[0] LA TRAVERSÉE ou le TYRAN [1] CHARON Bon alors, Clotho ! Depuis un bout de temps, mon navire est prêt à affronter le large ! La sentine est vidée, le mât est dressé, on a mis les voiles, les rames sont bien fixées sur leurs courroies. Alors, qu'est-ce qu'on attend pour s'en aller ? Ah ! C'est encore Hermès qui est à la bourre ! Pourtant, il devrait être là depuis belle lurette ! Regarde-moi ça : personne dans ma barque ! Dire que j'aurais pu faire au moins trois voyages aujourd'hui ! C'est la fin du jour et pas la moindre petite obole ! Pluton - ça ! Je m'y attends - va me traiter de flemmard alors que je ne suis pas responsable de la situation. Ce convoyeur de macchabées - oh ! Un brave garçon, par ailleurs - a dû boire l'eau de Léthé : de fait, il a complètement oublié de revenir parmi nous. Eh ! Eh ! En ce moment, je parie qu'il se fait les muscles avec les beaux garçons ou qu'il joue de la lyre ; ou bien il lit un discours en faisant grand étalage de son savoir-faire en la matière. À moins qu'il ne se livre à quelques petits resquillages en passant : c'est qu'il est doué dans ce domaine, le bougre ! Bref, il n'en fait qu'à sa tête ! Pourtant, il fait à moitié partie de notre association. [2] CLOTHO Charon, tu ne peux pas savoir si Zeus ne l'a pas accaparé pour une mission spéciale dans les sphères élevées ! C'est son patron, tu sais ! CHARON Oui, mais il n'a pas le droit d'abuser ainsi d'un bien qui appartient à la collectivité. Est-ce que nous le brimons nous, quand c'est l'heure de la débauche ! Oh ! j'ai compris la cause de ses retards : bien sûr, ici-bas, il doit se coltiner les asphodèles, les libations, les galettes, les offrandes aux morts et par-dessus le marché la grisaille, la purée de poix, le noir complet, brrr ! Évidemment, là-haut, tout est plus avenant : nectar et ambroisie coulent à flot. Je comprends que notre lascar veuille jouer les prolongations chez les dieux. En fait, il fiche le camp de chez nous comme un prisonnier qui s'évade de prison. Mais quand il est l'heure de descendre, c'est une autre paire de manches : il prend son temps, c'est le moins qu'on puisse dire, et c'est un supplice pour lui que d'arriver à destination. [3] CLOTHO Cesse de ronchonner, Charon ! Tiens, regarde là-bas, il arrive et il amène son lot de morts par la même occasion. Ma foi, il les mène à la baguette comme si c'était un troupeau de chèvres. Mais que vois-je donc ? L'un d'eux est garrotté et un autre pouffe de rire. J'en discerne un qui porte une besace sur le dos et qui s'appuie sur un bâton : il n'a pas l'air commode en tout cas, et il pousse violemment toute la troupe. Quant à Hermès, il est en eau, il a les pieds crasseux, il est essoufflé aussi. (À Hermès) Explique-moi Hermès ! Pourquoi tant de précipitation ? Tu as l'air tout chiffonné. HERMÈS J'ai dû courir après cette crapule qui se faisait la belle : à cause de lui j'ai failli rater le bateau. CLOTHO Qui est-ce ? Pourquoi voulait-il s'échapper ? HERMÈS À mon avis, il aurait préféré rester en vie. Si j'en crois ses couinements et ses plaintes continuelles, ce doit être un de ces rois ou de ces tyrans car il dit regretter son bonheur d'antan. CLOTHO Et ce fada filait doux en croyant qu'il allait ressusciter, peut-être ! Ne sait- il pas que le fil qu'on lui a concocté est brisé maintenant ? [4] HERMÈS Il faisait mine de se défiler, me dis-tu ? Oui, sans cet honnête homme muni de son bâton et à qui je dois une fière chandelle puisqu'il m'aida à le rattraper et à le ligoter, je crois bien qu'il aurait disparu pour de bon. Depuis qu'Atropos nous l'a livré, il n'a pas arrêté de gigoter et de se cabrer, les deux pieds appuyés fermement sur le sol pour nous empêcher de le faire marcher normalement : par moment, il se mettait à me supplier avec force de le relâcher rien que pour un bref instant, me faisant miroiter des récompenses extraordinaires si je cédais à son caprice. Moi, comme à mon habitude, tu le sais, je suis resté de marbre car il réclamait ni plus, ni moins une chose impossible à réaliser. Parvenus au portail des Enfers, tandis que je comptabilisais mes défunts à Éaque, et que celui- ci vérifiait scrupuleusement si mon compte était juste en se basant sur le papier officiel que ta sœur lui avait confié, voilà que cet