[20,0] XX. PLAIDOYER POUR POLYSTRATE. (1) ?l me semble, Athéniens, que c'est moins au nom des Quatre-cents que vous devez en vouloir, qu'aux excès que se sont permis quelques uns d'entre eux. Sans doute, plusieurs de ceux qui sont entres dans le sénat, avaient de mauvais desseins ; mais d'autres aussi y entraient avec les meilleures intentions, ne cherchant à nuire ni aux particuliers ni à la ville. Polystrate est de ce nombre. (2) Il fut choisi par sa tribu comme un homme qui n'avait que des sentiments honnêtes et pour les citoyens de son bourg et pour tout le peuple. Cependant on l'accuse aujourd'hui d'avoir été mal intentionné pour le peuple, quoiqu'il ait été choisi par les citoyens de sa tribu qui se connaissent parfaitement les uns les autres. (3) Pour quel motifs aurait-il donc pu désirer l'oligarchie ? était-ce parce que dans la vigueur de la jeunesse il voulait se livrer impunément à ses passions, ou parce que fier de sa force il cherchait à outrager ses concitoyens ? mais vous voyez son âge qui le mettait plutôt dans le cas de détourner les autres de pareils excès. (4) Un homme diffamé pour d'anciens délits, aurait pu désirer un autre gouvernement dans lequel il pût faire oublier ses crimes. Mais Polystrate n'avait commis aucune faute qui pût lui faire redouter le peuple. Ce n'est pas non plus au sujet de ses enfants qu'il eût eu à le craindre. Car l'un d'eux était en Sicile, et les autres chez les Béotiens. Ainsi, ni ses enfants ni ses fautes passées ne devaient le porter à desirer l'oligarchie. (5) On lui reproche d'avoir exercé plusieurs magistratures, et l'on ne saurait prouver qu'il se soit mal comporté dans aucune. Pour moi, il me semble que ce n'est pas pour avoir exercé plusieurs magistratures dans ces temps de trouble, qu'on doit être jugé coupable, mais pour avoir trahi les intérêts de la république, ne fut-ce que dans une seule. Ce ne sont pas, en effet, les magistrats irréprochables qui ont sacrifié la république, (6) mais bien ceux qui étaient vendus à l'iniquité. Polystrate, qui gouverna d'abord dans Orope, ne trahit point sa patrie, et ne changea pas notre administration, lorsque tant d'autres qui gouvernaient étaient tous des traîtres et livraient les affaires. Plusieurs parmi ceux-ci ont pris la fuite, et se sont déclarés eux-mêmes coupables : quant à Polystrate qui sent son innocence, il se présente pour être jugé. (7) Les accusateurs, gagnés par argent, laissent en paix ceux qui ont vraiment prévariqué, et ils dénoncent quoiqu'innocents, ceux dont ils ne peuvent tirer aucun profit. Ils accusent également celui qui a donné son avis dans le sénat et celui qui ne l'a pas donné ; comme le prouve leur conduite à l'égard de mon père, qui ne donna jamais d'avis contre le peuple. (8) Je croirais donc qu'on ne devrait rien avoir à craindre de votre justice, lorsque toujours bien intentionné pour vous, on a seulement évité d'encourir la haine des Quatre-Cents qu'on ne pouvait contredire sans être condamné ou à l'exil ou à la mort. Si on voulait défendre contre eux vos intérêts, on en était bientôt détourné par la crainte du supplice. (9) Aussi le peuple avait perdu tout espoir, lorsqu'il voyait les tyrans chasser les citoyens ou les faire mourir, n'épargner que ceux qu'ils trouvaient dociles à leurs ordres, et ne cherchant ni à détruire leur puissance, ni à éventer leurs desseins. Il n'était donc point facile de rétablir votre ancien gouvernement ; et ce ne sont pas les particuliers qui furent toujours zélés pour la république [20,10] que vous devez en punir. Eh ! ne serait-il pas étrange que celui qui n'a jamais parlé contre le peuple, fût traité comme ceux qui dans leurs harangues ont attaqué ses intérêts? ne serait il pas étrange que mon père, dont la conduite à votre égard fut sans reproche pendant 70 années, se fût rendu coupable en huit jours ; et que des citoyens qui furent vicieux toute leur vie, fussent devenus subitement vertueux dans le tribunal pour avoir eu le secret de gagner les accusateurs, tandis que d'autres qui ne cessèrent jamais de vous être