[0] LA LIBERTÉ CHRÉTIENNE. 1. Les hommes qui n'ont aucune expérience de la foi chrétienne et qui n'en ont jamais senti la puissance, en font une chose bien extérieure. Ils la rangent au nombre des vertus ordinaires. Comment en parler convenablement, comment comprendre même ceux qui en ont parlé, si dans l'étreinte de l'épreuve et des tribulations, on n'a pas éprouvé ce qu'elle vaut? Quiconque, au contraire, en a goûté la vertu, ne saurait se lasser d'en parler, d'en écrire, d'y penser sans cesse. Elle est cette source d'eau vive dont parle Jésus-Christ qui jaillit jusqu'à la vie éternelle. 2. Je connais trop bien la pauvreté de ma foi pour m'en glorifier jamais; néanmoins, aux prises avec des tentations aussi grandes que variées, j'espère avoir puisé assez aux sources vivantes pour pouvoir en parler, non avec plus d'élégance, mais d'une manière plus solide peut-être que ne l'ont fait jusqu'ici tant de discoureurs superficiels qui n'ont pas même compris les choses dont ils dissertent. Afin d'en faciliter l'accès aux hommes d'un esprit simple, auxquels seuls je m'adresse je poserai tout d'abord les deux propositions suivantes touchant la liberté et la servitude spirituelles : "Le chrétien est un homme libre, maître de toutes choses; il n'est soumis à personne". Le chrétien est un serviteur plein d'obéissance, il se soumet à tous". 3. Ces deux propositions contradictoires de liberté et d'assujettissement sont de saint Paul lui-même, qui s'exprime en ces termes : «Bien que je sois libre à l'égard de tous, je me suis assujetti à tous. Ne devez rien à personne, si. ce n'est de vous aimer. (I Cor., IX ; Rom. XIII)» — L'amour, en effet, ne cherche qu'à servir et à se soumettre à l'objet aimé. C'est ainsi que Jésus-Christ, bien qu'étant Seigneur et maître de toutes les créatures, est né d'une femme et s'est placé sous la loi, ensemble libre et esclave, en forme de Dieu et en forme de serviteur. 4. Rappelons-nous ici la double nature de l'homme : Par son âme il est spirituel ; il est l'homme intérieur, la créature nouvelle. Par son corps il est charnel; il est l'homme extérieur, la créature ancienne. « Si l'homme extérieur se détruit, dit saint Paul (II Cor., IV), l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour ». C'est à cause de cette double nature que l'écriture parle contradictoirement de lui, comme si deux hommes divers se combattaient dans la même personne. « La chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, et l'esprit en a de contraires à ceux de la chair" (Gal., V). 5. Parlons d'abord de l'homme intérieur; voyons de quelle manière le chrétien devient spirituel, juste et libre. Il est évident que les choses extérieures ne sauraient créer en lui la justice et la liberté, pas plus qu'elles n'ont la puissance de le rendre injuste ou esclave. 6. Que gagne l'âme, en effet, à ce que le corps soit libre et dispos, à ce qu'il mange et qu'il boive, à ce qu'il assouvisse tous ses désirs? Les impies, qui jouissent de ces choses, ne sont-ils pas les esclaves de toutes leurs passions? Que perd-elle, au contraire, à ce que le corps soit esclave, à ce qu'il souffre de la soif ou de la faim, à ce qu'il endure toutes les privations? Les justes ne souffrent-ils pas toutes ces misères? Et pourtant, dans leur conscience, ils se sentent les plus libres des hommes. Ni la liberté, ni la servitude de l'âme ne dépendent donc de ces choses sensibles. 7. Se revêtir d'habits sacrés, à la façon des prêtres, vivre dans les temples, se mêler aux saintes cérémonies, prier, jeûner, s'abstenir de certains mets : toutes ces oeuvres en un mot dont le corps est capable n'ont aucune vertu, puisque les méchants les accomplissent et que les hypocrites les imitent. Il faut autre chose pour rendre une âme libre et sainte. Qu'importe, par contre, que vous soyez revêtus d'habits profanes, qu'on vous voie en des lieux non consacrés, que vous mangiez et buviez, que vos lèvres ne prononcent point de prières, que vous laissiez toutes ces oeuvres que font si bien les hypocrites? 8. Ce n'est pas de cela que souffre l'âme. Je dirai plus encore : l'étude, la méditation, toutes les spéculations de l'esprit, n'ont pas plus de vertu. L'âme ne trouve sa vie, sa liberté et sa justice, que dans la sainte Parole de Dieu, dans l'Évangile de Christ. "Je suis la résurrection et la vie; celui qui croit en moi ne mourra point. » — « Si le Fils vous affranchit, vous serez vraiment libres. » (Jean, XI) — « L'homme ne vit pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » (Matthieu, IV) 9. Tenons donc pour certain que l'âme peut se passer de toutes choses, excepté de la Parole de Dieu, sans laquelle tout lui est inutile. Avec cette Parole vous êtes riche, et rien ne vous manque; car elle est la vie, la vérité, la lumière, la paix, la justice, le salut, la joie, la liberté, la sagesse, la vertu, la grâce, la gloire et la félicité sans mesure. Voilà pourquoi David, dans ses Psaumes (et particulièrement dans le CXIX), invoque la Parole de Dieu et soupire après elle avec tant d'ardeur. 10. Nous voyons dans le livre du prophète Amos que lorsque Dieu veut donner aux hommes un signe éclatant de sa colère, il leur retire sa Parole. Il la leur laisse, au contraire, quand il veut leur donner une marque de sa grâce. "Il a envoyé sa parole; il les a guéris et les a retirés de leurs angoisses". (Amos, VIII) Christ lui-même n'est venu dans le monde que pour lui apporter cette Parole, et c'est aussi pour cette fin unique qu'a été institué le ministère des apôtres, des évêques et des prêtres!