[7,0] LIVRE VII - DE LA VIE BIENHEUREUSE. [7,1] I. Nous avons non seulement posé les fondements de notre ouvrage, comme dit un excellent orateur, mais nous l'avons élevé presque jusqu'au comble. Il ne reste plus que la couverture et les ornements, sans lesquels il serait inutile et désagréable. Que servirait-il d'être délivré des fausses religions et de connaître la véritable? Que servirait-il de surmonter les difficultés qui se rencontrent au service de Dieu, si l'on n'en recevait la récompense? Je parlerai dans ce livre-ci de la béatitude éternelle, qui est la récompense que Dieu propose à ceux qui renoncent aux douceurs des biens de la terre, pour suivre la vertu avec toutes ses amertumes. Je rapporterai les témoignages formels de l'Écriture et les raisons solides sur lesquelles cette promesse est fondée, et je ferai voir clairement qu'il faut préférer l'avenir au présent, le ciel à la terre, et l'éternité au temps. 2 Je commencerai par la création du monde, et je dirai en quel temps et pour quelles raisons Dieu s'y est occupé. Platon a parlé de la structure de ce merveilleux ouvrage. Mais comme il ne savait rien des mystères que l'on n'apprend que de Dieu et des prophètes, il a dit qu'il avait toujours été ; ce qui n'est pas véritable. Tous les corps pesants et solides ont eu un commencement et auront une fin. Aristote ne pouvant comprendre comment un édifice d'une si vaste étendue pouvait périr, a dit qu'il avait toujours été, et qu'il serait toujours. Il est certain qu'il n'y entendait rien ; car tout ce qui est, a eu un commencement et, rien ne peut être, s'il n'a commencé d'être. Nous voyons que la terre, l'eau et le feu se dissipent, s'écoulent et s'éteignent : ce sont cependant les parties les plus solides de l'univers : il faut donc croire que le tout n'est pas d'une autre nature que ses parties. Tout ce qui est né peut mourir ; tout ce qui est visible et corporel peut se résoudre et se perdre, comme dit Platon. Il n'y a eu parmi les philosophes qu'Épicure, qui, selon le témoignage de Démocrite, ait découvert la vérité, et qui ait dit que le monde a eu un commencement et qu'il aura une fin. Il n'a pourtant pu ni expliquer la manière, ni marquer le temps auquel un si grand ouvrage finira. Nous qui le savons, non par des conjectures, mais par la révélation que Dieu a eu la bonté de nous en faire, nous le déclarerons et remarquerons, en même temps que les philosophes ont si imparfaitement découvert les traces de la vérité, qu'ils n'ont jamais pu la suivre. 3 Je crois devoir avertir en cet endroit ceux qui prendront la peine de lire cet ouvrage, que les esprits corrompus ne comprendront point ceci, parce qu'ils sont appesantis par les concupiscences terrestres, ou que s'ils le comprennent, ils feront semblant de ne le point comprendre, et souhaiteront qu'il ne soit pas véritable, parce qu'ils sont entraînés par le poids de leurs vices, qu'ils aiment leur maladie et qu'ils se détournent de la vertu dont l'amertume les dégoûte. Ceux qui brûlent d'avarice et du désir insatiable de s'enrichir, ne pouvant se résoudre ni à vendre, ni à donner le bien qu'ils aiment avec une excessive passion, pour vivre ensuite, dans une grande modération, veulent que cette doctrine, qui est si contraire à leurs dérèglements, ne soit qu'une fable. Ceux qui sont piqués par l'aiguillon de la volupté, entrent en fureur, trouvant tout ce que nous disons incroyable. Les préceptes de la continence qui les privent des plaisirs auxquels ils se sont abandonnés, blessent leurs oreilles. Ceux qui sont enflés d'ambition et possédés du désir de la grandeur, ne songeant qu'aux moyens de parvenir aux honneurs et aux dignités, ne demeureront jamais d'accord de la vérité d'une doctrine, qui ordonne de renoncer à la grandeur et à la puissance pour vivre dans l'humilité et dans la bassesse; et de quelque lumière qu'on éclaire leur esprit, jamais on ne les pourra porter à se réduire volontairement à un état où ils soient exposés à recevoir les injures les plus atroces, sans pouvoir les repousser ni en tirer aucune vengeance. Toutes ces personnes-là ferment les yeux pour ne point voir la vérité, et ouvrent la bouche pour rire contre elle de toute leur force. Ceux qui ne sont pas si incurables, c'est-à-dire qui ne sont pas plongés si avant dans le bourbier de leurs vices, demeurent aisément d'accord de ce que nous leur proposons et reconnaissent que cela est incontestable. 4 Il n'y a que ceux qui sont capables de la vertu qui lui soient favorables. Tout le monde n'en est-il pas capable? Pour l'être, il faut avoir souffert la pauvreté, et les incommodités qui en sont inséparables. Si le principal emploi de la vertu est de supporter le mal, ceux qui sont accoutumés au bien sont incapables de la vertu. C'est pour cela que les pauvres sont plus disposés à croire les maximes de notre religion que les riches : ils ne trouvent pas dans leur condition tant d'obstacles à la foi. Les autres sont non seulement embarrassés dans la jouissance des biens du monde, mais chargés de chaînes; ils sont accablés du joug de la concupiscence, cette maîtresse impérieuse qui les attache à la terre, et qui les empêche de lever les yeux au ciel. Le chemin de la vertu est si étroit que l'on n'y saurait entrer avec beaucoup de bagage. Il faut être presque nu pour y être conduit, par la main de la justice, jusqu'à la porte du ciel. Ces riches superbes, suivis d'un grand train et d'un long équipage, marchent dans le chemin de la mort, qui est un chemin fort large. Les lois que Dieu nous a laissées et que nous tâchons de publier, ne sont pour eux que de l'aigreur et du poison. Ils ne peuvent néanmoins les rejeter sans se déclarer ennemis de la vertu et de la justice. J'achèverai maintenant ce qui reste à mon ouvrage, et il n'y reste plus rien que de parler du jugement que Dieu établira sur la terre, lorsqu'il y sera revenu pour rendre à chacun selon ses œuvres, et pour y ordonner des peines et des récompenses. J'ai parlé dans le quatrième livre de son premier avènement ; je parlerai dans celui-ci du second que les Juifs confessent et qu'ils espèrent en vain, parce que ce second avènement ne sera que pour la consolation de ceux qui auront été assemblés en son nom. Ceux qui ont été assez impies pour l'outrager dans l'état de sa faiblesse, reconnaîtront avec frayeur sa puissance, et subiront, par un ordre inévitable de la justice, les châtiments qu'ils lisent dans les prophètes sans les entendre. Ils seront condamnés au feu éternel par la bouche de celui dont ils ont répandu le sang. Mais je ferai un ouvrage exprès pour découvrir leurs erreurs et leurs crimes. Tâchons cependant d'enseigner la vérité à ceux qui l'ignorent. [7,2] II. 1 Dieu a ordonné que ce siècle injuste finirait après avoir duré un certain espace de temps, et que le péché étant détruit et le bonheur des gens de bien assuré, il y aurait sous son règne un siècle tranquille, heureux, et qui mériterait d'être appelé le siècle d'or, à plus juste titre que celui des poètes. L'égarement des philosophes procède principalement de ce qu'ils n'ont rien su de la création du monde, qui renferme les plus rares secrets de la divine sagesse. Ayant entrepris de les pénétrer par leurs propres lumières, bien que cela soit impossible, ils se sont engagés en des erreurs et des contradictions d'où ils ne peuvent sortir. Ils ont entrevu quelques vérités; mais ils n'en ont pu trouver les preuves, qui ne dépendent que de la révélation. Si l'homme pouvait pénétrer les œuvres de Dieu, il pourrait les imiter, l'un étant presque la même chose que l'autre. Or, comme il ne les peut imiter, revêtu qu'il est d'un corps faible et mortel, il ne les peut non plus pénétrer. Si nous considérons attentivement le monde et les merveilles qu'il renferme, nous reconnaîtrons aisément combien ce vaste ouvrage des mains de Dieu est au-dessus de tous les ouvrages des mains des hommes. Or, la sagesse de Dieu n'est pas moins au-dessus de la sagesse des hommes, que ses ouvrages sont au-dessus de leurs ouvrages. Comme Dieu est parfait, parce qu'il est immortel et incorruptible, sa sagesse est aussi parfaite. Comme il n'a rien qui lui sont contraire, il n'a rien aussi qui soit au-dessus de lui. 2 Mais comme l'homme est sujet à plusieurs imperfections, sa sagesse est sujette à l'erreur; et comme il y a plusieurs obstacles qui empêchent que sa vie ne soit éternelle, il y a aussi plusieurs défauts qui empêchent que sa sagesse ne soit parfaite. Cette sagesse est extrêmement faible quand elle veut s'élever d'elle même à la connaissance de la vérité. L'âme étant enfermée dans le corps comme dans une prison fort obscure, n'a pas la liberté de s'étendre ni de regarder la lumière : il n'y a que Dieu qui connaisse ses ouvrages. L'homme ne peut arriver à la connaissance de la vérité, ni par la force de son esprit, ni par la subtilité de ses raisonnements, mais seulement par l'attention qu'il porte aux discours de celui qui peut seul l'enseigner, et par la docilité qu'il a pour recevoir sa doctrine. Cicéron, après avoir traduit un passage où Platon fait dire à Socrate que le temps était venu auquel il était prêt de sortir de la vie, au lieu que ceux devant qui il parlait, vivaient encore, ajoute : « Les dieux immortels savent lequel des deux est le plus avantageux: mais je suis persuadé que nul homme ne le sait. » Ainsi toutes les sectes ayant été inventées par des hommes sujets à l'erreur, et établies sur un autre fondement que celui de la parole de Dieu qui est infaillible, elles ne peuvent être que très éloignées de la vérité. [7,3] III. 1 Puisque je parle ici des erreurs des philosophes, je puis marquer, comme en passant, celles où les stoïciens sont tombés touchant la nature. Ils la divisent en deux parties, dont l'une a la force d'agir, et l'autre est maniable et traitable; l'une a du sentiment, et l'autre n'en a point; mais elles ne peuvent être l'une sans l'autre. Comment ce qui manie et ce qui forme, peut-il être la même chose que ce qui est manié et formé? Ne serait-ce pas une manifeste extravagance de dire que le potier et la terre ne sont qu'une même chose ? C'est ce que font les stoïciens quand, sous le nom de nature, ils entendent deux choses aussi différentes, que le sont Dieu et le monde, l'ouvrier et l'ouvrage, et quand ils disent que l'un ne peut rien faire sans l'autre; comme si la nature était un mélange de Dieu et du monde. Quand je supposerais ici que Dieu est l'âme du monde, et que le monde est le corps de Dieu, il ne s'ensuivrait pas qu'ils seraient de même temps, et que Dieu n'aurait point fait le monde. Ils avouent eux-mêmes que Dieu l'a fait pour l'usage des hommes, et que quand le monde ne serait pas, Dieu ne laisserait pas que d'être, parce qu'il est un esprit éternel et qui n'est point attaché à un corps. Comme ils n'en ont pu comprendre la grandeur, ils l'ont joint à son ouvrage, comme une âme a un corps; et c'est pour cela que Virgile a dit que: "C’est comme un esprit répandu dans toutes les parties de l'univers, qui les agite et les anime". Comment cela s'accorde-t-il avec ce que les stoïciens disent : que Dieu a fait le monde, et qu'il le gouverne par sa providence? S'il a fait le monde, il a été sans le monde. S'il le gouverne, il le gouverne non comme l'âme gouverne le corps), mais comme le maître gouverne sa maison, comme le pilote gouverne son vaisseau, comme le conducteur d'un chariot gouverne ses chevaux, et sans être mêlés ni confondus avec les choses qu'ils gouvernent. Si les parties de l'univers sont les membres de Dieu, elles feront un Dieu privé de sentiment et sujet à la mort, puisqu'elles sont elles-mêmes insensibles et mortelles. 2 Il est aisé de faire le dénombrement des tremblements qui ont ébranlé la terre, des inondations qui ont abimé les îles et les villes, des feux souterrains qui consument les montagnes, et des autres changements qui surviennent dans la nature. Cela fait voir le peu de soin que Dieu aurait de conserver son corps, si l'opinion des stoïciens était véritable. Mais ce serait peu qu'il négligeât si fort de le conserver, s'il ne l'exposait aux injures que les hommes lui veulent faire. Les uns bâtissent dans la mer ; les autres coupent les montagnes; les autres ouvrent la terre pour y chercher de l'or. Ceux qui la labourent déchirent la peau de Dieu, ce qui ne se peut faire sans impiété. Dieu permet-il que son corps soit coupé de la sorte? Est-ce que cette âme céleste se retire au centre de la terre, et qu'elle en abandonne la surface pour ne point sentir de douleur? Si cela est impertinent et ridicule, ces philosophes ont eu aussi peu de sens que la terre même, puisqu'ils n'ont pas reconnu que l'esprit de Dieu est répandu de telle sorte dans toutes les parties du monde, qu'il ne laisse pas de demeurer incorruptible et immuable. Ce qu'ils ont appris de Platon est très véritable: que Dieu a créé le monde et qu'il le gouverne par sa providence. Ce philosophe et les autres qui ont suivi son sentiment devaient expliquer la manière dont Dieu a créé le monde, la raison et la fin pour laquelle il l'a créé. 3 Les stoïciens disent qu'il l'a créé pour l'usage des hommes ; mais Épicure déclare qu'il ne sait pour quelle fin les hommes mêmes ont été créés. « C'est une folie, dit-il, que d'avancer que les beautés de l'univers ont été produites en faveur de l'homme; car, quelle utilité les dieux peuvent-ils tirer de nous, pour se mettre en peine de faire quelque chose en notre considération! » 4 Il semble que cela ait quelque sorte de fondement, car ces philosophes n'apportaient aucune raison pour laquelle Dieu a créé les hommes. C'est à nous, à qui Dieu a révélé ses secrets, de les expliquer, et non à ceux qui n'en avaient point de connaissance, bien qu'ils eussent reconnu, comme je l'ai déjà dit, que Dieu avait créé le monde pour l'usage des hommes : n'ayant pas néanmoins reconnu la suite de ces vérités, ils n'ont pu soutenir le principe. Platon, appréhendant d'attribuer à Dieu un ouvrage imparfait et de peu de durée, a dit qu'il était éternel. Pourquoi donc les hommes ne sont-ils pas aussi éternels? Les hommes pour lesquels le monde a été fait devant finir, pourquoi, le monde ne doit-il pas finir ? Est-il probable qu'il soit plus stable et plus durable que ceux à l'usage desquels il se rapporte? Si Platon avait fait une sérieuse réflexion sur ces conséquences, il aurait reconnu que le monde ayant eu un commencement, il doit aussi avoir une fin, et que rien de ce qui est visible et palpable n'est éternel. 5 Ceux qui nient, au contraire, que le monde ait été fait pour l'usage des hommes, ne sauraient dire pour quelle fin il a été fait; car s'ils assurent que Dieu ne l’a fait que pour soi-même, nous leur demanderons pour quelle fin il a créé l'homme. Pourquoi jouissons-nous du monde ? Pourquoi appliquons-nous à notre profit ce qui n'a pas été préparé pour nous? Pour quelle fin les espèces différentes des animaux ont-elles été créées? Pourquoi est-ce que nous croissons, que nous cessons de croître, et que nous mourons? A quoi se rapporte la génération et la succession continuelle des hommes? Dieu a voulu nous voir et imprimer sur nous son image, comme sur une cire, pour prendre plaisir à la regarder : ce qui étant ainsi, il a aussi voulu avoir soin des animaux, et principalement de l'homme, auquel il les a assujettis. À l'égard de ceux qui soutiennent que le monde est de toute éternité, je ne propose point maintenant une difficulté qu'ils ne sauraient jamais résoudre, sinon que le monde n'a pu être de toute éternité sans avoir un principe; mais je dis que s'il avait été de toute éternité, ce serait un ouvrage où l'on ne pourrait remarquer aucune trace de raison ; car quel bien la raison aurait-elle pu avoir dans la construction d'un ouvrage qui n'aurait point eu de commencement? Avant que de faire un ouvrage, il faut en concevoir le dessin, et on ne le saurait jamais achever que l'on n'en ait conçu l'idée. Ainsi l'idée que la raison conçoit d'un ouvrage précède l'ouvrage même; et partant, ce qui n'a point été fait n'est point l'ouvrage de la raison. Or le monde est disposé et gouverné par la raison, et ainsi il faut qu'il ait été fait, et qu'ayant eu un commencement, il doive avoir une fin. Que ceux dont je parle nous disent donc, s'ils en sont capables, ou la raison pour laquelle le monde a été créé, ou celle pour laquelle il sera détruit. 