excité échappe à ma vigilance et disparaît dans la nature. Il va de soi qu'il manquait un des morts qui se trouvait inscrit sur le listing d'Eaque. Ce dernier, pas content du tout, me dit : «N'essaie pas, Hermès, de faire un de tes tours vaseux : ton petit manège, garde-le pour les hauteurs célestes ! Le domaine des morts, lui, ne souffre aucune inexactitude ; bref, on ne peut rien lui cacher. Mon papier indique mille quatre gens décédés : or, je n'en ai ici recensé que mille trois ; à moins de prétendre qu'Atropos s'est gouré dans ses comptes !» À ces mots, la moutarde me monta au nez et je me rappelai soudain l'énergumène de tout à l'heure ; de fait, je me mis à scruter de tous côtés pour essayer de le visualiser, mais, hélas, nulle trace du péquin en question : je compris qu'il m'avait faussé compagnie. Je décidai alors de courir à toutes enjambées sur le chemin qui mène à la clarté du jour. Le brave homme dont je t'ai parlé fit comme moi et nous partîmes de concert à la poursuite de l'évadé comme de vrais coureurs olympiques. Bientôt, on le rattrapa alors qu'il avait déjà atteint le Ténare : un peu plus, il nous filait entre les mains, ce filou ! [5] CLOTHO Oh, Charon, dire que l'on accusait Hermès de fainéantise ! CHARON Pourquoi nous attarder encore ? Nous avons suffisamment perdu de temps. CLOTHO Tu as raison. En route ! Moi, avec mon registre en main, près de l'échelle, je vais procéder au contrôle de nos passagers, nom, adresse, cause du décès. Toi, Hermès, fais en sorte qu'ils soient tous bien alignés. D'abord, commençons par les bébés : eux, ils ne peuvent rien me déclarer. HERMÈS Tiens, mon batelier, il y a en trois cents et j'ai inclus dans le lot les enfants abandonnés. CHARON Fichtre, la prise est superbe. Voilà des morts d'une fraîcheur exquise. HERMÈS Veux-tu que dans la foulée, Clotho, nous mettions dans le même sac les défunts pour qui l'on n'a versé aucune larme ? CLOTHO Tu veux dire les vieillards ? Tu as raison ! À quoi bon me compliquer la vie avec tout ce qui est vieux comme Hérode ! Allez ouste, les sexagénaires et plus, venez un peu par ici ! Mais ils m'entendent rien : ils sont sourds comme des pots : c'est l'âge ! Bon, Hermès, je crois que tu dois les prendre à bras le corps et les porter jusqu'à l'embarcation. HERMÈS Tiens ! En voilà trois cent quatre-vingt-dix-huit, tous ratatinés, tous bien mûrs : on les a vendangés en temps et en heure. CHARON Par Zeus ! Ce sont des raisins secs, des vrais de vrais ! [6] CLOTHO Hermès, amène ceux qui ont claboté suite à leurs blessures ! (Aux morts) Dites-moi, vous, comment la mort vous a-t-elle menés en ces lieux ? Ou plutôt non, je vais m'informer de mon propre chef, j'ai ma petite liste. Voyons, voyons ! Hier, à la guerre, il a dû en tomber quatre-vingt quatre en Médie et tiens ! Gobarès, fils d'Oxyarte était du nombre. HERMÈS Exact ! CLOTHO Il y en a sept qui ont clamsé pour motif amoureux et parmi eux ce philosophe de Théagène qui s'est tué pour une poule de luxe de Mégare. HERMÈS Ils sont près de toi. CLOTHO Mais où sont passés ceux qui se sont faits canarder alors qu'ils essayaient de prendre le pouvoir ? HERMÈS Ici aussi. CLOTHO Et celui qui a été zigouillé par sa femme et son jules ! HERMÈS Près de toi. CLOTHO Maintenant, je veux voir les types qui ont été jugés et condamnés, c'est- à-dire les crucifiés, les empalés et tout le barda ! Où sont les seize malheureux qui se sont faits trucider par des bandits ? Allons ! Sors-les moi, Hermès ! HERMÈS Ils sont là, tous sacrément amochés. Désires-tu que je t'amène le cortège des femmes ? CLOTHO Oui, oui ! Amène également les naufragés : ils ont péri dans le même bateau et de la même manière. Et pendant que tu y es, joins à eux les personnes mortes de fièvre. [7] Mais où est le philosophe Cyniscos ? Au repas d'Hécate, il n'a pas survécu à l'absorption d'un œuf sacré et d'une seiche crue ? CYNISCOS Je suis près de toi depuis un certain temps, ma mignonne ! Ah ! Qu'est-ce que j'ai fait pour vivre là-haut autant de lustres ? Mazette ! Il devait y avoir une rude épaisseur de fil sur le fuseau. Pourtant Dieu sait si j'ai tenté maintes fois de le couper, ce satané fil ! Mais force est de constater qu'il était incassable. CLOTHO Il fallait bien que je te laisse sur terre pour que