[0] Le Banquet ou les Lapithes. [1] PHILON On m'a raconté, l'ami, que vous vous êtes bien amusés hier soir au banquet donné par Aristénète : tout le monde y a été de son couplet philosophique et cela fut si percutant, d'après ce qu'on m'a dit, que l'on en est venu aux mains et que la discussion s'est terminée dans le sang. LYCINOS Comment Charinos a-t-il pu savoir cela, Philon ? Il ne participait pas à notre dîner. PHILON Il prétend en avoir eu connaissance par le médecin Dionicos : lui au moins était présent à votre gueuleton. LYCINOS C'est vrai, mais il n'était pas là quand la controverse éclata. Il est seulement arrivé juste quand la rixe battait son plein, avant que les coups ne pleuvent. C'est pourquoi il me paraît pour le moins bizarre qu'il ait pu décrire copieusement des évènements dont il n'avait guère suivi la progression : car il est des faits bien précis qui ont provoqué la dispute et l'ont fait dégénérer en bain de sang. [2] PHILON C'est la raison pour laquelle Charinos m'a incité dare-dare à venir te voir afin de connaître la vérité et toute l'affaire dans ses moindres détails. Dionicos lui-même l'avait prévenu qu'il n'avait pu assister à la totalité du spectacle. Toi, en revanche, m'a-t-il dit, ayant été un témoin assidu, il m'a assuré que tu serais capable de mémoire de me répéter l'intégralité des propos de nos philosophes : car tu n'es pas homme à écouter à la légère un tel langage ; au contraire, tu serais même plutôt attiré par ce genre de discours ! Par conséquent, tu ne peux nous priver de savourer un festin aux mets si croustillants et il n'en est point pour moi de plus délicieux ; d'autant plus que nous allons nous régaler dans une ambiance tout à fait paisible, bien éloignée des bruits et des fureurs de ces vieilles peaux et de ces jeunes blancs-becs dont l'ivrognerie leur a fait balancer des quolibets que la bienséance réprouve. [3] LYClNOS Tu vas un peu vite en besogne, mon cher Philon ; tu veux que je révèle en place publique une situation née d'une saoulerie collective et qu'il faudrait, me semble-t-il, recouvrir du voile de l'oubli en en rendant coupable le seul Dionysos. Mais le dieu autorise-t-il que le premier venu soit ainsi initié à ses ravages et à ses orgies ? Ne nous comportons pas comme des gens dénués de savoir-vivre, curieux de fourrer leur nez dans des affaires qui se doivent de rester entre quatre murs. Comme dit le poète « J'abhorre l'invité qui a trop de mémoire ». De fait, Dionicos a eu grand tort de ne pas tenir sa langue devant Charinos, et de répandre ainsi les odeurs par trop vinifiées du repas d'hier sur nos philosophes de bonne compagnie. Non, tu n'obtiendras rien de ma bouche ! [4] PHILON Comment, Lycinos, tu fais ta bégueule, tu te fais prier ! Cela ne te ressemble pas car je sais combien, en fait, tu crèves d'envie de raconter ton histoire, bien plus encore que moi d'écouter. J'ai même la conviction que si tu étais frustré d'un auditoire, tu en arriverais à déverser ta salive rien que pour une colonne ou une statue. Supposons maintenant que je veuille, moi, te quitter à l'instant, eh bien ! je suis certain que tu me supplierais à genoux de t'écouter avant même que je n'aie pris la poudre d'escampette. Et c'est alors moi qui feindrais de te snober ; mais après tout, si c'est comme ça, nous allons faire notre enquête ailleurs ; et toi, tu n'auras plus qu'à la boucler ! LYCINOS Bon, bon, ne nous emportons pas ! Je vais tout te raconter puisque tu insistes si lourdement. Mais surtout ne le répète pas : motus et bouche cousue, n'est-ce pas ? PHILON Non, je n'aurais pas besoin de le faire. Connaissant comme si je l'avais fait mon cher petit Lycinos, tu te chargeras le premier de divulguer l'aventure au tout-venant. [5] Mais au fait, était-ce pour les noces de son fils Zénon qu'Aristénète vous a gavés pareillement ? LYCINOS Non, il mariait sa fille Cléanthis au fils du banquier Eucrite, qui étudie la philosophie. PHILON Soit dit en passant, joli brin de garçon ! Mais à mon avis un peu trop gamin pour passer au mariage. LYCINOS Le papa trouve le parti sans doute des plus convenables. Le garçon est d'une tranquillité absolue et en plus se targue de philosophie ; enfin, c'est le fils unique d'un riche banquier : parmi tous les prétendants, c'était là le meilleur filon. PHILON La fortune d'Eucrite est en effet une raison qui tient bien la route... Mais bon maintenant, cher Lycinos, dis-moi donc qui participait à ce festin. [6] LYCINOS À quoi bon tous les énumérer ? Je suppose que tu préfères que je te nomme les philosophes et les fins lettrés : il y avait donc cette vieille baderne de Zénothémis - le stoïcien - ; en sa compagnie se trouvait Diphile, celui qu'on a surnommé « le Labyrinthe » et qui est le précepteur de Zénon, le fils d'Aristénète. Parmi le clan des péripatéticiens, je te citerai Cléodème, oui, tu sais, ce parleur infatigable, ce maniaque du détail toujours prêt à entrer dans la bagarre et que ses élèves nomment « l'Épée » et le « Poignard » ; Hermon l'épicurien assistait aussi au banquet. Quand il pénétra dans la salle, les stoïciens firent la grimace et détournèrent le regard comme s'ils avaient été en présence d'un ignoble parricide ou d'un profanateur. Bref, pour te dire que tous les familiers de la maisonnée d'Aristénète avaient été conviés ainsi que le grammairien