[30,0] XXX. PLAIDOYER CONTRE NICOMAQUE. <1> On a vu plus d'une fois, Athéniens, des hommes reconnus coupables dans les tribunaux, obtenir leur grâce des juges par le simple récit des exploits de leurs ancêtres, et des services qu'ils avaient eux-mêmes rendus à la patrie. Mais, si vous écoutez favorablement les accusés lorsqu'ils prouvent qu'ils se rendirent utiles à la république, vous devez écouter aussi les accusateurs lorsqu'ils montrent que ceux qu'ils accusent sont pervers d'ancienne date. Il serait trop long de faire voir que le père de Nicomaque était esclave public, <2> de rapporter les désordres de Nicomaque lui-même dans sa jeunesse, et de dire à quel âge il fut inscrit sur le registre des citoyens ; mais qui peut ignorer les maux qu'il fit à l'état lorsqu'il fut nommé pour composer un code de lois ? On lui avait accordé quatre mois pour recueillir les lois de Solon ; il s'est établi législateur à la place de Solon ; et au lieu de quatre mois, il resta six ans en charge. Tous les jours, suivant qu'on le payait, il ajoutait ou supprimait des lois. <3> Enfin nous nous sommes vus réduits à avoir dans nos registres des lois de la façon de Nicomaque. Les plaideurs dans les tribunaux produisaient des lois contraires, et les deux parties disaient les avoir reçues de ce nouveau législateur. Cité en justice par les archontes, qui avaient conclu contre lui à une amende considérable, il refusa de remettre le code ; et la ville tomba dans les dernières infortunes, avant qu'il fût sorti de charge, et qu'il eût rendu compte de sa gestion. <4> Cependant, échappé au juste châtiment de ses anciens crimes, de quelle manière a-t-il géré la charge dont il est question aujourd'hui ? Pour composer un code qui ne demandait pas plus d'un mois, il prit quatre années entières; et, quoiqu'on lui eût prescrit les sources où il devait puiser, il s'établit le maître absolu, et fut le seul des magistrats, qui, après avoir administré les parties les plus importantes, se dispensa de rendre des comptes. <5> Il est d'usage que les magistrats portent au sénat les comptes de leur charge à la fin de chaque prytanie : vous, Nicomaque, vous avez refusé de rendre compte d'une gestion de quatre années ; vous vous croyez seul en droit de rester aussi longtemps en charge sans rendre de compte ; vous croyez qu'il vous est libre de ne pas obéir aux ordonnances, et d'insulter aux lois. Telle est votre insolence, que vous vous arrogez la disposition de ce qui appartient à la ville comme si c'était votre bien propre, <6> vous, dis-je, qui originairement n'êtes qu'un esclave public. Maintenant qu'instruits de la bassesse de l'extraction de Nicomaque, vous voyez l'ingratitude affreuse dont il paya vos bienfaits, c'est à vous, Athéniens, de lui faire subir la peine qu'il mérite ; et, puisque vous n'avez pas tiré satisfaction de chaque délit en particulier, vous devez le punir aujourd'hui pour tous ses délits en somme. <7> Peut-être que dans l'impuissance de se justifier lui-même, il entreprendra de me décrier auprès de vous. Mais ces vaines récriminations doivent être rejetées, jusqu'à ce qu'il ait dirigé contre moi une accusation en forme que je ne puisse détruire. S'il a le front d'avancer, comme au sénat, que j'étais du nombre des Quatre-cents, songez que, selon le calcul de certaines gens, les Quatre-cents monteront à plus de mille. En effet, par animosité, on fait le même reproche à des citoyens qui étaient encore enfants dans ce temps-là, ou qui étaient absents d'Athènes. <8> Pour moi, loin d'avoir été du nombre des Quatre-cents, je n'ai pas même été choisi parmi les Cinq-mille. Mais n'est-il pas étrange que Nicomaque accusé pour crimes d'état, se flatte, par une ample récrimination, de pouvoir se dérober à la peine qui lui est due, lorsque dans un procès particulier, où je le convaincrais aussi évidemment que je sais aujourd'hui, il ne croirait pas pouvoir se tirer avec un moyen aussi faible ? <9> Je suis encore