6 Épicure, ou plutôt Démocrite, n'ayant pu comprendre cette raison, a dit qu'il était né de lui-même par un concours et par un mélange fortuit de semences, et qu'il finirait et serait résolu par leur séparation. Il a donc corrompu les bonnes idées qu'il avait conçues, et a renversé la raison par l'ignorance de la raison même. Il a réduit le monde, et ce qui se passe dans le monde, à la condition d'un songe. Mais, puisque nous voyons qu'il n'y a aucune de ses parties qui ne soit gouvernée par la raison, que les mouvements des deux, le cours des astres, la vicissitude des saisons, la fertilité des plaines, la beauté des montagnes et des forêts, la source et le progrès des fontaines et des rivières, la vaste étendue de la mer, la diversité des vents, et tout le reste qui le compose en dépend absolument, y a-t-il quelqu'un assez aveugle pour dire qu'un ouvrage où les traits de la Providence sont si visiblement marqués, ait été fait sans raison? Que s'il est certain que rien ne se fasse ni se conserve sans raison, si la sagesse de Dieu paraît dans la disposition de ses ouvrages, sa puissance dans leur grandeur, il faut que ceux qui ont osé douter de la Providence aient été des insensés et des stupides. Ils n'auraient pas eu tort s'ils n'avaient nié qu'il n'y eût point des dieux, à dessein de soutenir qu'il n'y en a qu'un. Mais, comme ils ne l’ont nié que pour soutenir qu'il n'y en a point, quiconque ne doute qu'ils soient tombés dans la dernière de toutes les extravagances y est lui-même tombé. [7,4] IV. 1 Nous avons parlé assez au long de la Providence dans le premier livre. Que s'il y en a une, comme il paraît si clairement par la beauté de ses ouvrages qu'il n'est pas permis d'en douter, il faut nécessairement qu'elle ait produit l'homme et le reste des animaux. Cherchons donc la raison pour laquelle le genre humain a été créé, puisque ce que les stoïciens assurent est constant : « que cela a été pour son service que le monde a été fait, « bien qu'ils se trompent en ce qu'ils disent qu'il a été fait pour le servi humain, au lieu de dire qu'il a été fait pour le service de l'homme; car sous ce nom singulier d'homme l'on comprend généralement toute la nature Mais parce que ces philosophes ne savent pas que Dieu n'a formé qu'un homme, ils s'imaginent qu'il en a formé plusieurs, qui sont nés de la terre comme des champignons. Hermès n'a pourtant pas ignoré que Dieu a formé l'homme, et qu'il l'a formé à son image. Mais retournons au sujet d'où je m'étais éloigné. Rien n'a été fait pour soi-même, et rien n'a été fait qui n'ait quelque usage; car qui serait ou assez actif, ou assez imprudent, pour entreprendre de faire une chose dont on ne pourrait faire aucun profit? Quiconque élève une maison, ne l'élève qu'à dessein qu'elle soit habitée. Quiconque construit un navire, le construit à dessein que l'on s'en puisse servir pour passer la mer. Quiconque fait un vaisseau, le fait pour y renfermer quelque chose. Ainsi l'on ne fait aucune chose en vain et sans la destiner à quelque usage. 2 Le monde n'a donc point été créé pour soi-même, puisque étant insensible, il n'a besoin ni de la chaleur du soleil, ni de la lumière de la lune, ni du souffle des vents, ni du rafraîchissement de la pluie, ni des aliments que l'on tire des fruits. On ne peut pas même dire que le monde ait été fait pour Dieu, puisqu'il n'a pas plus besoin du monde, ni des espèces différentes qu'il renferme, qu'il n'en avait avant qu'il l'eût créé, et qu'il n'en tire aucun usage. Il est donc clair que le monde a été fait en faveur des animaux, puisqu'ils se servent de tous les biens qu'il renferme, et que s'ils ne les recevaient dans la saison, ils ne pourraient subsister. Il est clair d'ailleurs que tous les animaux ont été faits pour l'homme, qu'ils lui ont été donnés pour son usage et pour son service, et qu'aucun d'eux, soit qu'il soit sur la terre ou dans l'eau, ne peut comprendre comme lui la raison de la création du monde. Je vais être obligé de répondre en cet endroit à une difficulté qui nous est faite par les philosophes, et principalement par Cicéron. Voici à peu près la manière dont il raisonne. Dieu n'ayant créé le monde qu'en notre faveur, d'où vient qu'il a produit un si grand nombre d'insectes, de serpents et de vipères? D'où vient qu'il a répandu un si grand nombre de poisons sur la terre et sur la mer? Cette matière est fort ample; mais je suis obligé de l'abréger, puisque je ne puis la toucher ici que comme en passant. L'homme est composé de deux parties fort différentes et fort contraires, d'une âme et d'un corps, c'est-à-dire du ciel et de la terre, de la lumière et des ténèbres, d'un esprit subtil, invisible et éternel, et d'une chair grossière, sensible et mortelle. 3 Ainsi il y avait quelque sorte de nécessité de lui proposer et les biens qu'il devait poursuivre, et les maux qu'il devait éviter ; car ce n'est que pour les discerner qu'il a reçu la raison et la sagesse. Les autres animaux, qui sont privés de cet avantage, ont reçu, comme en revanche des mains de la nature, et des habits pour se couvrir et des armes pour se défendre. L'homme n'a rien reçu de tous ces biens-là. Mais il a reçu la raison, qui est un bien plus excellent ; il a été formé nu et sans armes, afin que la sagesse lui servît d'armes et de vêtements. Que Cicéron apprenne donc : que la raison a été donnée à l'homme, afin qu'il put prendre les poissons pour se nourrir, et qu'il pût éviter les piqûres des serpents et des vipères pour sauver sa vie. Ces biens et ces maux lui ont été proposés parce qu'il avait reçu la sagesse, dont le principal emploi est de les discerner. Il faut donc avouer que l'homme a une force et une puissance admirable, puisque Dieu a créé en sa faveur le monde avec tout ce qu'il renferme, et qu'il l'a élevé au-dessus de toutes les créatures, parce qu'il est seul capable d'admirer la beauté et l'excellence de ses ouvrages. C'est pourquoi Asclépiade, mon cher ami, a eu raison d'écrire ce qui suit, dans le livre de la Providence, qu'il m'a fait l'honneur de me dédier : « Il y a sujet de se persuader que la Providence a placé l'homme immédiatement au-dessous d'elle, parce qu'il est seul capable de reconnaître ses œuvres ; car qui est-ce qui, en voyant le soleil, comprenne assez combien il répand de beautés et d'ornements ? Qui est-ce qui, en voyant le ciel, l'admire autant qu'il mérite d'être admiré? Qui est-ce qui cultive la terre? qui navigue sur la mer? qui se sert du feu ? Dieu n'a créé aucune de ces choses pour lui, puisqu'il n'en avait pas besoin. Mais il les a créées pour l'homme, afin qu'il en fasse un bon usage. » [7,5] V. 1 Rapportons maintenant la raison pourquoi Dieu a créé l'homme. Si les philosophes l'avaient connue, ou ils auraient soutenu les vérités qu'ils avaient découvertes, ou ils auraient évité de grandes erreurs où ils sont tombés. C'est ici le principe le plus important, c'est le point d'où les autres dépendent, et où l'on ne saurait manquer sans s'égarer ; c'est ce qui est cause que les maximes des philosophes ne s'accordent point avec la vérité, car s'ils en avaient eu quelque connaissance et que le mystère de la création de l'homme leur eût été révélé, jamais leurs sentiments et les preuves dont ils se servaient pour les appuyer n'auraient été renversées par l'Académie. Si Dieu n'a point fait le monde pour soi-même, parce qu'il n'en a pas besoin, mais pour l'homme, qui se sert de tout ce qu'il renferme, il a fait l'homme pour soi : « En quoi donc, dit Épicure, l'homme peut-il être utile à Dieu, et quel motif pouvait-il avoir de le créer? » Il le créait afin qu'il y eût sur la terre une créature capable de reconnaître le prix de ses ouvrages, l'étendue de sa providence, la grandeur de son pouvoir, un esprit qui put l'admirer et lui donner les louanges qu'il mérite; c'est-à-dire, en un mot, qui pût l'honorer et lui rendre le culte qui lui est dû. Celui-là rend à Dieu le culte qui lui est dû, qui connaît le mérite de ses ouvrages, qui le respecte comme l'auteur de l'univers, et qui juge de sa majesté par la grandeur du pouvoir qu'il a déployé en concevant le dessein du monde et en l'achevant. Le même raisonnement peut être proposé en moins de paroles, en disant que Dieu a fuit le monde pour l'homme et l'homme pour soi, et que c'est pour cela qu'il a seul la stature droite et le visage tourné vers le ciel, comme si Dieu avait tendu la main pour le retirer de la terre et pour l'attirer à soi. « Mais puisque Dieu, dit Épicure, n'a besoin de rien dans le comble de son bonheur, de quoi lui sert le culte que l'homme lui rend? » Il ajoute encore cette demande : « Si Dieu a si fort considéré l'homme, qu'il ait bien voulu créer le monde en sa faveur, lui inspirer la sagesse, lui donner le commandement sur le reste de ses créatures, le chérir comme son fils, pourquoi l'a-t-il créé sujet à la mort et à tant d'autres faiblesses? Pourquoi l'a-t-il exposé à tant de misères, au lieu qu'étant étroitement uni à lui, il devait être immortel comme lui, et généreux ? » 2 J'ai touché cette matière dans les livres précédents. Mais parce qu'elle semble regarder principalement celui-ci où je traite de la vie bienheureuse, je crois en devoir parler un peu plus amplement, pour expliquer quelle a été l'intention de Dieu dans la disposition de ses ouvrages. Bien qu'il fût en son pouvoir de créer un nombre innombrable d'âmes, comme il a créé un nombre innombrable d'anges qui jouissent de l'immortalité, sans être dans le danger ou dans l'appréhension de la perdre, il a créé une multitude presque infinie d'âmes, qu'il a attachées à des corps faibles et mortels, et qu'il a mises entre le bien et le mal, afin de leur proposer la vertu, et de leur faire mériter la vie éternelle par des travaux extraordinaires. Comme elles n'auraient pu subsister dans le vide, il a décidé de les mettre dans un corps; et pour cet effet il leur a préparé un lieu où elles pussent demeurer. C'est pour cela qu'il a disposé les parties de l'univers avec un ordre dont la beauté donne de l'admiration ; qu'il a placé en haut les plus légers des éléments et en bas les plus pesants ; qu'il a comme suspendu le ciel et affermi la masse de la terre. Il n'est pas nécessaire d'en faire ici une longue énumération, parce que je l'ai fait assez exactement, si je ne me trompe, dans le livre second. 3 Il a placé les astres dans le ciel, et a tempéré leurs mouvements et leur lumière d'une manière convenable aux besoins des hommes. Il a donné à la terre, qui leur devait servir de demeure, la fécondité pour produire les fruits et les herbes qui les nourrissent. Lorsqu'il eut achevé le monde, il forma l'homme de terre, c'est-à-dire qu'il renferma l'âme dans un corps terrestre, afin qu'étant composé de d'eux parties si différentes et même si contraires, il fût capable du bien et du mal. Comme la terre est de sa nature fertile, et qu'elle a la force de produire des herbes et des fruits, ainsi le corps, qui a été tiré de la terre, a la puissance d'en produire de semblables; de sorte qu'à mesure que, suivant la loi de sa naissance qui le rend périssable et mortel, il se corrompt et cesse de vivre, il en substitue d'autres qui réparent cette perte et conservent la nature par une succession continuelle. Mais, puisque Dieu, dira-t-on, a créé le monde en faveur de l'homme, pourquoi lui a-t-il donné un corps faible et sujet à la mort ? Il le lui a donné, premièrement à dessein de créer un grand nombre d'âmes et d'en remplir la terre; ensuite, pour lui fournir l'occasion de faire paraître la vertu, et de supporter constamment des travaux et des fatigues par lesquels il pourrait acquérir l'immortalité. Comme l'homme est composé d'un corps terrestre et d'une âme céleste, il a aussi deux vies, une temporelle, qui est propre au corps, et une éternelle, qui est propre à l'âme. Nous recevons la première quand nous naissons ; mais nous ne parvenons à la seconde que par notre travail, parce que, comme nous l'avons déjà dit, nous ne devons pas jouir sans peine de l'immortalité. La première vie est terrestre comme le corps, et a une fin comme lui; au lieu que la seconde est céleste comme l'âme, et n'a point de fin non plus qu'elle. Nous recevons la première sans en avoir aucune connaissance; au lieu que nous avons une entière connaissance de la seconde quand nous la recevons, parce qu'elle est la récompense de la vertu et non l'apanage de la nature, et que Dieu a voulu que nous la pussions mériter par celle que nous menons ici-bas. 4 Il nous a accordé la vie présente, ou afin que nous perdions par nos péchés la vie véritable et éternelle, ou que nous l'obtenions par nos vertus. Le souverain bien ne se trouve point dans la vie du corps, parce que, comme elle a un commencement par un ordre immuable de Dieu, elle doit, par le même ordre, avoir une fin. Or il est certain que ce qui est sujet à avoir une fin ne peut renfermer le souverain bien. La vie spirituelle que nous pouvons acquérir, étant au contraire exempte de désirs et de tout mal, elle contient le souverain bien. La structure naturelle de notre corps semble fournir une preuve de cette vérité; car, au lieu que les autres animaux sont tournés vers la terre d'où ils sont sortis, et qu'ils ne sont nullement capables de recevoir l'immortalité, qui vient du ciel, l'homme regarde le ciel et attend l'immortalité qui lui est promise, bien qu'il ne la puisse posséder que quand il plaît à Dieu de la lui accorder. Si Dieu ne l'accordait, il n'y aurait point de différence entre les méchants et les gens de bien, puisque les uns et les autres seraient également immortels. L'immortalité n'est donc pas, comme je l'ai dit, un apanage de la nature, mais une récompense de la vertu. L'homme n'est pas droit dès le moment de sa naissance : il est d'abord courbé vers la terre comme les animaux terrestres, parce qu'il a un corps et une même nature que la leur, et que la vie qu'il mène ici-bas ressemble fort à celle des bêtes. Mais il y prend ensuite des forces et s'élève vers le ciel : il délie sa langue et en apprend l'usage. Cela nous montre que l'homme, étant né mortel, devient immortel lorsqu'il commence à vivre de la vie de Dieu, c'est-à-dire à suivre la justice, qui consiste dans le culte de Dieu, dès que Dieu même l'attire à la vue du ciel et à la considération de soi-même. Cela arrive, lorsque l'homme étant lavé dans ce bain céleste, y laisse toutes les faiblesses de l'enfance et toutes les taches de sa vie passée, et y prenant l'accroissement d'une force toute divine, arrive à un âge parfait. 