommions précédemment ornements de pieds de lit, et lampes. ». Quand Virgile a dit : Nec lucidus aethra Siderea polus, « La voûte éthérée (aethra) n'était point éclairée par les astres, » Ennius avait dit avant lui, livre seizième : Interea fax Occidit, oceanumque rubra tractim obruit aethra « Cependant le soleil se couche, et l'Océan absorbe la rougeur éthérée (aethra ) des cieux. » Et Ilius, dans la Theutrante : Flammeam per aethram alte fervidam ferri facem « L'astre brûlant qui rouleau haut des cieux enflammés (flammeam aethram). » (Virgile a dit) : Daedala Circe « L'artificieuse (daedala) Circé, » parce que Lucrèce avait dit: Daedala tellus. « La terre ingénieuse (daedala tellus) , » il a dit : Reboant silvaeque et longus Olympus, « La forêt et les échos de l'Olympe retentissent (reboant ), » parce qu'on trouvait dans Lucrèce Nec cithara reboant laqueata aurataque tecta « Nos palais dorés et lambrissés ne retentissent point (reboant) du son de la cithare. » Mais ce sont là des licences dont Virgile a usé beaucoup plus sobrement que les anciens poètes; car ils ont dit encore pausa (pause), machoera (espèce de glaive), asotia (intempérance,) malacen (mauve), et autres mots semblables. Les anciens poètes ont aussi employé quelquefois des mots puniques ou osques, et, à leur imitation, Virgile a accueilli quelquefois ces mots étrangers, comme dans ce vers : Silvestres uri adsidue « assidûment les boeufs (uri) des forêts. » Le mot (uri) est une expression gauloise qui signifie boeuf sauvage; et encore dans le vers suivant : Camuris hirtae sub cornibus aures. « Les oreilles velues sous les cornes recourbées » (camuris). Camuris est un mot étranger qui signifie replié sur soi-même; et c'est peut-être de là que nous avons formé figurément le mot camara (voûte). [6,5] CHAPITRE V. De certaines épithètes qui nous paraissent nouvelles dans Virgile, et que les anciens ont employées avant lui. Il est dans Virgile plusieurs épithètes qu'on regarde comme créées par lui; mais je prouverai qu'il les a tirées des anciens. Les unes sont simples, comme Gradivus, Mulciber; d'autres composées, comme arquitenens, vitisator. Je parlerai d'abord des épithètes simples : Et distinctos Mulciber Afros. « Mulciber avait représenté les Africains, qui ne portent point de ceinture. » Mulciber est Vulcain, c'est-à-dire le feu, qui dompte tout et amollit tout (mulceat). Accius avait dit dans Philoctète : Heu Mulciber Arma ignavo invicta fabricatus es manu, « Hélas ! ô Mulciber, ta main a fabriqué des armes pour ce lâche. » Et Egnatius livre premier, De la nature des choses : Denique Mulciber, et ipse ferens altissima caeli, *Contingunt. « Enfin, portés par Mulciber lui-même, ils atteignent les plus hautes régions du ciel. » (Virgile) : Haedique petulci Floribus insultent. « Que les chevreaux qui frappent des cornes (petulci) n'insultent point aux fleurs. » Lucrèce, livre second : Praeterea teneri tremulis in vocibus haedi Corniferas norunt matres agnique petulci. « Les tendres chevreaux à la voix tremblante, et les agneaux qui frappent des cornes (petulci), « reconnaissent leurs mères qui portent des cornes. » On pourrait regarder comme une grande audace que Virgile ait parlé, dans les Bucoliques, du feu liquide (liquidi) pour puri, lucidi ou pour effusi, abundantis, si Lucrèce n'avait déjà employé cette épithète dans son sixième livre : Hac etiam fit uti de causa mobilis ille Devolet in terram liquidi calor aureus ignis. « C'est cette même cause qui fait voltiger sur la terre ces flammes mobiles, ce feu liquide (liquidi ignis) et doré. » Tristis au lieu d'amarus, est une permutation d'expression très convenable, comme : Tristisque lupini. « L'amer lupin (tristesque lupini ). » C'est ainsi qu'Ennius, dans le quatrième livre des Sabines, avait dit : Neque triste quaeritat sinapi, Neque cepe maestum. « Il ne recherche ni le sénevé piquant (triste), ni l'oignon à la saveur forte. » Ce n'est pas Virgile qui a dit le premier auritos lepores (les lièvres aux grandes oreilles). Il n'a fait en ceci que suivre Afranius, qui, dans un prologue où il fait parler Priape, dit : Nam quod vulgo praedicant Aurito me parente natum, non ita est. « Ce qu'on débite communément, que je suis fils d'un père à longues oreilles (aurito), n'est pas vrai. » Je passe maintenant aux épithètes composées, employées par Virgile : Vidit turicremis cum dona inponeret aris « (Didon) voit, lorsqu'elle déposait ses offrandes sur l'autel à brûler l'encens (turicremis.)... » Lucrèce avait déjà dit, dans son second livre : Nam saepe ante deum vitulus delubra decora Turicremas propter mactatus concidit aras. « Souvent un jeune taureau, frappé dans le sanctuaire de la divinité, tombe au pied des autels où brûle l'encens (turicremas.) » (Virgile) : Quam pius Arquitenes. « Le pieux archer (arquitenens). » Naevius avait employé cette épithète, dans le second livre de la Guerre punique : Deinde pollens sagittis inclytis arquitenes Sanctusque Delphis prognatus Pythius Apollo. « Ensuite le divin archer (arquitenens) puis sant par ses flèches, Apollon pythien, né et honoré à Delphes. » Et ailleurs : cum tu arquitenes sagittis Pollens dea. « Et toi, déesse armée de l'arc (arquitenens) (Diane) et de flèches redoutables. » Hostius, dans son second livre de la Guerre d'Istrie, dit