tu juges et répares les bévues des hommes. Embarque-toi désormais ! Et je te souhaite un bon voyage. CYNISCOS Un instant, par Zeus ! Fais monter d'abord ce lascar ligoté de la tête aux pieds. Je redoute qu'il ne te fasse fléchir avec ses simagrées. [8] CLOTHO Qui c'est celui-là ? HERMÈS C'est Mégapenthès, fils de Lacyde, tyran de son état. CLOTHO Plus vite que ça ! Entre là-dedans ! MÉGAPENTHÈS Non, non, par pitié, ô majestueuse Clotho ! Laisse-moi remonter là-haut, rien qu'un tout petit moment ! Je te promets ensuite de revenir dans ton sein sans me faire tirer l'oreille. CLOTHO Pourquoi tiens-tu tellement à revoir le ciel ? MÉGAPENTHÈS Autorise-moi à mettre la dernière main à mon palais : les travaux sont déjà à moitié terminés. CLOTHO Tu te fous de moi ! Allons ! Pas d'histoire, entre dans le bateau ! MÉGAPENTHÈS Belle Moire, un instant, un minuscule instant. Laisse-moi juste une brève journée, le temps que je discute avec mon épouse et que je lui révèle l'endroit où j'ai enfoui un merveilleux trésor. CLOTHO Non, c'est décidé une fois pour toutes : tu n'obtiendras aucune faveur. MÉGAPENTHÈS Tant de richesses perdues à jamais alors ? CLOTHO Sûrement pas, je te rassure ! Mégaclès, ton cousin, va se l'accaparer sous peu ! MÉGAPENTHÈS Horreur ! Celui-là, j'aurais dû l'éliminer avant de mourir. CLOTHO Mais c'est lui quand même qui va se le garder, ton trésor. En outre, il va te survivre quarante ans au moins et sans doute davantage, et durant ce délai il aura profité gaillardement de ton harem, de tes habits et bien sûr de ton or. MÉGAPENTHÈS C'est la cruauté pure et simple, Clotho, que de balancer délibérément tous mes biens du côté de mes ennemis mortels. CLOTHO Eh ! Mon joli, n'as-tu pas, toi aussi, porté la main sur la fortune de Cydimaque, que tu as assassiné sans vergogne, et dont tu as égorgé les enfants alors même qu'il respirait encore. MÉGAPENTHÈS Ouais ! Il n'empêche que cette fortune m'appartenait depuis lors. CLOTHO Eh bien, c'est fini : ton temps de jouissance a expiré désormais. [9] MÉGAPENTHÈS Ecoute, chère Clotho, j'ai un mot à te dire mais je dois le faire en catimini. (Aux autres) Voulez-vous bien foutre le camp ! (À Clotho) Si tu me laisses m'enfuir d'ici, mille talents d'or sont à toi sur-le-champ. CLOTHO Eh ! Bouffon, tu es encore obsédé par le fric ? MÉGAPENTHÈS Bon, je te refile deux cratères que j'ai subtilisés à Cléocrite que, par ailleurs j'ai refroidi après le vol… Sache que chacun d'eux pèse cent talents d'or. CLOTHO Emparez-vous de lui car il ne rentrera jamais à bord de son propre chef. MÉGAPENTHÈS Je vous en supplie, mes murailles, mon arsenal militaire sont en cours de construction. Cinq jours de vie, c'est tout, m'auraient suffi pour en venir à bout. CLOTHO Ne te fais pas de mouron pour ça : c'est un autre qui la terminera, ta muraille. MÉGAPENTHÈS Je vais te faire une autre proposition, plus acceptable, je te promets. CLOTHO Quelle est-elle ? MÉGAPENTHÈS Juste un petit lambeau d'existence, pas plus, le temps de soumettre les citoyens de Piside, de lever un tribut aux Lydiens, enfin de dresser un mausolée grandiose qui soulignera les hauts faits de mon règne en vue de la postérité. CLOTHO Tout doux, mon vieux ! Alors là, tu revendiques une rallonge, non plus d'une journée, mais de vingt années au moins. [10] MÉGAPENTHÈS Si tu veux, je puis t'offrir une garantie pour te convaincre que je reviendrai chez toi dans les temps prévus. Je te donne la caution de mon fils adoré : oui, je te le livre comme otage. CLOTHO Espèce de salopard ! Ton propre fils, celui à propos duquel tu répétais à cor et à cri qu'il fallait qu'il te survive. MÉGAPENTHÈS C'était hier ! Dorénavant mon intérêt me dicte d'autres desseins. CLOTHO De toutes façons, ton gamin, il va se retrouver très vite parmi nous puisque le nouveau roi va se charger de le faire disparaître. [11] MÉGAPENTHÈS Moire, ne dis pas non à cette unique requête. CLOTHO Quoi encore ? MÉGAPENTHÈS Qu'arrivera-t-il après mon trépas ? CLOTHO Sois tout ouïe et que tes souffrances frôlent l'insoutenable. Voilà : sache que ton esclave, Midas, deviendra le nouvel époux de ta femme. Il est vrai qu'il se la payait depuis longtemps. MÉGAPENTHÈS L'ordure ! Et c'est moi-même qui l'ai affranchi à l'instigation de ma femme. CLOTHO