5 Ainsi, quelque étroite que soit l'union du corps et de l'âme, ces deux parties qui nous composent ne laissent pas d'être dans un combat perpétuel, parce que Dieu nous a proposé la vertu pour récompense. Les biens de l'âme sont les maux du corps, comme la fuite des richesses, la privation des plaisirs, le mépris de la douleur et de la mort. Les biens du corps sont aussi les maux de l'âme, comme l'amour des richesses, les plaisirs et les divertissements, qui corrompent l'esprit et le perdent. Voilà pourquoi il est absolument nécessaire qu'un homme qui a-de la sagesse et de la vertu soit attaqué par les maux, afin qu'il les puisse surmonter par son courage, et que les méchants soient au contraire dans l'abondance des biens de la terre, tels que sont les plaisirs, les emplois et la puissance. Ces derniers mènent une vie toute charnelle, et étant plongés dans les voluptés, qui sont les ennemies de la vertu, ils ne peuvent arriver à l'immortalité. La vie temporelle doit donc être sujette à la vie éternelle, de la même sorte que le corps doit être sujet à l'âme. Quiconque aime la vie de l'âme méprise celle du corps, et nul n'arrivera jamais à la possession du souverain bien, qu'en se souciant fort peu de tous les autres. Celui, au contraire, qui aura préféré la vie du corps et qui se sera attaché à la terre par ses désirs, ne pourra jamais jouir de la vie céleste. Celui qui voudra être heureux pendant l'éternité, sera malheureux pendant te temps, et ne goûtera point la consolation que Dieu donne dans le ciel, qu'il n'ait essayé toutes sortes de fatigues et de peines sur la terre. Celui qui aura voulu être heureux dans le temps, sera malheureux dans l'éternité et sera condamné par un effet de la justice divine à un châtiment éternel, pour avoir préféré les biens de la terre à ceux du ciel. Dieu veut être adoré et honoré comme un père, afin que les hommes en l'honorant acquièrent la sagesse et la vertu, par laquelle on parvient à l'immortalité. Comme c'est une récompense que lui seul peut donner, il n'y a aussi que celui qui l'aura suivi et honoré qui puisse y prétendre. [7,6] VI. 1 J'abrégerai maintenant le long raisonnement que je viens de proposer, et le réduirai en peu de paroles. Le monde a été créé, afin que l'homme y pût naître. L'homme est né afin de pouvoir connaître le créateur du monde, et son propre auteur ; il le connaît afin de lui rendre le culte qui lui est dû ; il lui rend le culte qui lui est dû, afin d'obtenir l'immortalité en récompense; il obtient l'immortalité en récompense des travaux qui sont attachés au service de Dieu, afin de devenir semblable aux anges, et de servir son père et son seigneur dans son royaume. Voilà l'abrégé de toute la religion et le mystère qui est caché à ceux qui, ayant attaché leurs affections aux biens de la terre, se sont plongés comme dans la boue des plaisirs charnels. 2 Examinons maintenant si le culte que l’on rend aux dieux peut être appuyé de quelque raison. S'il y a plusieurs dieux, et si les hommes ne leur rendent des honneurs que pour obtenir d'eux des richesses, la victoire et d'autres semblables avantages qui ne servent que durant la vie présente; si nous ne naissons pour aucune fin, et s'il n'y a point de providence qui prenne aucun soin de nous ; si nous ne venons au monde que par hasard, que pour nous-mêmes et pour notre plaisir ; si nous ne sommes rien après notre mort: qu'y a-t-il de si vain et de si inutile que l'homme, et que le monde même, sa vaste étendue et sa merveilleuse structure ne serviraient de rien ? Si nous ne sommes d'aucune considération devant Dieu, si la mort détruit tout notre être, si notre vie ne sert de rien, pourquoi est-ce que toute la nature travaille pour la conserver? Pourquoi est-ce que les vents agitent les nuées, que les éclairs remplissent l'air, que les tonnerres grondent, que les pluies arrosent la terre, que la terre produit des fruits et porte des animaux. Que s'il n'est pas permis de dire ni de croire que le monde, qui est composé avec tant d'art et avec tant de sagesse, ait été créé pour rien, comment peut-on soutenir ou les extravagances des fausses religions, ou les erreurs des philosophes qui révoquent et doutent de l'utilité de l'âme? Car quelle raison peuvent-ils rendre du soin que les dieux prennent de fournir aux hommes à chaque saison ce qui leur est nécessaire? Est-ce afin qu'ils leur présentent du blé et du vin, de l'encens et des victimes? Ces biens-là étant périssables, ne peuvent plaire à des essences immortelles, ni servira des êtres dégagés de la matière. Mais enfin, si les dieux souhaitaient d'en jouir, ils les pourraient avoir sans les recevoir de la main des hommes. Soit donc que les âmes soient ou mortelles ou immortelles, sur quelle raison peut-être appuyé le culte des dieux? Par qui le monde a-t-il été créé ? Pour quelle raison, en quel temps, de quelle manière, et pour quelle fin les hommes ont-ils été faits ? Pourquoi est-ce qu'ils naissent et qu'ils meurent, et que, par une succession continuelle, ils renouvellent et conservent leur esprit ? Quel avantage les dieux tirent-ils du culte de l'homme que la mort réduira un jour au néant ? Quelles promesses et quelles menaces peuvent-ils faire qui soient dignes ou des hommes ou des dieux? Que si les âmes survivent au corps, qu'est-ce que les dieux veulent faire d'elles, et pour quel dessein les réservent-ils? D'où viennent ces dieux eux-mêmes? Quel est leur principe? Pourquoi sont-ils en si grand nombre? Tout ce que je viens de dire fait voir clairement, si je ne me trompe, que dès que l'on s’éloigne du principe que j'ai établi, on abandonne entièrement la raison. [7,7] VII. 1 Les philosophes n'ont point compris la vérité, pour n'avoir pu comprendre ces principes avec leurs suites et leurs dépendances. Ils en ont vu quelques conséquences détachées ; mais ne les ayant pas réunies, ils n'ont point formé de raisonnement parfait. Il est aisé de faire voir qu'il n'y a presque point de vérité sur laquelle les philosophes ne se soient partagés. Nous ne prétendons pas renverser la philosophie par la méthode. Les académiciens ont accoutumé de suivre en réfutant, ou plutôt en éludant, tout ce qu'on leur objecte. Mais nous voulons montrer qu'il n'y a jamais eu de sectes si fort engagées dans l'erreur, ni de philosophes si fort trompés par la vanité de leurs pensées, qu'ils n'aient vu quelque chose de la vérité. Il est vrai pourtant que les philosophes s'étant portés aux dernières extravagances par un trop grand désir de dispute, et ayant entrepris de soutenir opiniâtrement leurs erreurs, ont renversé les meilleurs maximes des autres, et ont laissé échapper la vérité d'entre leurs mains. Que si quelqu'un avait ramassé les vérités qui sont répandues parmi les diverses sectes des philosophes, et qu'il en eût formé un corps de doctrine, il ne se trouverait pas éloigné de notre sentiment. Mais c'est une entreprise que nul ne peut faire s'il n'est bien informé de la vérité, et il ne peut en être bien informé s'il ne l'a apprise de Dieu même; car à moins de cela, il ne sera jamais capable de la reconnaître et de la discerner de la fausseté. Que s'il la pouvait découvrir par hasard, il ne laisserait pas de raisonner solidement; et bien qu'il ne pût l'appuyer sur le témoignage de l'Écriture, il la proposerait assez évidemment pour la faire reconnaître. C'est pourquoi il me semble que l'erreur de ceux-là est tout à fait insupportable, qui, après avoir approuvé les maximes d'une secte, et s'être déclarés en sa faveur, condamnent toutes les autres comme fausses ou inutiles, et se préparent à une dispute opiniâtre, bien qu'ils ne sachent, ni ce qu'ils doivent soutenir, ni ce qu'ils doivent réfuter, et rejettent indifféremment tout ce qui est avancé par ceux qui ne sont pas de leur avis. 2 La chaleur et l'opiniâtreté de leurs disputes a été cause qu'aucune secte n'a possédé entièrement la vérité, bien que chacun en ait découvert une partie. Platon a dit que Dieu avait créé le monde. Les prophètes ont assuré la même chose, et les sibylles l'ont confirmé par leurs vers. Il faut donc que ceux-là se trompent, qui disent que toutes choses sont nées d'elles-mêmes, ou par le concours de quantité de semences fort petites et fort déliées; car il est impossible qu'un ouvrage d'une si prodigieuse grandeur et d'une si merveilleuse beauté, ait pu être produit autrement que par la puissance et par la sagesse d'un autre être parfait. La manière dont il se conserve et se gouverne est une preuve convaincante qu'il est l'ouvrage d'un être sublime, intelligent. Les stoïciens soutiennent que le monde et ce qu'il contient, a été fait pour l'homme. L'Écriture nous enseigne la même vérité ; et ainsi Démocrite s'est trompé quand il a cru que les hommes étaient sortis au hasard de la terre comme des vers. Ce philosophe n'ayant pu pénétrer le secret de la formation de l'homme, l'a réduit comme au néant. Ariston a prétendu que les hommes étaient nés pour pratiquer la vertu. Les prophètes ont enseigné la même doctrine, et partant Aristippe a eu tort de les assujettir au plaisir comme des bêtes. Phérécide et Platon ont soutenu l'immortalité de l'âme, et c'est la croyance de tous les chrétiens, et partant Dicéarque et Démocrite sont tombés dans l'erreur, quand ils ont dit qu'elle périssait avec le corps. Zénon le stoïcien a soutenu: qu'après cette vie il y a des lieux séparés pour recevoir les âmes des gens de bien et celles des méchants ; que les unes jouissent d'une parfaite tranquillité, au lieu que les autres sont tourmentées dans une région obscure et dans un bourbier plein d'horreur. Les prophètes nous ont fait une description toute semblable des peines et des récompenses qui sont préparées par la justice divine aux siècles à venir. Épicure s'est donc trompé quand il a cru que ce n'était qu'une fiction poétique, et qu'il s'est imaginé que les supplices qu'on attribue aux enfers sont ceux que les méchants souffrent sur la terre avant leur mort. Il est donc clair qu'il n'y a point de vérité, ni de mystère dans notre religion, que les philosophes n'aient soutenus et qu'ils n'aient en quelque sorte touchés. Mais ils n'ont pu soutenir les vérités qu'ils avaient découvertes, parce qu'ils n'en avaient pas formé un corps, comme nous l'avons fait. [7,8] VIII. 1 L'immortalité est donc le souverain bien auquel nous sommes destinés dès notre commencement et dès notre naissance. C'est la fin où nous tendons et où nous arriverons par la vertu. Il est bien juste d'en parler, puisque nous avons été assez heureux pour la découvrir. Quelque justes qu'aient été les arguments de Platon, ils n'avaient pas toute la solidité nécessaire pour établir parfaitement la vérité, parce qu'il n'avait pas compris les raisons de ce mystère. Il avait les sentiments qu'il faut avoir de l'immortalité de l'âme, mais il n'en parlait pas comme du souverain bien. Nous pouvons parler avec plus d'assurance, puisque nous avons, non des conjectures et des doutes, mais une connaissance que nous avons tirée de la doctrine de Dieu même. Quant à Platon, il a raisonné de cette sorte : « Tout ce qui a, dit-il, du sentiment et du mouvement par soi-même est immortel, car ce qui n'a point de principe de son mouvement, n'a point aussi de fin, puisqu'il n'a garde d'être abandonné par soi-même. » Il aurait attribué par cette manière de raisonner l'immortalité aux bêtes, s'il ne les en eût exclues, en ajoutant qu'il n'y a que l'âme de l'homme qui soit éternelle. Il explique cette proposition, en remarquant la subtilité de ses inventions, la promptitude de ses pensées, la facilité de ses conceptions, le souvenir qu'elle conserve du passé, la prévoyance qu'elle a pour l'avenir, et la connaissance d'une multitude presque incroyable d'arts et de sciences dont les autres animaux n'ont pas la moindre teinture. « Cette âme, ajoute-t-il, qui est capable de tant de grandes choses, descend sans doute du ciel, puisque l'on ne saurait trouver son origine sur la terre. Elle n'a rien de terrestre, et tout ce qu'il y a de terrestre dans l'homme retourne à la terre d'où il a été tiré; au lieu que ce qu'il y a de subtil et de céleste retourne au ciel, dès qu'il est délivré du corps où il avait été renfermé comme dans une prison. » Voilà un abrégé fidèle de la doctrine de Platon, qui est expliquée fort au long dans ses ouvrages. 2 Pythagore avait été dès auparavant dans le même sentiment, aussi bien que Phérécide, son maître, qui, selon le témoignage de Cicéron, a parlé le premier de l'immortalité de l'âme. Mais bien que ces philosophes aient excellé en éloquence, ils n'ont remporté aucun avantage dans cette dispute sur Dicéarque, sur Démocrite et sur Epicure, qui ont soutenu le sentiment contraire; et la matière est demeurée si peu éclairée, que Cicéron, après avoir rapporté toutes ces opinions différentes, avoue franchement qu'il ne sait laquelle il doit embrasser : « Il faut, dit-il, avoir une lumière divine pour découvrir laquelle de ces opinions est la véritable. » Et dans un autre endroit, il écrit ce qui suit: « Chacune de ces opinions ayant été soutenue par de savants hommes, on ne saurait deviner ce qu'ils ont dit de certain. » Nous n'avons pas besoin de deviner, nous, à qui Dieu a révélé la vérité. [7,9] IX. 1 Il y a des arguments qui n'ont été inventés ni par Platon, ni par aucun autre philosophe, qui ne laissent pas de prouver fort solidement l'immortalité de l'âme. Je les renfermerai en peu de paroles, parce que j'ai hâte de représenter le jour du jugement où les actions de tous les hommes seront examinées à la fin des siècles. Comme Dieu est invisible, de peur que l'incapacité que les yeux du corps ont de le découvrir ne donne suite de douter de son existence, parmi toutes les merveilles il a produit des choses dont la force se fait sentir, bien que leur substance soit imperceptible aux yeux. Nous connaissons la voix, l'odeur et le vent, quoique nous ne les puissions voir. Et ce sont des exemples qui nous apprennent à connaître Dieu par des effets, bien que nous ne le voyions point par les yeux du corps. Qu'y a-t-il de si clair que la voix, de si fort que le vent, de si violent que l'odeur; Cependant nous n'apercevons aucun de ce corps, quand ils remplissent l'air ou qu'ils frappent nos sens. Ainsi nous connaissons Dieu, non par les yeux, ni par aucun autre sens corporel, mais par l'esprit et par la considération de ses ouvrages. Bien loin de mettre au nombre des philosophes ceux qui assurent qu'il n'y a aucun Dieu, à peine s'ils méritent que je les mette au nombre des hommes. Ils sont plutôt semblables aux bêtes, puisque, ne découvrant rien par leur esprit, ils croient qu'il n'y a rien que ce qui touche leurs sens, et que, parce qu'ils voient des adversités aux gens de bien et des prospérités aux méchants, ils se sont imaginé que tout ce qui se fait se fait par hasard, et que le monde, au lieu d'être l'ouvrage d'une sage providence, n'est qu'un effet de la nature. 2 Ils sont tombés ensuite dans les extravagances où leur premier égarement devait les jeter. Que si Dieu est incorporel, invisible et éternel, on ne peut pas en inférer que l'âme ne survive point au corps et qu'elle est invisible dès le moment qu'elle en est séparée, puisqu'il est certain qu'il y a des êtres qui subsistent et qui ont le sentiment de la vie, bien qu'ils ne puissent être aperçus par les yeux. Mais il est difficile, dira-t-on, de concevoir de quelle manière l'âme conserve le sentiment, lorsqu'elle n'a plus les organes par où les puissances sensitives reçoivent leurs fonctions. Que dirons-nous de Dieu? Est-il aisé de comprendre la manière dont il subsiste sans avoir de corps? Comme ceux dont je parle sont persuadés qu'il y a des dieux, si ces dieux-là existent en effet, il est certain qu'ils n'ont point de corps. Les âmes subsistent de la même sorte lorsqu'elles sont séparées, et cela est fondé sur la ressemblance qui est entre Dieu et l’âme à l'égard de la raison et de la Providence. Enfin, il y a encore un autre argument assez fort, et dont Cicéron a eu connaissance, pour prouver l'immortalité de l'âme, qui est : qu'il n'y que l'homme qui ait quelque idée judicieuse de la religion. Or, la religion nous étant propre et particulière, c'est sans doute une preuve que nous désirons et recherchons une nature excellente, à laquelle nous devons nous unir étroitement. 