[2,0] ORAISON FUNÈBRE EN L'HONNEUR DES SOLDATS QUI ALLÈRENT AU SECOURS DES CORINTHIENS. 1. Citoyens présents à ces funérailles, si je croyais qu'il fût possible de faire paraître dans un discours la valeur des guerriers qui reposent en ce lieu, j'aurais à me plaindre qu'on m'ait désigné si peu de jours à l'avance pour prendre la parole. Mais l'humanité tout entière n'aurait pas assez de toute l'éternité pour composer une oeuvre qui fût à la hauteur de leurs exploits; aussi est-ce dans l'intérêt des citoyens chargés de parler devant vous que la cité, me semble-t-il, leur donne si peu de temps : c'est le meilleur moyen, a-t-elle pensé, de leur ménager l'indulgence de l'auditoire. 2 Dans ce discours à la gloire de nos héros, ce n'est pas avec leurs actions qu'il me faut rivaliser, mais avec les orateurs qui les ont célébrées avant moi. La matière offerte à la poésie et à l'éloquence par leur valeur est si riche qu'après avoir déjà inspiré tant de chefs-d'oeuvre, loin d'être épuisée, elle laisse encore assez à dire aux nouveaux venus. Il n'est pas de terre, en effet, pas de mer où ils ne se soient signalés; en gémissant sur leurs propres malheurs, tous les hommes, en tous lieux, chantent un hymne à la vertu de nos morts. 3 Je vais d'abord exposer les luttes soutenues par nos ancêtres dans les anciens temps et dont la renommée a transmis le souvenir. Elles méritent qu'on les commémore partout, soit dans les chants de la poésie, soit dans les discours à la louange des bons citoyens, soit dans les hommages que nous leur rendons en des occasions comme celle-ci, soit dans les leçons dont les exploits des morts offrent aux vivants la matière. 4 Jadis vivaient les Amazones, filles d'Arès, habitant près du fleuve Thermodon. Elles étaient les seules, parmi les peuples d'alentour, à porter une armure de fer, et elles furent les premières dans le monde entier qui montèrent sur des chevaux : ainsi, elles pouvaient surprendre l'ennemi étonné, l'atteindre dans sa fuite, aussi bien qu'échapper à sa poursuite. Femmes par le sexe, leur courage les faisait plutôt considérer comme des hommes. Elles se montraient en effet supérieures aux hommes par la vigueur de leurs âmes, plus qu'elles ne leur cédaient par la faiblesse de leurs corps. [2,5] Souveraines de nombreux peuples, elles avaient déjà asservi leurs voisins, quand la glorieuse renommée de nôtre pays leur inspira un grand espoir de s'illustrer : suivies des nations les plus belliqueuses, elles marchent sur notre villes. Mais elles trouvèrent devant elles des hommes de coeur, et leurs âmes ne furent plus au-dessus de leur sexe : elles démentirent leur première réputation, et ces périls mieux que la faiblesse de leurs corps les révélèrent femmes. 6 Par un malheur singulier, elles ne purent tirer une leçon de leurs fautes pour mieux se conduire dans la suite : au lieu de retourner chez elles avouer leur insuccès et proclamer la valeur de nos ancêtres, c'est sur notre sol même qu'elles périrent, et que leur folie reçut son châtiment. Elles fournirent à notre cité l'occasion de s'immortaliser par sa valeur, tandis que, vaincues chez nous, elles jetaient leur propre patrie dans l'obscurité. Ainsi ces femmes, pour avoir injustement convoité la terre d'autrui, perdirent justement la leur. 7 Adraste et Polynice, qui avaient marché contre Thèbes avaient été vaincus, et les Cadméens refusaient de laisser enterrer leurs cadavres. Les Athéniens, estimant que, s'ils avaient commis une faute, ils en avaient, par leur mort, reçu le châtiment le plus rigoureux, que les dieux des enfers étaient frustrés de leurs droits, et qu'en souillant les sanctuaires, on commettait une impiété envers les dieux du ciel, commencèrent par envoyer des hérauts pour demander la permission d'enlever les morts : 8 le devoir des hommes de coeur, pensaient-ils, est de châtier leurs ennemis vivants, mais c'est avoir une médiocre confiance en sa valeur que de l'exercer