aussi : Dia Minerva, simul autem invictus Apollo Arquitenens Latonius. « La divine Minerve et l'invincible Apollon, fils de Latone, qui est armé d'un arc ( arquitenens). » (Virgile) : Silvicolae Fauni. « Les faunes, habitants des forêts (silvicolae). » Naevius, livre premier de la Guerre punique : Silvicolae homines bellique inertes « Les hommes, habitants des forêts (silvicolae), et ignorant encore la guerre. » Aecius, dans les Bacchantes : Silvicolae ignota invisentes loca. « Maintenant habitants des forêts (silvicolae), parcourant des lieux inconnus.... » (Virgile) : Despiciens mare velivolum, « Considérant la mer, où volent les voiles. (mare velivolum). » Livius, dans Hélène : Tu qui permensus ponti maria alta velivola « Toi qui as parcouru la vaste surface des mers, où volent les voiles (maria velivola ). » Ennius, livre quatorzième : Cum procul aspiciunt hostes accedere ventis Navibus velivolis. « Lorsqu'ils aperçoivent de loin l'ennemi approcher sur ses vaisseaux, dont les vents, font voler les voiles (navibus velivolis ). » Le même, dans Andromaque : Rapit ex alto naves velivolas « Il enlève dans la haute mer les navires aux voiles ailées (naves velivolas). » (Virgile) : Vitisator curvam servans sub imagine falcem. « Le planteur de la vigne (vitisator) est représenté tenant une faux recourbée. » Accius dans les Bacchantes : O Dionyse Pater optime vitisator, Semela *Genitus Euhia. « Ô Dionysos, père excellent, planteur de la vigne (vitisator), fils de Sémélé Euthyia. » (Virgile) : Almaque curru Noctivago Phoebe. « La divine Phébé, dans son char qui roule la nuit (noctivago ). » Egnatius, de la Nature des choses, livre premier : Roscida noctivagis astris labentibus Phoebe, Pulsa loco cessit concedens lucibus altis. « Phébé, humide de rosée, chassée de sa place, la cède aux astres élevés qui roulent durant la nuit (noctivagis ). » (Virgile) : Tu nubigenas, invicte, bimembres. « Héros invincible, tu domptes les (centaures) aux doubles membres (bimembres), fils de la nuée. » Corniflius, dans Glaucus : Centauros foedare bimembres. « Souiller les centaures aux doubles membres, (bimembres). » (Virgile) : Caprigenumque pecus nullo custode per herbas. « Un troupeau de l'espèce des chèvres (caprigenus), paissant l'herbe sans gardien. » Pacuvius, dans Paulus : *Quamvis caprigeno pecori grandior gressio 'st. « Quoique la trace du pas d'un animal de l'espèce des chèvres (caprigena) soit plus ailongée. » Accius, dans Philoctète : Caprigenum trita ungulis « ...brisés par les ongles de la race des chèvres (caprigenum.) » Le Même, dans le Minotaure : Taurigeno semine ortum fuisse an humano? « Est-il issu de la semence humaine, ou de celle de l'espèce des taureaux (taurigeno) ? » Virgile a employé avec justesse les épithètes suivantes: (volatile ferrum), pour flèche; et gens togata, pour les Romains. Mais avant lui Suévius avait employé la première; et Labérius, la seconde. En effet, Suévius a dit, livre cinquième : Volucrumque volatile telum. « Le trait qui vole (telum volatile), garni de plumes d'oiseaux. » Et Labérius, dans Éphébus : Licentium ac libidinem ut tollam petis Togatae stirpis. « Tu demandes que, du milieu de la race qui porte la toge (togatae stirpis), je fasse disparaître la licence et la débauche. » Et plus bas : Idcirco ope nostra dilatatum est dominium Togatae gentis. « Ainsi donc, par notre secours, la domination de la nation qui porte la toge (togatae gentis) a été étendue. » [6,6] CHAPITRE VI. De certaines figures qui sont tellement particulières à Virgile, qu'on ne les trouve point du tout, ou très rarement, chez d'autres que chez lui. J'énumérerai, si cela vous convient, à mesure que ma mémoire me servira à cet égard, les figures que Virgile a empruntées à l'antiquité. Mais pour le moment je veux que Servius nous signale celles qu'il a remarquées comme étant de la création du poète, et que, par conséquent, il n'a point reçues des anciens; mais qu'il a innovées lui-même, par une audace poétique toujours contenue dans de justes bornes. Les explications quotidiennes que Servius fait aux Romains de ce poète ont dû nécessairement lui faciliter ces observations. Le choix de ce nouveau sujet convint à tout le monde, et l'on engagea Servius à faire part de ses observations. Il commença en ces termes : Virgile, ce poète digne de notre vénération, a beaucoup ajouté aux grâces de la langue latine, en y introduisant différentes figures, soit de mots, soit de pensées. En voici des exemples : Subposita de matre nothos furta creavit « Elle créa une race de chevaux croisés, en dérobant furtivement leur mère à son père. » Aux termes de ce vers, Circé aurait créé, tandis qu'en effet, elle a seulement fait créer : Tepidaque recentem Caede locum, « Le terrain tiède encore d'un récent carnage. » Locus recens caede est une expression employée pour la première fois par Virgile. Haec ait, et socii cesserunt aequore iusso « Il dit, et ses compagnons lui cédèrent le terrain prescrit (cesserunt aequore jusso). » Pour iussi cesserunt. Caeso sparsurus sanguine flammas, « De leur sang répandu arrosèrent les flammes. » Caeso sanguine, pour, ex caesis. Vota deum primo victor solvebat Eoo, pro quae dis vota sunt « Le vainqueur, dès l'aurore, acquittait les voeux des dieux (vota deum). » Pour, quae diis vota sunt. Et me