Histiaios et le rhéteur Dionysodore. [7] Chéréas, fraîchement marié, avait pour sa part invité Ion le platonicien : c'est son maître de philosophie, un personnage de belle allure, ma foi, d'une dignité confondante et son visage reflète une grande pureté de mœurs : d'ailleurs, on le surnomme « le Dogme » tant sa rigueur est proverbiale. Aussi, dès l'instant où il parut, toute l'assemblée se leva-t-elle avec un infini respect comme si l'on eût été en présence d'un être d'exception : en fait, l'entrée triomphale de Sa Majesté Ion ressemblait en tous points à celle d'une divinité. [8] Le temps était venu pour nous de nous placer puisque tous les invités étaient au complet ; on installa les femmes - en surnombre - sur les banquettes de droite, non loin de l'entrée ; la jeune mariée qui était pudiquement voilée se trouvait parmi ces femmes qui semblaient faire office de surveillance. Quant à la meute, elle se trouvait devant la porte et elle fut installée en fonction de la dignité respective de chacun des individus qui la composaient. [9] Face aux femmes, on mit Eucrite puis Aristénète. Ensuite, un doute nous saisit quand il fallut décider quel convive il convenait de placer en premier : soit l'aîné du groupe, à savoir le stoïcien Zénothémis, soit Hermon l'épicurien qui était tout de même prêtre des Dioscures et faisait partie du gratin de la cité. Mais très vite, Zénothémis mit fin à notre perplexité et trancha dans le vif en jetant ces mots à l'adresse d'Aristénète : « Si je m'assois après cette... euh, ce disciple d'Épicure - vois, je me retiens d'être grossier - je fous le camp d'ici et je laisse tomber votre petite sauterie. » À ces mots, il s'empressa d'appeler son esclave et feignit de sortir. Mais Hermon lui dit : « Vas-y, installe-toi à la première place, Zénothémis. Toutefois, sans chercher polémique, permets-moi de te rappeler qu'il eût été plus normal de me donner la priorité, moi qui suis investi de fonctions sacerdotales et malgré la haine que tu éprouves envers le grand Épicure. » - Eh ! eh ! Je suis bien content de m'être payé la tête d'un de ces prêtres épicuriens, maugréa aussitôt Zénothémis. Et comme il disait ces paroles, il s'étendit confortablement sur sa banquette ; Hermon se plaça après lui, puis ce fut le tour de Cléodème et d'Ion. Ensuite, juste au-dessous vint s'allonger le jeune marié ; pour finir, ce fut moi, Diphile, son disciple Zénon, le rhéteur Dionysodore, et le grammairien Histiaios. [10] PHILON Dis donc, Lycinos, ce banquet est une véritable Académie! Mazette ! Il y en avait du beau linge ! Bravo à Aristénète d'avoir eu chez lui la bonne idée de remplir la panse de la fine fleur de la philosophie. LYCINOS Mon cher ami, cela vient du fait qu'il n'est point l'un de ces grossiers parvenus : non, c'est un authentique amateur de belles lettres au point que toute son existence se passe dans l'exclusive compagnie des sages. [11] Bon, tout d'abord, le début du festin fut des plus pacifiques : les mets qui défilèrent furent très divers mais je t'épargnerai la liste fastidieuse de ces sauces, ces galettes, ces ragoûts en tous genres. Un seul terme pour décrire le tableau : l'abondance. Bientôt, Cléodème dit en direction d'Ion : « Regarde le vieux schnock là-bas - il parlait bien entendu de Zénothémis car j'avais l'oreille baladeuse - il est en train de se goinfrer à mort et son manteau dégouline déjà de sauce ! Vois encore tout ce qu'il passe comme morceaux à son esclave derrière lui ; il pense faire illusion peut-être ! Oublierait-il qu'il n'est pas le seul à manger ? Montre son petit manège à Lycinos afin qu'il en soit témoin. » En vérité, je n'avais pas besoin d'être informé car, du haut de ma citadelle, j'avais depuis longtemps discerné les agissements de notre homme. [12] Cléodème parlait de la chose lorsque soudain notre cynique d'Alcidamas fit irruption inopinément dans la salle alors qu'il n'avait pas été convié. Il prononça alors, l'air tout à fait décontracté, le vers fameux et de circonstance : « Ménélas arrive de son propre chef ! ». Les invités trouvèrent son toupet monstre et ils lui lancèrent instantanément quelques flèches bien aiguisées du genre : « Ménélas, fou que tu es ! » ou « Agamemnon n'est point en son cœur satisfait ! ». D'autres grommelèrent quelques petits mots d'esprit du même acabit. Mais en fait, nul n'osa critiquer par trop crûment l'importun de service ; en effet, Alcidamas était redouté : c'était une voix de stentor, bref, le plus gouailleur des cyniques ; dans ce talent insigne, il dépassait tout le monde et il inspirait de ce fait une certaine méfiance. [13] Finalement, Aristénète le complimenta et l'enjoignit de s'asseoir entre Histiaios et de Dionysodore. « Peuh ! répondit le cynique, il faudrait que je devienne une sacrée lopette ! Quoi ! Pour bouffer, devoir me prélasser comme vous sur des coussins et crouler sous la pourpre ? Nenni ! Moi, je mangerai debout tout en me baladant de-ci de-là, à mon gré. Si je me sens un peu las, qu'à cela ne tienne, je poserai ma pelisse par terre et je coucherai ma gueule sur mon coude, comme on le voit sur les peintures qui représentent Héraclès. » - Fais comme bon te semble, répliqua Aristénète. Et Alcidamas se mit à circuler autour de la salle tout en grignotant et, pareil aux Scythes qui émigrent vers des terres grasses, il aimait s'aventurer, lui