MARBODE de RENNES. Fabliaux et satires, II, 1 : LE LOUP QUI SE FAIT MOINE. Au milieu d’un nombreux troupeau, Qui se prélassait gras et beau, Dans un plantureux pâturage, Un sire loup faisait ravage. Le berger, devenu chasseur, Poursuit en vain le ravisseur. Bientôt la patience s’use, Et, prenant un plus sûr moyen, Il faut recourir à la ruse, Quand le courage ne peut rien. Au milieu de la vaste plaine, S’élevait, svelte et droit, un chêne. Le pasteur, de son bras nerveux, Courbe au sol le tronc vigoureux: Il attache au sommet flexible Un nœud coulant, engin terrible, Où s’étranglera l’imprudent, Qui viendra toucher seulement Un bâton, léger et mobile, Disposé par sa main habile. Sur le milieu de ce bâton, Qui retient la corde homicide, Il dépose, amorce perfide, La tête d’un jeune mouton; Et s’éloigne. Bientôt arrive Notre loup, de loin attiré Par le fumet de la chair vive, Et court au piège préparé, D’un bond sur la proie il s’élance, Le ressort part: le col pressé Comme un voleur à la potence, Dans l’air le pendu se balance, Au haut du chêne redressé. Le berger, tout joyeux, s’avance, Prend des cailloux et les lui lance; Le drôle, à peine, en est blessé, Car les méchants ont la peau dure. Changeant le mode de torture, Le pasteur saisit son bâton Pour l’assommer, le loup d’un ton Bien piteux dit: Je vous en prie, Doux berger, oyez mon propos, Je ne veux dire que deux mots, Faites-moi grâce de la vie, Je vous paierai cent fois le prix Des moutons que je vous ai pris. Mais je n’ai pas même une obole Ici. Lâchez-moi, sur parole, Laissez-moi retourner chez moi, Je puis vous donner un bon gage, Car, je vous offre, comme otage, Et comme garant de ma foi, Mon louveteau : je vous le livre. - Vous même décidez du jour Que vous fixez pour mon retour. Si vous daignez me laisser vivre, Tout serait bien profit pour vous Que je manquasse au rendez-vous. Car mon fils, à la fleur de l’âge, Pourrait vous faire un grand dommage: Tandis qu’un vieillard édenté Ne peut rien. D’un autre côté, Quels fruits pouvez-vous donc prétendre De ma mort? Ma chair n’est plus tendre, Ce serait un triste ragoût: Vous ne viendrez pas à bout De tirer même, une pantoufle De ma vieille peau. — Le maroufle Se tut enfin. Et le pasteur, En cela se montrant peu sage, Prit le louveteau pour otage Et relâcha le vieux voleur. Celui-ci poursuivait sa route, D’un pied juvénile et léger, En secret ruminant sans doute Quel tour il jouerait au berger; Quand, au bout de la vaste plaine Il fait la rencontre soudaine D’un moine, que suit à pas lent L’humble et discret frère servant: — Salut, ô père vénérable, Fit le loup, tombant à genoux; Ne repoussez pas un coupable, Qui veut se confesser à vous. Je pleure mes erreurs passées, Mes convoitises insensées; Je meurs de honte au souvenir Des agneaux que j’ai fait périr. Je quitte ce chemin funeste, Et, pour tout le temps qui me reste, Je ne veux pas un autre but Que de mériter mon salut. Employez le fer et la flamme, Commandez cilice et fouet, Et jeûne et veilles, s’il vous plaît; Homme de Dieu, sauvez mon âme! Faites un moine du bandit: Coupez, rasez ma chevelure, Elargissez bien la tonsure, Et donnez-moi le saint habit: Toute peine veut son salaire. Ne pensez pas, Révérend Père, Que je vous demande pour rien Un service. J’ai pour tout bien Une brebis, de provenance Un peu suspecte : la voilà. Si votre règle d’abstinence Vous défend la chair, donnez-la A ce bon frère; il restera Pour vous, mon Révérend, la laine. — Le moine prend la riche aubaine, En homme fait aux gros cadeaux. Il choisit ses meilleurs ciseaux, Pour raser, d’une oreille à l’autre, Le chef crépu du bon apôtre, Fait un discours, en quatre mots, Sur la règle cénobitique, Et lui met enfin sur le dos Tout l’uniforme monastique. Cependant arrive le jour Où le loup doit, par son retour, Délivrer sa progéniture. Il vient, l’air modeste et pieux, Vêtu de sa robe de bure. Le berger n’en croit pas ses yeux. — Quelle est, dit-il, cette aventure? Je vois noir ce que j’ai vu gris Est-ce toi, voleur de brebis? L’œil plein d’une larme factice, Le loup répond — Dieu vous bénisse ! C’est bien moi. Lorsque tout meurtri Des innombrables coups de pierre, Que vous me donnâtes naguère, Je m’en allai mourant d’ici, Le médecin, tâtant ma veine, Me trouvant le pouls fort mauvais, Dit que ce n’était pas la peine De me traiter; que j’en mourrais. Vient un moine plus charitable, Qui m’exhorte à me repentir De ma conduite abominable, Me rappelant que bien mourir Suffit pour racheter la vie, Et que c’est l’heure de la mort Qui décide de notre sort. Il m’inspire enfin cette envie De laisser un monde maudit, Et de revêtir cet habit. Œuvre de grâce ou de nature! A peine avais-je ainsi changé Et de mœurs et de nourriture, Que je me sentis soulagé. Pour moi, quel immense avantage? Puisqu’aujourd’hui je puis venir, Délivrant mon fils, mon otage, Prendre sa place pour mourir! Je n’ai point la rançon promise, Ayant fait vœu de pauvreté. Traitez-moi donc à votre guise, Ou pardonnez avec bonté, Ou que mon trépas soit hâté, Si je dois périr : il me tarde D’en finir. — Que le ciel me garde De mettre encor la main sur vous! Combien je regrette les coups, Que vous porta ce bras rapide, Pardonnez à mon humble aveu: C’est être deux fois homicide De frapper un homme de Dieu. Votre fils est libre, et vous, Père, Allez en paix. — C’est le pasteur Qui fit ce discours débonnaire. Les loups en rirent de bon cœur, S’en allant, libres, par la plaine. Puis le loup dit au louveteau : — Plus de crainte, mon fils, tout beau! Arrêtons-nous pour prendre haleine. Je me sens une faim de loup. Les légumes n’ont pas de goût, J’estime aussi peu le fromage. Que je meure, si je m’engage A pratiquer jusques au bout Cette abstinence, dont j’enrage! Rien n’est véritablement bon, Enfant, que la chair de mouton. Il dit, et d’un seul bond s’élance Sur le bercail épouvanté, Et, de plus belle, il recommence Son brigandage débouté. Deux jours après qu’il eût fait grâce, Le berger crédule et bonasse Trouve son pénitent nouveau Qui déjeunait d’un tendre agneau. Le brave homme se scandalise : — Mon frère, quelle gourmandise! Vous êtes moine et bien portant, Me paraît-il, et cependant, Malgré la loi de saint Basile, Vous oubliez jeûne et vigile. — Il est, répond le loup pervers, Dans le bien des degrés divers; Avant hier, si j’étais moine, Pour le moment, je suis chanoine. — Et, sautillant d’un air narquois, Il s’enfuit au fond des grands bois.