étonné que cet homme, malgré l'amnistie générale, prétende qu'on doive punir les anciennes fautes d'autrui, lui que je prouverai avoir eu lui-même de mauvais desseins contre le peuple. Ecoutez-moi, je vous supplie, Athéniens ; car il ne serait pas juste de rejeter de pareils reproches faits à des gens qui, après avoir anéanti par le passé la puissance du peuple se donnent maintenant pour des citoyens populaires. [30,10] <10> Après notre défaite navale, Iorsqu'on méditait de changer la forme du gouvernement, Cléophon s'élevant contre les sénateurs, leur reprochait d'avoir de mauvaises intentions, et de se liguer pour détruire la république : l'un d'entre eux, Satyrus, persuada au sénat de le faire enfermer, et de le livrer à la justice. Ceux qui cherchaient à le perdre, <11> craignant que le tribunal ne lui fît grâce de la vie, engagèrent Nicomaque à fabriquer une loi qui autorisât les sénateurs à être du nombre des juges. Ce méchant homme seconda visiblement leur manœuvre, et le jour même du jugement fabriqua la loi demandée. <12> On aurait, sans doute, bien des reproches à faire à Cléophon, mais tout le monde est d'accord que c'était celui des citoyens dont les ennemis du peuple voulaient surtout se délivrer : on sait que Satyrus et Crémon, qui furent du nombre des Trente, n'étaient pas animés contre lui par bienveillance pour le peuple, qu'en l'accusant ils ne cherchaient qu'à le sacrifier pour vous nuire ; <13> et c'est ce qu'ils exécutèrent par le moyen de Nicomaque avec sa loi. Ceux d'entre vous qui regardaient Cléophon comme un mauvais citoyen, ne doivent pas douter qu'il ne pût y avoir des méchants parmi les victimes de la domination oligarchique ; mais vous n'en voulez pas moins aux Trente de les avoir fait mourir par haine de parti, et non par esprit de justice. <14> Si donc Nicomaque entreprend de se justifier sur ce grief, rappelez-vous ce trait unique, qu'il fabriqua une loi, à la veille d'une révolution dans le gouvernement, et pour satisfaire les destructeurs de la puissance du peuple : n'oubliez pas qu'il mit du nombre des juges les membres d'un sénat dans lequel Satyrus et Crémon avaient le plus grand crédit, et dans lequel Strombichide, Calliade, et tant d'autres excellents citoyens, furent condamnés à mort. <15> Je n'aurais pas touché cet article, si je n'avais remarqué que Nicomaque tâchera de se faire absoudre contre toute justice, comme s'il était fort populaire, et qu'il essaiera de prouver son attachement au peuple parce qu'il fut exilé avec lui. Mais parmi ceux qui contribuèrent à détruire le pouvoir démocratique, combien en pourrais-je citer qui furent condamnés à la mort ou à l'exil, sans avoir été admis à l'administration des affaires ; <16> de sorte qu'on ne doit tenir à l'accusé aucun compte de son bannissement. Il a contribué pour sa part à ce que vous fussiez bannis ; c'est vous tous ensemble qui avez opéré son retour. Ajoutez qu'il ne serait pas juste qu'on lui fût gré du mal qu'il a été contraint de souffrir, et qu'on ne le punît pas de celui qu'il a fait volontairement. <17> J'apprends qu'il doit dire qu'en voulant abolir des sacrifices je commets une impiété. Sans doute, si je portais des lois nouvelles sur les sacrifices, Nicomaque serait fondé à me faire ce reproche ; mais tout ce que je demande, c'est qu'il se conforme aux lois établies. Et comment ne pense-t-il pas que me reprocher d'être impie, parce que je réclame, en vertu de l'ordonnance du peuple, le rétablissement de nos plus anciens sacrifices, c'est accuser toute la ville qui a ordonné qu'on les rétablirait. D'ailleurs Nicomaque, si vous me trouvez répréhensible, vous devez à plus forte raison regarder comme coupables nos ancêtres, <18> qui s'en tenaient à ces mêmes sacrifices. Cependant, Athéniens, ce n'est pas de Nicomaque qu'il faut apprendre les devoirs de la religion, mais des événements. Or nos ancêtres, qui faisaient les sacrifices dont je parle, nous laissèrent la plus célèbre