consortem nati concede sepulchro « Accorde-moi de partager le sépulcre de mon fils (nati concede sepulcro).» Un autre aurait dit : nato concede sepulcri. Illa viam celerans per mille coloribus arcum « (Iris) accélère la route en décrivant l'arc aux mille couleurs (per mille coloribus arcum).» C'est-à-dire, per arcum mille colorum. Hic alii spolia occisis derepta Latinis Coniciunt igni, « Les uns jettent au feu (conjiciunt igni) les « dépouilles enlevées aux Latins égorgés » pour, in ignem. Corpore tela modo atque oculis vigilantibus exit : « Le mouvement de son corps et la vigilance de son regard lui font éviter les traits (tela exit) ..... » Tela exit, pour vitat. Senior leto canentia lumina solvit, « La mort abaissa les yeux blanchissants du vieillard (canentia lumina); pour, vetustate senilia. Exesaeque arboris antro « Le creux (antro) d'un arbre rongé; » pour caverna. Frontem obscoenam rugis arat. « Sillonne (arat) de rides son front odieux. » Arat est une belle expression, et qui n'a rien d'exagéré. Ter secum aerato circumfert tegmine silvam « Trois fois (Énée) reçoit, sur le contour de son bouclier d'airain, cette forêt (silvam) (de traits). » Silvam, pour jaculis. Vir gregis (le mâle du troupeau) , pour caper (le bouc); et tant d'autres expressions, comme aquae mons, telorum seges, ferreus imber « Une montagne d'eau, une moisson de traits, une pluie de fer. » C'est ainsi qu'Homère a dit : {uerba graeca} « Plût au ciel que tu fusses revêtu d'une tunique de pierre, en récompense de tous les maux que tu m'as occasionnés ! » (Virgile) : Dona laboratae Cereris « Dons de Cérès laborieuse (laboratae Cereris). » Oculisque aut pectore noctem Accipit, « Il ne reçoit la nuit (noctem accipit ), ni dans ses yeux, ni dans son coeur. » Vocisque offensa resultat imago « Du choc de la voix contre le rocher, résulte sa propre image (vocisque offensa resultat imago).» Pacemque per aras Exquirunt. « Elles cherchent la paix au pied des autels. » Paulatim abolere Sychaeum Incipit. « Il commence à effacer peu à peu Sychée. » Souvent Virgile emploie avec beaucoup de bonheur une expression à la place d'une autre : Oraque corticibus sumunt horrenda cavatis « Ils prennent d'horribles visages (ora), faits d'écorce d'arbres creusés ». Ora, pour personas (masques). Discolor unde auri per ramos aura refulsit « L'éclat particulier de l'or brille à travers les rameaux (aura auri refulsit). » Qu'est-ce que aura auri? et comment peut-on dire aura refulget (l'éclat brille) ? Cependant ces innovations sont belles. Simili frondescit virga metallo. « La branche se charge de feuilles du même métal. » Frondescere metallo n'est-il pas une heureuse expression? Nigri cum lacte veneni. « Un lait noir et venimeux. » Remarquez L'épithète noir, rapprochée du mot lait. Haud aliter iustae quibus est Mezentius irae « Ceux qu'une juste colère anime contre Mézence (justae quibus est Mezentius irae).» Odio esse aliquem, est usité; irae esse est une tournure de phrase inventée par Virgile. Ailleurs il commence la phrase en parlant de deux individus, et la termine en ne parlant que d'un seul Interea reges, ingenti mole Latinus Quadriiugo vehitur curru, « Cependant les rois arrivent. Latinus est monté sur un énorme char à quatre chevaux. » C'est ainsi qu'Homère avait dit: {uerba graeca} « Des deux rochers, l'un touche par son sommet à la hauteur des cieux; les nuées l'environnent. » Et (Virgile ) : Protinus Orsilochum et Buten, duo maxima Teucrum Corpora, sed Buten aversum cuspide fixit, etc. Aussitôt (Camille) renverse Orsiloque et Butés, les deux plus remarquables des Troyens par la taille; et, de plus, elle cloue Butés d'un trait, etc. » Iuturnam, fateor, misero succurrere fratri Suasi, « Je l'avoue, j'ai conseillé à Juturne (Juturnam suasi) de secourir son malheureux frère. » La tournure ordinaire eût été Juturnae suasi. Urbem quam statuo, vestra est « La ville que je fonde (Urbem quam statuo) est la vôtre; » pour urbs. Tu modo quos in spem statues submittere gentis, Praecipuum iam inde a teneris inpende laborem, « Quant aux chevaux que vous destinez à être l'espoir de leur race (in spem statues submittere gentis), commencez dès leurs tendres années à leur consacrer des soins particuliers (impende laborem). » (a teneris impende laborem) sous-entendu, in eos impende. Virgile fait usage des répétitions avec beaucoup de grâce Nam neque Parnassi vobis iuga, nam neque Pindi Ulla moram fecere. « Car ni les sommets du Parnasse, ni ceux du Pinde, ne vous retenaient. » Quae vobis, quae digna, viri, pro talibus ausis? « Quelle récompense sera digne de vous? quelle récompense sera digne d'hommes qui osèrent de telles choses? » Vidisti quo Turnus equo, quibus ibat in armis. « Vous avez vu le cheval de Turnus, vous avez vu ses armes. » Les parenthèses du poète ne sont jamais vicieuses. Si te nulla movet tantarum gloria rerum, At ramum hunc (aperit ramum, qui forte latebat) Agnoscis. « Si la gloire de si hautes destinées ne te touche point, reconnais du moins ce rameau (elle lui montre celui qu'elle tenait caché). » Ut sceptrum hoc (dextra sceptrum nam forte gerebat) Numquam fronde levi. « Que ce sceptre (car en cet instant il se trouvait le tenir à la main) ne pousse jamais la plus légère feuille. » Quelquefois, par une transposition pleine d'élégance, il