sur des cadavres. Ne pouvant obtenir gain de cause, ils marchèrent contre les Cadméens, non pour vider une ancienne querelle, ni pour complaire aux Argiens survivants, 9 mais parce qu'ils revendiquaient pour les soldats morts à la guerre le droit à la sépulture. En affrontant l'un des adversaires, c'est pour tous les deux qu'ils combattaient: l'un n'outragerait plus les dieux en offensant les morts ; l'autre ne rentrerait pas dans sa patrie privé d'un honneur traditionnel, exclu d'un droit hellénique et frustré d'une commune espérance. [2,10] Pleins de ces pensées, et persuadés que les hasards de la guerre sont les mêmes pour tous, ils affrontèrent des ennemis nombreux; mais ils avaient le droit pour allié et ils furent vainqueurs. Au reste, l'ivresse du succès ne leur inspira pas un châtiment excessif : à l'impiété des Cadméens ils se contentèrent d'opposer le spectacle de leur propre vertu. On leur remit les corps des Argiens, enjeu pour lequel ils étaient venus combattre, et ils les enterrèrent dans leur propre pays, à Éleusis, voilà ce que firent nos ancêtres pour ceux des sept guerriers qui moururent devant Thèbes. 11 Par la suite, Héraclès ayant disparu d'entre les hommes, ses enfants fuyaient Eurysthée et étaient repoussés par tous les Grecs honteux de leur acte, mais tremblant devant la puissance du roi. Ils arrivèrent dans notre ville et allèrent s'asseoir en suppliants sur nos autels. 12 Malgré les réclamations d'Eurysthée, les Athéniens refusèrent de les livrer. Ils vénéraient la vertu d'Héraclès plus qu'ils ne craignaient le danger, et ils aimaient mieux combattre pour les faibles, du côté du droit, que de complaire aux puissants en leur livrant leurs victimes. 13 Lorsque Eurysthée marcha contre eux avec les peuples qui occupaient alors le Péloponnèse, en présence du danger leur résolution ne fléchit pas : ils persévérèrent dans leurs sentiments. Ils n'avaient pourtant reçu d'Héraclès aucun service particulier, et ne savaient pas dans quelles dispositions ils trouveraient plus tard ses fils. 14 Convaincus de la justice de leur cause, sans autre motif de ressentiment contre Eurysthée, sans avoir à attendre d'autre profit que la gloire, ils affrontèrent une lutte si périlleuse par compassion pour les victimes et par haine pour leurs oppresseurs, afin de repousser les uns et de protéger les autres. La liberté, à leurs yeux, c'était de ne rien faire par contrainte ; la justice, de secourir des victimes innocentes; le courage, de mourir s'il le faut en combattant pour la justice et la liberté. [2,15] Telle était la fière résolution des deux adversaires, qu'Eurysthée ne voulait rien devoir à la bonne volonté des Athéniens, et que les Athéniens auraient refusé leurs suppliants aux supplications mêmes d'Eurysthée. Ils opposent donc leurs seules forces à l'armée du Péloponnèse tout entier, remportent la victoire, sauvent la vie des Héraclides, affranchissent encore leurs âmes en les délivrant de la crainte, et, à leurs propres périls, couronnent la vertu du père dans le triomphe des enfants. 16 Les enfants furent plus heureux que le père : bienfaiteur du genre humain, s'imposant une vie de labeur, de triomphes et de gloire, Héraclès châtia ceux qui opprimaient les autres, mais ne put se venger d'Eurysthée, son ennemi personnel, qui le persécutait lui-même. Ses fils au contraire, grâce à notre cité, virent dans le même jour leur propre salut et le châtiment de leurs ennemis. 17 Pour bien des raisons il appartenait à nos ancêtres de se faire ainsi, d'un coeur unanime, les champions du droit. C'est sur le droit que se fonde leur origine elle-même. La plupart des nations, assemblage de peuples divers, occupent un sol étranger, dont elles ont chassé les habitants ; les Athéniens, au contraire, sont autochtones, et la même terre est à la fois leur mère et leur patrie. 