utiles, se seraient vus tout-à-coup travestis en pervers ? (11) Dans les premières imputations faites à Polystrate, entre autres faussetés on a prétendu que Phrynique était son parent. Que celui qui le voudra prenne sur le temps qui m'est accordé, et atteste que mon père était parent de Phrynique. Mais l'imputation est fausse, et mon père, loin d'être son parent, n'avait pas même été son ami dans l'enfance. Phrynique était pauvre, et gardait les troupeaux à la campagne : Polystrate a été élevé dans la ville. (12) Parvenu à l'âge viril, celui-ci faisait valoir ses terres ; transporté des champs à Athènes, celui-là y faisait le métier d'accusateur. Il n'y avait donc rien de commun entre les mœurs de l'un et de l'autre. Lorsque Phrynique payait des sommes au trésor, mon père se dispensa de contribuer pour lui : or c'est surtout dans ces occasions que les amis se font connaître. S'il était du même bourg, on ne doit pas lui en faire un crime, (13) à moins que ce n'en soit un pour vous d'être de la même ville. Pourrait-on douter de l'attachement de Polystrate pour le peuple ? en voici une des meilleures preuves. Lorsque vous eûtes décidé d'abandonner les affaires à 5000 citoyens, nommé contrôleur, il en choisit 9000 : et, pour ne faire de peine à personne, il inscrivait celui qui le voulait; celui qui n'était pas jaloux d'être inscrit, il ne l'inscrivait pas. Mais, je le demande, est-ce détruire la démocratie que de multiplier le nombre des participants à l'administration publique ? Il rejetait la place de contrôleur, et refusait de prêter serment; (14) on l'y contraignit sous peine d'une amende. Ce fut d'après ce serment forcé qu'il prit séance au sénat pendant huit jours. Ensuite il se transporta à Erétrie où il signala son courage dans des combats sur mer. Il y reçut une blessure, et revint à Athènes où il trouva la forme du gouvernement déjà changée. C'est donc Polystrate qui ne donna aucun avis, qui ne siégea pas dans le sénat plus de huit jours, que l'on condamne à une forte amende ; tandis que plusieurs qui ont opiné contre le peuple, et qui n'ont point quitté le sénat, se sont vus absous. (15) Je suis loin d'envier leur bonheur, je ne fais que déplorer ici notre sort. On a vu des hommes déclarés coupables en justice, obtenir leur grâce par le crédit de ministres zélés pour vos intérêts, on a vu encore de vrais coupables jugés innocents, parce qu'ils avaient su corrompre leurs accusateurs : se peut-il donc faire que nous ayons été condamnés sans une injustice criante ? (16) On reproche aux Quatre-cents leur perversité ; mais vous-mêmes, persuadés par eux, vous vous êtes livrés à 5000 citoyens : et si tous ensemble vous avez été séduits par les Quatre-cents, un seul homme de leur compagnie pouvait-il ne pas l'être ? Au reste, ce ne sont pas ceux qui ont été trompés eux-mêmes, qui sont coupables, mais ceux qui vous ont nui en vous trompant. Polystrate a fait voir en maintes occasions que jamais il ne chercha à innover au préjudice du peuple ; mais ce qui le prouve surtout, c'est que, s'il eût eu de mauvais desseins, on ne l'eût pas vu partir n'ayant encore siégé que huit jours au sénat. (17) On dira peut-être que c'est la cupidité qui le fit s'éloigner, et qu'il cherchait, comme tant d'autres, à piller les revenus des alliés d'Athènes. Mais pourrait-on l'accuser d'être saisi de quelque partie de ces revenus ? Non, Athéniens, et si on lui a fait quelques reproches, ce n'a jamais été de concussions. Les accusateurs, qui ne se montrèrent dans aucune circonstance bien intentionnés pour le peuple, et qui ne le défendirent pas alors, affectent de le défendre aujourd'hui qu'il est parfaitement bien disposé pour son propre avantage ; c'est pour vous en apparence qu'ils agissent, (18) mais en effet pour eux-mêmes. Et ne soyez pas surpris que mon père ait été condamné à une amende aussi considérable ; ils l'ont pris au dépourvu, et l'ont fait succomber avec toute sa famille. Si quelqu'un voulait déposer à sa décharge, effrayé par les accusateurs, bientôt il n'osait plus le faire. La même crainte