Quant à ta fille, elle fera office de concubine royale. En outre, tes effigies seront mises à terre et offerts à la risée collective. MÉGAPENTHÈS Mais n'y aura-t-il pas un de mes amis fidèles pour me défendre contre de telles infamies ? CLOTHO Tu avais des amis, toi ? Sincèrement, pour quel motif aurais-tu pu en avoir ? Tous ceux qui te faisaient d'humbles courbettes, qui semblaient en transes dès que tu ouvrais la bouche, bref, tous ces gens se conduisaient ainsi par peur ou par espoir de plaire. Ils n'étaient liés d'amitié qu'avec ta seule puissance et n'agissaient que par opportunisme. MÉGAPENTHÈS Malgré tout, lors des banquets, force était de constater qu'ils me portaient des toasts en me souhaitant le plus insigne des bonheurs et ce, en le criant bien fort ; ils me juraient aussi qu'ils se sacrifieraient pour moi. En un mot, j'étais leur référence obligée. CLOTHO C'est aussi chez l'un de tes fameux bons amis que tu es passé de vie à trépas. C'était hier au cours d'un festin. L'ami t'a tendu une coupe qui, en fin de compte, t'a précipité jusqu'ici. MÉGAPENTHÈS Je comprends maintenant : ce vin avait un goût d'amertume. Mais quelle est la raison d'un tel geste ? CLOTHO Assez de questions, il faut partir. [12] MÉGAPENTHÈS Une chose me turlupine cependant. Rien que pour cette chose, Clotho, je désirerais contempler une fois dernière la lumière du jour, l'espace de quelques instants. CLOTHO Qu'est-ce donc ? Cela me paraît très pressant. MÉGAPENTHÈS Quand Carion, mon esclave, fit le constat de mon décès, il pénétra dans la chambre où mon corps avait été déposé. Personne ne me veillait, par ailleurs. Carion, donc, introduisit ma maîtresse Glycérion que, soit dit en passant, ce coquin fréquentait depuis un bon bout de temps ; il referma la porte puis se mit à la culbuter comme personne. Quand il eut donné libre cours à ses pulsions, il me dévisagea soudain et déversa sa bile sur moi : «Ah ! Charogne, cria-t-il, tu m'en as donné des coups alors que je n'avais rien fait.» Et à ces mots, il m'arracha les poils de la barbe, me donna des baffes et me cracha sur la poitrine avec une force quasi incontrôlée. «Sois maudit à jamais !» me jeta-t-il, et il sortit. J'étais dans une rage folle, tu penses, mais je ne pus le prendre à partie puisque j'étais déjà glacial. Quant à l'autre chipie, dès qu'elle entendit la rumeur des gens qui arrivaient, elle frotta ses yeux avec de la salive pour simuler des larmes. Puis elle éclata en sanglots, poussant des cris aigus et prononçant mon nom. Ah ! ces deux misérables, si je les avais sous la main… [13] CLOTHO Tu as fini de proférer des menaces. Il est temps que tu passes au jugement. MÉGAPENTHÈS Nul n'osera voter contre un tyran. CLOTHO Certes, contre un tyran, c'est impossible, mais contre un mort, il y a Rhadamanthe. Tu vas tâter de sa justice sous peu : sa sentence est d'une équité parfaite et il a le chic pour prononcer le verdict approprié à la personne qu'il a devant lui. Bon, on ne peut plus attendre. MÉGAPENTHÈS Transforme-moi en vulgaire quidam, Moire, fais de moi un pauvre hère, un esclave même, au lieu du roi de jadis, pourvu que je puisse revivre ! CLOTHO Holà, l'homme au bâton ? Avec Hermès, prenez-moi ça par les pieds car à ce train-là, il n'entrera jamais par lui-même. HERMÈS Allez, le fugueur ! Maintiens-le fermement, Charon, et pour plus de sécurité… CLOTHO Pas de problème : on va bien le saucissonner sur le mât. MÉGAPENTHÈS Il serait inconvenant que je ne sois point assis à la place d'honneur. CLOTHO Et pourquoi cela ? MÉGAPENTHÈS Par Zeus ! Sous l'habit de tyran, j'avais une garde personnelle de dix mille soldats. CYNISCOS Ce Carion était dans le mille quand il t'a arraché les poils de barbe : tu n'es qu'un pauvre abruti ! Tu vas voir tout à l'heure, ta tyrannie, tu lui trouveras un goût bien amer quand tu auras tâté de mon bâton. MÉGAPENTHÈS Quelle honte ? Un Cyniscos se permettrait de lever son bâton sur ma personne ? Mais n'est-ce pas toi, ces jours-ci, que j'ai menacé de clouer sur la croix pour ton impertinence et tes écarts de langage à mon égard ? CLOTHO Eh bien ! À ton tour d'être cloué… mais au mât du navire cette fois-ci ! [14] MICYLLE Eh Clotho ! Je compte pour du beurre, moi ! Ou alors c'est parce que je n'ai pas un sou vaillant