18 Ils furent aussi les premiers, et les seuls en ce temps-là, qui abolirent chez eux les royautés pour y établir la démocratie persuadés que la liberté de tous était le meilleur gage de concorde. Unis entre eux par la communauté des intérêts dans les périls, ils montraient dans leur vie publique des âmes libres, 19 et s'en remettaient à la loi du soin d'honorer les bons et de punir les mauvais : il ne convient qu'aux bêtes sauvages, pensaient-ils, de régner par la force ; mais il appartient aux hommes de fixer le droit par la loi, de le faire accepter par la raison et d'obéir à ces deux puissances, la loi étant leur reine et la raison leur guide. [2,20] Nobles par leur origine, nobles par leurs sentiments, les ancêtres des guerriers couchés en ce lieu accomplirent mille exploits admirables. La valeur de leurs descendants a laissé aussi, partout, d'immortels et magnifiques trophées. A eux seuls ils ont, pour le salut de l'Hellade entière, affronté de nombreuses myriades de Barbares. 21 Le roi de l'Asie, qui n'avait pas assez de ses possessions, et se flattait, encore d'asservir l'Europe, envoya contre nous une armée de cinq cent mille hommes. Ses généraux se dirent qu'en faisant accepter leur alliance à notre cité, ou en la soumettant si elle résistait, ils n'auraient pas de peine à réduire le reste des Grecs, et ils débarquèrent auprès de Marathon. Le meilleur moyen, pensaient-ils, de nous trouver seuls, sans alliés, c'était de risquer le combat quand la Grèce était encore divisée sur les moyens de repousser les agresseurs. 22 Au reste, la conduite antérieure d'Athènes leur faisait présumer que, s'ils se portaient d'abord contre une autre ville, en plus de ses habitants, ils trouveraient devant eux les Athéniens, prompts à secourir les victimes d'une injuste agression. S'ils commençaient au contraire par nous, quelle cité grecque, pour en sauver une autre, oserait encourir la haine déclarée des barbares? 23 Tels étaient les calculs de l'ennemi. Mais nos ancêtres, sans raisonner sur le péril, persuadés qu'une mort glorieuse laisse le renom immortel de nos belles actions, ne tremblèrent pas devant le nombre: ils eurent confiance en leur valeur. Honteux de voir les barbares sur leur sol, ils n'attendent pas que les alliés soient informés de leur situation et viennent à leur secours : au lieu de devoir à d'autres leur salut, c'était à eux, pensaient-ils, de sauver le reste de la Grèce. 24 Dans ce sentiment unanime, leur petite troupe marche au-devant d'un ennemi nombreux. A leurs yeux, la mort était un sort à partager avec tous les hommes, la gloire avec une élite ; et si la mort fait de la vie un bien qui nous est étranger, le souvenir qu'ils laisseraient après leurs épreuves serait bien à eux. Ils croyaient aussi qu'une victoire qu'ils n'auraient pu remporter seuls leur serait également impossible avec leurs alliés. Vaincus, ils périraient seulement un peu plus tôt que les autres ; vainqueurs, ils affranchiraient avec eux les autres Grecs. [2,25] Ils se conduisirent en hommes de coeur qui n'épargnaient point leurs personnes, faisaient à la vertu le sacrifice de leur existence, plus respectueux des lois de leur pays qu'effrayés par les périls de la guerre. Sauveurs de la Grèce, ils triomphèrent sur leur propre sol de ces Barbares que la cupidité avait jetés sur un pays étranger. 26 Le combat fut livré si rapidement que les mêmes messagers allèrent annoncer aux autres Grecs l'arrivée des barbares sur notre sol et la victoire de nos ancêtres. Au lieu d'avoir à redouter un danger prochain, la Grèce eut la joie d'apprendre qu'elle était sauvée. Comment s'étonner dès lors que ces exploits anciens nous paraissent récents, et que la valeur de nos ancêtres soit encore aujourd'hui un sujet d'admiration pour tous les hommes. 