[0] AMBASSADE DE LIUTPRAND, EVEQUE DE CREMONE VERS NICEPHORE PHOCAS, EMPEREUR DE CONSTANTINOPLE. LIVTPRAND EVEQVE DE LA sainte Eglise de Cremone, souhaite de tout son cœur aux très invincibles Empereurs Othons et à la très illustre Impératrice Adelaïde la santé, la prospérité et la victoire. [1] Nous arrivâmes le quatrième de Juin à Constantinople, où à votre honte nous fûmes très mal reçus et très mal traités. Nous fûmes enfermés dans un Palais assez spacieux, mais tellement ouvert de tous côtés, qu'il ne nous pouvait défendre ni contre le chaud, ni contre le froid. On y mit à l'heure même des Gardes, qui empêchaient mes domestiques d'en sortir et ne permettaient à aucune autre personne d'y entrer. Il était si fort éloigné du Palais de l'Empereur, que quand nous y allions et nous n'y allions jamais qu'à pied, nous étions tout hors d'haleine. Nous y avions une autre incommodité, c'est que nous ne pouvions boire du vin du pays à cause de la poix, de la cire et du plâtre dont il est mêlé. Il n'y avait point de fontaine dans notre Palais et nous ne pouvions avoir de l'eau que pour de l'argent. Outre cette incommodité nous en avions encore une autre beaucoup plus grande. C'était un homme préposé pour nous fournir notre dépense. Un homme auquel la terre ni l'enfer n'ont point de pareil. Un homme qui répandit sur nous comme un torrent de tout ce que l'on peut s'imaginer de disgrâces et de misères, de tristesse et de chagrin. En cent-vingt jours que nous fûmes avec lui, il ne s'en passa pas un seul où il ne nous donnât quelque sujet de gémir et de pleurer. [2] Le quatrième de Juin, comme je viens de le dire, nous arrivâmes devant la porte Carea et nous y attendîmes à cheval jusques à la onzième heure du jour durant une fort grande pluie. A la onzième heure, Nicéphore nous tenant indignes de son audience, commanda de nous conduire à cette maison si incommode et si désagréable, dont j'ai parlé. Le sixième de Juin, qui était le samedi de devant les Fêtes de la Pentecôte, nous fûmes menés devant Léon son frère Curopalate et Logothète, où nous eûmes une grande contestation touchant la qualité d'Empereur que vous prenez. Car au lieu de vous la donner, il ne vous donna jamais que celle de Roi. Comme je lui représenté que ces deux noms-là ne signifiaient qu'une même chose, il me répartit brusquement que j'étais venu à dessein de quereller et non à dessein de conférer paisiblement et s'étant levé en colère au lieu de recevoir votre lettre, il commanda à l'Interprète de la prendre. C'était un homme d'une taille fort haute et semblable à un roseau sur lequel si l'on s'appuyait on se percerait la main. [3] Le septième de Juin, qui était le jour de la Pentecôte, je fus conduit à l'audience de Nicéphore dans l'appartement de S. Etienne. Ce Nicéphore me parut un vrai monstre. Il a une taille de Pygmée, une grosse tête, de petits yeux, une barbe courte, large, épaisse, entremêlée de blanc et de noir, un col fort court, des cheveux fort longs et fort noirs, un teint d'Ethiopien et capable de faire peur à quiconque le rencontrerait dans l'obscurité de la nuit, de longues cuisses, de courtes jambes, un habit déteint et usé, une chaussure étrangère, une langue piquante et injurieuse, un esprit dissimulé et fourbe. Que si j’avais toujours admiré cet air de grandeur et de Majesté, cette douceur et cette clémence qui paraissent dans toutes vos actions, je les ai beaucoup plus admirées depuis que j'ai vu cet Empereur Grec. Les deux jeunes Empereurs étaient assis non sur la même ligne que Nicéphore, mais à sa gauche et bien au-dessous ; et au lieu qu'ils l'avaient autrefois précédé, ils étaient alors précédés de lui. L'Empereur Nicéphore me parla en ces termes : [4] Nous aurions bien voulu et même dit vous recevoir avec beaucoup de civilité et de magnificence, mais nous en avons été