que j'embarque en dernier ? CLOTHO Qui es-tu, toi ? MICYLLE Moi, je suis Mycille, savetier de mon état. CLOTHO Tu te plains que le service a du retard ? Alors que l'autre espèce de tyran me promet, lui, monts et merveilles si je lui donne quelque répit. Je n'en reviens pas : tu ne cherches à pas à jouir du laps de temps que l'on t'accorde. MICYLLE Écoute-moi, gentille Moire : tu crois que je suis fou de joie quand le Cyclope nous proclame : «Je mangerai Personne en dernier» ? Qu'on soit en tête du cortège ou à la queue, ce sont les mêmes quenottes qui vont nous croquer. Et puis, ma situation diverge notablement de celle des richards : en fait, tout nous oppose. Regarde ce tyran, il a l'air d'avoir eu une vie de rêve de son vivant : on le craignait, il était au centre de tout ; or, il a dû renoncer à son or, son argent, sa garde-robe, ses écuries, ses gueuletons, les jolies filles, que sais-je encore ! Je comprends que c'est une véritable catastrophe pour lui que d'être obligé de quitter tout ça. Ah ! Je ne sais quelle glu vous colle à ces choses-là : en tout cas, force est de reconnaître qu'il est difficile de s'en arracher ; c'est comme si la glu vous avait pénétrés jusqu'au fond de la couenne. Bref, c'est une vraie chaîne qui paralyse tous ces mectons, impossible de la rompre. Qu'on ose la leur enlever d'un coup, alors ce ne sont plus que cris et lamentations ; eux, si arrogants de nature font preuve d'une veulerie sans nom quand ils se retrouvent sur la route de l'Hadès. Sans arrêt, ils se retournent en arrière comme des amants ulcérés, rien que pour saisir encore une fois, même loin du ciel, quelques bribes de lumière. On a eu droit à une scène identique avec l'autre excentrique, celui qui a voulu s'échapper en cours de route et qui nous a bien saoulés avec ses jérémiades. [15] Moi, au contraire, je n'avais rien à perdre : je ne détenais ni champ, ni maison, ni meubles, ni gloriole, ni statues. En vérité, j'étais paré pour le grand départ. Dès d'Atropos me fit signe, j'ai lâché mon couteau et mon cuir - il faut dire que je tenais une chaussure - bref, j'étais tout à fait disposé. Les pieds nus, je me suis précipité sans prendre le temps d'essuyer mon cirage ; puis j'ai suivi la fille, je l'ai même dépassée en regardant droit devant. Car derrière rien ne m'interpellait. Ici, par Zeus, c'est la classe ! Égalité pour tous ! On n'a rien de plus, rien de moins que son voisin : c'est l'idéal ! Je suis sûr qu'ici il n'y a pas de créanciers qui viennent vous prendre la tête avec les dettes, pas d'impôts non plus. En hiver, on n'est pas agressé par le gel, les maladies sont inexistantes et les riches vous foutent la paix. C'est le calme parfait, le monde à l'envers. Ici, les pauvres types rigolent de bon cœur, tandis le gratin se morfond et ne cesse de gémir. [16] CLOTHO C'est vrai que je te vois hilare depuis un bon moment. Mais quelle est la raison profonde de tes éclats de rire ? MICYLLE Écoute-moi, noble déesse. Sur la terre, j'avais mon logis non loin de la résidence de ce tyran : aussi suis-je au courant de ce qui s'y déroulait. À l'époque, il m'apparaissait semblable à un dieu. J'en arrivais même à le jalouser pour son destin radieux, j'admirais la pourpre scintillante de sa tunique, la foule de ses courtisans, son or, ses coupes incrustées de pierreries merveilleuses, ses lits tenus par des pieds d'argent ; quand le parfum de ses mets me chatouillait les naseaux, j'en avais mal au cœur ; pour tout dire, il me faisait l'effet d'un homme triplement nanti par la félicité. C'était une splendeur dépassant de loin une coudée royale, surtout lorsque, enivré par la certitude de son bonheur, je le voyais marcher d'un pas magnifique, la tête orgueilleusement penchée en arrière, ce qui ne manquait pas d'impressionner les badauds. Mais il est mort et aujourd'hui, ce n'est plus qu'une loque risible, un individu auquel on a ôté le vernis ; si bien que je ris maintenant de ma sottise, moi qui enviais cette mauviette et qui prenais la mesure de son bonheur à l'aune des odeurs de cuisine et du rouge sang tout droit jailli d'un misérable coquillage de Laconie. [17] Mais il n'est pas le seul que j'ai connu. J'ai aperçu aussi cet usurier de Gniphon geindre piteusement en regrettant amèrement d'être mort