3 Quelqu'un peut-il considérer la structure des autres animaux, que la providence éternelle n'a faits courbés vers la terre que pour montrer qu'ils n'ont aucun rapport au ciel, sans reconnaître que l'homme seul est un animal céleste et divin, dont la taille droite et le visage élevé vers le ciel semble mépriser la bassesse de la terre, chercher le lieu de son origine, et tendre vers le souverain bien, qui est son principe. Trismégiste a très bien nommé g-theoptian l'action par laquelle l'homme tend à Dieu, qui est une action dont les autres animaux ne sont pas capables. La sagesse, qui est un bien qui n'a été accordé qu'a l'homme, n'étant autre chose que la connaissance de Dieu, il est clair que l'âme, au lieu de finir avec le corps, subsiste toujours, et que, sentant comme par un instinct naturel et le principe d'où elle est sortie et le lieu où elle doit retourner, elle aime et cherche Dieu, qui est éternel. Il y a encore une autre preuve fort considérable de l'immortalité de l'âme, qui est que l'homme seul a l'usage du feu, qui est un élément céleste. Toute la nature étant composée du feu et de l'eau, qui sont deux éléments contraires, dont l'un est attribué à la terre et l'autre au ciel, les autres animaux, comme grossiers et terrestres, se servent de l'eau, qui est l'élément de la terre; l'homme seul a l'usage du feu, qui est un élément léger, sublime et céleste. Ce qui est pesant abaisse et entraine vers la mort, au lieu que ce qui est léger élève et porte à la vie, qui est en haut. Comme il n'y a point de feu sans lumière, il n'y a point de vie sans lumière. Le feu est donc l'élément de la lumière et de la vie, d'où il s'ensuit que l'homme, qui en a l'usage, est d'une condition immortelle. 4 On peut encore tirer une autre preuve de l'immortalité de l'âme de l'avantage que l'âme a seule de posséder la vertu; car si l'âme périssait avec le corps, la vertu serait contraire à la nature, puisqu'elle nous nuirait durant le cours de la vie présente. La vie que nous menons sur la terre et qui nous est commune avec les animaux, poursuit le plaisir et fuit la douleur, dont le sentiment est incommode et donne quelquefois la mort. Que si la vertu nous prive de la jouissance des sens que nous recherchons naturellement, et qu'elle nous portée souffrir les maux pour lesquels nous avons de nous-mêmes de l'aversion, la vertu est un mal contraire à la nature, et il faut avouer que c'est une folie que de la poursuivre, puisqu'en la poursuivant on se prive des biens présents, et qu'on souffre les maux sans espérance d'aucun profit; car n'est-ce pas avoir perdu toute sorte de sentiment que de renoncer aux plus charmantes voluptés, pour vivre dans la bassesse, dans la pauvreté, dans le mépris et dans la honte, ou plutôt pour ne pas vivre, mais pour gémir, pour être tourmentés et pour mourir! N'est-ce pas être stupide et aveugle que de se jeter dans des maux dont on ne tire aucun bien qui puisse récompenser la perte de plaisir dont on se prive ! Que si la vertu n'est pas un mal, si elle agit honnêtement quand elle méprise les voluptés criminelles et infâmes, si elle fait paraître de la force quand, pour s'acquitter de son devoir, elle n'appréhende ni la douleur, ni la mort, il faut donc nécessairement qu'elle obtienne quelque bien plus considérable que ceux qu'elle rejette. Or quel bien peut-on espérer après la mort, si ce n'est l'éternité? [7,10] X. 1 Parlons maintenant de ce qui est contraire à la vertu, pour en tirer de nouvelles preuves de l'immortalité de l'âme. Tous les vices sont sujets au temps, et ce n'est que pour le temps qu'ils s'élèvent. La vengeance apaise la colère; le dégoût qui suit la jouissance modère ou éteint absolument le vice de la volupté : l'ambition qui recherche les honneurs s'en lasse dès qu'elle les a possédés. Les autres vices s'arrêtent aux objets qui les avaient excités; et ainsi ils passent en un temps pour revenir dans un autre; au lieu que la vertu demeure ferme et immuable, sans abandonner jamais celui qui l'a une fois reçue, car dès que nous la perdons, les vices, qui sont ses ennemis, retournent: ainsi quand elle s'éloigne, et qu'elle se retire, c'est une preuve que nous ne l'avons jamais bien possédée. Quand elle est une fois solidement établie dans notre cœur, elle paraît dans toutes nos actions, et elle ne pourrait exterminer tous les vices si elle ne demeurait ferme dans le cœur dont elle s’est tout à fait emparée. La fermeté et la constance de la vertu est une marque et un témoignage de celle de l'âme où elle est reçue. Le vice et la vertu étant contraires, tout ce qui leur arrive l’est aussi. Les vices sont les mouvements et l'agitation de l'âme ; la vertu est sa paix et son repos. Les vices sont sujets au temps, et les plaisirs, qui sont leurs fruits, passent promptement aussi bien qu'eux. La vertu est stable, durable, et égale à elle-même. Le fruit que l'on tire des vices est propre au temps présent ; la récompense de la vertu est réservée à l'avenir ; et comme l'espace de cette vie est la carrière où la vertu s'exerce, ce n'est point le lieu où elle reçoit la couronne; elle ne la reçoit que quand elle s'est acquittée de tous ses devoirs et quand elle a achevé tous ses travaux. Mais cela ne vient jamais avant la mort, parce que le principal devoir de la vertu est d'accepter la mort avec joie et de la subir avec constance. 2 La vertu ne reçoit donc sa récompense qu'après cette vie. Bien que Cicéron ait témoigné quelques doutes sur cette matière dans ses Questions Tusculanes, il n'a pas laissé de dire que nous ne jouissons du souverain bien qu'après la mort: « Il faut, dit-il, aller à la mort avec assurance lorsque cela est nécessaire, parce que l'on sait, ou qu'elle nous met en possession du souverain bien, ou qu'au moins elle exempte de toute sorte de mal. » La mort ne détruit donc pas l'homme entier, mais elle le met en étal de jouir de la récompense de la vertu. « Quiconque, ajoute le même orateur, se sera rendu esclave de la volupté, sera condamné à un supplice éternel. » Ce supplice-là dont il parle est le même que l'Écriture appelle la seconde mort, qui est une mort qui n'a point de fin et qui est accompagnée de tourments très rigoureux. Comme il y a deux vies, l'une du corps et l'autre de l'âme, il y a aussi deux morts, dont l'une n'est qu'un effet de la nature, et l'autre est le châtiment du passé. Comme la vie que nous menons sur la terre est sujette au temps, et qu'elle a un terme, la mort qui la détruit en a un aussi. [7,11] XI. 1 La mort finira elle-même lorsque le temps que Dieu lui a prescrit sera arrivé, et comme elle aura ses bornes de la même sorte que la vie qui l'a précédée, les âmes ressusciteront et prendront possession d'une vie qui n'aura jamais de fin. Comme la vie de l'âme est éternelle et qu'elle jouit d'une récompense que nul langage ne peut exprimer, la mort l'est aussi, et ses tourments sont aussi infinis dans leur durée que dans leur rigueur. Ainsi, ceux qui sont heureux durant la vie que nous menons sur la terre, seront éternellement malheureux, puisqu'ils auront joui des biens qu'ils auront préférés, et ce sera le tort de ceux qui auront méprisé Dieu pour adorer des idoles. Ceux, au contraire, qui auront été malheureux, pauvres et méprisés durant cette vie, qui auront souffert des affronts et des vexations pour la justice et d'autres peines qui sont inséparables de la vertu, seront éternellement bienheureux; et après avoir souffert des maux passagers, ils posséderont les biens éternels; et ce sera la condition de ceux qui auront méprisé les dieux et les biens de la terre pour embrasser notre religion dont la récompense est éternelle. Que dirons-nous maintenant des ouvrages du corps et de l'esprit? ne prouvent-ils pas que l'âme est exempte de la mort? Le corps étant fragile et mortel ne fait rien qui ne soit de même condition. « Il n'y a rien, dit Cicéron, de ce qui a été fait par la main des hommes qui ne doive un jour finir, soit qu'il soit ruiné par la main des hommes mêmes, ou consumé par la longueur des années. » 2 Nous voyons au contraire que les ouvrages de l'esprit durent toujours. Ceux qui méprisent les biens du monde ont laissé à la postérité des monuments de leur esprit et de leur vertu et acquis une réputation immortelle. Puisque vos ouvrages du corps sont sujets à la mort, parce que le corps y est lui-même sujet, on peut juger que l'âme en est exempte, parce que ses ouvrages le sont. Les délices du corps et de l'âme peuvent encore servir à prouver que l'un est mortel et l'autre immortelle. Le corps ne désire rien que de temporel, de quoi boire, de quoi manger, de quoi se vêtir, du repos, du plaisir, bien qu'il ne puisse ni désirer ni posséder aucune de ces choses que par les secours et les moyens de l'âme. L'âme désire au contraire beaucoup de choses qui ne regardent point le corps et qui ne lui apportent aucun profit, comme la réputation et la gloire; elle en désire d'autres qui sont contraires à l'intérêt du corps, comme de s'abstenir de plaisirs, de souffrir la douleur et de s'exposer à la mort. Le pouvoir que l'âme a d'agir sans le corps, au lieu que le corps n'en a aucun d'agir sans l'âme, est une preuve que la mort qui sépare l'âme du corps et ne la détruit point. On se sert encore d'un autre argument pour établir la même vérité, qui est : que tout ce qui est exposé aux yeux ou à l'attouchement, est sujet à être détruit par la force, et partant qu'il ne peut être éternel, mais ce qui ne tombe ni sous l'attouchement ni sous les yeux et ce qui ne se fait sentir que par ses effets, est éternel, parce qu'il ne peut souffrir aucune violence étrangère. Le corps est donc sujet à la mort, puisqu'il est exposé à la vue et à l'attouchement, et l'âme est immortelle parce qu'elle n'y est point exposée. [7,12] XII. 1 Répondons maintenant aux arguments que proposent ceux qui soutiennent un sentiment contraire, et que Lucrèce a rapportés dans son troisième livre : "Puisque l'âme, dit-il, naît avec le corps, il faut nécessairement qu'elle meure avec lui". Il y a grande différence entre l'une et l'autre. Le corps est solide, visible et palpable; l'âme est subtile et imperceptible aux sens : le corps est formé de terre ; l'âme n'a rien de la grossièreté ni de la pesanteur de la terre, comme Platon le reconnaît; car si elle ne tirait son origine du ciel, elle ne pourrait avoir autant de promptitude, d'adresse et de force qu'elle en a. Le corps est visible et palpable, sujet à la corruption et à la mort, parce qu'il est formé d'un élément pesant et corruptible. Mais l'âme est immortelle, parce qu'elle est subtile et imperceptible à l'attouchement; elle est hors des atteintes et de toute violence étrangère. Il est vrai que le corps et l'âme naissent ensemble, et que le corps, qui est fait de terre, est comme un vase qui reçoit l'âme. Lorsque ces deux parties souffrent la séparation à laquelle on a donné le nom de mort, chacune d'elles retourne à sa nature ; le corps retourne à la terre d'où il a été tiré, et l'âme, qui a été créée par l'esprit de Dieu, demeure immortelle, parce que l'esprit de Dieu est éternel, Enfin, ce poète ayant oublié ce qu'il avait avancé, de la doctrine qu'il avait entrepris de soutenir, ajoute ce qui suit : "Ce qui a été tiré de la terre retourne à la terre; ce qui est descendu du ciel remonte au ciel". Il est certain que ce discours ne convient pas à une personne qui est persuadée que l'âme meurt avec le corps; mais Lucrèce a été vaincu par la force de la vérité, et il l'a laissé échapper de sa plume. 2 La conclusion qu'il tire de ce que l'âme naît avec le corps, « qu'elle meurt aussi avec lui, » est fausse et peut-être tournée contre lui-même. Il est faux que le corps périsse lorsqu'il est séparé de l'âme ; il demeure entier plusieurs jours, et se conserve même très longtemps quand il a été embaumé. S'ils mouraient ensemble, comme ils naissent ensemble, l'âme ne se retirerait pas et n'abandonnerait pas le corps comme elle le fait, mais ils périraient tous deux au même moment, et le corps se dissoudrait avec la même vitesse avec laquelle l'âme disparaît ; ou dès que le corps serait dissous, l'âme se dissiperait de la même sorte qu'une liqueur se dissipe dès que le vase qui l'a contenue est rompu. Mais puisque le corps, qui est si fragile, ne se dissout pas aussitôt que l'âme en est séparée, et ne retourne pas à la terre d'où il est sorti, il faut conclure que l'âme, n'ayant rien de fragile, retourne au ciel comme au lieu de son origine et y vit éternellement. L'accroissement, dit-il, que les sens prennent dans les enfants, la vigueur qu'ils ont dans les jeunes gens, et la diminution qu'ils souffrent dans les vieillards, est une preuve évidente que l'âme est mortelle. Pour répondre à cette objection je dirai d'abord qu'il y a de la différence entre l'esprit qui est la source de nos pensées, et l’âme qui est le principe de notre vie. Le sommeil qui assoupit l'esprit, n'assoupit pas l'âme. La folie qui ôte l'usage de la raison ne prive pas de la vie, et c'est pour cela que l'on appelle insensés ceux qu'elle attaque, et que l'on ne les appelle pas morts. Il est donc vrai que l'esprit, ou la force d'entendre et de concevoir, croit ou diminue selon les divers âges ; mais il n'est pas vrai que l'âme croisse ou diminue; au contraire, elle est toujours au même état depuis le moment auquel elle a été créée, jusqu'à celui auquel elle est délivrée de la prison du corps, et auquel elle retourne au lieu de son origine Quoique cette âme ait été créée de Dieu, néanmoins parce qu'elle est enfermée dans le corps comme dans une obscure prison, elle n'a pas au commencement la science qui est quelque chose de divin, mais elle l'acquiert en écoutant et en apprenant, et bien loin de la perdre dans un âge avancé, elle l'augmente et la conserve, lors surtout qu'elle s'y est adonnée de bonne heure et qu'elle n'a pas mal employé les premières années de sa vie. Quand une extrême faiblesse vient affaiblir les organes, que les yeux s'obscurcissent, que la langue s'appesantit, que les oreilles s'endurcissent, ce sont des défauts, non de l'âme, mais du corps. La mémoire, dit-on, diminue aussi dans la vieillesse. Faut-il s'en étonner ? Quel sujet y a-t-il de trouver étrange que l'âme soit accablée sous les matériaux de la maison qui tombe en ruines, puisqu'elle ne peut devenir céleste et divine qu'en sortant de sa prison, où elle est retenue comme captive ? 3 Mais elle est sujette à la douleur et à la tristesse, et elle perd la raison par l'excès du vin, ce qui fait voir qu'elle est fragile et mortelle. Cela fait plutôt voir qu'elle a besoin de sagesse et de vertu pour dissiper la tristesse qu’elle sent, quand elle voit ou qu'elle souffre quelque indignité, et pour surmonter par l'abstinence le plaisir de boire et de jouir des autres objets qui flattent les sens, que si cette vertu lui manque, et qu'elle s'abandonne à la volupté, elle s'amollira par la jouissance des plaisirs, et deviendra sujette à la mort, parce que la vertu promet l'immortalité, au lieu que le plaisir cause la mort, comme nous l'avons déjà remarqué. La mort que souffre l'âme ne la détruit pas entièrement; elle ne fait que la tourmenter par un supplice éternel ; car l'âme étant sortie de Dieu, qui est éternel, elle ne peut être réduite au néant. "Mais l'âme, dit Lucrèce, participe aux maladies du corps; elle l'oublie en quelque sorte elle-même: elle languit, et puis elle reprend sa vigueur ordinaire". C'est pour cela que la vertu est si nécessaire, parce qu'elle empêche l'âme de succomber sous la douleur qui accable le corps, et qu'elle ne s'oublie et ne se perde elle-même, comme l'esprit se perd quelquefois ; car comme l'esprit réside dans une certaine partie du corps, lorsque cette partie est blessée, l'esprit s'en retire et n'y retourne qu'après qu'elle a été guérie. Quand l'âme manque de vertu, elle participé aux maladies du corps, auquel elle est unie, et se ressent de ses faiblesses et des misères; mais dès qu'elle est séparée du corps, elle est exempte des défauts qu'il lui avait communiqués, et jouit de la rigueur qui lui est propre. "Comme l'œil, dit ce poète, ne saurait voir quand il est arraché de sa place, ainsi l’âme ne saurait sentir quand elle est séparée du corps; ce qui donne sujet de croire qu'elle n'en est qu'une partie". La comparaison n'est pas juste, ni l'induction que l'on en tire véritable. Bien que l'âme soit dans le corps, elle n'en est pas pour cela une partie, de même que les liqueurs ne sont pas une partie du vase où elles sont renfermées, ni les hommes une partie de la maison où ils logent. 