27 A la suite de cet évènement, Xerxès, roi de l'Asie, qui avait méprisé la Grèce, mais qui se voyait déçu dans son espoir et déshonoré par la défaite ; inconsolable d'un pareil malheur, irrité contre ceux qui en étaient la cause, n'ayant pas l'expérience de la mauvaise fortune et de ce que peuvent des hommes de coeur, partit dix ans plus tard, après avoir préparé son expédition : il avait douze cents vaisseaux et, comme troupes de terre, une foule si prodigieuse qu'il serait trop long d'énumérer seulement les races qui la composaient. 28 Voici qui en témoigne mieux que tout : quoiqu'il disposât de mille vaisseaux pour les faire passer d'Asie en Europe au point le plus resserré de l'Hellespont, il y renonça par crainte de trop retarder sa marche. 29 Méprisant les obstacles de la nature, les ouvrages des dieux et les desseins des hommes, il construisit une route à travers la mer et força la terre à laisser passer ses vaisseaux, en jetant un pont sur le détroit et en perçant le mont Athos. Personne ne se dressait devant lui : les uns se soumettaient malgré eux, les autres se donnaient à lui par trahison ; ceux-là étaient incapables de se défendre, ceux-ci se laissaient corrompre ; ils cédaient à deux mobiles, l'intérêt et la crainte. [2,30] Tandis que la Grèce était dans ces sentiments, les Athéniens, eux, montent sur leurs vaisseaux et courent à l'Artémision pour la défendre. Les Lacédémoniens, avec quelques-uns de leurs alliés, vont à la rencontre des Barbares aux Thermopyles, se faisant fort, sur un terrain aussi resserré, de garder le passage. 31 Les deux actions s'engagèrent en même temps. Les Athéniens furent vainqueurs dans le combat naval; quant aux Lacédémoniens, leurs âmes ne succombèrent pas, mais, trompés sur le nombre et de ceux qu'ils pensaient avoir à leur côté et des adversaires qu'ils s'attendaient à combattre, ils périrent, invaincus, à leur poste. 32 Cet échec livra le passage aux Barbares, qui s'avancèrent contre notre ville. A la nouvelle de l'insuccès des Lacédémoniens, nos ancêtres, menacés de tous côtés, ne savent quel parti prendre. Aller par terre au-devant de l'ennemi, c'est, ils ne l'ignorent pas, abandonner leur ville sans défense aux mille vaisseaux barbares ; s'embarquer sur les trirèmes, c'est la livrer à l'armée de terre. Ne pouvant donc à la fois repousser l'ennemi et laisser dans Athènes une garnison suffisante, 33 ils voient deux partis s'offrir à eux : abandonner leur pays, ou se joindre aux Barbares pour asservir les Grecs. Ils aiment mieux la pauvreté et un exil courageux avec la liberté, qu'une prospérité déshonorante dans l'asservissement de la patrie, et, pour le salut de la Grèce, ils quittent leur ville, afin d'affronter tour à tour l'une et l'autre armée, au lieu de les combattre toutes les deux en même temps. 34 Ils déposent leurs enfants, leurs femmes et leurs mères à Salamine, où ils rassemblent leur flotte et celle de leurs alliés. Peu de jours après arrivent à la fois l'armée de terre et la flotte des Barbares. A leur vue, qui n'eût été effrayé du grand et terrible danger que courait notre ville, dans sa lutte pour la liberté de la Grèce? [2,35] Que furent alors les sentiments, et de ceux qui voyaient les leurs sur ces vaisseaux, se croyaient eux-mêmes perdus et sentaient approcher le péril, et de ceux qui allaient combattre pour les êtres chers déposés comme un enjeu à Salamine ? 36 Entourés de toutes parts d'une multitude d'ennemis, l'idée de la mort qui les attendait était à leurs yeux le moindre de leurs maux présents : le plus cruel malheur, c'était les outrages que les Barbares vainqueurs ne manqueraient pas de faire subir à ceux qu'ils laissaient dans l'île. 37 Dans la détresse qui les accablait, ils se tenaient souvent embrassés, et ne se lamentaient que trop justement sur leur sort : ils savaient le petit nombre de leurs vaisseaux, apercevaient la multitude de ceux des ennemis, et n'ignoraient pas que leur ville était abandonnée, leur territoire ravagé et envahi par les Barbares, leurs sanctuaires brûlés, et que tous les périls les assiégeaient. 