empêché par l’impiété de votre maître qui s'est si ouvertement déclaré notre ennemi, en s'emparant de Rome à main armée en faisant mourir Bérenger et Adelbert et en exerçant toute sorte de cruautés contre les Romains, en ôtant aux uns la vie, aux autres l’usage de la vue, aux autres leurs maisons et leur patrie, en tâchant de réduire nos villes à son obéissance et en les mettant pour cet effet à feu et à sang. Maintenant qu'il n’a pu venir à bout de ses pernicieux desseins, il vous envoie comme un espion pour nous surprendre. [5] A cela je lui répondis de cette sorte: Mon Maître ne s'est point emparé de Rome en Tyran ; au contraire il l'a délivrée du joug des Tyrans sous lequel elle gémissait. N'était-ce pas des hommes lâches et efféminés ; et ce qui est plus honteux à dire, n'était-ce pas des Courtisanes qui y commandaient? Alors vous et vos prédécesseurs étiez ensevelis dans un profond sommeil ; Vous, dis-je, qui n'êtes Empereurs que de nom. Si vos prédécesseurs étaient Empereurs de Rome, pourquoi la laissaient-ils sous la puissance d'une Courtisane ? N'avez-vous pas relégué des Papes et n'en avez-vous pas si maltraité d'autres, qu'ils manquaient des choses les plus nécessaires à leur subsistance ? Adelbert n'a-t-il pas écrit des lettres pleines de termes injurieux contre l'honneur des Romains et de Constantin vos prédécesseurs ? N'a-t'il pas pillé les Eglises des saints Apôtres ? et quand il s'est porté à cet excès d’impiété, y a-t'il eu quelqu'un de vous autres Empereurs qui ait eu assez de zèle pour la réprimer. Il est certain que vous n'en avez point eu pour cela, mais mon maître en a eu. Il est parti d'un pays éloigné, est allé à Rome, en a chassé les impies et y a maintenu les Vicaires des Apôtres. Il a ensuite chassé selon les lois des Justiniens, des Valentiniens et des Théodoses les rebelles et les parjures qui s’étaient soulevés contre lui et contre le Pape. Il a condamné les uns au dernier supplice et les autres au bannissement et s'il n'en avait usé de la sorte, il pourrait être accusé d'injustice, d'impiété, de cruauté et de tyrannie. Il est certain que Bérenger et Adelbert étaient ses vassaux, qu'ils avaient reçu de lui l'investiture du Royaume d'Italie, en recevant de sa main le sceptre d'or et qu'ils lui avaient prêté serment de fidélité en présence de plusieurs de vos sujets, qui sont encore maintenant dans cette ville. Quand ils ont violé ce serment, il avait un juste sujet de leur ôter le Royaume qu'il leur avait donné et vous n’en useriez pas d'une autre façon envers des vassaux perfides. [6] Nicéphore m'ayant interrompu pour me dire que le vassal d'Adelbert ne demeurait pas d'accord de ce fait, je lui repartis que si le vassal d'Adelbert osait en révoquer en doute la vérité, un de mes soldats la soutiendrait le jour suivant par les armes pourvu qu'il voulût permettre le combat. Alors Nicéphore reprenant la parole me dit. Je veux bien demeurer d’accord, que votre maître ait eu raison de priver Bérenger et Adelbert du Royaume d'Italie. Mais comment le justifierez-vous d'avoir passé les frontières à main armée et d’avoir tout mis sur nos terres à feu et à sang ? Il n'y avait point de guerre déclarée entre nous quand il s'est porté à ces actes d’hostilité. Nous étions liés, d’amitié et sur le point de confirmer notre amitié par un mariage. [7] Quand Nicéphore m'eut fait cette objection je lui répondis de cette sorte : Les terres que vous appelez terres de votre Empire, sont des terres du Royaume d'Italie, comme il est aisé de le prouver par les peuples qui les habitent et par la langue qu'ils y parlent. Les Lombards les ont possédées et Louis Empereur des Lombards et des Français les retira d'entre les mains des Sarrasins par la force de ses armes, Landolfe prince de Bénévent et de Capoue en a joui durant sept ans et ses successeurs