et la plus florissante des villes de la Grèce. Aussi, quand nous n'aurions pas d'autre motifs, nous devons les maintenir, ne fût-ce qu'à cause du bonheur qu'ils nous procurèrent. <19> Pourrait-il donc se trouver quelqu'un plus religieux que moi, qui réclame les célébrations des sacrifices les plus anciens et les plus avantageux à la république, des sacrifices que le peuple a ordonnés, et pour lesquels les revenus qui fournissent aux frais du culte, auraient été bien plus que suffisants. Vous, Nicomaque, vous avez fait tout le contraire. En multipliant les sacrifices, vous avez été cause que les revenus furent absorbés pour les sacrifices nouveaux, et que l'argent manqua pour les anciens. [30,20] <20> L'année dernière, par exemple, nous ne pûmes faire des sacrifices que nous ont transmis nos ancêtres, et dont les frais ne montent qu'à trois talents. On ne saurait pourtant objecter l'insuffisance des revenus sur lesquels on prend les dépenses : car si Nicomaque n'eût pas augmenté ces dépenses de six talents, trois auraient suffi pour les anciens sacrifices, et il serait resté six talents dans le trésor. Je vais produire des témoins au soutien des faits que j'ai avancés. Les témoins paraissent. <21> Considérez donc, Athéniens, que, lorsque nous suivons l'ordonnance du peuple, tous les sacrifices anciens ont lieu ; et qu'au contraire en nous conformant aux règlements de Nicomaque, plusieurs sont négligés. Cet homme sacrilège va cependant partout disant que dans ses règlements il a eu moins égard à l'économie qu'à la majesté du culte, et que vous pouvez les abolir s'ils vous déplaisent. Il croit par-là vous persuader qu'il n'est pas coupable, lui qui en deux ans dépensa douze talents de plus qu'il ne faut, et fit tort à la république de six talents par chaque année.<22> Il voit néanmoins que nous manquons de finances, que les Lacédémoniens nous menacent parce que nous ne leur envoyons pas d'argent et que les Béotiens emportent nos effets faute de deux talents que nous devrions leur payer ; enfin que les arsenaux de marine et les murs tombent en ruine ; il sait d'ailleurs que le sénat en charge ne prévarique pas quand il a des fonds suffisants pour les distributions ordinaires ; mais que quand il est embarrassé d'y fournir, il se voit comme obligé de recevoir les accusations pour crimes d'état, de confisquer les biens des particuliers, et de suivre les mauvais conseils des orateurs. <23> C'est donc moins aux sénats de chaque année que vous devez en vouloir, Athéniens, qu'à ceux qui jettent la ville dans de pareils embarras. Faites, je vous prie, attention que les citoyens qui cherchent à piller les deniers du trésor, observent maintenant comment Nicomaque se tirera de son procès. Le renvoyer impuni, ce serait ouvrir la porte à la licence ; au contraire si vous le condamnez, et. vous lui faites subir les derniers châtiments, songez que la même sentence, en punissant un coupable, rendra les autres plus retenus. <24> Les autres citoyens craindront de vous offenser, s'ils vous voient faire un exemple des plus exercés dans l'art de la parole, sans vous arrêter à ceux qui manquent de ce talent. Mais est-il quelqu'un dans Athènes qui mérite punition plus que Nicomaque ? est-il quelqu'un qui ait rendu moins de services à l'état, ou qui lui ait fait plus de mal ? <25> Nommé pour faire la collection des règlements publics, sacrés et civils, vous l'avez vu prévaricateur dans l'un et l'autre objet. Rappelez-vous que vous avez déjà condamné à mort plusieurs citoyens pour malversation dans les finances : cependant ils ne vous avoient porté qu'un préjudice passager, tandis que ceux qui reçoivent des présents pour la rédaction des lois et pour le règlement des sacrifices, causent à l'état un dommage irréparable <26> Et pourquoi renverrait-on Nicomaque absous ? Serait-ce parce qu'il a montré du courage contre les ennemis, et qu'il s'est trouvé à plusieurs combats sur terre et sur mer ? Mais lorsque