38 Mais voici qu'on entend le chant de combat des Grecs mêlé à celui des Barbares, les exhortations des deux groupes ennemis et les cris des mourants ; déjà la mer est pleine de cadavres ; de nombreux vaisseaux amis et ennemis s'entrechoquent ; longtemps la bataille est incertaine : ils se voient tantôt vainqueurs et sauvés, tantôt défaits et perdus. 39 Dans la frayeur qui les presse, ils se figurent souvent voir ce qu'ils ne voient pas et souvent entendre ce qu'ils n'entendent pas. Que de prières ils adressent aux Dieux ! que de sacrifices ils leur rappellent ! quelle pitié pour les enfants, quel regret des épouses, quelle compassion pour les pères et les mères, à la pensée des maux qui les attendent en cas d'échec ! [2,40] Quel Dieu n'eût pas été touché de la grandeur de leur péril ? Quel homme n'eût pas versé sur eux des larmes? Qui n'eût admiré leur audace ? Combien ces héros l'emportèrent en valeur sur tous les hommes, au conseil aussi bien que dans les périls du combat, quand ils abandonnaient leur ville, montaient sur leurs vaisseaux et opposaient le petit nombre de leurs soldats à la multitude des Barbares d'Asie! 41 Leur victoire sur mer montra au monde entier qu'une poignée d'hommes affrontant la lutte pour leur liberté vaut mieux que des foules d'esclaves combattant sous un roi pour leur servitude. 42 Ils eurent la plus grande et la plus noble part au salut de la Grèce avec leur Thémistocle, le général le plus éloquent, le plus habile au conseil et dans l'action, leurs vaisseaux plus nombreux que tous ceux des alliés ensemble et leurs soldats plus expérimentés. Quels autres Grecs pouvaient rivaliser avec eux pour la sagesse, le nombre et le courage? 43 Aussi est-ce avec justice que la Grèce leur décerna sans contestation le prix du combat et que leur prospérité répondit aux dangers qu'ils avaient courus. Ils tenaient de leur race et de leur sol la valeur qu'ils firent sentir aux Barbares d'Asie. 44 Ainsi, grâce à leur belle conduite dans la bataille navale, à la part prépondérante qu'ils eurent dans les combats, leur valeur personnelle put assurer la liberté commune. Par la suite, les Péloponnésiens fermèrent l'Isthme d'un mur: ils étaient uniquement soucieux de leur propre salut, et se jugeant hors de danger du côté de la mer, ils étaient décidés à laisser tranquillement les Barbares soumettre les autres Grecs. [2,45] Les Athéniens, indignés, leur conseillèrent, puisqu'ils étaient dans de telles dispositions, d'entourer d'une muraille le Péloponnèse tout entier : « Si, trahis par les Grecs, disaient-ils, nous nous joignons aux Barbares, ceux-ci n'auront plus besoin de leurs mille vaisseaux, et votre mur de l'Isthme ne vous servira de rien, puisque l'empire de la mer appartiendra sans risque au Grand Roi. » 46 Éclairés par ce discours, comprenant qu'ils étaient injustes et mal inspirés, que les paroles des Athéniens au contraire étaient dictées par la justice et qu'ils leur donnaient l'avertissement le plus salutaire, les Lacédémoniens vinrent les secourir à Platées. La plupart des alliés avaient quitté leurs rangs pendant la nuit, effrayés par le nombre de nos adversaires. Les Lacédémoniens et les Tégéates mirent en fuite les Barbares, tandis qu'avec les Platéens nous triomphions de tous les Grecs qui avaient désespéré de la liberté et accepté la servitude. 47 Dans cette grande journée, nos ancêtres couronnaient dignement leurs précédents exploits : ils avaient assuré la liberté de l'Europe, donné dans toutes les rencontres la preuve de leur héroïsme, seuls ou avec d'autres, sur terre et sur mer, contre les Barbares et contre les Grecs. Tous, alliés et adversaires, les jugèrent dignes de l'hégémonie. 48 Mais par la suite éclata entre les Grecs une guerre causée par l'envie et la jalousie; : pleins d'ambition, tous les peuples attendaient le moindre prétexte. Dans un combat naval contre les Éginètes et leurs alliés, les Athéniens s'emparèrent de soixante-dix trirèmes. 