en jouiraient encore, si Romain Empereur de Constantinople n’eût acheté l'amitié de Hugues Roy d'Italie et ne lui eût demandé sa fille naturelle en mariage pour Romain son petit fils. Vous ne vous tenez point obligé, à ce que je vois, à mon maître de ce que depuis qu'il a conquis l’Italie et Rome il vous a laissé jouir si longtemps de ces terres là et vous l'attribuez, moins à sa générosité qu'a sa faiblesse. Quant à la société et à l'alliance que vous dites que vous avez voulu faire avec lui, nous savons que vous n'y agissiez pas de bonne foi. Vous demandez, aussi une trêve que vous n'avez pas droit de prétendre et que nous avons raison de refuser. Mais si vous voulez que nous renoncions à toute sorte de dissimulation et que nous disions franchement la vérité, mon maître m'a envoyé pour vous demander en mariage pour l'Empereur Othon, son fils, la fille de Romain Empereur et de l'Impératrice Théophanie, en considération de quoi j'ai charge de vous promettre avec serment que mon maître fera certaines choses. Il vous donnera aussi la Pouille pour gage de son amitié, à quoi je l'ai porté autant qu'il m'a été possible, comme tous les habitants du pays en sont témoins, moi dis-je que vous accusez d’être auteur des maux dont vous vous plaignez. [8] Nicéphore me dit en cet endroit, que la seconde heure du jour était passée et qu'étant obligé d'aller à une procession il me ferait réponse une autre fois touchant ce que je lui avais proposé. [9] Je supplie très humblement les Empereurs mes maîtres de me permettre de leur faire la description de cette cérémonie. Une grande multitude de marchands et d'autres bourgeois de Constantinople armés de petits boucliers et de traits se rangèrent en haie des deux côtés des rues depuis le Palais de Nicéphore jusques à l'Eglise de sainte Sophie. Une foule incroyable de pauvres gens s'assemblèrent les pieds nus au même lieu pour rendre, comme je crois, la cérémonie plus célèbre. Les grands de la Cour passèrent au travers de cette foule vêtus de tuniques fort vieilles et fort usées. Et je ne crois pas qu'aucune eût jamais été portée neuve par leurs bisaïeuls. Ils auraient sans doute été dans un équipage plus supportable s'ils avaient eu leurs habits ordinaires. Nul n'était couvert d'or, ni de pierreries, à la réserve de Nicéphore, à qui les ornements Impériaux, qui n'avaient point été faits pour lui et qui ne convenaient point à sa taille, ne servaient qu'à le rendre plus difforme et plus ridicule. Je vous jure par votre salut qui m'est plus cher que le mien propre, que la moindre de vos robes vaut mieux que cent des robes de ces Grands de Constantinople. On me mena à cette Procession et on me plaça dans un lieu élevé pour les Chantres. [10] Quand ce monstre commença à marcher, les Chantres commencèrent à chanter par une basse flatterie : Venez étoile du matin, Venez aurore, Venez, bel astre, dont la lumière efface celle du Soleil. Venez la terreur et la mort des Sarrasins, Prince Nicéphore. Au Prince Nicéphore plusieurs années. Peuples rendez-lui vos respects et vous soumettez à sa puissance. Ils auraient chanté avec plus de raison : Ne vient point tison infernal, visage de Sylvain, rustique, farouche, greffier, barbare, cruel et insatiable Cappadocien. Nicéphore entra dans l'Eglise de sainte Sophie au bruit de ces fausses et impertinentes louanges, suivi de loin par les autres Empereurs, qui quand il fallut lui donner le baiser de paix, se prosternèrent jusques en terre. Son Ecuyer mit dans l'Eglise une inscription qui contenait les années de son règne. [11] Il voulut que le jour même je soupasse à sa table, mais ne me fit pas l'honneur de me mettre devant aucun des Grands de sa Cour. Il ne me donna que la quinzième place, où je fus assis sans avoir de tapis sous moi. Non seulement aucun de mes compagnons ne soupa avec