4 Il emploie un argument beaucoup plus faible que ceux dont je viens de parler, quand il prétend prouver que l'âme est mortelle, parce qu'au lieu de se séparer tout d'un coup du corps, elle ne s'en détache que peu à peu, en commençant par les parties inférieures à mesure que la chaleur les abandonne. Quand quelqu'un meurt par le fer, son âme sort en un instant de son corps ; mais quand quelqu'un est consumé de maladie, son âme ne sort que peu à peu, et à mesure que le sang se dissipe et qu'il est épuisé par l'ardeur de la fièvre, comme l'huile d'une lampe s'use par le feu. Il ne faut pas s'imaginer que l'âme perde le sentiment de la même sorte que le corps le perd. Quand l’âme se retire, te corps se corrompt. Mais quand le corps commence à se corrompre, l'âme n'en souffre rien, et elle emporte avec elle le sentiment. Elle ne peut cesser de vivre et de sentir quand elle est séparée du corps, puisque c'était elle qui le faisait sentir et vivre. Quant à ce que Lucrèce dit, que : "Si l'âme était immortelle ou ne verrait jamais personne qui, en mourant, se plaignit de sa dissolution ; mais au contraire ceux qui meurent se réjouiraient de retrouver la liberté et de quitter leur corps, de la même sorte que les serpents se réjouissent de quitter leur peau". Je n'ai jamais vu personne qui, en mourant, se plaignit de la dissolution de son corps. Peut-être que Lucrèce avait vu quelque épicurien qui en mourant discourait sur ce sujet. 5 Comment peut-on savoir si une personne en mourant sent la dissolution de son corps, ou si elle sent la séparation de son corps et de son âme, puisqu'il n'y a personne qui, en ce moment-là, ne soit réduit au silence? Pendant que l'on conserve le sentiment et l'usage de la parole, la dissolution n'est pas encore faite; dès qu'elle est faite, on n’a plus de parole pour s'en plaindre. Peut-être que l'on dira que la dissolution ne se fait point sentir avant qu'elle arrive. Mais que répondra-t-on à ce que l'on voit plusieurs personnes qui, bien loin de se plaindre en mourant de cette dissolution, témoignent par leurs gestes, ou déclarent même de vive voix, qu'elles sont bien aises de sortir de leur prison, ou du lieu de leur exil, pour retourner dans leur patrie. Ainsi, c'est plutôt une séparation à laquelle l'âme survit, qu'une dissolution qui l'anéantisse. Les autres arguments de ce poète épicurien sont contraires à l'opinion où a été Pythagore : que les âmes sortent des corps consumés par la vieillesse et les maladies, pour se joindre à de nouveaux, et pour renaître tantôt dans un homme, tantôt dans une bête, et tantôt dans un oiseau, et que c'est par ce changement qu'elles se rendent en quelque sorte immortelles. Cette imagination ridicule, et plus digne du théâtre que de l'école, ne mérite pas d'être réfutée sérieusement, parce qu'il semblerait que celui qui entreprendrait de la réfuter aurait appréhendé qu'elle ne trouvât créance dans quelques esprits. Je me contenterai donc d'avoir détruit ce que l'on oppose à la vérité, sans me mettre en peine de détruire ce que l'on oppose à l'erreur. [7,13] XIII. 1 J'ai fait voir, si je ne me trompe, que l'âme n'est sujette à aucune dissolution. Il ne me reste plus rien à faire, si ce n'est de confirmer par autorité les raisons que j'en ai rapportées. Je n'emploierai point maintenant pour cet effet le témoignage des prophètes, dont tous les discours tendent à faire voir que l'homme est né pour servir Dieu, et pour mériter l'immortalité en le servant ; mais je produirai des auteurs que ceux qui rejettent la vérité n'oseraient récuser. Mercure Trismégiste, devinant la nature de l'homme, dit : « que Dieu le fit en partie mortel et en partie immortel, et qu'il le mit comme entre l'essence éternelle et immuable, et les essences sujettes au temps et au changement, afin qu'il pût tout voir et tout admirer. » Mais parce que quelqu'un le mettra peut-être au nombre des philosophes, bien qu'il ait été mis au nombre des dieux, et qu'il soit honoré comme tel par les Égyptiens, et qu'il prétendra que son autorité n'est pas plus grande que celle de Platon ou de Pythagore, j'apporterai un témoignage plus considérable. Un habitant de Polis, ayant consulté Apollon de Milet et lui ayant demandé si l'âme survivait au corps, ou si elle finissait avec lui, il répondit en ces termes : "Pendant que l'âme est enfermée dans le corps, elle est sujette aux maladies et à la mort ; mais dès qu'elle en est délivrée et qu'elle est montée au ciel, elle est exempte de la douleur et de toutes les incommodités de la terre". 2 Que dirons-nous des vers des sibylles? Ne publient-elles pas hautement la vérité que nous soutenons, quand elles déclarent que Dieu jugera les vivants et les morts. Ainsi, Démocrite, Épicure et Dicéarque se trompent, quand ils assurent que l'âme est mortelle. Ils n'oseraient parler de la sorte en présence d'un magicien qui saurait l'art de tirer les âmes de l'enfer, de les rendre visibles, et de leur faire prédire l'avenir; et s'ils l'osaient, ils seraient convaincus de la fausseté de leurs sentiments par des effets trop sensibles. Mais parce qu'ils n'ont pu découvrir la nature de l'âme, qui est en effet si subtile qu'elle échappe aux plus pénétrants, ils ont eu la témérité d'avancer qu'elle est sujette à la mort. Quel jugement ferons-nous d'Aristoxène, qui a nié que le corps eût une âme lors même qu'il est plein de vie, et qui a soutenu que ce que nous appelons âme, n'est autre chose que la puissance de sentir, qui dépend de la vigueur du corps et de la disposition des organes, de la même sorte que l'harmonie dépend des cordes et de la disposition d'un instrument de musique, ce qui est la chose la plus extravagante qu'on puisse jamais avancer. Ce philosophe avait de bons yeux à la tête, et n'en avait point à l'esprit, puisqu'il ne voyait pas qu'il avait une âme. Mais il y a eu des philosophes qui ont vu qu'il n'y a rien au monde que ce que les yeux y peuvent voir, bien que les yeux de l'esprit soient beaucoup plus perçants que ceux du corps pour découvrir des objets qui se font bien sentir, quoiqu'ils ne se laissent point voir. [7,14] XIV. 1 Après avoir établi l'immortalité de l'âme, je crois devoir faire voir de quelle manière et en quel temps elle la reçoit, afin que ceux qui s'imaginent qu'elle a été donnée à des hommes par la volonté d'autres hommes, en reconnaissance de ce qu'ils auraient inventé l'art de cultiver la terre, ou quelque autre art utile à la société, ou de ce qu'ils auraient tué des bêtes farouches, reconnaissent l'extravagance, l'aveuglement et la corruption de leur erreur. J'ai déjà montré dans les livres précédants combien la récompense que ces services méritent est au-dessous de l'immortalité, et je le montrerai encore dans ceux ci, afin que tout le monde reconnaisse que la vie éternelle n'est due qu'à la vertu, et qu'il n'y a que Dieu qui la donne. Ceux que l'on se persuade avoir été mis au nombre des dieux. n'avaient garde de la mériter, puisqu'ils n'avaient point de vertu véritable, et que, bien loin de faire de belles actions qui les aient rendus dignes d'aucune récompense, ils ont commis des crimes horribles qui les ont rendus dignes d'un éternel supplice, qu'ils souffrent avec ceux-là même par lesquels ils ont été adorés comme des dieux. Je parlerai ici de ce jugement où la vertu doit être récompensée et le crime châtié. 2 Platon, et plusieurs autres philosophes, ayant ignoré le temps de la création de l'univers, se sont imaginés que plusieurs millions d'années s'étaient écoulées depuis son commencement jusqu'à leur siècle. Les Chaldéens ont fait à peu près la même chose ; car, comme Cicéron le témoigne dans le premier livre de la Divination, ils assurent qu'ils ont dans leurs archives une histoire de quatre mille soixante-dix années, en quoi ils ont menti d'autant plus hardiment qu'ils étaient persuadés qu'on ne pouvait les convaincre de mensonge. Mais nous qui avons puisé la vérité dans la source de l'Écriture, nous savons quel a été le commencement du monde et quelle en sera la fin. Je décrirai celle-ci dans le reste de cet ouvrage, parce que j'ai traité de l'autre assez au long dans le second livre. Que les philosophes qui comptent plusieurs millions d'années depuis le commencement du monde, sachent qu'il n'y en a pas encore six mille, et que dès que ces six mille seront écoulées, l'univers finira et l'état des choses changera de face. Pour donner quelque jour à ce sujet, il est nécessaire de le reprendre de plus haut. Dieu a achevé en six jours ce merveilleux ouvrage de l'univers, comme l'Écriture le témoigne, et s'étant reposé le septième, il l'a sanctifié, et c'est ce jour que les Juifs appellent le jour du sabbat, qui signifie le nombre de sept, qui est un nombre plein. Il y a sept jours dont la révolution continuelle forme le cours des années; il y a sept étoiles qui ne se couchent jamais; il y a sept planètes qui forment toutes les saisons par l'égalité de leur mouvement. Or, comme tous ces ouvrages de Dieu ont été achevés en six jours, il faut nécessairement qu'ils durent six siècles ou six mille ans. Le grand jour est de mille ans, selon les paroles du prophète: « Seigneur, mille ans ne sont devant vous que comme un jour. » 3 Comme Dieu a travaillé six jours pour achever tout cet ouvrage, ainsi la religion et la vérité travailleront six mille ans pendant lesquels l'injustice régnera ; et comme il s'est reposé le septième jour et qu'il l'a béni, il faudra qu'à la fin des six mille ans l'injustice soit abolie, que la justice règne mille ans sur la terre, et que l'univers jouisse d'une parfaite tranquillité. J'expliquerai en détail, et par ordre, la manière dont cela doit arriver. J'ai déjà dit plus d'une fois que les moindres choses sont souvent des figures et des images des plus grandes. Notre jour ordinaire, qui est terminé par le lever et par le coucher du soleil, est une figure et une image du grand jour qui est renfermé dans le cercle des six mille ans.- 4 La formation de l'homme terrestre est aussi une figure et une image de la formation de l'homme céleste. Comme Dieu, après avoir créé toutes les choses qui étaient nécessaires pour l'usage de l'homme, l'a fait le dernier, le sixième jour, et l'a placé dans le monde comme dans un palais bien meublé ; ainsi le Verbe formera un saint peuple par ses principes et par sa doctrine, au grand jour qui sera le dernier des six mille ans ; et comme Dieu n'a fait au commencement du monde qu'un homme mortel et imparfait, afin qu'il vécût mille ans sur la terre, ainsi il fera à la fin un homme parfait, afin qu'ayant une nouvelle vie, il règne sur la même terre durant mille ans. Quiconque lira avec soin les livres sacrés, y apprendra de quelle manière arrivera la fin du monde. Les hommes du siècle qui se sont mêlés de prédire l'avenir, se sont accordés avec les prophètes juifs dans les descriptions qu'ils ont faites de la décadence et de la vieillesse, qui doit prendre dans peu de temps le débris de l'univers. Je recueillerai tout ce que les peuples ont dit des circonstances qui arriveront avant la ruine du monde. [7,15] XV. 1 Il est rapporté dans l'histoire sainte que le premier de la nation des Juifs fut obligé, par une stérilité, une disette de blé, de se réfugier en Egypte avec sa famille et sa parenté. Ses descendants s'y étant fort multipliés par la suite des temps, ils y furent réduits sous le joug pesant d'une servitude insupportable, en haine de quoi Dieu frappa l'Egypte d'une plaie incurable, délivra son peuple, et sépara les eaux de la mer pour lui ouvrir un passage au milieu de cet élément. Le roi d'Egypte ayant entrepris de les poursuivre, fut enseveli sous les flots qui reprirent leur place naturelle. Bien qu'un si rare événement fût une éclatante preuve de la puissance que Dieu employait contre les ennemis de son peuple, il ne laissait pas d'être le signe et la figure d'un miracle plus surprenant, qu'il accomplira à la fin des siècles lorsqu'il délivrera ses élus de la servitude du monde. L'Egypte fut seule frappée en ce temps-là, parce qu'il n'y avait qu'un peuple de Dieu dans les fers de cette nation. Mais comme à la fin du monde le peuple de Dieu sera répandu sur toutes les parties de la terre, et qu'il n'y en aura aucune où il ne gémisse sous l'oppression, il n'y en aura aussi aucune qui ne sente les coups par laquelle la justice divine leur rendra la liberté. Comme la désolation de l'Egypte fut alors prédite par des présages extraordinaires, la ruine du monde sera marquée par des signes prodigieux qui paraîtront dans tous les éléments. 2 Lorsque la fin de l'univers approchera, la face des choses sera tellement défigurée, et leur état tombera, par le prodigieux accroissement de la malice dans une telle extrémité de débordements et d'excès, que notre temps, qui semble être monté au plus haut point de la malice, peut passer en comparaison de celui-là pour un temps fort doux et pour un siècle d'or. L'honneur et la vertu seront si rares, le crime, l'impiété, l'avarice, l'intempérance si communs, que le peu qui restera de gens de bien seront la proie des méchants, exposés aux plus cruelles persécutions, accablés d'outrages, et que les méchants seront dans l'abondance de toute sorte de biens. Les lois seront universellement violées. Nul ne possédera que ce qu'il aura usurpé ou conservé par la violence. Il n'y aura plus parmi les hommes ni bonne foi, ni humanité, ni sincérité, ni honneur, ni paix ; et par une suite nécessaire, il n'y aura ni sûreté, ni police, ni repos. Toute la terre sera remplie de tumulte ; tous les pays seront ébranlés par le bruit des armes; toutes les nations seront aux mains les unes contre les autres. Les villes voisines se feront la guerre, et l'Egypte sera inondée comme d'un fleuve de sang, et portera la première le juste châtiment de ses extravagantes superstitions. La désolation fera le tour du monde et abattra tout, comme les blés au temps de la moisson. La cause de cette désolation sera que l'empire romain qui s'étend maintenant sur toute la terre, que cet empire si puissant (je ne le saurais dire sans horreur, mais je le dirai pourtant puisque cela doit arriver), sera détruit, que l'Occident sera réduit à la servitude et que l'Orient aura l'autorité de commander. Il ne faut pas s'étonner qu'un État qui paraît si solidement établi, qui a été élevé à un si haut point de grandeur pendant une longue suite d'années et par les exploits héroïques de tant d'illustres personnages et qu'ils ont soutenu par de si immenses richesses, ne tombe enfin en ruine. Ce qui peut être élevé par la puissance des hommes, peut être détruit par la même puissance. Ils ne peuvent rien faire qui ne soit sujet au temps et à la destruction, puisqu'ils y sont sujets eux-mêmes. Les autres empires qui avaient subsisté plus longtemps ont enfin été détruits. Les Égyptiens, les Perses, les Grecs et les Assyriens ont autrefois étendu leur domination sur l'univers, et leur puissance s'étant évanouie, les Romains sont enfin devenus maîtres du monde. Mais plus leur élévation a été prodigieuse, plus leur chute sera funeste. 