49 Comme ils étaient occupés dans le même temps par le blocus de l'Égypte et celui d'Égine, et que les citoyens en âge de servir se trouvaient loin d'Athènes, soit sur les vaisseaux, soit avec l'armée de terre, les Corinthiens et leurs alliés se dirent qu'en se jetant sur l'Attique, ou bien ils la trouveraient sans défenseurs, ou bien ils nous feraient abandonner le siège d'Égine : ils mirent toutes leurs forces en campagne et s'emparèrent de Géranie. [2,50] Mais les Athéniens privés de leurs soldats et pressés par l'ennemi se refusèrent à rappeler un seul homme. Pleins de confiance en leur courage et de mépris pour les assaillants, tous, vieillards, jeunes gens qui n'avaient pas encore l'âge du service militaire, décidèrent d'affronter seuls le péril. 51 Ceux-là tenaient leur valeur de l'expérience et ceux-ci de la nature; les uns s'étaient distingués en maintes rencontres, les autres brûlaient de les imiter; les vieillards savaient commander, les jeunes gens étaient capables d'exécuter leurs ordres. 52 Conduits par Myronide, ils vont chercher l'ennemi sur le territoire de Mégare et défont complètement son armée, avec des soldats qui ne pouvaient plus ou qui ne savaient pas encore se battre. L'ennemi prétendait envahir leur pays : ils passent leurs frontières pour le rencontrer 53 et érigent un trophée pour un exploit qui les couvre de gloire et l'ennemi de honte. Si, chez les uns, le corps avait perdu et, chez les autres, n'avait pas atteint sa vigueur, les uns et les autres l'emportèrent par la vaillance de leurs âmes; ils rentrèrent à Athènes chargés d'une gloire éclatante, ceux-ci pour se remettre à leur éducation, ceux-là pour s'occuper des mesures qui restaient à prendre. 54 Il n'est pas facile à un seul homme de faire un récit détaillé des périls que tant d'autres ont courus, ni d'exposer en un seul jour les exploits de tous les siècles passés. Quelles paroles, quel temps, quel orateur pourraient suffire à faire connaître la valeur des héros couchés en ce lieu. [2,55] C'est au prix de peines infinies, des luttes les plus éclatantes, des plus nobles périls, qu'ils ont délivré la Grèce, donné la suprématie à leur patrie, gardé l'empire de la mer pendant soixante-dix ans, et maintenu la concorde chez chacun de leurs alliés. 56 Ils ne trouvaient pas juste que le peuple fût asservi à une oligarchie, ils imposaient partout un régime d'égalité 3 et, loin d'affaiblir leurs alliés, ils les rendaient plus forts. Eux-mêmes firent preuve d'une telle puissance que le Grand Roi, au lieu de convoiter encore les possessions d'autrui, abandonnait une partie des siennes, non sans craindre pour le reste. 57 On ne voyait pas en ce temps-là des vaisseaux d'Asie cingler vers la Grèce, des tyrans s'établir chez les Grecs, une cité grecque réduite en esclavage par les Barbares. Tant la valeur de nos ancêtres inspirait de retenue et de crainte au monde entier ! C'est pourquoi les Athéniens méritent seuls d'être les patrons des Grecs et les guides des cités. 58 Leur vaillance se manifesta aussi dans les revers. Ils avaient vu leur flotte détruite dans l'Hellespont, soit par l'impéritie d'un chef, soit par la volonté des Dieux : désastre accablant, et pour nous qui étions vaincus et pour le reste des Grecs. On s'aperçut bientôt que la puissance de notre cité était le salut de la Grèce. 59 Quand l'hégémonie eut passé à d'autres mains, les Grecs furent vaincus sur mer par un peuple qui n'osait plus auparavant s'y aventurer. Les Barbares font voile vers l'Europe; les cités grecques sont asservies et des tyrans s'y installent, les uns après notre revers, les autres après la victoire des Barbares. [2,60] La Grèce aurait dû alors apporter sur ce tombeau le tribut de son deuil et pleurer les héros qui y reposent : avec leur valeur, c'est sa propre liberté qu'elle voyait ensevelie. La perte de ces héros était un malheur qui rendait la Grèce orpheline, le changement d'hégémonie un bonheur pour le roi de l'Asie : privée de ses défenseurs, la Grèce tomba dans la servitude, tandis que, lui voyant d'autres chefs, le barbare s'empressa de reprendre les desseins de ses ancêtres. 