nous, mais aucun n'approcha du Palais, où se faisait le souper. La table était fort malpropre, pleine d'huile et d'une détestable liqueur d'un certain poisson. Pendant le repas qui fut fort long, l'Empereur me fit quantité de questions touchant la grandeur de vos Etats et la puissance de vos armées. Comme je lui répondais surtout dans la vérité: Il n'y a rien de si faux, me dit-il, que ce que vous voudriez me faire croire. Les soldats de votre maître ne savent l’art de combattre ni à pied ni à cheval, la grandeur de leurs boucliers, la pesanteur de leurs casques et de leurs cuirasses et la longueur de leurs épées les empêchent de combattre ; mais rien ne les en empêche si fort que leur taille prodigieuse et la grosseur excessive de leur ventre qui est leur Dieu. La débauche fait toute leur hardiesse et l'ivresse toute leur force. Il n'y a rien de si faible qu'eux quand ils sont à jeûn, rien de si lâche quand ils sont sobres. Votre maître n'a pas un grand nombre de vaisseaux. Il n'y a que moi qui soit puissant sur mer. Quand je voudrai attaquer votre maître, je ruinerai toutes ses villes maritimes et réduirai en cendre tout ce qu’il possède à l'embouchure des fleuves. Que s'il est trop faible sur mer pour me résister, il ne l'est pas moins sur terre. Il n'y a pas longtemps qu'avec sa femme, son fils et les troupes de Saxe, de Souabe, de Bavière et d'Italie, il assiégea une place de nulle importance et ne la put prendre. Comment donc soutiendra-t-il ma présence quand je paraîtrais à la tête d'une armée, où il y aura autant de vaillants hommes, "qu’il y a de grains de blé au mont Gargare, de grains de raisin à Lesbos, d'étoiles au Ciel, de gouttes d'eau en la mer" (Ovide, L'Art d'aimer, I, v. 57-58). [12] Comme je me préparais à défendre l'honneur de la Nation par une réponse telle que méritait la vanité de cet Empereur, il m'en empêcha en ajoutant, comme par mépris : Vous autres n'êtes pas Romains, vous êtes Lombards. Je voulus encore lui répliquer et il me fit signe de la main que je me tusse. Mais la colère dont j'étais transporté, ne me permettant pas de lui obéir, je lui dis avec chaleur. Nous apprenons de l’Histoire que Romulus qui a donné son nom aux Romains, n'avait rien ni dans sa naissance, ni dans sa vie que d'infâme ou de criminel. Il était fils d'une prostituée et ne pouvant vivre de bonne intelligence avec son frère, il trempa ses mains dans son sang. Ses compagnons ne furent guère moins vicieux que lui, puisqu'il attira à sa suite par la promesse de l'impunité, tout ce qu'il y avait aux environs de débiteurs insolvables, d'esclaves fugitifs, d’homicides et d'autres gens condamnés pour leurs crimes. Voila la véritable origine de la noblesse de ces Empereurs que vous appelez les maîtres du monde. Mais tout ce que nous sommes de Lombards, de Saxons, de Lorrains, de Bavarois, de Souabes, de Bourguignons, nous avons un si grand mépris pour les Romains, que quand nous sommes en colère contre quelqu'un et que nous lui voulons dire une injure, nous l’appelons Romain, comme si ce nom-là comprenait tout et que l'on saurait penser, non seulement de bas et de méprisable, mais aussi de vicieux et de criminel. Pour ce qui est de ce que vous dites que nous ne sommes que des lâches qui ne saurions combattre ni à pied ni à cheval, si Dieu pour châtier les péchés des Chrétiens permet que vous demeuriez aussi dur et aussi peu traitable que vous paraissez, maintenant, nous ne manquerons pas d'occasions de faire voir ce que vous avez et ce que nous avons de valeur. [13] Nicéphore irrité de cette réponse, fit signe de la main qu'on se tût et que l'on ôtât la table, qui était une table longue et étroite. Il me renvoya en même temps dans ma maison, où je me déplaisais si fort, ou plutôt dans ma prison. Je n'y eus pas été deux jours, que j'y tombe dans une langueur, causée