adresse tout à coup la parole à celui dont il parlait Ut bello egregias idem disiecerit urbes, Troiamque Oechaliamque et duros mille labores Rege sub Eurystheo, fatis Iunonis iniquae, Pertulerit: tu nubigenas, invicte, bimembres, et reliqua. « De même que tu ruinas les deux illustres villes de Troie et d'Oechalie; de même que tu supportas mille durs travaux sous le roi Lurysthée, auquel l'inique Junon soumit ses destins; de même, ô héros invaincu, tu tuas (les centaures) aux doubles membres, fils de la nuée, etc. » Cette réticence, Quos ego: — sed motos praestat conponere fluctus « Je vous.... Mais il faut d'abord calmer les flots agités. » est prise de Démosthène : {uerba graeca} « Pour moi.... Mais je ne veux rien dire de fâcheux en commençant mon discours. » Ici, quelle poétique indignation ! Pro Iuppiter! ibit Hic, ait, « O Jupiter, il partira donc ! s'écria Didon. » Ici, c'est le pathétique : O patria, o rapti nequicquam ex hoste Penates! « O patrie ! ô pénates vainement sauvés de l'ennemi ! » Ailleurs, le sentiment de l'effroi Ferte citi ferrum, date tela, et scandite muros: Hostis adest, « Apportez promptement le fer, lancez les traits, gravissez les murs : l'ennemi est là. » Là, c'est la plainte : Mene igitur socium tantis adiungere rebus, Nise, fugis? « Quoi donc! Nisus, tu m'évites pour compagnon en de si grandes entreprises? » Que dirons-nous encore de ces créations nouvelles, comme Mentitaque tela, « Des traits imposteurs. » Ferrumque armare veneno « Armer le fer de venin. » Cultusque feros mollire colendo, Exuerint silvestrem animum « Adoucir par la culture des moeurs sauvages les auront dépouillé leur essence sauvage (silvestrem animum).» Virgineumque alte bibit acta cruorem, « (Le trait) va s'abreuver profondément du sang. » C'est ainsi «Homère avait dit en parlant de javelots : {uerba graeca} « Désirent se rassasier du corps. » Pomaque degenerant sucos oblita priores « Les fruits dégénèrent, et oublient leurs premiers sucs. » Glacie cursus frenaret aquarum, « La glace mettait un frein au cours des eaux. » Mixtaque ridenti colocasia fundit acantho « Elle répandra le colocase mêlé au riant acanthe. » Est mollis flamma medullas Interea, et tacitum vivit sub pectore vulnus, « Cependant une noble flamme dévore sa moelle, et une blessure secrète vit dans son coeur. » Duro sub robore vivit Stuppa vomens tardum fumum, « Sous le dur chêne vit l'étoupe vomissant une lente fumée. » Saevitque canum latratus in auras, « L'aboiement des chiens tourmente (saevit) les airs. » Caelataque amnem fundens pater Inachus urna « Son père Inachus vidant un fleuve (amnem fundens) hors, de son urne ciselée. » Adfixae venis, animasque in vulnera ponunt « L'aiguillon une fois fiché dans les veines, (les abeilles) laissent leur vie (animas) dans les blessures. » Ajoutez tout ce que dit Virgile sur le sujet des abeilles, qu'il traite avec autant d'importance qu'une nation vaillante, en décrivant leurs mœurs, leurs goûts, leurs associations, leurs guerres; et enfin, pour tout dire, en leur donnant le nom de Quirites. La journée entière ne me suffirait pas, si je voulais passer en revue toutes les figures créées par Virgile ; mais, au moyen de celles que j'ai indiquées, le lecteur attentif pourra remarquer toutes celles qui leur ressemblent. [6,7] CHAPITRE VII. De la signification qu'ont dans Virgile les mots vexare, illaudalus, et squalere. Après que Servius eut cessé de parler, Praetextatus apercevant Aviénus qui chuchotait à l'oreille d'Eusthate, lui dit : - Voudrais-tu, Eusthate, aider à la timidité du jeune et excellent Aviénus, et nous faire part publiquement de ce qu'il te communique tout bas? - Eusthate : Il désirerait beaucoup interroger Servius sur plusieurs endroits de Virgile, dont l'explication appartient au domaine de la littérature. Il souhaite en conséquence qu'on lui permette d'apprendre, de la bouche d'un plus savant que lui, à fixer ses incertitudes et à éclaircir ses doutes. - Praetextatus : J'approuve, mon cher Aviénus, ta volonté de ne pas rester dans l'ignorance, relativement à ces questions douteuses; c'est pourquoi nous prions tous notre très savant docteur de vouloir bien répondre à ta demande; car ce que tu souhaites d'apprendre nous sera utile à tous; et je t'exhorte à ne pas négliger à l'avenir les occasions de mettre Servius sur la voie de nous parler de Virgile. - Alors Aviénus s'adressant à Servius : Je voudrais, dit-il, ô le premier des docteurs, qu'on m'expliquât pourquoi Virgile, toujours si exact, si scrupuleux dans l'emploi des termes, selon le mérite ou la criminalité des actions, a placé improprement un mot dans les vers suivants : Candida succinctam latrantibus inguina monstris Dulichias vexasse rates. « Ses flancs blanchissants, ceints de monstres aboyants, ont tourmenté (vexasse) les vaisseaux de Dulichium. » Vexasse est un mot qui n'exprime qu'un accident petit et léger, et qui n'est point du tout en rapport avec la circonstance atroce d'hommes enlevés et déchirés par un monstre effroyable. J'ai encore une autre observation du même genre : Quis aut Eurysthea durum Aut inlaudati nescit Busiridis aras? « Qui ne tonnait le dur Eurysthée, ou les autels de l'indigne Busiris? (illaudati). » Ce mot illaudati n'est pas du tout propre à exprimer l'horreur qu'inspire un scélérat qui