3 Sénèque a donné élégamment des âges à la ville de Rome ; il a dit quelle avait été comme dans l'enfance sous le règne de Romulus, son fondateur; dans la jeunesse sous les autres rois, qui ont pris le soin de l'agrandir et de l'instruire ; qu'étant presque parvenue à un âge parfait sous Tarquin, elle avait secoué le joug de son insolente domination et avait mieux aimé être gouvernée par la sage disposition des lois que par la volonté des princes. Il ajoute que cette ville s'étant trouvée comme à la fin de sa jeunesse avant la guerre d'Afrique, elle avait augmenté en force, et qu'ayant ruiné Carthage qui lui avait disputé si longtemps l'empire, elle avait étendu ses bras de tous côtés sur mer et sur terre, jusqu'à ce qu'ayant dompté tous les rois et subjugué tous les peuples, et comme épuisé, par leur défaite, la matière de ses conquêtes, elle avait tourné ses armes contre elle-même. Le temps de la guerre civile, auquel elle a déchiré ses propres entrailles, a été comme le commencement de sa vieillesse, d'où elle est retombée dans le gouvernement monarchique comme dans une seconde enfance ; car ayant alors perdu la liberté qu'elle avait autrefois acquise par les conseils et par le courage de ces vertus, elle tomba dans une si pitoyable faiblesse, qu’il semblait qu'elle ne se pouvait plus conduire que par le secours des empereurs. Tout ce discours étant véritable, de quoi la vieillesse peut-elle être suivie, si ce n'est de la mort? Et cette mort doit bientôt arriver, selon que les prophètes l'ont prédit, en termes obscurs et embarrassés pour n'être pas entendus. Les sibylles déclarent ouvertement que Rome périra par un juste effet de la colère de Dieu, dont elle a haï le nom et persécuté les serviteurs. Hidaspe, ancien roi des Mèdes, qui a donné son nom à un fleuve, qui le retient encore aujourd'hui, a prédit, avant la fondation de Troie, sous le nom d'un jeune enfant, que le nom et l'empire des Romains seraient détruits. [7,16] XVI. 1 J'expliquerai de quelle manière cela doit arriver, de peur que cela ne paraisse incroyable : premièrement, l'autorité souveraine sera partagée entre plusieurs, et affaiblie par ce partage. Les semences des guerres civiles prendront racine, et il n'y aura ni paix, ni trêve jusqu'à ce qu'il y ait dix rois qui partageront entre eux tout le monde, non pour le gouverner, mais pour le détruire. Ils lèveront de puissantes armées, abandonneront le soin de cultiver la terre, ce qui est la source de toute calamité et de toute désolation, et dissiperont et détruiront toutes choses. Un très puissant ennemi s'élèvera tout d'un coup contre eux des extrémités du nord, et en ayant défait trois de ceux qui commanderont en Asie, il s'associera avec les autres et sera choisi par eux pour être leur chef. Il exercera une tyrannie insupportable sur l'univers, violera les lois divines et humaines, concevra d'exécrables desseins pour établir sa domination, abolira les anciennes ordonnances, et en inventera de nouvelles, souillera les choses saintes, enlèvera le bien des peuples, dépouillera et massacrera les innocents. Enfin, ayant changé de nom et transféré le siège de son empire, il fera de l'univers un théâtre de désordre et de confusion. Alors le temps sera si malheureux, qu'il n'y aura plus d'homme sur la terre à qui la vie ne soit ennuyeuse. 2 Les villes seront dépeuplées et détruites non seulement par le fer et par le feu, mais aussi par des tremblements de terre, par les inondations, par les maladies contagieuses et par la famine. L'air sera corrompu par des exhalaisons dangereuses et rendu nuisible par l'excès, tantôt de l'humidité ou de la sécheresse, et tantôt du froid et de la chaleur. La terre sera réduite à une triste stérilité, et ne produira plus ni herbes ni graines; les arbres ne porteront plus de fruits. L'espérance que leur fleur aura donnée sera une espérance trompeuse. Les fontaines et les fleuves tariront de telle sorte, que l'on sera pressé par la soif, et l'eau sera changée en sang ou en amertume, et fera mourir également les bêtes, les poissons et les oiseaux. Les esprits seront troublés par les prodiges extraordinaires qui paraîtront au ciel, par l'obscurcissement du soleil, par la pâleur de la lune et par la chute des astres. Ces prodiges arriveront d'une manière surprenante et imprévue. Le soleil sera couvert d'un nuage si épais, qu'il n'y aura plus de différence entre le jour et la nuit. La lune sera teinte de sang et souffrira une éclipse, non passagère et de peu d'heures, mais perpétuelle; elle aura un mouvement irrégulier qui confondra toutes les saisons. Les années, les mois et les jours seront raccourcis. Plusieurs étoiles tomberont, tellement que le ciel demeurera sans lumière. Les plus hautes montagnes s'abaisseront si bas qu'elles deviendront égales aux plaines. La mer ne sera plus navigable, 3 et pour comble de malheur, on entendra une trompette, selon le témoignage de la sibylle, qui retentira du haut du ciel : g-Salpigx g-ouranothen g-phohnehn g-polythrehnon g-aphehsei. 4 Il n'y aura point de cœur où ce triste son ne jette l'épouvante et le tremblement. Alors le fer, le feu, la famine et la maladie servant comme de ministres à la colère de Dieu, se déchargeront sur les hommes qui n'auront point connu sa justice. Mais l'appréhension dont ils seront agités les tourmentera plus cruellement qu'aucun autre mal. Ils imploreront la miséricorde, et ne seront point exaucés ; ils invoqueront la mort, et ne recevront point son secours ; ils ne trouveront aucun repos ; dans la nuit, le sommeil n'approchera point de leurs yeux ; ils seront affligés par l’insomnie et par l'inquiétude du corps; de sorte qu'ils fondront en pleurs, jetteront des cris, grinceront les dents, déploreront la condition des vivants et envieront celle des morts. La multitude de ces maux et de plusieurs autres, défigurera et désolera la terre, comme la sibylle l'a prédit, quand elle a dit que: "Le monde serait sans beauté et l’homme sans consolation". Le genre humain, sera si fort diminué de cette sorte, qu'à peine en restera-t-il la dixième partie. Les deux tiers des serviteurs de Dieu seront enlevés, et il ne restera que l'autre tiers, composé de ceux qui auront été éprouvés. [7,17] XVII. 1 Je crois devoir expliquer en détail la manière dont ces choses arriveront. Lorsque la fin des siècles sera proche, Dieu enverra un grand prophète pour attirer les hommes à sa connaissance, et lui communiquera le pouvoir de faire des miracles. Dans les pays où sa doctrine sera rejetée, il fermera le ciel, arrêtera la pluie, changera l'eau en sang, tourmentera les désobéissants et les rebelles par la soif et par la faim, et fera sortir de sa bouche un feu qui dévorera ceux qui seront assez insolents pour entreprendre de le blesser. Il convertira par ses miracles un grand nombre de personnes au culte de Dieu. Lorsqu'il aura obéi à sa volonté et exécuté ses ordres, il s'élèvera en Syrie un autre roi, produit par le mauvais esprit, qui sera le destructeur et l'exterminateur du genre humain, et qui s'étant joint à d'autres méchants princes dont j'ai parlé, dissipera avec lui le reste de ceux qui auront échappé à ses premières cruautés. Ce dernier fera la guerre au prophète de Dieu, le vaincra, le fera mourir et le laissera sans sépulture. Mais ce prophète ressuscitera le troisième jour, et sera enlevé au ciel en présence et au grand étonnement de tout le monde. Ce roi sera très méchant, et, de plus, faux prophète, se fera appeler Dieu, et commandera qu'on l'adore comme le Fils de Dieu, et il aura le pouvoir de faire des prodiges par lesquels il trompera tellement les hommes qu'ils l'adoreront. Il commandera que le feu descende du ciel, que le soleil s'arrête dans sa course, que des images parlent ; et ces prodiges, qu'il fera par sa seule parole, attireront à sa suite une foule de savants. Il s'efforcera de renverser le temple de Dieu ; il persécutera le peuple innocent, et l'affliction sera plus violente qu'elle n'avait été depuis le commencement du monde. 2 Il marquera comme des bêtes ceux qui s'approcheront de lui et qui croiront en lui, et ceux qui refuseront de recevoir sa marque, s'enfuiront sur les montagnes; ou s'ils se laissent prendre, ils souffriront des tourments exquis, et mourront par de cruels genres de mort. Il fera envelopper les gens de bien dans les livres des prophètes, et les fera brûler de la sorte. Il aura la permission de ravager la terre en l'espace de quarante-deux mois, pendant lesquels la vertu sera rejetée, l'innocence odieuse, et les gens de bien serviront comme de proie aux méchants : il n'y aura plus d'ordre, de règle et de discipline; nul ne respectera les cheveux gris des vieillards ; nul n'aura pitié de la faiblesse ou du sexe des femmes, ou de l'âge des enfants. Tous les droits seront violés, et la terre sera comme exposée à un brigandage général et abandonnée au pillage. Alors les défenseurs de la vérité se sépareront des méchants et s'enfuiront dans les solitudes. Le roi impie, transporté de colère au premier bruit de cette nouvelle, pressera son armée, investira la montagne où les saints se seront retirés. Quand ils se verront entourés et poussés de toute part, ils élèveront leurs voix et imploreront le secours de Dieu, et il les exaucera, et enverra du haut du ciel un puissant roi qui les délivrera et qui défera les impies par le fer et par le feu. [7,18] XVIII. 1 Les prophètes remplis de l'esprit de Dieu, et les devins, animés par le démon, ont également prédit que tout ce que je viens de raconter arriverait. Hydaspe, dont j'ai déjà parlé, après avoir déjoué l'injustice et la misère de ces derniers temps, dit que les fidèles se sépareront alors des impies, élèveront les mains au ciel et imploreront le secours de Jupiter ; que Jupiter jettera les yeux sur la terre, qu'il écoutera les cris des fidèles et exterminera les impies. Tout ce qu'il avance en ces endroits-là est fort vrai, à la réserve qu'il attribue à Jupiter ce qui n'appartient qu'à Dieu. C'est aussi par un mauvais artifice des démons que l’on a comprimé, que le Fils de Dieu sera envoyé par son père, pour exterminer les méchants et pour mettre les bons en liberté; ce que Mercure Trismégiste n'a point dissimulé; car dans un livre intitulé Discours parfait, après avoir fait un long dénombrement des malheurs que j'ai touchés, il ajoute ce qui suit : « Quand cela sera arrivé de cette sorte, mon cher Asclépius, le Seigneur, le Dieu, et le père et le créateur du premier et du seul Dieu, jetant les yeux sur la terre, opposant l'ordre de sa volonté au dérèglement des hommes, et les rappelant de leur égarement, les nettoiera de leurs vices. Soit qu'il les lave par les déluges, ou qu'il les consume par le feu, ou qu'il les afflige par les maladies, il rendra au monde sa première face et son ancienne beauté. » Les sibylles en ont parlé de la même sorte, et ont témoigné que le Fils de Dieu descendra par l'ordre de son père sur la terre, pour délivrer de la servitude les personnes saintes et religieuses, et pour exterminer leurs persécuteurs. Une d'entre elles en parle de cette sorte : "Un puissant roi envoyé du ciel reconstruira les murailles et les fortifications des villes les plus florissantes, et domptera l'orgueil des princes". Une autre sibylle dit : "Que Dieu enverra du ciel un autre roi, qui mettra fin à la guerre". Une autre sibylle ajoute : "Ce roi délivrera les peuples du joug de la servitude, et les affranchira des lois injustes qui leur auront été imposées". [7,19] XIX. 1 Lorsque l'univers gémira sous l'oppression, et qu'il n'aura plus aucune force pour secouer le joug des tyrans, dont la fureur et la violence seront soutenues par de puissantes armées de voleurs, il aura besoin de l'assistance et de la protection du ciel. Alors Dieu, touché par l'extrémité du péril où seront exposés les gens de bien, et par les accents lamentables de leurs plaintes, leur enverra un libérateur. Alors le ciel s'ouvrira au milieu d'une nuit obscure, et Dieu en descendra avec une lumière aussi vive et aussi éclatante que celle des éclairs, comme la Sybille l'a prédit en ces termes : "Il paraîtra comme un feu au milieu de l'obscurité". C'est de la que vient la coutume que nous avons de passer une nuit en prières, en attendant notre roi. Nous avons deux raisons d'observer cette cérémonie : l'une que c'est en cette nuit-là qu'il ressuscitera et sortira vivant du tombeau et l'autre que c'est aussi dans la nuit qu'il reprendra l'empire de l'univers; car il est tout ensemble notre libérateur, notre juge, notre vengeur, notre roi, notre Dieu, que nous appelons choisi. Avant que de descendre, il laissera tomber du haut du ciel une épée, pour faire connaître aux personnes de piété que celui qui descendra sera le chef d'une sainte milice. Il descendra au milieu de la terre, accompagné d'une incroyable multitude d'anges; il sera précédé d'un feu, dont l'ardeur ne pourra être éteinte. Les anges livreront aux innocents et aux justes l'armée qui aura assiégé la montagne, et cette armée sera taillée en pièces depuis la troisième heure jusqu'au soir, et on verra couler un torrent de sang. L'impie se sauvera seul après la défaite de ses troupes, il perdra toute sa force. 2 C'est celui-là même que l'on appelle l'Antéchrist. Il se fera appeler choisi, et combattra contre le choisi véritable; et ayant été vaincu, il prendra la fuite, et recommencera plusieurs fois la guerre, et sera plusieurs fois vaincu, jusqu'à ce que tous les impies ayant été tués dans un quatrième combat, et leur chef ayant été pris, il recevra le juste châtiment de ses crimes. Les autres tyrans qui auront ravagé le monde, seront amenés liés avec lui au roi, qui leur reprochera leurs crimes, les condamnera, et les enverra au supplice. Lorsque le cours de l'impiété aura été arrêté de cette sorte, l'univers, qui aura été assujetti pendant plusieurs siècles à la tyrannie de l'erreur et de l'injustice, commencera à jouir de la liberté et à goûter les douceurs de la paix. Les dieux faits de la main des hommes ne recevront plus aucun culte. Leurs idoles seront ôtées des temples et jetées au feu, avec tous les ornements dont elles seront parées, selon que la sibylle la prédit, en quoi elle s'accorde avec les prophètes: Ils briseront, disent-ils tous deux, les idoles et fouleront aux pieds les richesses et l'orgueil du siècle. La sibylle Erythrée affirme aussi que : "Les images des dieux seront jetées au feu et réduites en cendres". g-Erga g-de g-cheiropoiehta g-theohn g-katakauthehsontai. [7,20] XX. 1 Les tombeaux seront ensuite ouverts et les morts en sortiront pour être jugés par le roi et par le Dieu à qui le père a donné le pouvoir de juger et de régner. Voici ce que la sibylle Erythrée a prédit de son jugement et de son règne : "Dieu jugera les hommes à la fin du monde et établira sur eux sa puissance". Une autre affirme : "Qu'alors la terre ouvrira son sein, et que les rois seront conduits devant le trône de Dieu pour être jugés". Et en un autre endroit, les circonstances terribles de ce jugement sont plus expressément marquées, et il y est dit que le ciel sera ouvert, que les morts seront tirés de leurs tombeaux, et que les justes et les impies seront également jugés. Il est vrai pourtant que tous les hommes ne seront pas alors jugés, mais ceux-là seulement qui auront fait profession de la véritable religion. Il ne sera point nécessaire de juger ceux qui n'ont point connu Dieu, puisqu'ils ne sauraient recevoir aucune sentence favorable, selon le témoignage de l'Écriture, qui nous assure que les impies ne ressusciteront point pour paraître au jugement. Il n'y aura donc que ceux qui auront connu Dieu qui seront jugés, et dont les bonnes et les mauvaises actions seront mises dans la balance, afin que si les bonnes sont en plus grand nombre que les mauvaises, ils soient récompensés par la jouissance de la vie éternelle, et que si, au contraire, les mauvaises l’emportent sur les bonnes, ils soient condamnés au supplice. Peut-être que quelqu’un demandera en cet endroit, comment il se peut faire que l’âme que nous supposons immortelle soit condamnée au supplice et qu’elle en éprouve la rigueur; car si elle reçoit le châtiment dû à ses crimes, elle en souffrira de la douleur, et cette douleur lui causera la mort. Que si elle n’est pas sujette à la mort, elle ne l’est pas non plus à la douleur. 