sans doute par l'indignation que j’avais conçue et par la faim et la soif que j’avais souffertes. Il n'y eut aussi personne de ma suite qui ne fût indisposé et qui ne crût être en quelque danger de sa vie. Et certes, comment n'auraient-ils pas été malades, puisqu'au lieu de boire du bon vin, ils ne buvaient que de la saumure et qu'au lieu d’être bien couchés, ils étaient couchés non sur de la paille, ni sur du foin, non pas même sur la terre, mais sur des pierres et sur du marbre et qu'ils étaient logés dans une maison qui ne les défendait ni contre le chaud, ni contre le froid, ni contre la pluie ! La santé même n'aurait pas pu se sauver au milieu de tant de périls. Etant donc fort abattu et de mes indispositions particulières et de celles de tous les miens, je mandé mon gardien, ou plutôt mon persécuteur et obtins de lui non tant par prières que par argent, qu'il portât au frère de Nicéphore une lettre que je lui avais écrite en ces termes. [14] A LÉON CUROPALATE et Logothète du Drome. Liutprand Evêque. SI le Sérénissime Empereur a dessein de m'accorder mes demandes, je ne me lasserai point des incommodités que je souffre ici. Je désire seulement pouvoir écrire à mon maître et lui faire savoir que je ne m'arrête dans cette ville que pour le bien de son service. Que si l'Empereur est dans un autre sentiment, je le supplie très humblement de me permettre de m'embarquer tout malade que je suis dans un vaisseau Vénitien qui est sur le point de faire voile pour l'Italie, afin qui si le temps de mon départ arrive, mon corps puisse être déposé dans le lieu de ma naissance. » [15] Quatre jours après que Léon eut reçu ma lettre, il me manda. Il avait avec lui quatre hommes fort habiles et fort éloquents pour examiner vos propositions selon leur coutume, savoir Basile Parakimomène et premier Secrétaire, le Protovestiaire et deux maîtres. Ils commencèrent la conférence en ces termes : "Notre cher frère, ayez agréable de nous dire le sujet pour lequel vous avez pris la peine de venir en cette ville. Quand je leur eus répondu que j'étais venu pour proposer un mariage qui serait le lien d'une longue paix, ils me répartirent de cette sorte : Il est inouï qu'une Princesse née dam la pourpre s'allie à des étrangers. Néanmoins puisque vous recherchez une alliance si relevée, vous la pourrez obtenir en donnant Ravenne et Rome avec les pays qui s'étendent depuis ces deux villes jusques à notre frontière. Que si sans faire de mariage vous voulez faire un Traité de paix, que votre maître laisse la ville de Rome dans sa liberté et qu'il remette les Princes de Capoue et de Bénévent dans leur premier état où ils relevaient de cet Empire, contre lequel ils ont eu l'indolence de se soulever". [16] "Vous n’ignorez pas", leur dis-je, "que mon Maître a des sujets plus puissants que Pierre, Roi des Bulgares, qui a épousé la fille de l'Empereur Chrestophe" ; "Chrestophe", me répartirent-ils, "n’était pas né dans la pourpre". [17] Je leur répondis après cela sur ce qu’ils m'avaient demandé, que Rome fût laissée dans sa liberté. "Rome", leur dis-je, "dont vous faites tant bruit, est-elle dans la servitude ? paie-t-elle tribut à des étrangers ? N'a-t'elle pas été sous l'infâme domination d'une Courtisane et n’est-ce pas l'Empereur mon Maître qui l'en a délivrée, pendant que vous n'aviez pas la pensée, ni même le pouvoir de l'en délivrer ? L'Empereur Constantin qui a fondé, cette ville-ci et lui a donné son nom, a assigné de grands biens à l’Eglise Romaine, non seulement en Italie et en Occident, mais dans ses autres Etats du côté d'Orient et de Midi, dans la Grèce, dans la Judée, dans la Perse et dans la Mésopotamie, dans l'Egypte et dans l'Afrique, comme il paraît par les titres que nous avons entre les mains. Il est certain que l'Empereur mon Maître laisse jouir le Vicaire des