immole les étrangers de toutes les nations. Un pareil homme n'est pas seulement indigne de louange, mais même il est digne de la haine et de l'exécration de tout le genre humain. Voici encore une expression qui ne me paraît pas choisie avec l'exactitude ordinaire de Virgile : Per tunicam squalentem auro « A travers sa tunique écaillée, d'or. » Il ne convient pas de dire auro squalentem, car l'éclat et le brillant de l'or sont incompatibles avec l'idée de souillure et de saleté. Servius. Voici, je crois, ce qu'on peut répondre relativement au mot vexasse. Ce mot a une signification très énergique, puisqu'il paraît qu'il est dérivé du verbe vehere (porter), qui exprime déjà l'influence du pouvoir d'un autre, car celui qui est porté n'est pas maître de soi. Or, vexasse exprime un mouvement et une force incomparablement plus grande que son radical : donc on peut dire proprement vexatur, de celui qui est porté, enlevé, déchiré, et traîné çà et là. C'est ainsi que taxare exprime une action plus énergique et plus fréquente que tangere, dont il est dérivé incontestablement. Jactare exprime un gisement plus complet et plus étendu que jacere, son primitif; et c'est ainsi que quassare (ébranler) emporte ridée de plus de force et de violence que quatere (secouer) : donc, quoi qu'on dise vulgairement vexatur, en parlant de celui qui est incommodé par la fumée, par le vent ou par la poussière, néanmoins la nature et la force véritable de ce mot ne doivent point dépérir, puisque d'ailleurs elles ont été soigneusement conservées, comme elles le devaient être, par ceux des anciens qui ont écrit avec exactitude et justesse. M. Caton, dans son discours sur les Achéens, a dit: Cumque Hannibal terram Italiam laceraret atque vexaret. « Lorsqu'Annibal déchirait et ravageait (vexaret) la terre d'Italie.» On voit que Caton dit, en parlant d'Annibal, vexatam, alors qu'il n'est aucune espèce de calamité, de cruauté, d'atrocité, que l'Italie n'ait eu à souffrir du temps de ce dernier. Cicéron, dans son quatrième discours contre Verrès, dit aussi : Quae ab isto sic spoliata atque direpta est, ut non ab hoste aliquo, qui tamen in bello religionem et consuetudinis iura retineret, sed ut a barbaris praedonibus vexata esse videatur « (La Sicile) a été pillée et dépouillée par lui; non comme par un ennemi qui respecterait, du moins durant la guerre, la religion et le droit des gens ; mais d'une telle façon qu'on dirait qu'elle a été ravagée (vexata) par de féroces brigands. » Il y a deux réponses à faire sur le mot illaudatus. La première est celle-ci : Il n'est personne de si pervers, qui ne fasse ou ne dise quelquefois quelque chose de digne d'éloge. De là ce vers très ancien, aujourd'hui devenu proverbe: {uerba graeca} « Un fou dit souvent très juste. » Mais celui-là est illaudatus, qui, en toute chose et en toute circonstance, se montre indigne d'éloge; et il est par conséquent le plus méchant, le pire de tous les hommes. Ainsi l'absence de toute faute fera qu'un individu sera inculpatus; ce qui exprimera une vertu parfaite, comme illaudatus désigne le comble de la plus extrême méchanceté. C'est ainsi qu'Homère a coutume de combler ses éloges, non par l'attribution des qualités, mais par la privation des défauts. Ainsi il dira : {uerba graeca} « Et ce n'était point malgré eux qu'ils volaient (au combat). » Et ailleurs : {uerba graeca} « Vous n'auriez point vu alors l'illustre Agamemnon sommeillant, ou tremblant, ou évitant le combat. » C'est par une tournure semblable qu'Épicure a défini la souveraine volupté, l'absence et la privation de toute douleur. Voici ses expressions : {uerba graeca} « Le plus haut degré de volupté est l'absence de toute douleur. » C'est encore dans le même sens que Virgile qualifie le marais du Styx, inamabilis. Car comme illaudatus exprime l'absence de qualités dignes d'éloges, inamabilis exprime l'absence de qualités dignes d'amour. Voici maintenant la seconde manière de défendre l'expression illaudatus. Laudare, en vieux langage, signifie nommer, appeler. Ainsi, dans le langage ordinaire, l'on dit : auctor laudatur, pour nominatur. Dans ce sens, illaudatus sera synonyme d'illaudabilis, c'est-à-dire qu'on ne doit pas nommer. C'est ainsi que, d'un commun accord, les habitants de l'Asie résolurent jadis que personne ne prononcerait jamais le nom de celui qui avait incendié le temple de Diane d'Éphèse. Il est encore une troisième expression critiquée dans Virgile; c'est lorsqu'il a dit: tunicam squalentem auro. Cela signifie que l'or était tissu serré dans l'étoffe, et sous la forme d'écailles (squamarum) ; car le verbe squalere se dit pour exprimer l'aspérité et la multitude des écailles qui se voient sur la peau des poissons et des serpents. C'est ce que prouvent des passages de différents poètes, et de Virgile lui-même; il a dit : Quem pellis aenis In plumam squamis auro conserta tegebat, « Une peau le couvrait, sur laquelle des écailles (squamis) d'airain étaient tissues avec de l'or, posées en manière de plumes. » Et dans un autre endroit : Iamque adeo rutilum thoraca indutus aenis Horrebat squamis. Déjà (Turnus) avait endossé sa cuirasse étincelante, hérissée d'écailles d'airain (aenis horrebat squamis). » Accius a dit, dans les Pélopides : Eiu serpentis squamae squalido auro et purpura praetextae « Les écailles de ce serpent étaient tissues d'or (squalido auro) et de pourpre. » Ainsi donc on disait squalere de tout objet sur lequel une autre matière était tissue et incrustée avec surabondance, de manière à frapper l'œil d'un aspect nouveau. De là vint que l'on appela squalor l'accumulation considérable d'ordures qui se forme sur les corps écailleux et raboteux; signification qui, par un usage très fréquent, a tellement envahi le sens de ce mot, que désormais squalor ne s'est plus dit exclusivement qu'en parlant de l'ordure. [6,8] CHAPITRE VIII. Explication de trois autres passages de Virgile. Je vous remercie, dit Aviénus, d'avoir redressé la fausse opinion que je m'étais formée sur quelques expressions parfaitement justes. Mais voici un vers où il me semble qu'il manque quelque chose : Ipse Quirinali lituo parvaque sedebat Succinctus trabea. « Il était assis, revêtu d'une courte trabée et du lituus quirinal. » Car si l'on veut soutenir qu'il n'y manque rien, il faudra convenir qu'on peut dire, (lituo et trabea succinctus) vêtu du, lituus et de la trabée; ce qui serait par trop absurde, puisque le lituus est un bâton court, à l'usage des augures, recourbé par sa plus grosse extrémité; et certes, je ne vois pas comment l'on pourrait être vêtu du lituus (lituo succinctus). Servius répondit : C'est ici une tournure elliptique, comme lorsque l'on dit : M. Cicéron, homme d'une grande éloquence (homo magna eloquentia) Roscius, comédien plein de grâce (histrio summa venustate), phrases certainement incomplètes et inachevées, que cependant on emploie comme complètes et achevées. C'est ainsi que Virgile a dit, dans un autre endroit : Victorem Buten inmani corpore « Le vainqueur Butès, d'une stature énorme » (Buten immani corpore) sous-entendu habentem. Et ailleurs In medium geminos inmani pondere cestus Proiecit, « Il jette au milieu de l'assemblée deux cestes d'un poids énorme » (inmani pondere cestus.) » Et pareillement: Domus sanie dapibusque cruentis. « L'intérieur de, cette sombre demeure est souillé de sang et de mets sanglants. » On doit donc expliquer : Quirinali lituo succinctus, par lituum Quirinalem tenens. Il ne serait pas plus étrange que le poète eût dit Picus Quirinali lituo erat; puisque nous disons bien: statua grandi capite erat. (Il y avait une statue d'une tête élevée). Les mots est, erat, fuit, se suppriment souvent par élégance, sans nuire pour cela au sens de la phrase. Mais puisque nous parlons du lituus, je ne passerai pas sous silence une question qu'on peut faire à ce sujet, savoir : si le bâton augural a emprunté de la trompette (tuba) le nom de lituus, ou bien si c'est la trompette qui a emprunté du bâton augural le nom de lituus, qu'on lui a donné; car les deux instruments sont d'une forme semblable, et tous deux pareillement recourbés par le bout. Si, comme quelques personnes le conjecturent, d'après l'expression d'Homère {uerba graeca} (la vie frémit), c'est le son que produit la trompette qui a donné naissance au mot lituus, il en faudra conclure que le bâton augural, à son tour, aura reçu ce nom à cause de sa ressemblance avec la trompette. Ainsi, dans le vers suivant, Virgile emploie lituus pour tuba Et lituo pugnas insignis obibat et hasta « Il se faisait remarquer dans les combats par sa lance et par sa trompette (lituo). » Aviénus : Je ne comprends pas clairement l'expression, maturate fugam (mûrissez la fuite) ; car l'idée de fuite me paraît opposée à celle exprimée par le verbe maturare. Je vous prie de vouloir bien m'apprendre ce que je dois penser de ceci. - Servius : Nigidius, homme très versé dans la connaissance des règles des beaux arts, définit l'adverbe mature: Mature, est quod neque citius neque serius, sed medium quiddam et temperatum est. « ce qui n'est ni trop prompt, ni trop tardif, mais qui est dans un certain milieu et tempérament. » Cette définition est parfaitement juste; car l'on dit des grains et des fruits, qu'ils sont mûrs, lorsque, n'étant ni crus, ni âpres, ni pourris, ni desséchés, ils sont parvenus en leur temps au degré précis de la maturité. L'empereur Auguste rendait élégamment par deux mots grecs cette définition de Nigidius; car l'on dit qu'il avait la coutume de dire dans la conversation, et d'écrire dans ses lettres: {uerba graeca} « Hâte-toi lentement; » par où il avertissait qu'on apportât dans l'action, et cette célérité que produit l'habileté, et cette lenteur qui naît du soin; deux qualités opposées, qui sont les éléments de la maturité. Ainsi donc Virgile introduit Neptune commandant aux vents de se retirer, ce qui doit être exécuté avec la promptitude d'une fuite; mais en même temps ils doivent, en se retirant, modérer la violence de leur souffle, ce qui est exprimé par le mot maturate; comme s'il disait : Tempérez votre fuite; car le dieu craint encore que, même en fuyant, s'ils le faisaient avec trop de violence, ils ne nuisent à la flotte (d'Énée). Virgile, parfaitement instruit de la signification entièrement opposée des mots properare et maturare, les a employés distinctement dans les vers suivants : Frigidus agricolas si quando continet imber, Multa, forent quae mox caelo properanda sereno, Maturare datur. « S'il arrive qu'une pluie froide retienne le laboureur chez lui, il peut travailler à loisir (maturare) à des