faisait déposer pour ceux-ci contre la vérité. Vous nous seriez donc une injustice sensible, (19) si, lorsque vous avez fait grâce, en faveur d'un seul homme, à plusieurs autres qui, de leur propre aveu, étaient saisis de quelque partie de vos revenus, vous n'aviez aucune indulgence pour nous qui fûmes toujours zélés pour le peuple, et dont le père ne vous causa jamais aucun tort. Qu'un étranger, après vous avoir rendu des services, se présente pour obtenir une récompense pécuniaire, ou même le titre de bienfaiteur de la république, vous n'hésiterez pas de lui accorder sa demande; et vous refuseriez de nous rendre les simples droits de citoyens dont nous jouissions ! [20,20] Si quelques uns ont intrigué contre le gouvernement, ou ont ouvert des avis nuisibles, sans doute, les absents n'en doivent pas être responsables, puisque vous avez pardonné même à ceux qui étaient présents. Et vous aviez raison après tout : car, si un orateur vient à bout de vous séduire par ses discours, (21) c'est moins à vous certainement qu'il faut s'en prendre qu'à celui qui vous trompe. Les plus coupables se sont condamnés eux-mêmes, et se sont retirés pour éviter la punition ; d'autres, qui l'étaient moins, n'osant rester par crainte des juges et des accusateurs, se sont enrôlés dans les troupes pour apaiser leurs compatriotes ou pour les gagner : (22) mais Polystrate, qui n'a rien à se reprocher à votre égard, n'a pas craint de s'offrir lui-même à votre tribunal, lorsque les événements encore récents étaient présents à votre mémoire, et qu'il était facile de le convaincre : oui, il a paru devant vous, appuyé sur son innocence, et sur la justice de sa cause. Je vais vous donner de nouvelles preuves de son attachement pour le peuple. (23) D'abord, il ne se refusa à aucune de vos expéditions, il les partagea toutes, comme le peuvent dire les citoyens de son bourg qui en sont témoins. Ensuite, lorsqu'il pouvoir, en cachant sa fortune, se dispenser de servir l'état, il ne balança pas de la mettre en fonds et au grand jour, afin de se mettre lui-même dans la nécessité de vous rendre des services en fournissant aux contributions et en remplissant les charges. Il avait des fils qu'il se fit un devoir de rendre utiles à la république.(24) Il m'envoya en Sicile pour servir dans la cavalerie. Je n'aurais pas eu occasion de faire connaître mon courage tant que l'armée était entière, lorsqu'elle eut essuyé une défaite, je me sauvai à Catane, et c'est de-là que, faisant des incursions sur les ennemis, je les inquiétais et faisais sur eux du butin : je leur enlevai plus de trente mines pour faire des offrandes à Minerve, et pour racheter nos prisonniers. Lorsque les habitants de Catane m'obligeaient de servir dans la cavalerie, j'y servais avec zèle : en un mot, je n'ai jamais fui le péril. Tous mes compagnons savent quelle était mon ardeur dans l'un et l'autre service, et je vais en produire pour témoins de ce que j'avance. Les témoins paraissent. (26) Vous venez d'entendre les témoins. Je vais vous faire voir comment j'ai signalé mon zèle pour le peuple. Un Syracusain était venu à Catane avec une formule de serment, il vouloir débaucher nos soldats, et se ménageait des conférences avec chacun d'eux ; je rompis aussitôt son projet, j'allai trouver Tydée, et je lui révélai tout. Tydée tint un conseil où l'on discuta sort au long cette affaire. Je vais certifier le fait par des dépositions de témoins. Les témoins déposent. (27) Considérez aussi la lettre que m'a fait remettre mon père, et voyez si elle tendait au bien du peuple. Après avoir parlé d'affaires domestiques, il me recommandait de ne revenir que lorsque tout réussirait en Sicile. Et en cela il ne consultait que votre intérêt et celui de vos troupes ; et il n'eût jamais écrit de la sorte s'il n'avait été plein d'affection pour vous et pour la république. (28) Il faut aussi vous apprendre quel courage a montré pour votre service le plus jeune de mes frères. Les exilés faisaient des courses ; non contents de ravager l'Afrique lorqu'ils en trouvaient l'occasion, ils