aussi, mais du côté des serviteurs qui apportaient les plats... [14] Bref, il mangeait mais son esprit restait vif puisqu'il nous fit un petit speech sur le vice et la vertu en se moquant de l'or et de l'argent. Si bien qu'il demanda à Aristénète l'utilité de ces coupes rutilantes et foisonnantes alors que celles en argile étaient de son opinion tout aussi pratiques. Mais Aristénète interrompit brusquement ses écarts de langage qui commençaient sérieusement à faire tache et il ordonna à son échanson de lui tendre un énorme skyphos et d'y verser un vin très pur. Il croyait fermement avoir usé d'astuce : or, il ne se doutait à quel point cette coupe allait être le point de départ de gros pépins. En effet, dès qu'il eût pris le skyphos, Alcidamas, certes, redevint d'abord silencieux. Mais d'un seul coup, il se jeta sur le sol à moitié à poil et s'y allongea de tout son long comme d'ailleurs il en avait fait la menace auparavant ; sa tête était appuyée sur son coude et il tendait son verre de la main droite comme l'Héraclès chez Pholos revu par les artistes. [15] La coupe passait ainsi à travers toute l'assistance : on se portait mutuellement des toasts, on faisait la causette et les torches furent apportées. Soudain, je m'aperçus que le ravissant petit échanson placé juste à côté de Cléodème esquissait un sourire furtif - soit dit en passant, je crois qu'il est de mon devoir de noter ces anecdotes d'apparence futile du moment qu'elles sont agréables. Bref, j'étais curieux de connaître la raison de ce sourire polisson. Peu après, notre mioche s'approcha de Cléodème pour lui reprendre sa coupe : or, je vis notre homme lui serrer fiévreusement les doigts et lui refiler, me semble-t-il, deux drachmes en même temps qu'il lui confiait le skyphos. De nouveau, le jeune esclave eut un sourire béat dès qu'il eut la sensation que l'on pressait ses petits doigts ; malheureusement, il ne ressentit pas la présence des drachmes et, au lieu d'encaisser sans faire d'histoire, il fit tomber bruyamment les piécettes à terre. Les deux protagonistes se mirent alors à rougir de honte. Aussitôt, les autres convives demandèrent qui était le possesseur de cette menue monnaie. Le gamin s'évertua à dire qu'il n'avait rien perdu du tout ; quant à Cléodème, aux alentours duquel la clameur avait retenti, il jura n'avoir rien fait choir. En fin de compte, cet incident fut sans conséquence : à vrai dire, peu de gens y avaient prêté attention, hormis Aristénète qui ordonna à l'esclave de se faire voir ailleurs tandis qu'il fit signe à un muletier ou un palefrenier, une belle bête, ma foi, mais beaucoup plus âgé que notre marmot, de se poster auprès de Cléodème. De fait, ce mini- scandale tourna court. Mais imaginons un tant soit peu la tache indélébile qui aurait pu salir la réputation de notre philosophe si la rumeur s'était propagée parmi les invités et n'avait point été étouffée dans l'œuf ! Mais par bonheur, ce finaud d'Aristénète avait su à merveille cacher les intimes faiblesses de cet ivrogne libidineux de Cléodème. [16]Après cet incident, Alcidamas le cynique, déjà passablement éméché et ayant eu connaissance du nom du jeune marié, se mit à rugir pour exiger le silence et ce, en tournant les yeux vers le clan des femmes : « Eh bien ! Je bois à ta santé, Cléanthis, au nom sacré d'Héraclès ! ». À ces mots, tout le monde s'esclaffa et le cynique s'écria : « Bande de connards, vous vous marrez parce je porte un toast à la mariée en invoquant Héraclès, mon patron ? Eh bien ! Apprenez, mes lascars, que si elle ne prend pas la coupe que je lui tends, elle sera incapable de fabriquer un vrai mâle comme moi, vigoureux comme pas un et calé dans toutes les matières ! ». Comme il s'époumonait, il se mit à dégrafer ses vêtements et il montra délibérément sa queue à toute l'assemblée ! Les invités rirent alors jusqu'à l'hystérie ! Alcidamas, lui, plus en pétard que jamais, nous lança un regard bourré de poignards qui montrait combien il n'allait pas se calmer, loin s'en faut : je crois même qu'il aurait fini par amocher l'un de nous avec son bâton. Mais une galette onctueuse se profila au bon moment pour apaiser ses velléités agressives et il s'empressa dès lors de se goinfrer avec cette lourde pâtisserie. [17] Mais déjà, nos convives étaient tous bien avinés : ça bavardait et ça criait dans tous les coins. Ce rhéteur de Dionysodore prononçait ses discours qui étaient, par ailleurs, chaudement applaudis par les servants debout derrière lui. Quant au grammairien Histiaios, installé à la dernière place, il nous concocta une espèce de patchwork où il mêlait des bouts de vers de Pindare, d'Hésiode et d'Anacréon : cela eut pour résultat une ode complètement farfelue mais où il eut cependant le mérite de prédire la suite des festivités comme on peut en juger par les vers suivants : Les boucliers se sont heurtés... Tout n'est que pleurs et bruits victorieux des soldats... Zénothémis, de son côté, parcourait les lignes d'un livre écrit en caractères minuscules que son esclave lui avait donné. [18] Comme c'est l'habitude, l'arrivage des plats fut interrompu brièvement. Pendant ces quelques instants, Aristénète, intraitable quand il s'agissait de meubler les temps morts, donna l'ordre à un bouffon d'entrer en scène et de faire son numéro de fantaisiste en vue de divertir à