[2,2] RIMES CANONIALES. Oui, le temps est venu de dire en vers sévères De quoi souffrent, de quoi se lamentent mes frères. Saints pasteurs de l’Eglise et du peuple chrétien, Pontife juste et droit, et qui voûtez le bien, Et vous, ses conseillers, princes de la clergie, Ouvrez l'âme et les yeux, oyez ce que je crie. Les fidèles aussi, qu'ils soient jeunes ou vieux, Boivent prêter l'oreille à ma voix quand je veux Du malheureux clergé traduire ici la plainte. Je jure de parler sans mensonge et sans crainte ; Et si quelqu'un pouvait douter de mes propos, Qu'il voie autour de lui les actes des prévôts! Par le venin l'on peut connaître la vipère. Nos règles, Messeigneurs, ne se ressemblent guère ; La balance n'est pas équitable pour tous ; Autre pour les prévôts, autre est la loi pour nous. Ils peuvent sans danger commettre tous les crimes ; Pour complices ils ont les témoins, leurs victimes. Qu'ils pillent les autels, chacun de nous se tait ; Qu'ils dépouillent les saints, le gardien est muet; Qu'ils brisent un calice et vendent une chappe, Ou tout autre ornement, aucun mot ne s'échappe De notre bouche. Et qui serait donc insensé Au point de dénoncer ce voleur haut placé? Enrichis par le vol, ils sont une puissance Qu'aucun homme prudent, craintif des coups, n'offense. Évitant le scandale, il faut taire le mal ; C'est péché que parler même d'un fait banal, Si ce fait est honteux. Cette règle bénie Laisse l’iniquité désormais impunie. Voulez-vous être riche? Honorez les bandits ; Si je suis pauvre, c'est que je les ai honnis. Mais être pauvre, avec la conscience pure, Vaut mieux qu'être enrichi par le vol, le parjure, La fraude et les moyens dont usent les filous. Autre pour les prévôts, autre est la loi pour nous. Nous, peuple pauvre et vil, obscure populace, Digne au plus de manger, si nous avons l'audace De demander où va la grosse part du bien Consacré de tout temps au commun entretien 40 Des clercs; on voit surgir un fantôme effroyable De fraude et de mensonge, artisan détestable, Maître de l'homicide et du vol protecteur; Il pousse un beuglement d'hypocrite douceur : — « Directeurs du clergé, voyez-vous ce scandale ? Quel orgueil ! quelle audace ! et quelle est la cabale Que veut ourdir enfin ce téméraire auteur? Punissez, punissez le turbulent docteur, Il faut faire un exemple et garder qu'on n'imite Ce fol. » Tout un troupeau, que ce discours excite, 50 Applaudit l'orateur. Ces valets du démon Tiennent de lui chacun et son rôle et son nom. Burburus, sphynx sanglant, monstre aux instincts immondes, Que le Styx a vomi de ses infectes ondes, D'un ivrogne imitant les ignobles hoquets, Exhale sa fureur en ces termes coquets : « — Bien fol serait celui qui voudrait tenir tête A qui fait les décrets, à qui les interprète! Si je vole, je veux qu'on se taise. Le Roi De chaque désir fait un article de loi. Les prévôts, tous les jours, valent le Roi lui-même, Et leurs désirs aussi sont la règle suprême. Puisqu'eux seuls sont chargés entre eux de se juger, Dénoncer leurs larcins c'est en l'air aboyer. Devant un vol royal, la loi reste muette; Elle est pour les prévôts encore plus discrète. Voleurs ou non, il faut honorer les puissants, Et qui les contredit est trop digne, à mon sens, Du bâton. » Burburus arrête là sa langue. Son plus proche voisin trouve que la harangue Est admirable. C'est un maître fort connu Pour mettre de nos saints les reliques à nu. —« Les malades entre eux font de la médecine ; Un sacrilège doit applaudir la rapine; Il faut que les voleurs se soutiennent entre eux Comme la proxénète, en ses marchés honteux, Soutient la courtisane. En vous louant, je loue Mon fait; en vous blâmant, je me couvre de boue. » 80 —« Voilà, dit Radamante, un fort sage propos. Le nombre nous rend forts. Nous sommes tous égaux Dans le crime. Gardons la puissance attachée A l'union. » Catulle, et Clode, et Manichée, Adhèrent à l'envi. Voilà, de compte fait, Que de ces gros bandits, j'ai dépeint jusqu'à sept. Mais, puisqu'en les comptant, j'ai parlé de Catulle, Je veux conter ici, sans fraude et sans scrupule, Ce qu'était autrefois cet illustre brigand. Vous souvient-il encor d'un petit mendiant Qui demandait du pain au coin de chaque rue? A travers les haillons, ulcérant sa peau nue, Le soleil le brûlait, et, sous l'ardent rayon, il était devenu noir comme un négrillon. Eh bien! ce vagabond, dont s'écartait la foule, C'était Catulle, alors ; ce Catulle qui roule Sur l'or, et qui rigide et fier comme un Caton Tonnant au tribunal, gouverne ce canton. Le sort a quelquefois des caprices insignes ! C'est l'âne qui commande aux lions, l'oie aux cygnes! Et peut-être demain, par un brusque retour, Il faudra que notre âne obéisse à son tour. De ces revirements, la fortune est peu chiche : Catulle peut encor redevenir Caniche, Pour les honnêtes gens de ses succès jaloux. Autre pour les prévôts, autre est la-loi pour nous. Dès que sonne au clocher la cloche du chapitre, Nous devons