ouvrages qu'il lui faudrait bientôt précipiter (properanda) par un ciel serein. » Cette distinction est juste, et élégamment exprimée; car dans ce qui concerne les travaux champêtres, lorsque les frimas et les pluies condamnent au repos, l'on peut travailler à loisir (maturari); mais dans les jours sereins il faut se hâter (properari), parce que le temps presse. D'une chose faite avec trop de précipitation et de hâte, l'on dit qu'elle a été faite prématurément, et non pas mûrement. C'est ainsi qu'Afranius, dans sa comédie la Toge, intitulée Nomos (loi), a dit : Adpetis dominatum petens praemature praecocem. « Insensé, tu convoites prématurément une domination précoce. » Remarquez qu'il dit praecocem, et non pas praecoquem; en effet, le nominatif de ce mot est non pas praecoquis, mais praecox. Ici Aviénus interrogea de nouveau Servius : - Pourquoi, lui dit-il, Virgile, qui a affranchi son pieux Enée de l'affreux spectacle des enfers, et qui s'est contenté de lui faire entendre les gémissements des coupables, sans lui faire voir leurs tourments, tandis qu'il ne fait aucune difficulté de l'introduire dans les champs qu'habitent les justes; pourquoi, dis-je, ne lui fait-il voir, dans ce seul vers, qu'une partie des lieux où sont renfermés les impies? Vestibulum ante ipsum primisque in faucibus Orci? « ... Devant le vestibule et aux premières gorges (faucibus) de l'enfer. » Car celui qui voit le vestibule et les gorges (fauces) d'un édifice, incontestablement a déjà pénétré dans l'intérieur; à moins qu'il ne faille entendre autrement le mot vestibule; ce que je désirerais savoir. - Servius répondit: Il est plusieurs termes dont nous nous servons vulgairement, sans en apprécier clairement la juste valeur. Tel est le mot vestibule; très connu et très usité dans la conversation, mais peu clairement compris par ceux, même qui l'emploient le plus volontiers. L'on pense, en effet, que le vestibule est la même chose que cette première partie de l'habitation qu'on appelle atrium. Mais le savant Cécilius Gallus, dans son traité de la Signification des termes qui appartiennent au droit civil, livre second, dit que le vestibule n'est point situé dans l'intérieur de l'édifice, et n'en fait point partie; mais que c'est un espace vide, situé devant l'entrée de la maison, à travers lequel on parvient de la voie publique aux portes de l'édifice. Et en effet, autrefois les maisons étaient séparées de cette voie par une aire vacante. Quant à l'étymologie du mot, elle a donné lieu à beaucoup de recherches . Je ne me refuse pas à vous rapporter ce que j'en ai lu dans les bons auteurs. La particule ve, ainsi que quelques autres, exprime tantôt l'intensité, tantôt l'atténuation : ainsi vetus et vehemens sont des mots composés pour exprimer, l'un, avec élision, l'accumulation des années, l'autre, une excessive force et impétuosité de l'âme; tandis que vecors et vesanus expriment privation de cœur (cor), ou de santé. Nous avons dit plus haut que ceux qui construisaient anciennement de vastes maisons étaient dans l'usage de laisser au-devant de l'entrée un espace vide, qui séparait la porte de la voie publique. C'était là que s'arrêtaient, en attendant d'être introduits, ceux qui venaient saluer le maître de la maison : en sorte qu'ils ne se trouvaient ni dans l'intérieur de l'édifice, ni sur la voie publique. Or, c'est à raison du séjour qu'on faisait dans ces vastes espaces, et du mot stabulatio (lieu où l'on séjourne), que l'on a formé celui de vestibula, que l'on appliqua à ces lieux où séjournaient, longtemps avant d'être introduits, ceux qui venaient dans la maison. D'autres personnes, d'accord avec nous sur le lieu désigné par le nom de vestibule, diffèrent de nous sur la signification du mot; le faisant rapporter, non à ceux qui viennent à la maison, mais à ceux qui l'habitent, lesquels ne s'arrêtent jamais dans ce lieu, mais ne font qu'y passer, tant pour entrer que pour sortir. Ainsi donc, soit qu'on l'entende dans un sens augmentatif, comme les premiers, soit qu'on l'entende dans un sens atténuatif, comme les seconds, il reste toujours constant qu'on appelle vestibule cet espace qui sépare la maison de la voie publique. Fauces est cet étroit sentier qui conduit de la voie publique au vestibule; donc, quand Énée voit fauces et vestibulum (la gorge et le vestibule) du séjour des impies, il n'est point dans l'intérieur, il ne s'est point souillé par l'horrible contact de cet exécrable séjour; il n'a fait qu'apercevoir du chemin les lieux situés entre ce dernier et la demeure elle-même. [6,9] CHAPITRE IX. De la signification et de l'étymologie du mot bidentes; et que le mot equitem a quelquefois la même signification que le mot eques. Aviénus. - J'ai demandé à un individu du commun des grammairiens, ce que c'était que les hosties bidentes. Il me répondit que c'étaient les brebis, et que c'est pour cette raison qu'on trouve jointe à ce mot l'épithète lanigeras, qui les désigne plus clairement. Soit, lui dis-je; mais je voudrais savoir encore pour quelle raison l'on a qualifié les brebis de bidentes. Et lui, sans hésiter, de répondre: Parce qu'elles n'ont que deux dents. En quel lieu du monde, lui répliquai-je, avez-vous vu les brebis n'avoir naturellement que deux dents? Ce serait là un prodige qui réclamerait des sacrifices expiatoires. Alors celui-ci, ému et irrité contre moi, me dit : Interrogez-moi sur ce qui est, du ressort d'un grammairien; et interrogez les pâtres touchant les dents des brebis. Je ris de la facétie du pédant, et je le laissai là; mais je m'adresse aujourd'hui à vous, qui connaissez la valeur des termes.