tout prix ses invités. C'est ainsi qu'un petit homme plutôt moche pointa son museau, la tête rasée mais avec toutefois quelques malheureux poils au sommet du crâne qui se battaient en duel. Il exécuta bientôt une danse qui tenait davantage de la contorsion que d'autre chose, se disloquant à qui mieux mieux au point d'en devenir grotesque, maugréant dans un douteux accent égyptien quelques anapestes. Pour couronner le tout, il se foutait délibérément de la gueule des spectateurs. [19] Tous ceux qui en prenaient pour leur grade riaient eux aussi de bon cœur. Mais quand ce fut au tour d'Alcidamas d'être charrié, et, dès l'instant où il fut traité de « petit clébard de Malte » par le bouffon de service, son sang se mit à bouillonner - à mon avis, c'était clair qu'il était depuis longtemps jaloux du comique car celui-ci avait le tort de monopoliser les applaudissements des convives -, Alcidamas, donc, posa sa pelisse par terre et intima l'ordre à son redoutable concurrent de le provoquer au pancrace : s'il refusait, il recevrait la bastonnade ! Pauvre Satyrion - c'était le nom du mime - ! Il dut finalement se relever et se mettre en position de combat. Soyons francs : c'était vraiment très excitant de voir ainsi l'austère philosophe, soit rentrant dans le bide d'un histrion, soit se faisant étriper par ce dernier ! Certains invités en étaient choqués, d'autres au contraire se trémoussaient d'aise. Pour te le dire en bref, ce fut Alcidamas qui capitula le premier à force d'être roué de coups : car l'avorton qui l'affrontait était un véritable paquet de muscles. Pour finir, un rire général totalement frénétique éclata. [20] À peine le combat s'était-il achevé que le médecin Dionicos fit irruption dans la pièce. Il s'excusait de son retard en nous affirmant qu'il avait dû préalablement s'occuper du cas du flûtiste Polyprepon, un quidam fortement détraqué du cerveau. Il nous fit avec délectation le récit de sa visite. Il entra donc chez son patient, sans savoir que le malheureux était déjà étreint par une crise de folie furieuse. L'homme referma la porte derrière lui, et, le menaçant d'un couteau, lui confia sa flûte double, l'astreignant à en jouer sur l'heure. Le médecin incapable forcément de s'exécuter favorablement, l'autre lui frappa sauvagement la paume des mains à l'aide d'une courroie. Pour se tirer de ce guêpier, Dionicos eut recours à un astucieux stratagème. Il proposa à son patient une compétition : celui qui jouerait le plus mal serait châtié par un nombre exemplaire de coups sur les mains. Le médecin joua le premier et fut exécrable ; puis il remit la flûte à son concurrent tout en s'emparant dans le même temps de la courroie et du couteau qu'il s'empressa aussitôt de jeter par la fenêtre, au beau milieu de la cour. Dès lors, il put avec un peu plus de facilité se défendre contre le dément et il appela les voisins à son secours. Ceux-ci arrivèrent à la rescousse, enfoncèrent la porte et le tirèrent de ce pétrin. Il profita de son récit pour faire étalage à toute l'assemblée des bleus et des tuméfactions de son visage occasionnés par cette mésaventure. Si bien qu'au final, sa narration souleva, je dois dire, autant d'enthousiasme parmi nous que l'affaire du bouffon. Ensuite, Dinarcos alla se faire une petite place auprès d'Histiaios et engloutit les quelques restes du festin. Notons d'emblée que sa visite correspondait à la divine volonté car force est de constater que sa présence allait devenir précieuse pour la suite des événements. [21] Et en effet, un esclave surgit au milieu de la salle en se disant l'envoyé du stoïcien Hétémoclès lequel lui avait ordonné de lire de sa plus belle voix une lettre de sa main, puis de retourner sur ses pas. Aristénète consentit à la lecture et l'esclave se posta sous une lampe et lut. PHILON Ce devait être probablement quelque louange à l'épousée, un épithalame : c'est l'usage, n'est- ce pas ? LYCINOS Oui, comme toi, nous avions eu la même réaction. Mais non, en fait, cela n'avait rien à voir. Que je te révèle le contenu de ce libelle : [22] Hétémoclès, philosophe, à Aristénète : « Au sujet de mon comportement à l'égard des banquets, ma vie entière peut en témoigner amplement. Tous les jours, je croulais sous les invitations de personnages souvent plus fortunés que toi : or, je n'ai jamais accepté la moindre d'entre elles car je ne connais que trop les fureurs et les ivrogneries qui caractérisent ces réunions. J'ai des raisons profondes de m'en prendre à toi puisque, malgré la tendre sollicitude que je t'ai témoignée, tu n'as jamais daigné me faire figurer dans le cercle de tes amis. Nous nous côtoyons sans cesse et pourtant, je me sens totalement rejeté. Mais ce qui me blesse le plus cruellement, c'est ton ingratitude effrontée. Car, dans ma mentalité, vois-tu, le bonheur ne signifie pas se régaler d'une brochette de sanglier, d'un civet de lièvre, d'une part de galette : j'en savoure à satiété chez d'autres gens qui savent, eux, mieux que personne, les lois du savoir-vivre. Sache qu'en ce jour même, j'avais la possibilité de me rendre chez mon élève Pamménès qui organisait un banquet d'une insigne magnificence, m'a-t-on dit ; or, j'ai décliné l'offre malgré son insistance et ce, pour me réserver exclusivement à ton banquet, ô naïf que j'étais ! [23] Et naturellement tu nous laisses sur le