accourir, simple plèbe, au pupitre. Les prévôts sont assis et les chantres debout. Ils badinent entre eux ; nous chantons jusqu'au bout L’alluia qui clôt un graduel énorme. Ils descendent au chœur, ce n'est que pour la forme; Ils sont comme un aveugle, ouvrant un œil vermeil, Et ne percevant pas un rayon du soleil. De la religion, ils n'ont pas même l'ombre ; Dans leurs stalles couchés, souriant, ils font nombre Et sont charmants à voir, plus dodus que dévots. Autre est la loi pour nous, autre pour les prévôts. Nous n'avons certes pas une même cuisine. Il faut nous contenter d'un plat de triste mine ; Les autres en ont trois, tous des plus délicats. On voit les petits pieds s'étaler sur leurs plats; On nous sert seulement une côte bien maigre, Et si nous réclamons, avec un reproche aigre, On nous envoie un os, de tous points décharné. Si quelquefois pour nous le jeûne est ordonné, Nous avons pour menu des œufs et du fromage, Ou des fèves : des fruits, nous ignorons l'usage. Une fois chaque mois, si l'on sert du poisson, Le crabe que fournit le rivage, à foison L'anguille que nourrit notre mare bourbeuse, Chargent insolemment notre table boiteuse : La mer donne aux prévôts ses poissons ronds ou plats. Pour les prévôts, pour nous, tout autres sont les plats. Si nous sentons le vin, c'est quand il tourne à l'aigre. Aux uns le pur nectar, aux autres le vinaigre ! Aussi, quand nous disons le Deo gratias, Tous les cœurs sont aigris, et Dieu n'y gagne pas. Les uns souffrent de soif, les autres de coliques ; La faim n'a pas pour tous des conseils pacifiques, Quand elle entend un goinfre accumuler les rots. Autre est la loi pour nous, autre pour les prévôts. Nous ne pouvons franchir l'enclos du monastère ; Hors des murs, nos seigneurs ont leur maison austère, Le feu brille toujours dans leurs foyers joyeux, Dans les coupes toujours fume un vin écumeux. Au choc strident du verre, un docteur qui chancelle, Dicte à l'aréopage une règle nouvelle. Loi de proscription, qui nous opprime tous. Autre pour les prévôts, autre est la loi pour nous. Celui-ci vend nos bois, ou fauche nos prairies ; Cet autre, à son profit, dîme nos métairies ; Ce troisième, en son lot, a pris tous nos moulins, L'autre fraude les droits que doivent les vilains. Tous de nos revenus nous enlèvent l'usage, Pour en faire, sans doute, un plus juste partage; Enfin, tant ils sont forts, tant ils peuvent oser, De nos églises même, on les voit disposer! Ces rongeurs étrangers grugent les monastères, Comme les rats, le grain. On donne aux pauvres frères, La paille, et le froment fait crever leurs greniers. En percevant la dime, ils gardent, les premiers, La moitié pour le quart : les agneaux et leurs mères, Les poules, les poussins, trésor des ménagères, La laine des brebis, et le chanvre, et le lin, Les fèves et les pois, tout grossit leur butin. Et contre ces abus, si les frères réclament, Tous les prévôts en chœur ripostent et s'exclament : « Quoi donc! Savez-vous tondre et savez-vous filer? Ne faut-il pas pour vous de ces soins se mêler? C'est nous qui le faisons ou qui-le faisons faire, Et nous prenons la dîme en guise de salaire. Si nous allons aux plaids, pour ce qui vous est dû, Nous gardons tout : comment partager un écu ? Que vous faut-il de plus que votre nourriture? Le superflu rendrait votre vertu moins pure. Ce reste est aux prévôts, suivant les saints canons Et selon les vieux us. D'ailleurs, nous le voulons; Notre volonté fait la règle irrévocable. » O misère! O douleur! et quel temps détestable! C'est le temps des voleurs! Et que fait donc le Roi, Et les juges vengeurs, et le droit, et la loi? La fraude a triomphé de la loi qui sommeille ; D'adroits et gros présents du Roi ferment l'oreille, Et les magistrats sont les premiers à voler. Dans l'abîme, à coup sûr, l'Église va crouler. Nous voyons revenir les grands brigands antiques, Et Verres, et Simon, et leurs frères cyniques. Pour lancer votre foudre, ô Dieu, qu'attendez-vous? Vos temples ravagés par d'infâmes filous, Des bandits investis de la toute-puissance, Les bons persécutés; tout réclame vengeance. C'est l'ignorant neveu d'un conducteur d'ânon Qui régente aujourd'hui les docteurs de renom. O toi, qui d'un seul bond as gravi le Parnasse, Que des Muses le chœur accueillit avec grâce, Devant qui nous courbons notre front abaissé, Savant fils de l'ânier, sais-tu ton A B C? Sais-tu ce qu'est un clerc, un prévôt, un vidame? La réponse est aisée; en vain je la réclame, Et je n'obtiens qu'un sourd et grossier grognement. Et c'est là le docteur qu'on porte au firmament, Que l'on met au-dessus de nos docteurs célèbres ! Sa lanterne vraiment ne produit que ténèbres ; S'il est docteur, ce n'est que pour les ignorants. Cependant il commande aux prieurs, aux savants. Il règne. Ce n'est pas pour longtemps, que je pense. Satan le veut. Sa place est choisie à l'avance : Bien digne assurément de cet excès d'honneurs, En enfer il sera le prévôt des voleurs !