61 Mais nos malheurs m'ont entraîné à déplorer ceux de la Grèce entière. Or c'est de nos héros qu'il faut rappeler le souvenir, en notre nom et au nom de l'État : ennemis de la servitude et champions du droit, soulevés pour la défense de la démocratie, au milieu de l'hostilité générale, ils revinrent au Pirée : ils obéissaient non pas à la contrainte de la loi, mais à l'impulsion de leur nature, jaloux d'imiter en de nouveaux combats l'antique valeur de leurs ancêtres 62 et de rendre à chacun, au prix de leur vie, sa place dans la cité reconquise, aimant mieux mourir libres que de vivre esclaves, non moins honteux de leurs malheurs qu'irrités contre leurs adversaires, préférant mourir sur leur propre sol plutôt que de vivre à l'étranger. Ils avaient pour eux les serments et les traités, contre eux leurs anciens ennemis et leur propres concitoyens. 63 Mais, loin d'être effrayés par le nombre de leurs adversaires, ils affrontèrent la lutte au péril de leur vie et érigèrent un trophée victorieux. Les tombes des Lacédémoniens, voisines de ce monument, offrent le témoignage de leur vaillance. Ils ont rendu sa grandeur à notre ville abaissée, ils ont fait succéder la concorde à la désunion et relevé nos murs abattus. 64 Les survivants qui rentrèrent à Athènes furent, par la sagesse de leurs décisions, les dignes frères des héros qui reposent ici. Au lieu de punir leurs ennemis, ils ne s'occupèrent que du salut de la cité. Aussi incapables de rien céder de leurs droits que d'en vouloir plus que les autres, ils firent partager leur liberté à ceux-là mêmes qui voulaient être esclaves, et ne consentirent pas à partager eux-mêmes cet esclavage. [2,65] La grandeur et la noblesse de leurs actes prouvèrent que leurs précédents malheurs n'étaient dus ni à leur lâcheté, ni au mérite de leurs ennemis. Puisque, en dépit de leurs divisions, malgré la présence des Péloponnésiens et de leurs autres adversaires, ils avaient été assez forts pour rentrer dans Athènes : ils n'auraient évidemment pas eu de peine à vaincre en restant unis. 66 Ainsi les combats du Pirée valent à nos héros l'admiration de tous les hommes. Mais nous devons aussi des louanges aux étrangers couchés dans ce tombeau. Venus au secours du peuple, ils ont combattu pour notre salut, et, persuadés que la valeur tient lieu de patrie, ils ont fini glorieusement leurs jours. C'est pourquoi la cité a porté leur deuil, leur a fait des funérailles publiques, et leur a accordé pour l'éternité les mêmes honneurs qu'aux citoyens. 67 Les guerriers que nous venons d'ensevelir étaient allés secourir les Corinthiens, nos nouveaux alliés, injustement attaqués par d'anciens amis. Dans un sentiment bien différent de celui des Lacédémoniens, au lieu d'envier la prospérité de Corinthe, ils furent touchés des injustices dont elle était victime, et, oubliant leur précédente inimitié, tout à l'amitié présente, ils signalèrent leur valeur aux yeux du monde entier. 68 Afin de faire la Grèce plus grande, ils n'ont pas seulement affronté la lutte pour leur propre salut, ils ont eu le courage de mourir pour la liberté de leurs ennemis. Oui, ils combattaient contre les alliés des Lacédémoniens pour la liberté de ces alliés eux-mêmes. Vainqueurs, ils leur auraient fait partager leurs propres avantages : leur malheur affermit l'esclavage des Péloponnésiens. 69 Dans la situation de ces malheureux, la vie est une souffrance et la mort un bien désirable. Nos héros, au contraire, sont dignes d'envie après leur mort comme de leur vivant. Élevés dans les vertus des ancêtres, ils surent, à l'âge d'hommes, conserver cet héritage de gloire et signaler leur propre valeur. [2,70] Ils ont rendu à leur patrie mille services éclatants, relevé nos alliés dans le malheur, éloigné la guerre de l'Attique. Ils ont couronné leur vie par la mort qui convient à des hommes de coeur, payant à la patrie le prix de leur éducation et laissant dans le deuil ceux qui les ont élevés. 