- Servius : Je n'ai rien à dire des deux dents de votre grammairien, puisque votre rire en a fait justice; mais je ne dois pas laisser passer l'opinion que le mot bidentes soit une épithète particulière aux brebis. Car Pomponius, auteur distingué de comédies atellanes, a dit, dans celle intitulée, les Gaulois transalpins: Mars, tibi voveo facturum, si unquam rediero, Bidente verre. « Mars, si jamais je reviens, je fais voeu de t'immoler un vérat bidens. » P. Nigidius, dans le traité qu'il a composé sur les entrailles des victimes (extis) , dit qu'on donnait la qualification de bidentes, non pas seulement aux brebis, mais à toutes les bêtes âgées de deux ans. Il n'en donne point la raison; mais j'ai lu, dans des commentaires sur le droit pontifical, qu'on avait dit d'abord bidennes, mot dans lequel la lettre d se trouve superflue, comme cela arrive souvent : ainsi l'on dit : redire, pour reire; redamare, pour reamare; redarquere, pour rearguere. Cette lettre s'interpose afin d'éviter l'hiatus de deux voyelles. Ainsi donc l'on commença par dire bidennes, pour biennes; le mot se corrompit encore à la longue, et se transforma, par l'usage, de bidennes en bidentes. Cependant Higinus, qui n'a pas ignoré le droit pontifical, dans le cinquième livre de son ouvrage sur Virgile, écrit qu'on appelle hosties bidentes, celles qui, à cause de leur âge, ont deux dents plus longues que les autres, et d'après la longueur desquelles on juge qu'elles ont passé le jeune âge, et sont parvenues à un âge avancé. Aviénus demanda encore pourquoi, dans les vers suivants Frena Pelethronii Lapithae gyrosque dedere Inpositi dorso, atque equitem docuere sub armis Insultare solo et gressus glomerare superbos, « L'art de monter le cheval et de le rendre docile au frein fut inventé par les Lapithes de Péléthronium, qui formèrent aussi le cheval (equitem) à insulter au sol, et à marcher fièrement sous les armes et à bondir avec orgueil. » Virgile avait attribué au cavalier (equitem) ce qui ne peut concerner que le cheval (equum). Car insulter au sol, marcher fièrement, sont le fait du cheval, et non point du cavalier. - Cette observation, répondit Servius, résulte naturellement de l'ignorance d'une ancienne manière de s'exprimer. Car notre siècle ayant oublié Ennius et toute la vieille bibliothèque, il s'ensuit que nous ignorons beaucoup de choses que nous connaîtrions, si la lecture des anciens nous était plus familière. En effet, tous les vieux auteurs ont nommé eques le cheval qui porte l'homme, aussi bien que l'homme qui le monte; et ils ont employé le verbe equitare, aussi bien en parlant du cheval qu'en parlant de l'homme. Ennius dit, dans ses Annales, livre huitième : Denique vi magna quadrupes eques atque elephanti Proiciunt esse. « Enfin le cheval (quadrupes eques) et les éléphants se précipitent avec une grande violence.» Peut-il y avoir le moindre doute qu'en cet endroit c'est le cheval que le poète a voulu désigner par eques, puisqu'il ajoute l'épithète quadrupes? Je dis de plus que le mot equitare, formé d'eques, s'employait, tant en parlant de l'homme qui est monté sur le cheval, que du cheval qui marche sous lui. Et en effet, Lucilius, l'un des hommes qui ont le mieux connu la langue latine, emploie à la fois en parlant du cheval, dans le vers suivant, les mots currere et equitare : Nempe hunc currere equum nos atque equitare videmus « Alors nous voyons ce cheval courir, et chevaucher (equitare). » Ainsi donc dans Virgile, qui eut un goût si prononcé pour la latinité antique, l'on doit entendre par l'equitem du passage cité plus haut : Equitem docuere sub armis, le cheval qui porte le cavalier. Aviénus ajouta : Quand Virgile a dit Cum iam trabibus contextus acernis Staret equus. « Lorsque ce cheval, construit de planches d'érable, fut dressé sur ses pieds; » je voudrais savoir si c'est sans motif, ou avec quelque dessein, qu'il a spécifié cette qualité de bois. Car, bien que la licence de la poésie permette de nommer un bois pour un autre, néanmoins Virgile n'affecte guère ces témérités, et c'est une raison positive qui le détermine ordinairement dans le choix des noms et des choses. Servius : Ce n'est pas sans raison que Virgile parle en cet endroit du sapin, ainsi que de d'érable et du pin peu après; car le sapin, que frappe la foudre, signifiait la mort d'une femme; et en effet, Troie périt par une femme. Quant à l'érable, il est consacré à la divinité de la stupeur; et l'on sait que les Troyens, à la vue du cheval, demeurèrent stupéfaits, selon que le dit Virgile: « Les uns demeurent stupéfaits à la vue du don fatal de la vierge Minerve. » Quant au pin, il est à la vérité sous la protection de la mère des dieux; mais il est aussi consacré aux fraudes et aux embûches, parce que ses pommes tuent en tombant à l'improviste. Or, le cheval de bois était rempli d'embûches. Servius ayant ainsi parlé, on convint d'entendre parler Flavien, le lendemain, sur la science que Virgile a fait briller touchant le droit augural.