carreau pendant que tu en favorises d'autres dans le même temps. Ah ! tu n'as jamais été capable de distinguer le meilleur élément car tu es dénué de tout bon sens. Certes, j'ai un semblant d'explication à ma mise au rebut : ce sont tes éblouissants philosophes Zénothémis et Labyrinthe, même si j'ose affirmer - Adrastée va me massacrer - que je peux leur clouer le bec par un seul syllogisme. Allons, qu'ils me définissent la philosophie ; qu'ils dissertent hardiment sur ces notions primaires d'état accidentel et d'état permanent ! Et j'oublie les idées complexes, le Cornu, le Sorite, le Moissonneur. Bref, continue à bien t'enrichir l'esprit avec de tels flambeaux de la sagesse. En ce qui me concerne, persuadé que le beau est la seule vertu, je supporte sans trop de mal l'affront qui me fut fait. [24] Toutefois, pour ne pas te laisser la moindre chance de t'excuser en arguant un lamentable oubli de ta part dû au surmenage consécutif aux préparatifs de fête, sache que par deux fois, aujourd'hui même, je t'ai salué, une fois dès l'aurore dans ta maison, une seconde fois au temple des Dioscures au cours d'un sacrifice. Voilà, c'est tout ce que je voulais dire pour me justifier auprès de cette noble assistance. [25] Et si tu t'imagines que je fais tout ce raffut pour un vulgaire dîner, rappelle-toi l'histoire d'Oenée. Tu sauras qu'Artémis fut animée d'une intense colère à l'idée d'être la seule à ne point être conviée au sacrifice alors que tous les autres immortels y avaient pris part. Homère n'a-t-il pas écrit ce vers sur ce thème : Oubli ou grave erreur, il commit une faute. Euripide fit ces vers : C'est ici Calydon, aux plaines si fécondes, La contrée faisant face au séjour de Pélops Opposé au détroit... Sophocle aussi : La fille de Latone au trait qui vise juste Lâcha aux champs d'Oenée le sanglier robuste. [26] Les citations sont légion, mais ces quelques spécimens suffiront amplement à comprendre l'homme que tu poursuis de ton dédain au profit d'un Diphile, celui auquel tu as confié l'éducation de ton rejeton. En un sens, on peut estimer que tu as fait un bon choix car il sait donner du plaisir à ton garçon et il a pour lui d'exquises complaisances... À eux deux, il forment une bien jolie paire d'amis... Bref, si je n'avais point au fond de mon cœur quelque remords à énoncer ces choses immondes, je t'avouerais un secret dont tu pourras vérifier la véracité, si tu le désires, auprès de Zopyros le pédagogue. Mais loin de moi l'envie de ternir l'ambiance de cette fête, ni de me livrer à la médisance pour des motifs aussi répugnants. Diphile aurait cependant besoin d'une bonne leçon, lui qui m'a chipé pas moins de deux disciples. Mais au nom de la sainte philosophie, je m'abstiendrai désormais de dire la moindre parole. [27] Au fait, apprends que j'ai recommandé à mon esclave, s'il advient que tu veuilles me donner un morceau de sanglier, de cerf ou une galette au sésame, de refuser : je n'ai pas envie qu'on dise après que je l'ai envoyé chez toi à cette seule fin. » [28] Pendant la durée de cette lecture, mon doux ami, la sueur me sortait par tous les pores de ma peau. J'étais piteux et, comme le dit Homère, je ne voulais rien moins qu'être englouti dans les entrailles de la terre quand je vis mes compères de table s'esclaffer à chaque mot de la missive. La plupart des rieurs connaissaient Hétémoclès en tant que vieillard à la tignasse blanche et au profil des plus dignes. Comment donc cet individu avait-il pu à un tel degré les abuser sur sa vraie personnalité, lui qui arborait une si belle barbe et des traits d'une rigueur insoupçonnable. Moi, au début, je pensais que si Aristénète avait évité de le mettre sur la liste des invités, ce n'était point par légèreté de sa part mais parce que, vu la réputation de respectabilité et de gravité du personnage, il redoutait que le fait de participer à une pareille sauterie lui soit par trop compromettant... [29] Quand l'esclave termina sa lecture, les convives regardèrent du côté de Zénon et de Diphile qui tremblaient comme des feuilles et dont la mine constipée confirmait les accusations proférées par Hétémoclès. Aristénète était bouleversé et ses traits reflétaient une lourde anxiété. Malgré tout, il offrit une tournée générale et reprit un air enjoué afin de faire oublier ces instants de malaise. Puis il congédia l'esclave en disant qu'il prendrait ses dispositions plus tard. Dans le même temps, le jeune Zénon se leva de sa couchette et s'éloigna discrètement sur un signe de son pédagogue qui lui-même obéissait très probablement à un ordre du paternel. [30] Cléodème qui depuis longtemps cherchait une bonne occasion pour bouffer du stoïcien, et qui se morfondait visiblement de n'avoir pas pu jusque là dénicher un prétexte valable trouva là matière à polémiquer grâce à la lettre d'Hétémoclès : « Qu'est-ce donc, vociféra-t-il, beau travail que celui du charmant Zénon et des admirables Zénon et Cléanthe ! Quoi ! Des formules sans queue ni tête, une philosophie à l'emporte-pièce, bref, une horde d'Hétémoclès. Eh bien, quelle folle dignité traverse la lettre de ce grand vieillard ! Le comble, c'est Aristénète en Oenée et Hétémoclès en Artémis ! Ah ! On aura tout vu ! Par Héraclès, c'est du propre et de bon augure dans le cadre d'une fête comme la nôtre ! ». [31] - Par Zeus, lança Hermon de sa