saints Apôtres de tous les biens situés en Italie, en Saxe, en Bavière. et au reste de ses Etats et qui ont été donnés à l'Eglise Romaine par Constantin ; et s'il se trouve que mon Maître jouisse d'une ville, d’un village, d'un fief, d'un vassal qui soit à l’Eglise Romaine, je veux bien que l'on me tienne pour un homme qui n'a point de Dieu. Pourquoi l'Empereur de Constantinople n'en use-t-il pas de la même sorte ? Pourquoi ne rend-il pas à l'Eglise Romaine les biens qu’elle a le droit de prétendre dans ses Etats ? Et pourquoi n'augmente-t-il pas et sa liberté et ses richesses en imitant la libéralité dont mon Maître use envers elle ?" [18] Basile Parakimomène m'ayant répondu que l'Empereur ferait ce que je proposais, lorsque la ville et l'Eglise de Rome seraient sous son obéissance et qu'elles recevraient ses ordres avec respect. Je pris occasion de sa réponse de raconter l'histoire qui suit. Un homme, leur dis-je, qui avait été fort maltraité par un autre, s'adressa à Dieu, en lui disant: Seigneur, venge-moi de mon ennemi. Je vous vengerai, répondit Dieu, au jugement général et lorsque je rendrai à chacun selon ses œuvres. L'offensé repartit, Seigneur, ce sera trop tard. [19] A ce conte toute l'assemblée ayant éclaté de rire, à la réserve de Léon, frère de Nicéphore, la conférence fut rompue et je fus ramené dans ma désagréable maison et gardé étroitement jusqu’à la Fête des Ss. Apôtres. Le jour de cette fête je reçus ordre de me trouver à l'Eglise de S. Pierre et de S. Paul avec les Ambassadeurs des Bulgares qui étaient arrivés le jour précédent. Après que l'on eut chanté de ridicules Cantiques à la louange de l'Empereur et que l'on eut célébré les saints Mystères, on m'invita à un festin, où on voulut me faire asseoir au bout d'une table longue et étroite au-dessous de l'Ambassadeur des Bulgares, qui était rasé à la façon des Hongrois, ceint d'une ceinture de cuivre et qui comme je crois, était encore dans l'Eglise au rang des Catéchumènes. Je ne doute point que ce ne fût à dessein de vous faire injure, que l'on mettait un homme tel que celui-là au dessus de moi. Vous fûtes méprisé et abaissé en cette occasion-là en ma personne. Mais je rends grâces à Jésus-Christ Notre Seigneur que vous servez en esprit et en vérité, de ce que j'ai été jugé digne de souffrir des opprobres pour votre nom. Cependant considérant non mon injure particulière, mais la vôtre, je m'éloigne de la table et comme je me retirais en colère, Léon Curopalate frère de Nicéphore et Siméon premier Secrétaire, me suivirent en me disant à haute voix: "Lorsque Pierre, Roi des Bulgares a épousé la fille de l’empereur Chrestophe, on lui a accordé par un article exprès du Traité, que ses Ambassadeurs précéderaient en cette Cour les Ambassadeurs de tous les autres Princes. Cet Ambassadeur des Bulgares quoique rasé et malpropre, comme vous le lui reprochez, quoique ceint d'une ceinture de cuivre, est Patrice et nous ne pouvons pas souffrir qu'il soit précédé par un évêque et principalement par un Evêque de France ; mais parce que vous ne voulez pas lui accorder la préséance, vous ne retournerez pas en votre maison, mais vous dînerez, dans une hôtellerie avec les Officiers de l’Empereur." [20] La douleur dont j’avais le cœur serré, fut cause que je leur obéis sans leur rien répondre. Et en effet je me souciais fort peu d’être assis à une table où l'on donnait la préséance à un Ambassadeur des Bulgares, non sur l'Evêque de Cremone, mais sur votre Ambassadeur. Mais ce saint Empereur pour m'apaiser m'envoya un magnifique présent : C'était un chevreuil gras, farci d'ail, d'oignons et de poireaux et frotté de garum ; il le fit ôter pour cet effet de dessus sa table après y avoir touché. Je souhaitai alors que vous eussiez ce délicieux mets sur votre table pour vous tirer de l'erreur où vous