2 Voici de quelle manière il faut répondre à cette difficulté que proposent les stoïciens. Les âmes subsistent toujours et ne peuvent être réduites au néant; mais celles des gens de bien étant pures, impassibles et bienheureuses, elles retournent au ciel comme au lieu de leur origine, ou bien elles sont enlevées dans un pays heureux où elles jouissent des plus charmants plaisirs. Mais celles des impies qui se sont souillées par des désirs impurs, sont d’une condition qui tient comme le milieu entre la mort et l’immortalité; elles sont sujettes à la faiblesse comme à une maladie contagieuse, où elles sont tombées par l’habitude trop étroite qu’elles ont entretenue avec leurs corps; en se soumettant aux passions, elles ont contracté des taches qui ne se peuvent effacer, ce qui est cause que si, d’un côté, elles ne sont point sujettes à la mort, parce qu’elles sont originaires de Dieu, elles le sont de l’autre aux supplices et aux tourments, parce que leurs péchés leur ont laissé des impressions qui les rendent sensibles à la douleur. Le poète a exprimé cette pensée par ces paroles : "L’homme n’est pas délivré de tous ses maux, quand il est délivré de la vie. Il y a des peines qui le suivent encore après sa mort, et lors même qu’il n’est plus sur la terre, il subit le châtiment dû aux crimes qu’il a commis". Ces paroles semblent assez conformes à la vérité; car, bien que l’âme disparaisse comme une vapeur et qu’elle s’évanouisse comme un songe, et qu’à notre égard elle soit invisible et impalpable, elle n’échappe pas pour cela aux mains de la justice éternelle. [7,21] XXI. 1 La puissance de Dieu est si grande qu’il se saisit sans peine des purs esprits, et les châtie comme il lui plaît. Les anges et les démons l'appréhendent, parce qu'il sait les punir d'une manière que nul discours ne peut expliquer. Il ne faut donc pas trouver étrange que les âmes, quoiqu’immortelles, soient capables de souffrir les supplices auxquels la justice les condamne. Il est vrai que, n'ayant rien de solide ni de palpable, elles ne peuvent aussi rien souffrir de la part des corps qui sont palpables et solides. Elles sont spirituelles, mais elles n'en dépendent pas moins absolument de Dieu, dont la nature et la puissance est un pur esprit. L'Écriture nous enseigne la manière dont les impies seront punis ; car, comme leurs âmes se sont souillées par les péchés qu'elles ont commis avec leurs corps, elles seront réunies à ces corps pour être punies. Les corps que Dieu leur donnera alors ne seront pas semblables à ceux que nous avons maintenant, et seront des corps d'un tempérament inaltérable et d'une condition indissoluble, qui ne seront point consumés par l'activité d'un feu éternel. Ce feu-là sera fort différent de celui que nous employons à divers usages. Le nôtre s'éteint si nous manquons de lui fournir incessamment de la matière pour l'entretenir ; mais le feu que Dieu allumera pour châtier les impies sera un feu qui n'aura besoin d'aucun aliment, qui n'aura point de fumée, et qui aura la pureté et la fluidité de l'eau. Il n'est pas porté en haut par une force étrangère, comme le nôtre, que les parties terrestres et les vapeurs grossières dont il est mêlé contraignent de s'élever vers le ciel par un mouvement déréglé et inégal. 2 Ce feu divin aura le pouvoir et de brûler les impies et de les conserver ; car, se servant à soi-même d'aliment, il sera comme une image de la fable du vautour dont les poètes ont feint que Titye était rongé sans être consumé. Il brûlera et tourmentera les corps sans les détruire. Le Sauveur jugera les justes et les fera passer par le feu. Ceux dont les péchés l'emporteront sur les vertus, ou par le poids ou par le nombre, seront légèrement touchés par la flamme. Mais ceux dont la vertu sera parfaite n'en sentiront aucune atteinte, parce qu'ils ont en eux une force secrète qui les garantira. Ce feu, qui a reçu de Dieu le pouvoir de tourmenter les coupables, respectera les innocents. Que personne cependant ne s'imagine que les âmes soient jugées incontinent après leur mort ; elles seront toutes gardées dans une vaste prison jusqu'à ce que le souverain juge vienne les examiner. Il donnera alors l'immortalité en récompense à ceux dont l'innocence aura été reconnue ; et pour celles qui auront été convaincues de leurs crimes, il les privera de la résurrection, et les jettera dans une région obscure où elles souffriront les supplices qu'elles méritent. [7,22] XXII. 1 Quelques-uns, qui ne savent pas d'où les poètes ont pris ce que je viens de dire, jugent que l'exécution en est impossible, et prennent ces récits pour des contes faits à plaisir. Il y a d'autant moins de sujet de s'étonner de leur sentiment, que les poètes, qui ont traité cette matière, l'ont fort déguisée et en ont altéré la vérité; car, bien qu'ils aient été plus anciens que les historiens, que les orateurs et que les autres écrivains, néanmoins parce qu'ils n'étaient pas instruits des mystères de Dieu, et qu'ils n'avaient qu'une idée fort grossière et fort confuse de la résurrection, ils en ont parlé d'une manière fort imparfaite, et comme d'une imagination fabuleuse; ils ont même témoigné qu'ils n'en avaient point de preuve certaine, et qu'ils ne suivaient qu'un bruit vague et qu'une opinion douteuse. C'est ainsi que Virgile, voulant comme s'excuser de ce qu'il en avançait, a demandé permission de raconter ce qu'il avait appris par le rapport d'autrui. Ainsi, bien qu'ils aient en quelque sorte altéré la vérité, ce qu'ils ont avancé ne laisse pas d'y être d'autant plus conforme dans le fond, que cela s'accorde avec les prédictions des prophètes, ce qui nous suffit pour former une preuve invincible. Il faut pourtant avouer que leur erreur n'est pas sans fondement; car, comme les prophètes publiaient sans cesse que le Fils de Dieu jugerait les hommes après leur mort, les poètes, qui ne connaissaient point d'autre souverain seigneur du ciel que Jupiter, ont dit que son fils jugerait dans les enfers. Ils n'ont pas néanmoins attribué ce pouvoir-là à Apollon, à Bacchus ou à Mercure, qui passent pour des dieux du ciel, mais ils l'ont attribué ou à Minos, ou à Eaque, ou à Rhadamanthe. 2 Ils ont corrompu par une licence poétique ce qu'ils avaient appris; et ces bruits vagues et confus qui ont couru parmi le peuple, ont altéré la vérité. Ils se sont trompés, quand ils ont dit que les morts ressusciteront après qu'ils auront passé mille ans dans les enfers. Voici comment Virgile en parle : "Lorsque les âmes ont passé mille ans dans les enfers, elles sont conduites au fleuve de l'Oubli, afin qu'elles soient contentes de retourner sur la terre et de rentrer dans des corps". Leur méprise est, en ce qu'ils ont dit, que les morts ressusciteront mille ans après leur mort, au lieu qu'ils ressusciteront pour régner mille ans avec Dieu, qui descendra pour purifier le monde, pour donner une nouvelle vie aux âmes des justes, pour réparer leurs corps et pour les mettre en possession d'une félicité éternelle. Tout ce qu'ils ont débité est véritable, à la réserve du fleuve de l'Oubli, qu'ils n'ont inventé que pour qu'on ne leur demandât pas pourquoi les âmes ne se souviennent plus dans les enfers de la vie qu'elles ont menée sur la terre, des emplois qu'elles y ont eus, et des actions qu'elles y ont faites. Cependant cette doctrine paraît incroyable, et on s'imagine que c'est une fable inventée par une licence poétique. Quant à nous, lorsque nous expliquons le mystère de la résurrection, et que nous assurons que les âmes n'oublient point en l'autre vie ce qu'elles ont fait en celle-ci, et qu'elles conserveront un souvenir de ce sentiment, on nous fait une autre objection, qui est que : depuis tant de siècles personne n'est encore ressuscité pour confirmer notre doctrine par un exemple. Mais il est aisé de leur répondre: que la résurrection ne peut arriver pendant un siècle où l'injustice règne encore ; où les meurtres sont commis en trahison par le poison, par le fer et par le feu: où la vertu est noircie pas les médisances, déshonorée par les injures, chargée de chaînes et condamnée aux plus rigoureux supplices; où l'innocence est si odieuse que tous ceux qui veulent suivre Dieu, non seulement deviennent l'objet de la haine publique, mais sont encore chargés de toutes sortes d'outrages, tourmentés par de nouveaux genres de supplices, et contraints, par la plus barbare de toutes les cruautés, à rendre un culte religieux à des dieux faits par la main des hommes, sans qu'on puisse trouver aucun prétexte de raison pour couvrir cette violence. 3 Faut-il ressusciter, pour souffrir tant d'indignes traitements, et reprendre une vie où l'on ne peut trouver de sûreté ! Puisque les justes sont si fort méprisés en ce monde, et qu'ils en sont si souvent enlevés par les méchants, que pourraient attendre ceux qui sortiraient de leurs tombeaux pour y revenir? Ils seraient sans doute exterminés à l'heure même, de peur que leur présence et leurs discours ne ruinassent la superstition païenne et n'attirassent toutes les nations au culte d'un seul Dieu. La résurrection ne doit donc arriver que quand le crime aura été détruit, et quand rien ne pourra empêcher que ceux qui ressusciteront ne mènent une vie parfaitement heureuse. Il n'y a eu que les misères de cette vie qui aient donné occasion aux poètes d'inventer le fleuve de l'Oubli, de peur que les âmes ne refusassent de retourner sur la terre, quand elles se souviendraient de tout ce qu'elles y auraient souffert. Voilà pourquoi Virgile a demandé : "S'il est possible qu'il y ait des âmes qui veuillent bien rentrer dans des corps après en être une fois sorties, et d'où leur vient un si étrange désir de jouir encore de la vie". Comme ils ne savaient de quelle manière cela devait arriver, ils ont cru que les âmes renaîtraient, et retourneraient comme à une seconde enfance. C'est par la même occasion que Platon, discourant sur la nature de l'âme, a dit : que, par la facilité et par la vitesse avec lesquelles les enfants apprennent, il est aisé de reconnaître que l'âme est immortelle et divine ; de sorte qu'ils semblent renouveler plutôt d'anciennes idées qu'en acquérir de nouvelles; en quoi ce savant homme est tombé d'une manière fort ridicule dans les imaginations des poètes. [7,23] XXIII. 1 Les âmes ne renaîtront point, parce qu'il est impossible qu'elles renaissent ; mais elles ressusciteront, seront revêtues de leurs corps par un effet de la puissance de Dieu, conserveront le souvenir de leurs actions, et, jouissant d'une abondance incroyable de biens célestes, rendront grâces à Dieu de ce qu'il aura éloigné d'elles tous les maux, et de ce qu'il les aura appelées à une vie et à un empire qui n'auront point de bornes, non plus que l'éternité. Les philosophes ont entrepris de parler de la résurrection ; mais la doctrine qu'ils ont eue sur ce sujet n'a pas été moins corrompue que celle des poêtes. Pythagore a prétendu que les âmes passent en de nouveaux corps; mais il est inexcusable en ce qu'il les fait passer dans des corps de bêtes d'abord, et en des corps d'hommes ensuite, et en ce qu'il assurait que la sienne avait autrefois animé le corps d'Euphorbe. Chrysippe, que Cicéron dit être comme une colonne qui soutient la galerie des stoïciens, en a jugé plus raisonnablement lorsque, parlant du renouvellement du monde dans le livre qu'il a composé de la Providence, il a écrit ce qui suit : « Les choses étant telles que je viens de les représenter, il est clair qu'il n'est pas impossible que, quand nous serons morts, nous retournions après un certain cercle d'années à l'état où nous sommes aujourd'hui. » Mais laissons-là l'autorité des hommes pour écouter celle de Dieu. Voici ce que dit la sibylle : "Il n'y a point de foi maintenant parmi les hommes ; mais lorsque Dieu les jugera, et qu'il distribuera aux bons et aux méchant les récompenses et les châtiments qu'ils auront mérités, les médians tomberont dans le feu et reconnaîtront la justice de leur condamnation ; les gens de bien, au contraire, demeureront encore sur la terre et y jouiront de l'honneur et de la gloire". Puisque les prophètes, les devins, les poètes et les philosophes, conviennent de la résurrection des morts, que personne ne nous demande de quelle manière elle se pourra faire. On ne saurait rendre raison des ouvrages de Dieu. Il faut croire qu'ayant bien su créer l'homme, il saura bien le réparer. [7,24] XXIV. 1 J'ajouterai maintenant ce qui suit: Le Fils du Dieu suprême viendra juger les vivants et les morts, selon le témoignage de la sibylle qui dit : "Que toute la terre sera remplie de confusion, et que le souverain juge montera sur son tribunal pour juger le monde". Lorsqu'il aura exterminé l'injustice, qu'il aura jugé tous les hommes, et qu'il aura ressuscité ceux qui auront été justes dès le commencement, il demeurera pendant mille ans parmi les hommes qu'il gouvernera avec une parfaite équité. C'est ce que la sibylle, transportée d'une sainte ferveur, a exprimé de cette sorte : "Mortels, écoutez avec attention ce que je vous dis : c'est que le Seigneur régnera sur la terre". Ceux qui seront en ce temps-là en vie ne mourront point ; mais ils mettront au monde pendant mille ans une multitude intime d'enfants, qui seront saints et agréables à Dieu. Ceux qui auront été ressuscites présideront en qualité de juges à ceux qui seront demeurés en vie. Toutes les nations ne seront pas absolument détruites : quelques-unes seront réservées pour servir de matière aux victoires que Dieu accordera aux justes et d'ornement à leur triomphe, et pour être réduites à une éternelle servitude. Le prince des démons et l'auteur de tous les maux sera chargé de chaînes et gardé dans les prisons de l'empire céleste, durant les mille ans pendant lesquels la justice régnera sur la terre, afin qu'il ne puisse nuire aux personnes de piété. Lorsque le Fils de Dieu sera arrivé, les gens de bien seront assemblés de toutes les parties de l'univers, et lorsque le jugement sera achevé, leur ville sainte sera fondée au milieu de la terre, où le Seigneur qui l'aura fondée demeurera lui-même avec les gens de bien. La sibylle décrit cette ville, en disant : "Que Dieu l'a lui-même fondée, et qu'il l'a rendue plus éclatante que le soleil ni la lune, et les autres astres". 2 Les ténèbres dont le ciel était couvert seront dissipées, et le soleil et la lune recevront une lumière, qui ne souffrira plus de diminution. La splendeur du soleil sera sept fois plus éclatante qu'elle n'est maintenant. La terre produira une abondance incroyable de fruits, sans que personne ait la peine de la cultiver. Le miel sortira des plus durs rochers; on verra couler des ruisseaux de vin et des fleuves de lait; enfin l'univers, délivré de la domination de l’erreur et de l'impiété, sera comme transporté de joie. Les bêtes les plus féroces ne se nourriront plus de sang. Les oiseaux ne fondront plus sur leur proie; tous les animaux seront doux et paisibles ; les lions demeureront dans l'étable avec les troupeaux ; les loups n'enlèveront plus les brebis ; les chiens n'iront plus à la chasse ; les éperviers ni les aigles ne nuiront plus; les enfants joueront avec les serpents ; enfin on verra en ce temps-là une fidèle image de tout ce que les poètes ont feint être arrivé au siècle d'or, sous le règne de Saturne. La façon de parler figurée des prophètes qui expriment les choses à venir comme si elles étaient déjà passées, a été cause que les poêtes se sont trompés. Les prophètes étaient inspirés de Dieu et voyaient les choses qu'il leur révélait, comme si elles eussent été présentes. Lorsque leurs prédictions ont été publiées, ceux qui n'avaient point de connaissance des secrets de Dieu ont cru qu'elles avaient été accomplies aux siècles passés, bien qu'il soit vrai qu'elles ne peuvent être accomplies pendant que l'autorité absolue et le pouvoir de commander est entre les mains des hommes. Mais quand les religions profanes auront clé abolies, que les crimes seront bannis, et que la terre sera soumise à l'obéissance de Dieu : "Les pilotes abandonneront les vaisseaux, et les marchands renonceront au commerce. Il n'y aura point de terroir qui ne porte de lui-même toutes sortes de fruits, sans que les hommes aient eu la peine de le cultiver. Les moissons mourront dans les campagnes, les raisins pendront aux buissons, et le miel coulera des chênes. On ne teindra plus les laines, et la toison prendra sur le dos des brebis toutes sortes de couleurs. Les chèvres retourneront à la bergerie, pleines de lait, et les troupeaux n'appréhenderont plus la rencontre des lions". 