sans avoir profité un tant soit peu de sa fortune, en regrettant aussi de laisser tout ce pactole entre les mains de ce panier percé de Rhodocharès, son héritier en titre, selon les termes de la loi. Ah ! Je me suis tout bonnement écroulé de rire quand je me suis rappelé la tronche blême et répugnante de ce lascar, son front chargé de toutes les anxiétés d'un vieux grigou, riche uniquement par le bout des doigts, oui, ces doigts qui comptaient consciencieusement les milliers de drachmes et de talents amassés sou après sou et que ce veinard de Rhodocharès dilapidera en un éclair. Ah ! Ah ! Ah ! Mais au fait, ne faut-il point partir ? Nous aurons tout loisir de rire pendant que les autres geindront. CLOTHO Monte à bord ! Le batelier va lever l'ancre. [18] CHARON Hé ! L'ami, où vas-tu ? Ma carène est pleine à craquer : il te faut rester ici jusqu'à demain matin ; on passera te prendre aux aurores. MICYLLE Charon, ce n'est pas juste de laisser comme cela un défunt déjà quelque peu putréfié. Je vais te poursuivre pour action illicite auprès du tribunal de Rhadamanthe. Quelle plaie ! Dire que je dois rester ici. Mais si je nageais après eux ? Je ne risque pas de me fatiguer puisque je suis déjà mort. Logique, non ! De plus, je n'ai même pas de quoi régler le montant de mon voyage. CLOTHO Qu'est-ce tu fais ? Arrête, Mycille, il est défendu de traverser les Enfers de cette manière. MICYLLE Pour sûr que je parviendrai au but plus vite que vous. CLOTHO Non, non ! Bon, approche un peu, nous allons te hisser à bord. Hermès, viens nous donner un coup de main pour le monter. [19] CHARON C'est bien joli mais où va-t-on l'installer ? Nous sommes complets. HERMES Mettons-le sur le dos du tyran. CLOTHO C'est une excellente idée, Hermès ! Monte là-dessus et prends bien soin de lui écrabouiller le cou. Et nous, bon voyage ! CYNISCOS Charon, j'ai une confidence à te faire : voilà, je n'ai pas l'obole réglementaire pour payer la croisière. Vois par toi-même : je ne possède qu'un vieux sac et un bâton. Mais je suis prêt à bosser : veux-tu que je rame ? Je ne broncherai pas du moment que la rame est maniable et solide. CHARON Va pour la rame : ce mode de paiement me suffit largement. CYNISCOS Et si nous entonnions un chant de rameurs pour la cadence ? CHARON Certes, par Zeus ! Si tu as en tête quelques couplets, c'est d'accord. CYNISCOS J'en connais des tas, Charon. Mais l'inconvénient c'est que ces gens répliquent par des bruyantes litanies. Ces gémissements vont singulièrement gâcher nos chansons. [20] LES RICHES (en chœur) Hélas, ma fortune ! Hélas, mes champs ! Hélas, trois fois hélas ! Ma pauvre maison abandonnée ! Hélas, que d'argent laissé à un gaspilleur ! Mes chers petits enfants ! Mes vignes, qui les vendangera ? HERMÈS Et toi, Micylle, aucun regret ne t'assaille ? Tu sais qu'il est interdit d'effectuer ce grand voyage sans gémir quelque peu. MICYLLE Non, pourquoi broyer du noir quand le voyage est doux ? HERMÈS Que m'importe, il faut pleurer : c'est la coutume, nul ne peut s'y soustraire. MICYLLE Bon, je pleurniche un bon coup mais c'est bien pour te faire plaisir. ! Ah, mes vieilles grolles ! Ah ! Mes vieilles savates pourries ! Quelle horreur ! Je n'aurai plus le ventre creux de l'aube au crépuscule ; je ne marcherai plus nu-pieds l'hiver, les fesses presque à l'air en claquant des dents. Qui sera le nouveau possesseur de mon tranchet et de mon alêne ? HERMÈS Chut ! Abrège ton chant funèbre ! La traversée arrive à son terme. [21] CHARON Allons ! Les passagers, passez la monnaie ! (À Mycille) donne ton obole, toi ! Bon, tout le monde a versé ? Alors, Micylle, ton obole, s'il te plaît ! MICYLLE Tu plaisantes, Charon. Comme l'affirme le dicton, autant écrire sur l'eau si tu t'attends à recevoir un sou de Micylle. D'ailleurs, je ne sais même pas à quoi ressemble une obole : est-elle carrée ? Est-elle arrondie ? CHARON Heureux voyage, mazette ! Et quel profit pour moi. Vite on débarque. À présent, au tour des chevaux, des bœufs, des chiens, des bêtes, quoi : ils ont aussi le droit de se balader, après tout. CLOTHO Prends ces défunts, Hermès. De mon côté, je vais sur l'autre rive pour ramener ici deux Chinois, Indopatès et Héramithrès : ils se sont massacrés à qui mieux mieux dans un combat en vue de