sortaient du fort de Décelée pour vous piller vous-mêmes : mon frère, se détachant de la troupe de cavalerie, attaqua un de ces exilés et le tua. La déposition de ceux qui étaient présents va confirmer ce fait. On lit la déposition. (29) Tous ceux d'entre vous qui ont combattu dans l'Hellespont, connaissent la valeur du plus âgé de mes frères, et sont persuadés qu'il ne le cède à personne en bravoure. On va faire paraître les témoins qui l'attestent. Les témoins paraissent. [20,30] Si nous avons montré un tel courage pour la patrie, n'est-ce pas aujourd'hui, Athéniens, que nous devons en obtenir la récompense ? périrons-nous victimes des impostures débitées contre mon père, sans pouvoir tirer le moindre avantage du zèle que nous avons témoigné nous mêmes pour l'état ? ferait-il une injustice pareille ? Si nous sommes persécutés par la calomnie qui poursuit Polystrate, n'est-il donc pas juste que nous trouvions dans notre ardeur à vous servir son salut et le nôtre ? (31) Ce n'est pas un vil intérêt qui nous porta à vous rendre des services, mais l'espoir, si nous étions un jour attaqués devant les tribunaux, d'obtenir de vous une sentence favorable, et la justice qui nous est due. Le principal motif qui doit vous engager à nous absoudre, c'est qu'en nous traitant favorablement, nous dont le zèle se fit toujours une loi de prévenir vos besoins, vous enflammerez de plus en plus l'ardeur des citoyens zélés, lorsqu'ils verront que vous savez récompenser les services. (32) Gardez-vous d'autoriser cette maxime, malheureusement trop commune, qu'on se souvient plutôt du mal que du bien. Eh! qui voudra par la fuite vous servir utilement, et ceux qui vous nuisent ont l'avantage sur ceux qui vous servent ? (33) Je puis le dire, c'est sur nos personnes que vous avez à prononcer, et non sur notre fortune. Nous possédions des terres pendant la paix, et mon père était fort habile à les faire valoir ; mais les ennemis, ayant envahi l'Attique, nous nous sommes vus dépouillés de tout. Et c'est cela même qui nous fait redoubler d'ardeur pour nous rendre utiles. Nous savons que si nous étions condamnés envers le trésor, nous ne pourrions vous satisfaire; mais que si nous exécutons vos ordres avec zèle, nous pouvons espérer d'en obtenir le prix. (34) Si un accusé en pleurs vous présente ses enfants, vous vous laissez toucher de compassion pour ces infortunés, vous craignez de les diffamer ; et vous faites grâce au père coupable, en faveur de les enfants, quoique vous ignoriez quelle pourra être un jour leur conduite. Quant à nous, vous connaissez notre zèle à votre égard, et vous savez si mon père vous offensa jamais en rien. N'est-il donc pas de votre justice d'être favorables à ceux dont vous éprouvâtes tant de fois le dévouement, plutôt qu'à ceux dont les dispositions sont encore incertaines? (35) Notre situation est tout-à fait nouvelle. Pour l'ordinaire, un père vous présente ses enfants afin d'obtenir sa grâce : ici, c'est nous-mêmes qui nous présentons à nos juges, pour obtenir la grâce d'un père et la nôtre, pour les prier de ne pas nous priver de notre patrie, de nous conserver nos droits de citoyens, de jeter un regard de pitié sur un père âgé et sur ses enfants. Si vous nous condamnez injustement, quelle douceur un père trouvera-t-il désormais à vivre avec ses fils ? Quelle douceur pourront trouver à vivre ensemble des fils déclarés indignes de leurs concitoyens et de leur patrie ? Vous nous voyez tous trois en suppliants, vous conjurer d'agréer ici les nouvelles offres de nos services. (36) Nous vous prions tous par ce que vous avez de plus cher : vous qui avez des enfants, ayez pitié de nous en considération de ces enfants, vous qui êtes de notre âge, ou de l'âge de mon père, faites-nous grâce par compassion de notre sort, et ne vous opposez pas à la bonne volonté que nous témoignons pour le service de l'état. Ne serait-il pas bien dur pour nous, après avoir trouvé de l'humanité et de la bienfaisance chez les ennemis mêmes, de n'être pas jugés dignes de la commisération de nos compatriotes ?