3 Il semble que Virgile ait eu dessein en cet endroit d'imiter la sibylle de Cumes. Voici et que celle d'Erythrée a dit sur le même sujet : "Alors les loups pâtiront avec les brebis sur les montagnes ; les lynx avec les chevreaux, les ours avec les bœux ; les loups mangeront la paille dans l'étable ; les enfants écraseront les serpents". En un autre endroit, elle représente en ce« termes l'abondance dont Dieu favorisera les hommes : "Dieu, dit-elle, comblera les hommes de joie. La terre porte toutes sortes d'arbres, et ces arbres porteront une merveilleuse diversité de toutes sortes de fruits. On verra couler comme des fleures de vin, de miel et de lait". Une autre en a parlé de cette sorte : "Il n'y aura que la terre habitée par les gens de bien, qui aura une si heureuse fertilité, et ou l'on verra couler le miel du creux des rochers". Les hommes vivront en ce temps-là dans une profonde paix et dans l'abondance de toutes choses. Ils régneront avec Dieu, et les princes des nations les plus éloignées viendront adorer le grand roi, dont le nom sera vénérable à tout l'univers, et lui feront des présents. [7,25] XXV. 1 Voilà ce qui a été prédit par les prophètes. Je n'ai pas cru qu'il fût nécessaire de rapporter leurs paroles; et d'ailleurs j'aurais été engagé à un travail presque infini, et j'aurais trop augmenté mon ouvrage, en amassant quantité de passages conformes les uns aux autres, et dont la répétition aurait été fort ennuyeuse. J'ai de plus été persuadé que ce serait un avantage considérable à la cause que je défends, d'employer plutôt le témoigne des étrangers que celui des auteurs de notre parti, et de faire voir que nos ennemis ont entre leurs mains des preuves de la vérité qu'ils refusent de reconnaître. Si quelqu'un veut s'instruire solidement, qu'il aille à la source de ces auteurs sacrés, et qu'il puise dans leurs ouvrages une doctrine plus ample et plus merveilleuse que celle que j'ai renfermée dans celui-ci. On demandera peut-être, quand toutes ces choses que j'ai racontées arriveront. J'ai déjà fait voir qu'il est absolument nécessaire qu'à la fin des six mille ans l'état du monde soit changé, et qu'il paraît par les signes qui, selon les prédictions des prophètes, précéderont ce changement, que le temps en est fort proche. Ceux qui ont écrit sur la chronologie, et qui ont supputé, tant selon l'autorité de l'Écriture que selon celle des historiens profanes, les années qui se sont écoulées depuis le commencement du monde, ont apporté des preuves très-solides de ce que j'avance. Quoiqu'il y ait quelque différence dans la manière de compter de ces auteurs, il semble pourtant que la fin des siècles ne peut être éloignée de plus de deux cents ans. Il paraît aussi visiblement que le monde est menacé d'une ruine prochaine ; et la seule circonstance qui peut diminuer notre crainte est que la ville de Rome subsiste encore dans un état florissant. Mais quand cette capitale de l'univers aura été renversée, et qu'elle ne sera plus qu'un amas de ruines, il ne restera plus aucune raison de douter que la fin des siècles ne soit arrivée. Cette seule ville soutient et conserve tout. C'est pourquoi, si les ordres et les décrets de Dieu peuvent être différés, nous le devons prier que l'abominable tyran qui doit commettre tant de crimes et éteindre cette lumière, dont l'absence sera suivie de la ruine de l'univers, ne vienne pas sitôt. Continuons la description de ce qui doit arriver ensuite. [7,26] XXVI. 1 J'ai déjà dit que le prince des démons sera lié, au commencement du règne des saints; mais il sera délié et mis en liberté a la fin des mille ans de ce règne, et des sept mille du monde. Mais il soulèvera les peuples et les excitera à prendre les armes contre les saints, et à mettre le siège devant leur ville avec des troupes innombrables. Ce sera pour lors que les derniers effets de la colère de Dieu sur les peuples éclateront, et qu'il exterminera jusqu'au dernier d'entre eux. Il ébranlera la terre avec une si horrible violence, que les montagnes de Syrie en seront brisées, que les collines demeureront comme suspendues, et que les murailles et toutes les villes tomberont à terre. Dieu arrêtera le soleil dans l'espace de trois jours, et augmentera de telle sortes la chaleur, que les impies et les rebelles en seront brûlés. Il fera tomber sur eux une pluie de soufre, une grêle de pierres enflammées et des gouttes de feu ; leurs forces seront comme fondues par l'excès de la chaleur; leurs corps seront brisés par la grêle; ils se tueront les uns les autres par l'épée, de sorte que les montagnes seront remplies de corps morts, et les campagnes couvertes d'os. Le peuple fidèle sera caché dans les cavernes pendant ces trois jours, jusqu'à ce que la colère de Dieu contre les nations éclate dans le dernier jugement. 2 Quand les justes sortiront de leurs retraites, ils trouveront une quantité d'ossements et de cadavres. La trace des impies sera effacée, et il ne restera plus sur la terre d'autre nation que celle qui sera soumise à Dieu. Sept ans se passeront sans que l'on coupe les arbres, et au lieu de brûler du bois, on brûlera les armes des nations vaincues ; la guerre sera suivie d'une paix éternelle. Lorsque les mille ans seront accomplis, Dieu réparera le monde, pliera le ciel, changera la terre, donnera aux hommes la forme des anges, les rendra blancs comme la neige, et recevra pendant toute l'éternité leur culte et leurs sacrifices. Ce sera en ce temps-là qu'arrivera la seconde et la générale résurrection où les impies seront tirés de leurs tombeaux, pour être condamnés à un supplice éternel. Ces impies sont ceux qui ont adoré des idoles faites par la main des hommes, et qui n'ont point connu le Seigneur et le créateur du monde, ou qui l'ont renoncé. Leur prince sera pris avec ses ministres, et condamné au feu éternel avec toute la foule des impies, en présence des anges et des saints. 3 Voila la doctrine des prophètes que les chrétiens suivent; voilà notre sagesse, qui passe pour folie et pour vanité dans l'esprit de ceux qui rendent un souverain culte à des créatures qui ne sont que faiblesse, et qui sont encore attachés à la fausse philosophie du siècle. Ce qui augmente leur hardiesse, est que nous n'avons pas accoutumé de défendre publiquement nos sentiments, et que nous obéissons au commandement qui Dieu nous fait de respecter ses mystères dans le silence, de les conserver dans le secret de notre conscience, et de n'entrer jamais en dispute avec ces profanes qui ont l'insolence d'attaquer Dieu et sa religion, non pour s'instruire, mais pour insulter et pour faire des railleries outrageuses et sanglantes. Les mystères doivent être cachés avec une grande fidélité, et principalement par ceux qui ont, comme nous, le nom de fidèles. Cependant, les impies prenant notre silence pour l'effet d'une mauvaise conscience, inventent d'horribles calomnies contre les personnes les plus innocentes et les plus honnêtes, et ajoutent volontiers foi à ces calomnies qu'ils ont inventées. 4 Mais ces faux bruits sont entièrement dissipés, très saint empereur, depuis que le souverain Seigneur du monde vous a suscité pour rétablir la justice et pour conserver le genre humain. Maintenant que vous gouvernez l'empire romain avec une si haute sagesse et une si parfaite équité, les serviteurs de Dieu ne sont plus traités comme des scélérats et des impies. Maintenant que la vérité est découverte, et qu'elle paraît avec éclat, on n'accuse plus d'injustice ceux qui s'efforcent de garder la justice avec toute l'exactitude qui leur est possible, on ne nous reproche plus le nom de Dieu, et on ne dit plus que nous n'avons point de religion, nous qui sommes seuls dans la religion véritable, parce que nous méprisons les images des morts et que nous adorons un Dieu vivant. La souveraine providence vous a élevé au comble de la grandeur humaine, parce que vous êtes capable de réparer, par votre piété, les fautes des autres princes, et de pourvoir à la conservation de vos sujets avec une bonté paternelle, de chasser loin de l'empire les médians que Dieu vous a livrés entre les mains pour faire voir à tout le monde en quoi la véritable majesté consiste. 5 Ceux qui ont voulu abolir le culte de Dieu pour maintenir l'impiété et la superstition, ont été exterminés, au lieu que vous qui aimez sincèrement Dieu et qui soutenez généreusement ses intérêts, vous trouvez la prospérité et le bonheur, la réputation et la gloire à la suite de toutes vos entreprises. Ils ont porté et portent encore le châtiment dû à leurs crimes, au lieu que vous êtes garanti de toute sorte de périls, par la toute-puissante main de Dieu, et que vous jouissez sans trouble de l'autorité souveraine. Le souverain Seigneur de l'univers vous a choisi entre tous les autres pour travailler à rétablissement de la religion, parce que vous les surpassez par l'éminence de votre vertu. Les impies dont je parle ont eu peut-être quelque apparence d'innocence; car ils n'en pouvaient avoir la réalité puisqu'ils ne connaissaient point Dieu qui en est l'unique principe, au lieu que l'inclination qui vous porte naturellement au bien, soutenue par la foi et par la piété chrétienne, vous ont donné une justice et une sainteté accomplie. Vous êtes sans doute fort propre à servir de ministre à Dieu, dans le dessein qu'il avait de réformer les abus des hommes. C'est pourquoi nous le prions sans cesse de vous conserver, vous qui conservez l'État, et qui inspirez le désir d'aimer toujours son nom, ce qui sera une source de bonheur pour vous, et de repos pour les peuples. [7,27] XXVII. 1 Puisque j'ai achevé les sept livres que j'avais entrepris, et que je suis heureusement arrivé à la fin de mon ouvrage, il ne me reste plus rien que d'exhorter tout le monde à embrasser la véritable religion, et en même temps la sagesse, dont l'effet est l'exercice est de mépriser les biens de la terre, de fuir les attraits des plaisirs, et de renoncer aux erreurs pour obtenir le trésor incorruptible des récompenses éternelles. C’est un bonheur inestimable d'être délivré des misères de la vie présente et d'aller à ce juge d'une équité souveraine, et ce père d'une bonté infinie, qui nous donnera la repos au lieu du travail, la vie au lieu de la mort, la clarté au lieu des ténèbres, les biens du ciel dans l'éternité au lieu de ceux de la terre et du temps et enfin une récompense à laquelle les peines que nous trouvons ici-bas dans la pratique des vertus chrétiennes, n'ont aucune proportion. C'est pourquoi, si nous souhaitons parvenir a plus haut point de la sagesse et du bonheur, nous devons nous résoudre à supporter non seulement les travaux dont parle Térence, comme ceux de moudre au moulin, d'être battus, d'avoir les fers aux pieds, mais endurer les prisons, les fers, les supplices, les douleurs et la mort même, dans l'assurance où nous sommes que, comme il n'y a point de plaisir sur la terre qui ne soit accompagné de quelque peine, il n’y a point aussi de vertu qui ne soit suivie de sa récompense. 2 Tout le monde doit donc tâcher de prendre le bon chemin, de pratiquer généreusement les vertus, de supporter avec patience les peines de la vie présente, dans l'espérance de recevoir un jour du soulagement. Notre père et notre Seigneur, qui a créé le ciel et l'a posé sur des fondements inébranlables, qui y a attaché le soleil et les autres astres, qui a suspendu la terre sur son propre poids, et l’a comme fortifiée par les montagnes et entourée de la mer, qui a tiré du néant tout ce qu'il y a dans le monde, ayant reconnu les erreurs et les égarements des hommes, leur a envoyé un chef et un conducteur pour leur montrer le chemin de la vertu. Suivons-le et obéissons-lui, parce que comme a dit Lucrèce : "Il a purgé nos esprits des erreurs par la vérité de ses discours ; il a arrêté l'inconstance de nos désirs et la vanité de nos craintes ; il nous a découvert le souverain bien ou nous devons tendre, et le chemin par où nous y devons arriver". Il ne s'est pas contenté de nous montrer le chemin; il l’a tenu le premier, et a marché devant nous, de peur que les difficultés qui s'y rencontrent ne nous frappassent d'effroi. Abandonnons, s'il est possible, le chemin qui nous trompe et qui nous perd, et où la mort se cache sous les attraits de la volupté. 3 Plus nous sommes avancés en âge et plus le jour auquel nous partirons de ce monde, nous paraît proche, plus nous devons nous préparer à paraître sans tache et sans péché devant notre juge, bien loin d'imiter l'aveuglement de ceux qui, quand ils se sentent menacés d'une mort prochaine, par les incommodités de la vieillesse et par la diminution de leurs forces, prennent cette menace pour un avertissement de se hâter de jouir des plus doux et des plus agréables plaisirs. Que chacun se retire de ce bourbier pendant qu'il en a le moyen, et qu'il se tourne de tout son cœur vers Dieu, afin qu'il puisse attendre en assurance le jour auquel le souverain Seigneur de l'univers jugera des actions et des pensées de tous les hommes. Que non-seulement il méprise, mais encore qu'il fuie tout ce que l'on recherche ici-bas, et qu'il préfère son salut à tous les biens dont la possession est incertaine, passagère et trompeuse. Ils passent et changent sans cesse, et s'échappent d'entre nos mains plus vite qu'ils n'y sont tombés. Quand nous les retiendrions durant toute notre vie, il faudrait les quitter au moins à la mort : nous ne saurions emporter que l'innocence et la vertu. Celui-là paraîtra fort riche devant Dieu, qui paraîtra avec la continence, avec la miséricorde, avec la patience, avec la charité, avec la foi : c'est une succession qui ne peut nous être ôtée, ni donnée à un autre à notre préjudice. Qui est-ce qui veut la posséder ? 4 Que ceux qui ont faim s'approchent, et ils seront rassasiés d'un aliment céleste qui contentera leur appétit. Que ceux qui ont soif s'approchent, et qu'ils puisent de l'eau du salut dans une source qui ne tarit jamais. Cet aliment et cette eau du ciel rendent la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, la voix aux muets, l'usage des pieds et des jambes aux boiteux, la sagesse aux insensés, la santé aux malades, la vie aux morts. Notre souverain et équitable juge tirera de l'obscurité du tombeau ceux qui auront eu le courage de fouler aux pieds les corruptions de la terre. Que personne ne mette sa confiance dans les richesses, dans les dignités, ni même dans l'autorité souveraine : tous ces avantages du siècle ne sauraient nous procurer l'immortalité ; car celui qui aura renoncé aux privilèges de la condition humaine, et qui en s'attachant aux biens présents se sera roulé sur la terre, sera châtié comme un déserteur de son seigneur et de son père. Travaillons donc sérieusement à acquérir l'innocence qui nous accompagnera jusqu'au trône de Dieu. Combattons cependant sous ses enseignes et pour son service, tant que notre âme animera notre corps. Veillons et demeurons en sentinelle. Résistons, généreusement contre les ennemis qui nous sont connus, afin que les ayant vaincus, nous recevions de la main de Dieu la récompense qu'il nous a promise.