êtes, qu'il n'y a rien de fort poli dans la Cour de Constantinople. [21] Huit jours après, l'Empereur se persuadant que je faisais grand état de sa table, m'envoya inviter à souper, bien que je fusse indisposé. L'Ambassadeur des Bulgares n'y était pas, mais le Patriarche y était avec plusieurs Evêques. L'Empereur me proposa en leur présence plusieurs questions sur l'Ecriture sainte, auxquelles Dieu me fit la grâce de répondre solidement. La dernière qu'il me proposa à dessein de nous faire insulte, fut touchant le nombre des Conciles que nous recevions. Quand je lui eus répondu que nous recevions les Conciles de Nicée, de Chalcedoine, d'Ephèse, d'Antioche, de Carthage, d'Ancyre, de Constantinople, il s'écria : vous avez, oublié le Concile de Saxe ; et si vous voulez savoir pourquoi il ne se trouve point parmi nos collections de Canons, c’est qu'il est encore trop jeune et trop faible et qu'il n'a pu entreprendre un si long voyage. [22] Je ne manquai pas de repousser cette insulte par une vigoureuse réponse."Ce sont", lui dis-je, "les parties malades qui ont besoin de remèdes et qui ne peuvent quelquefois être guéries, à moins qu’on ne leur applique le fer et le feu. Toutes les hérésies sont nées chez vous et sont crues parmi vous et elles ont été étouffées ici par les Ecclésiastiques et par les Evêques d'Occident. Nous ne vous parlons point de Conciles de Rome, ni de Pavie, bien qu'il y en ait eu dans ces villes-là. Grégoire que vous surnommez Dialogue et qui a été Evêque universel, n'étant que dans les ordres inferieurs au Sacerdoce, retira Eutychius Patriarche de Constantinople de l’hérésie où il était. Cet Eutychius ne se contentait pas d'avancer, mais soutenait de vive voix et par écrit, qu'après la résurrection nous n'aurons pas le même corps que nous avons maintenant, mais que nous en aurons un fantastique. Le livre d’Eutychius qui contenait ces erreurs fut brûlé par Grégoire. Evade Evêque de Pavie fut autrefois envoyé à Constantinople par le Pape pour y éteindre une autre hérésie qui s'y était élevée. Depuis que les Saxons sont parvenus à la connaissance de la véritable Religion, ils en ont conservé soigneusement les maximes et il n'a point été nécessaire de tenir des Conciles dans leur pays pour y condamner des erreurs, parce qu'ils ne se sont jamais départis de la saine doctrine, depuis qu'ils l’ont une fois reçue. Je demeure d'accord de ce que vous dites que leur foi est jeune. La foi est toujours jeune quand elle produit de bonnes œuvres, quand elle n'en produit plus, elle est vieille et mourante. Mais puisque vous parlez de Concile de Saxe, je sais qu'il y a été tenu, sinon un Concile, au moins une assemblée générale, où il a été résolu de combattre non par la plume, mais par les armes et de mourir plutôt que de tourner le dos à l’ennemi. Que si vos troupes en viennent jamais aux mains avec ceux qui ont prit cette résolution, elles éprouveront que ce sont les plus vaillants hommes qui soient sous le ciel". [23] L'Empereur commanda que le jour même après midi, nonobstant mon indisposition, je le visse retourner en son Palais et je me persuade qu'il l'ordonna afin que je fusse rencontré par des femmes qui étaient hors d'elles-mêmes et qui frappant leur estomac avec leurs mains et me regardant, criaient : Qu’il est pauvre et misérable ! Je levai alors les mains au Ciel et fis une prière dans le secret de mon cœur et pour vous qui étiez absents et pour lui qui était présent, de laquelle je souhaiterais que vous et lui sentissiez bientôt l'effet. Je vous avoue que quand je le vis passer, j'eus fort grande envie de rire. Il était sur un cheval fort grand et fort fougueux et me parut assez semblable aux poupées que vos Palefreniers attachent sur les poulains qu'ils laissent courir après leurs mères. [24] Je fus ensuite ramené à la maison dont la