hauteur, sans doute avait-il flairé la préparation pour le festin d'un succulent sanglier : en conséquence, il lui a paru tout à fait naturel de parler de celui de Calydon, ben voyons ! ! ! Mais qu'attends-tu donc, cher Aristénète, au nom de la divine Hestia ? Dépêche-lui sans tarder les premiers morceaux de la bête car, vois-tu, je suis terrorisé à l'idée que ce pauvre vieillard ne meure tout à coup de la faim à l'exemple de Méléagre. Et il n'a rien à craindre : Chrysippe classe ces denrées dans la catégories des bagatelles. [32] - C'est toi qui parles de Chrysippe, jeta bruyamment Zénothémis qui parut se réveiller d'un long sommeil, tu prétends insidieusement te baser sur l'exemple d'un philosophe de pacotille comme Hétémoclès pour oser le comparer avec de telles pointures philosophiques, à savoir Cléanthe et Zénon, sages parmi les sages. Et toi, quelle espèce d'homme crois-tu être pour délirer ainsi ? Ouais, ouais, c'est bien toi, Hermon, qui coupas les cheveux d'or des Dioscures, un sacrilège qui te conduira sous peu aux pieds du bourreau ? Et puis toi, Cléodème, n'est-ce pas toi qui fricotas avec la femme de Sostrate, ton propre disciple ? N'est-ce pas toi qui as été surpris en pleine action et qui a dû subir une punition dégradante entre toutes ? Ah ! Vous ne pouvez donc pas la fermer une fois pour toutes, dégénérés que vous êtes ! - C'est cela, oui ! Mais moi, au moins, répondit du tac au tac Cléodème, je ne donne pas ma femme à baiser au premier venu ! Je ne me suis pas rempli les poches avec les économies d'un étudiant étranger et je n'ai pas juré ensuite à Athéna Poliade n'en avoir pas vu la couleur ! Ce n'est pas moi non plus qui pratique l'usure ; je ne torture pas mes élèves quand ils ne peuvent pas payer mes cours dans les délais prévus. - Mais tu ne vas pas nier ce fait avéré quand-même, rétorqua Zénothémis : la vente d'un poison à Criton afin de zigouiller son père. [33] Pendant qu'il disait ces mots, il tenait une coupe dans sa main : il en profita donc pour en jeter le contenu au nez de ses deux interlocuteurs. Comme Ion était dans le voisinage, il bénéficia lui aussi de l'arrosage : après tout, c'était justice ! Hermon, tête basse, s'efforçant de s'essuyer, prit à témoin ses compagnons de table de la crasse qui venait de lui être faite. Cléodème - il n'avait pas de coupe - se retourna et cracha sur la face de Zénothémis, puis, tirant sur sa barbiche de la main gauche, il s'apprêtait à lui asséner un bon direct : il aurait bien achevé le vieux si Aristénète ne l'avait retenu de la main et n'avait eu ensuite la judicieuse idée de passer par-dessus Zénothémis pour se mettre entre les deux ennemis irréductibles, formant une muraille de son corps, les obligeant ainsi à se calmer. [34] Durant ces péripéties, Philon, j'étais assailli par mille pensées : un dicton me revint alors à l'esprit : « À quoi sert la connaissance si l'on ne sait pas corriger sa conduite ? ». J'avais donc sous les yeux la crème de la philosophie qui par ses actes se donnait en spectacle devant tout un public friand. Je me disais maintenant que ce dicton usé jusqu'à la corde avait, somme toute, du bon ! Car en effet, la connaissance, j'en suis persuadé, détourne du bon sens commun ceux qui passent leur temps dans les bouquins et qui s'imprègnent des idées qu'ils véhiculent. Bref, parmi tous ces beaux penseurs, il n'y en avait pas un qui n'avait pas au moins une chose à se reprocher : celui-là commettait des actions à vous donner la nausée, celui-ci prononçait des paroles encore plus immondes : ils n'avaient même pas l'excuse du vin : la lettre d'Hétémoclès n'avait-elle pas été rédigée dans la pleine maîtrise de ses moyens ? [35] En fait, tout était sens dessus dessous ! Les gens du commun mangeaient avec un tact exemplaire sans boire un verre de trop ; bref, ils se comportaient le plus raisonnablement du monde, se contentant de taquiner ou de faire honte aux autres quidams, objets pourtant de leur vénération quelques instants auparavant lorsqu'ils les considéraient comme des « pontes ». Par contre, les sages en question, eux, n'avaient aucune tenue, criaient comme des dingues, sa gavaient comme des porcs et se donnaient des gnons ! Alcidamas l'admirable, lui, pissait sans vergogne au milieu de la pièce, se fichant éperdument des dames qui se trouvaient là. Pour faire court et pour décrire convenablement un tel tableau, disons que le déroulement du festin rappelait l'histoire d'Éris évoquée par les poètes. Celle-ci, on le sait, n'avait pas été conviée aux noces de Pélée et, pour se venger, elle lança la funeste pomme qui déclencha la fameuse guerre de Troie. Car la lettre d'Hétémoclès projetée en plein cœur de la fête était sans nul doute une pomme de discorde, porteuse de ravages non moins gravissimes que ceux dont parle l'Iliade. [36] Cléodème et Zénothémis ne décoléraient pas malgré le rempart corporel formé par Aristénète : les injures fusaient de part et d'autre. « Oui, oui, grogna Cléodème, je vous ai convaincus que vous êtes une bande de cons et cela me suffit ; mais demain, je me vengerai avec plus d'éclat. J'attends une réponse de toi, Zénothémis, de toi aussi, Diphile le petit saint : pourquoi, vous qui prétendez dédaigner les richesses, vous consacrez-vous avec une frénésie sans bornes à en accumuler autant ? De plus, n'est-ce pas vous qui