repousser leurs frontières. HERMÈS On avance ! Tous en rang et suivez-moi ! [22] MICYLLE Par Héraclès, qu'il fait noir ici ! Comment reconnaître dans de telles conditions l'élégant Mégillos ? Comment faire pour savoir si Simiché a plus de charmes que Phryné ? Ici, tout a la même teinte, tout est uniforme. Rien de beau, rien de laid. Ce manteau que je trouvais miteux fait désormais concurrence avec la pourpre royale ; en fait, nos accoutrements respectifs sont devenus invisibles, submergés par l'obscurité ambiante. Cyniscos, où es-tu ? CYNISCOS Je suis là, Micylle. Si tu veux, faisons un bout de chemin ensemble. MICYLLE Bonne idée. Donne-moi la main. Une question, cher Cyniscos : je suis quasiment certain que tu fus initié aux Mystères d'Éleusis ? N'as-tu pas la vague impression que l'atmosphère qui règne ici est identique à celle de ces Mystères ? CYNISCOS Fort bien vu ! Tiens, regarde ! La donzelle qui passe avec un flambeau à la main. Sa prunelle est terrifiante. Me tromperai-je en affirmant que c'est une Érinye ? MICYLLE Dans tous les cas, sa physionomie le laisse présager. [23] HERMÈS Occupe-toi de ces gens, Tisiphone ! Il y en a mille quatre. TISIPHONE Vous avez failli faire attendre Rhadamanthe. RHADAMANTHE Amène-les moi ici, Tisiphone ! Et toi, Hermès, joue ton rôle de messager et convoque-les. CYNISCOS Ah ! Rhadamanthe, je te supplie, au nom de ton père, fais-moi passer en premier. RHADAMANTHE Et pourquoi cette faveur ? CYNISCOS J'ai le devoir de dénoncer un être infect qui a commis au cours de son passage terrestre un nombre incalculable d'actes répugnants dont je fus par ailleurs le témoin. Or, mon accusation serait caduque si d'abord, je n'éclaire pas ta lanterne sur ma personne et sur ma propre vie. RHADAMANTHE Présente-toi donc ! CYNISCOS Je suis Cyniscos, pour te servir ; profession : philosophe. RHADAMANTHE Approche et comparais devant ce tribunal. (À Hermès). Hermès, appelle les accusateurs. [24] HERMÈS Y-a-t-il une personne pour venir témoigner contre Cyniscos ici présent. Qu'il vienne à la cour. CYNISCOS Aucun ne se manifeste. RHADAMANTHE En effet, mais cela ne me satisfait pas encore. Enlève tes vêtements : je veux voir tes marques. CYNISCOS Des marques ? RHADAMANTHE Oui, chaque forfait commis pendant la durée de l'existence provoque l'émergence de marques imperceptibles sur l'âme. CYNISCOS Eh bien, examine-moi de près : je suis dans le plus simple appareil. Est-ce que je suis marqué comme tu dis ? RHADAMANTHE Sans conteste, cet homme-là est tout à fait net, à part trois ou quatre petites marques bien légères. Mais que vois-je ici ? Ce sont des traces de brûlures miraculeusement atténuées ? Comment se fait-il que tu sois redevenu impeccable, Cyniscos ? CYNISCOS Je m'en vais t'en exposer les raisons. Jadis, j'étais un ignare achevé et de ce fait, j'ai écopé de marques multiples. Mais j'ai eu la révélation de la philosophie et mon âme s'est petit à petit purifiée. RHADAMANTHE Tu as usé du meilleur et du plus efficace des remèdes. Pars aux îles des Bienheureux et profite gaiement de la compagnie des honnêtes gens. Mais avant, dénonce-moi ce tyran que tu m'as évoqué à l'instant. (A Hermès) Qu'on en appelle d'autres ! [25] MICYLLE Pour moi, l'affaire sera vite classée, Rhadamanthe. L'examen sera bref. Je suis tout nu : tu peux scruter à loisir. RHADAMANTHE Qui es-tu ? MICYLLE Mycille le savetier. RHADAMANTHE Superbe, Micylle : tu es immaculé, bravo ! Tu peux rejoindre Cyniscos. À présent, je veux qu'on fasse entrer le tyran. HERMÈS Mégapenthès, fils de Lacyde, viens à la barre ! Où te diriges-tu ? Veux-tu venir ! On te réclame. Bon, Tisiphone, il va falloir que tu le transportes jusqu'ici : prends-le par la peau du cou. RHADAMANTHE Vas-y, Cyniscos, porte tes accusations, énumère ses vilenies : il est face à toi. [26] CYNISCOS À quoi bon m'exprimer, après tout ! Tu reconnaîtras très vite la nature profonde de cet animal-là en examinant ses marques sur son âme. Mais je vais tout de même confondre cette canaille et te révéler par ma voix les malversations qu'il commit. En tant que simple particulier, je n'ai rien à dire sur lui. Mais dès qu'il se fut allié à des personnages sans scrupule puis entouré par des gardes du corps, il fomenta un coup d'État dans sa cité natale et se