71 Aussi les citoyens survivants ont-ils lieu de les pleurer, de gémir sur eux-mêmes et de plaindre les parents qu'attendent de si tristes jours. Quelle joie leur reste-t-il, quand ils voient dans la tombe ces héros, qui, mettant la vertu au-dessus de tout, ont renoncé à la vie, laissé leurs femmes veuves, leurs enfants orphelins, leurs frères, leurs pères et leurs mères privés de leur affection? 72 J'envie leurs enfants, malgré tous les maux qui les accablent : ils sont trop jeunes pour savoir quels pères ils ont perdus. Mais je plains les parents, trop vieux pour oublier jamais leur infortune. 73 Est-il un mal plus incurable, après avoir mis au monde et élevé ses enfants, que de les ensevelir, de se voir, dans la vieillesse, sans force, privé de toute espérance, sans amis, sans ressources, et, pour les mêmes raisons qui naguère provoquaient la jalousie, d'inspirer aujourd'hui la pitié? de trouver enfin la mort plus désirable que la vie? Le mérite même des disparus augmente la douleur de ceux qui restent. 74 Qu'est-ce qui pourra mettre fin à leur affliction ? Les malheurs de la cité? Mais alors le souvenir des morts s'offre même aux autres citoyens. Les prospérités publiques ? Mais c'est assez pour les affliger qu'après la mort de leurs enfants, les vivants recueillent les fruits de leur vertu. Leurs périls particuliers? lorsqu'ils voient leurs anciens amis les fuir à cause de leur pauvreté et leurs ennemis triompher de leur infortune ? [2,75] Nous n'avons, je crois, qu'un moyen de témoigner notre reconnaissance à ceux qui reposent ici, c'est de nous intéresser à leurs parents autant qu'ils faisaient eux-mêmes, de chérir leurs enfants comme si nous étions nous-mêmes leurs pères, et de protéger leurs épouses comme ils les protégeaient pendant leur vie. 76 Qui pourrions-nous plus justement honorer que les guerriers couchés en ce lieu, et, parmi les vivants, qui, mieux que leurs proches, mérite notre affection? Tout le monde a joui comme eux de la vertu de ces héros ; mais leur mort est un malheur qui ne touche que ceux de leur sang. 77 Mais pourquoi gémir ainsi ? Ignorions-nous que nous sommes tous mortels? Le sort auquel nous nous attendions depuis longtemps, faut-il le déplorer aujourd'hui à leur sujet? Pourquoi cet accablement excessif devant un accident naturel, quand nous savons que les pires des humains sont comme les meilleurs devant la mort ? Elle n'a ni mépris pour les méchants, ni égards pour les bons : elle est la même pour tous. 78 Si, après avoir échappé aux périls des combats, nous pouvions devenir immortels, on comprendrait que les vivants pleurassent éternellement les morts. Mais, en fait, notre corps est vaincu par les maladies et la vieillesse, et le génie qui a reçu notre destinée en partage ne se laisse pas fléchir. 79 Aussi devons-nous estimer heureux entre tous les hommes ces héros qui ont fini leurs jours en luttant pour la plus grande et la plus noble des causes, et qui, sans attendre une mort naturelle, ont choisi le plus beau trépas : leur mémoire ne peut vieillir et leurs honneurs sont un objet d'envie pour tous les hommes. [2,80] La nature veut qu'on les pleure comme mortels, mais leur vertu qu'on les chante comme immortels. On leur fait des funérailles publiques, on organise en leur honneur des fètes où l'on rivalise de force, de savoir et de richesse. Oui, ceux qui sont tombés à la guerre sont jugés dignes des mêmes honneurs que les immortels. 81 Pour moi, je trouve leur mort heureuse et je les envie. S'il vaut la peine de naître, c'est pour ceux-là seuls d'entre nous qui, avec un corps mortel en partage, out laissé l'immortel souvenir de leur vertu. Nous devons cependant, pour nous conformer à un usage antique, et par respect pour la loi de nos pères, accompagner de nos gémissements les funérailles de ces héros.