faites des courbettes devant les richards ? Ne pratiquez-vous pas l'usure ? Ne dispensez-vous pas votre enseignement moyennant un gros salaire ? Et dire que, par ailleurs, vous n'avez pas de mots assez durs pour stigmatiser le plaisir et déconsidérer les épicuriens. Et pourtant c'est bien vous, oui, vous qui vous jetez dans la fange, enculant à la chaîne, ou bien à votre tour vous faisant mettre ! Et quel esclandre quand on ose ne pas vous inviter à des soirées ! Et s'il arrive que l'on vous invite, vous bouffez alors tous les bons morceaux et par-dessus le marché, vous en remettez à vos esclaves. » À ces mots, Cléodème se fit fort de tirer la serviette où justement l'esclave de Zénothémis avait engrangé des victuailles de toutes sortes : il voulait en faire tomber le contenu mais échoua car le domestique résista avec vigueur à son assaut. [37] « Bravo, bravo, Cléodème, ajouta Hermon, qu'ils nous expliquent la raison pour laquelle ils nous défendent de goûter au plaisir alors qu'ils en savourent les fruits plus que n'importe qui ! » - Non, non, interrompit Zénothémis, c'est à toi, Cléodème, de nous expliquer pourquoi tu ne considères pas le fric d'un œil indifférent ! - Non, non, c'est à toi ! La dispute s'éternisait lorsque Ion se dressa de tout son corps pour bien montrer qu'il existait encore et il dit : « Ça suffit comme ça ! S'il vous plaît, nous allons dorénavant aborder des thèmes de digression qui sont ceux d'une fête honorable ! Discutez, écoutez chacun à tour de rôle sans vous chamailler car c'est sous cette forme que notre maître Platon conçoit la conversation comme un diversion agréable. » Cette proposition fut largement plébiscitée par les convives, surtout par Aristénète et Eucrite qui avaient l'espoir de redorer un peu la situation. De ce fait, Aristénète retourna à sa place, persuadé que la paix était restaurée. [38] Peu après, nous fut servi le repas dit « absolu » : il consiste à donner à chacun un poulet, une viande de sanglier, du lièvre, du poisson frit, des galettes de sésame et mille petites friandises qui croquent sous la dent et que l'on ramène à la maison. Un hic pourtant : il n'y avait pas un plat unique par personne. Ainsi, pour Aristénète et Eucrite, un seul plateau commun était disposé où ils ne devaient piocher que les parts qui se trouvaient sous leur nez. Même chose pour le stoïcien Zénothémis et l'épicurien Hermon ainsi que pour Cléodème et Ion, enfin, pour le marié et moi-même. Pour Diphile, double ration puisque Zénon était sorti. Mémorise cette disposition, ami Philon, car elle est cruciale dans la tournure finale de mon récit. PHILON Oh que oui ! J'ai bien enregistré. [39] LYCINOS Ion s'exprima le premier : « Je commence si vous n'y voyez pas d'inconvénients ». Puis après un silence, il dit : « Devant un tel parterre de gens cultivés, il aurait fallu disserter, c'est mon avis, sur les incorporels et l'immortalité de l'âme ; mais pour me prémunir des avis contraires émis par ceux qui ne partagent pas nos points de vue, je ferai un commentaire sur la notion de mariage : c'est un sujet bien inoffensif, n'est-ce pas ? Moi, je crois préférable de ne point se marier et, dans le sillage de Platon et de Socrate, il vaut mieux pratiquer l'amour des garçons : les adeptes de cet amour sont en effet les seuls à s'accomplir dans la vertu. Certes, la nécessité prévoit de nous lier aux femmes mais - et je ne fais que suivre les préceptes platoniciens - il serait plus judicieux qu'elles soient toutes mises en commun : ainsi, plus de jalousie à redouter ! [40] Un rire inépuisable retentit à l'écoute de ces propos d'une affligeante stupidité. Dionysodore s'écria : « Quand tu auras fini avec tes barbarismes idiots, tu nous préviendras ! Car pourquoi et à propos de quoi serions-nous jaloux ? - Comment donc ! Tu oses parler, petite fiente, lui rétorqua Ion. Dionysodore était sur le point de lui répliquer par une insulte de haute volée lorsque Histiaios le grammairien, gentil tout plein, ma foi, déclara : « Stop ! moi, je vais lire un épithalame, » et il se lança. [41] Si je me souviens, il s'agissait de ces vers élégiaques : Élevée tendrement auprès d'Aristénète, La belle Cléanthis Apparaît plus charmante, en beauté plus parfaite Qu'Artémis ou Cypris ! Et toi, jeune épousé, éphèbe merveilleux Plus gracieux que Nérée ou le fils de Thétis, Je te salue. Vous méritez que je proclame Votre belle union dans cet épithalame. [42] On le devine, des ricanements accueillirent ces vers de mirliton. Arriva le moment où tous les convives se devaient de prendre leurs mets. Aristénète et Eucrite saisirent ce qui se présentait sous leurs yeux, bref normalement. Idem pour Chéréas, Ion et Cléodème. Quant à Diphile, il saisit sa nourriture mais voulut s'accaparer la portion de Zénon absent des lieux. Il dit alors : « C'est à moi ! », et il s'opposa énergiquement aux esclaves qui voulaient lui arracher la volaille des mains : on aurait cru qu'ils tiraient le cadavre de Patrocle ! Pour finir, il dut s'avouer vaincu et il lâcha sa proie provoquant l'hilarité générale surtout quand il se mit à grognasser et à jouer les martyrs. [43] Hermon et Zénothémis étaient sur la même banquette, tu le sais. Zénothémis en haut, et l'autre au-dessous de lui ; leur bouffe était bien répartie et ils la prirent sans faire de remue- ménage. Néanmoins, la