proclama tyran. Il élimina dans la foulée plus de dix mille citoyens. S'accaparant de leurs biens, devenu richissime, il s'enfonça dans le stupre, traita avec ignominie ses propres sujets, dévergonda les jeunes filles, se livrant également à un commerce dégoûtant avec les jeunes garçons. Comme un ivrogne, il commit les pires saloperies sur sa population. Orgueilleux comme pas un, méprisable envers ses semblables, non, ma foi, il est impossible de trouver un châtiment à la mesure de ses crimes. Le soleil brûlant est plus facile à regarder sans cligner des yeux que cette face de rat. Et que dire de son insatiable imagination en matière de supplices raffinés. Et sa barbarie n'a même pas épargné sa propre famille. Non, je ne calomnie point : c'est la triste vérité. Pour justifier mes dires, il suffit d'en référer à ceux qui furent ses victimes. D'ailleurs, les voici au grand complet : ils font cercle autour de leur bourreau et l'attaquent. Tous ces gens, Rhadamanthe, ont subi la fureur meurtrière de ce brigand : certains ont été piégés car leurs épouses avaient le malheur d'être trop jolies ; les autres ont payé chèrement la juste indignation qu'il osaient témoigner lorsque le tyran abusait de leur fils ; il en est d'autres qui périrent soit parce qu'ils avaient du bien, soit à cause de leur clairvoyance et de leur sagesse, effondrés qu'ils étaient à la vue de tels écarts de conduite. [27] RHADAMANTHE Qu'as-tu à dire pour ta défense, monstre ? MÉGAPENTHÈS Oui, je l'avoue, j'ai bien commis les premiers crimes dont il m'accuse. En revanche, je m'insurge contre toutes les coucheries qu'il me reproche, les prétendus viols d'enfants et de petites gamines. Cyniscos n'a débité à ce sujet que de lamentables inepties. CYNISCOS Bon ! Pour ces actes précis, Rhadamanthe, je vais recourir à des témoins. RHADAMANTHE Quels sont-ils ? CYNISCOS Appelle à la barre la Lampe et le Lit de ce monsieur : ils déballeront tout ce qu'ils savent sur leur propriétaire, ayant été fort intimes avec lui. HERMÈS Vous deux, objets de Mégapenthès, approchez. Oh ! Comme ils sont obéissants ! RHADAMANTHE Dites tout ce que vous savez sur les pratiques de Mégapenthès. Toi, le Lit, à toi l'honneur ! LE LIT Cyniscos n'a fait que dire l'exacte vérité. Mais je suis étreint par une honte épouvantable rien qu'à la pensée de toutes les perversions auxquelles j'ai dû collaborer. RHADAMANTHE Ton témoignage est on ne peut plus limpide : le fait que tu hésites à parler de ces choses prouve ta bonne foi. À ton tour, Lampe, dépose ! LA LAMPE Dans la journée, je ne pouvais savoir ce qu'il traficotait : j'étais éteinte. Par contre, à la nuitée… Beurk ! Quelle horreur, je te le jure ! Il s'est livré à des monstruosités tellement inconcevables que la langue est impuissante à les décrire dans leur juste mesure. J'étais si écœurée que je faisais en sorte de ne plus me gorger d'huile afin de m'éteindre le plus vite possible. Mais lui voulait absolument que je sois le complice de ses turpitudes et il perdurait dans la pollution de ma lumière. [28] RHADAMANTHE Je crois que nous avons entendu assez de témoins. Toi, ôte cette pourpre car je veux visionner tes marques. Par les Dieux ! C'est hideux ! Des tâches partout du sommet du crâne aux doigts de pied ! Et ce teint verdâtre ! Quel est donc le supplice le mieux approprié pour le punir ? Je me le demande ! Une plongée dans les flammes du Pyriphlégéthon ? Le confier aux bons soins de Cerbère ? CYNISCOS Ah non ! Moi, je te proposerai, si tu y consens, un châtiment que l'on testera pour la première fois, un châtiment qui lui va comme un gant. RHADAMANTHE Dis toujours, je t'en prie. CYNISCOS Il est une coutume selon laquelle les défunts doivent s'abreuver de l'eau du Léthé, n'est-ce pas ? RHADAMANTHE Évidemment. CYNISCOS Eh bien ! Lui, qu'il n'en boive pas une goutte ! [29] RHADAMANTHE Et pourquoi ? CYNISCOS Le supplice n'en sera que plus atroce car notre homme aura toujours en tête le souvenir du temps béni de sa gloire terrestre. Oui, il ne cessera de ruminer douloureusement sa vie d'antan et sa cohorte de molles facilités. RHADAMANTHE C'est bien trouvé. C'est décidé : qu'on le condamne à ce châtiment. Emmenez-le bien enchaîné auprès de Tantale et qu'il se souvienne à perpétuité de ce que fut son existence.