vous couriez les plus grands périls dans des pays éloignés, lui dans Athènes altérait les lois de Solon. Serait-ce parce qu'il a fait des dépenses pour vous, et qu'il est entré dans plusieurs contributions ? Mais loin de dépenser pour vous de ses biens, il a pillé une grande partie des vôtres. Serait-ce en considération de ses ancêtres? <27> on en a déjà vu en effet obtenir leur grâce par égard pour leurs aïeux. Mais par lui-même Nicomaque mériterait de mourir ; il doit être vendu en considération de ses ancêtres. Serait-ce enfin parce que, si vous l'épargnez en ce jour, il vous témoignera par la suite sa reconnaissance ? lui qui a même oublié les bienfaits dont vous l'avez déjà comblé. On l'a vu passer de l'état d'esclave à celui de citoyen, de l'indigence à la richesse, et de simple greffier devenir législateur. <28> Et en cela, Athéniens, peut-on vous approuver ? Vos ancêtres choisissaient pour législateurs, les Solon, les Thémistocle, les Périclès, convaincus que leurs lois seraient telles que les hommes qui les auraient portées ; vous, au contraire, vous choisissez un Tisamène, fils de Méchanion, un Nicomaque, et d'autres gens de cette espèce, greffiers subalternes. Vous ne pouvez douter que les charges ne soient souillées par de tels personnages, et cependant vous leur donnez toute votre confiance. <29> Et ce qu'il y a de plus révoltant, c'est que, tandis qu'il n'est pas permis d'être deux fois greffier, vous laissez les mêmes hommes plusieurs années de suite régler en maîtres les objets les plus essentiels. [30,30] Vous avez choisi Nicomaque pour faire un code de vos lois anciennes, <30> lui qui par son père n'a rien de commun avec notre ville ; et un homme qui dès lors aurait dû être jugé comme coupable envers le peuple, est convaincu d'avoir travaillé depuis à détruire le pouvoir du peuple. Revenez donc enfin de votre erreur, et ne vous laissez pas désormais subjuguer par de vils scélérats. Ne vous bornez pas à faire en particulier de sanglants reproches aux coupables, pour les renvoyer ensuite absous, lorsque vous pouvez les punir juridiquement. <31> Il n'est pas besoin de s'étendre davantage sur le compte de Nicomaque ; je vais dire un mot de ceux qui doivent solliciter en sa faveur. Plusieurs de ses amis, et beaucoup de citoyens qu'on a vus à la tête des affaires, se disposent à intercéder pour lui auprès de vous. Il me semble que quelques uns seraient beaucoup mieux de songer à justifier eux-mêmes leur administration, que de chercher à sauver des coupables. <32> Il est bien étrange, Athéniens, qu'ils n'aient pas entrepris de fléchir, en faveur de ses compatriotes, un homme seul à qui la ville n'a fait aucun tort; tandis qu'ils entreprennent de fléchir en sa faveur tous les citoyens à la fois offensés par lui. Mais l'empressement qu'ils témoignent pour sauver leurs amis, montrez le vous mêmes pour vous venger de vos ennemis et soyez assurés qu'ils seront les premiers à louer votre fermeté, si vous punissez les coupables. <33> Songez que Nicomaque, ni aucun de ceux qui cherchent à le tirer de vos mains, ne procurèrent jamais autant d'avantages à la ville, que Nicomaque lui-même lui porta de préjudices. Ainsi vous devez plutôt sévir contre l'accusé qu'écouter favorablement ses défenseurs. <34> Sachez encore que ceux qu'ils défendent nous ont sollicités nous-mêmes, pour nous faire désister de notre accusation ; et c'est parce qu'ils n'ont pu réussir auprès de nous qu'ils viennent au tribunal pour essayer de corrompre vos suffrages : ils se flattent, en vous trompant, d'obtenir pour eux-mêmes à l'avenir une licence absolue. <35> Puisque nous n'avons point cédé à leurs instances, nous croyons être en droit de vous exhorter à ne pas épargner dans le jugement ceux qui ruinent votre législation, à les punir avec rigueur, sans vous contenter d'une haine impuissante et stérile. C'est le moyen de régler, d'une manière convenable, toutes les parties de l'administration publique.