poulette qui se trouvait face à Hermon était un tout petit peu plus grassouillette que celle déposée près de lui : c'était bien sûr le fruit d'un pur hasard. Alors Zénothémis - sois très attentif, Philon, car mon récit va devenir le plus captivant, crois-moi - alors, dis-je, Zénothémis délaissa sa volaille et chipa celle qui revenait de droit à Hermon, la plus dodue, dois-je le répéter. Car l'idée même que son compagnon de table disposât d'un morceau plus consistant que le sien était aux yeux de Zénothémis proprement intenable. Et les cris reprirent de plus belle ! Ils se ruèrent l'un sur l'autre et se crêpèrent le chignon, se frappant la tronche avec la malheureuse poulette ! Ensuite ils se prirent par la barbe, et réclamèrent de l'aide dans leurs ébats : Hermon demanda le renfort de Cléodème, et Zénothémis voulut comme alliés Alcidamas et Diphile. Bientôt, tous les convives se rangèrent d'un côté ou d'un autre, sauf Ion qui garda une scrupuleuse neutralité. [44] La mêlée fut générale. Zénothémis, empoignant une coupe posée devant Aristénète, la jeta en direction d'Hermon. Il rata sa cible mais l'objet alla finir son vol ailleurs, plus exactement sur le crâne du jeune marié qui fut sérieusement esquinté ! Soudain, les femmes se mirent à hurler et entrèrent dans la danse, en particulier la mère du pauvre Cléanthis dès qu'elle vit son fils tout sanguinolent ; la jeune épousée se lança à son tour dans la mêlée terrorisée par le traitement infligé à son époux. À noter qu'Alcidamas fit sensation en défendant Zénothémis et de son bâton il assomma Cléodème, mit en morceaux la mâchoire d'Hermon et amocha bon nombre d'esclaves qui leur portaient secours. Mais ces derniers ne se replièrent pas pour autant. Soudain, Cléodème, d'un doigt, énucléa Zénothémis puis lui trancha le nez avec les dents. Puis Hermon, voyant Diphile sur le point de le défendre, le débusqua de sa banquette et lui fit mordre la poussière. [45] Le grammairien Histiaios tenta - sans succès - de les séparer et ne réussit qu'à écoper d'une baffe entre les dents, cadeau de Cléodème qui l'avait confondu avec Diphile. Homère ne dit-il pas ceci : Le malheureux gisait et vomissait du sang. Tout n'était plus que bruits et lamentations. Les femmes sanglotaient autour de Chéréas tandis que les autres invités s'efforçaient de limiter le carnage. Mais il y avait une plaie terrible qui s'appelait Alcidamas et qui venait de mettre KO la meute adverse et qui continuait allègrement à tartiner le moindre péquin qui s'aventurait jusqu'à lui. C'est certain, il aurait fait une hécatombe s'il n'avait pas cassé son bâton. Moi, je restais tranquille près du mur, observant tout mais ne me mêlant de rien : j'avais appris d'Histiaios que c'était folie que de vouloir s'interposer dans des circonstances pareilles. C'était, je te l'avoue, le combat des Lapithes et des Centaures : des tables renversées, du sang coulant à flot, des coupes volant dans les airs... [46] Pour finir, Alcidamas fit chuter un candélabre si bien que nous fûmes plongés dans une obscurité complète. Comme tu l'imagines, l'affaire s'envenima encore davantage et ce fut le foutoir général. La pièce dépourvue de lumières, on se permit de commettre mille excès en tous genres. Quand enfin une lampe fut apportée, on découvrit Alcidamas en plein effeuillage d'une joueuse de flûte et sur le point de se la faire... Dionysodore fut surpris en flagrant délit de vol mais il sombra bien vite dans le ridicule quand se redressant, le skyphos tomba de son vêtement. Il essaya de rattraper le coup en prétendant que Ion l'avait ramassé et le lui avait confié dans la confusion du moment pour éviter sa perte. Et Ion, par une touchante complicité, confirma le mensonge. [47] Ouf ! Le banquet s'acheva sur cette note. Aux cris et aux larmes succédèrent les rires qui éclatèrent pour se moquer d'Alcidamas, de Dionysodore et d'Ion. Les blessés furent évacués sur des civières : ils n'étaient pas jolis jolis à voir surtout ce vieux crouton de Zénothémis qui, une main sur son œil et l'autre sur son nez, hurlait de douleur ; à son adresse, Hermon qui n'était pas mieux loti avec ses dents déglinguées lui lança avec toujours ce même esprit de contradiction : « En ce moment, mon cher, tu ne places point la douleur dans la catégorie des choses indifférentes. » Le marié fut recousu par les soins fort diligents de Dionicos et, la tête couronnée de bandelettes, on le monta dans le char où il aurait dû emmener sa petite femme. Quelles noces mouvementées pour notre pauvre garçon ! Quant aux autres convives, ils furent mis au lit, non sans vomir de temps à autre sur le chemin qui les menait au plumard. Seul Alcidamas resta dans la salle : impossible de l'en déloger ! Comme il était affalé en travers d'une couchette, on ne pouvait rien faire. [48] Eh bien, mon doux ami, telle fut la conclusion de ce banquet. Et je crois qu'il s'avère opportun de rappeler ce vers tragique en tant qu'épilogue de notre histoire : La volonté divine est fort aléatoire ; Afin de nous surprendre, elle agit et détruit Nos attentes notoires. En effet, jamais on n'aurait pu penser un seul instant que les évènements auraient pris une pareille tournure. Mais la leçon me fut profitable et je sais maintenant que pour un homme aussi peinard que moi, il y a danger à banqueter avec ces espèces de philosophes.