demeure m'était si incommode et si fâcheuse et remis entre les mains de mes cinq Gardes, que je regardais comme cinq lions. J'y demeuré trois semaines entières, sans avoir communication avec aucun autre que mes domestiques. Ce qui me donna lieu de croire que Nicéphore avait dessein de me retenir sans me donner jamais mon congé et ce qui me jeta dans une tristesse qui augmenta ma maladie et m'aurait infailliblement causé la mort, si la Sainte Vierge n'eût obtenu de son fils ma guérison, comme je le reconnus par une vision très claire et très manifeste. [25] Nicéphore passa ces trois semaines-là hors de Constantinople au Palais de Peges, ou des Fontaines, où il me manda. Quoique mon indisposition ne me permit pas de me tenir longtemps debout, ni longtemps assis au même endroit, il me contraignit de demeurer debout et la tête nue, ce qui était extrêmement contraire à ma santé. Me laissant toujours en sa présence en cette posture, il me dit : Les ambassadeurs de votre Maître qui vinrent ici l'année dernière, me promirent avec serment, dont l'acte est entre nos mains, qu'il ne ferait jamais rien de contraire au bien et à l’honneur de cet Empire. Or que peut-on faire de plus contraire au bien et à l’honneur de cet Empire, que ce qu'il fait quand il en usurpe le titre et qu'il en envahit les Provinces ? Certainement ni l'un ni l’autre n'est supportable ; mais rien n’est si peu supportable que ce qu'il prend la qualité d'Empereur. Si vous voulez confirmer de nouveau les promesses que les précédents Ambassadeurs m'ont faites, je vous expédierai promptement et vous renverrai avec de riches présents. Quand il me faisait cette demande, ce n'est pas qu'il espérât que vous l'eussiez voulu tenir, si j’avais été assez indiscret pour l'accorder. Mais c'est qu'il voulait avoir un acte pour montrer au temps à venir et pour relever son Empire et abaisser le vôtre. [26] Voici donc ce que je lui répondis : "Comme l'Empereur mon Maître est très éclairé et qu'il est avantageusement partagé des vives lumières que le Ciel répand dans les grandes âmes; il a sagement prévu votre demande et ma prescrit la réponse que j'y devais faire. J'ai mon instruction scellée de son Sceau, laquelle je ne puis outrepasser. Je vous montrerai mon instruction et vous promettrai avec serment ce qu'elle me permet de vous promettre. Les ambassadeurs précédents ont passé leur pouvoir, ils ont promis, juré, et écrit ce qu'ils n'avaient pas ordre de promettre, de jurer, ni d’écrire. Ces promesses-là sont semblables, selon la pensée de Platon, aux souhaits et aux vœux que les hommes font, lorsqu’il ne plait pas au Ciel de les exaucer". [27] Nicéphore me jeta après cela sur l'affaire des très nobles Princes de Capoue et de Bénévent, qui était une affaire qui lui causait une sensible douleur et m'en parla en ces termes: "Votre Maître a reçu mes esclaves sous sa protection ; s'il ne les abandonne et ne les remet en l'état de leur première dépendance, il est impossible qu'il conserve mon amitié. Ils demandent d’être reconnus pour vassaux de cet Empire. Mais je leur refuse cette grâce, pour leur apprendre combien il est dangereux à des esclaves de se soustraire à l'obéissance de leur maître. Il est plus avantageux à votre maître de me les rendre volontairement que de force. Pour eux, ils éprouveront dans peu de temps, comme je l'espère, quel crime c'est à des esclaves de prétendre s'affranchir de la puissance de leur maître ; et je ne sais si les forces que j'ai au-delà de la mer, ne le leur ont point déjà fait sentir". [28] Comme je me préparais à lui répondre, il se leva et m'invita à souper, quoique je souhaitasse fort de me retirer. Son père fut du festin. C'était un homme qui me semblait avoir cent cinquante ans et nonobstant son grand âge, les Grecs ne laissaient pas de lui souhaiter aussi bien qu'à son fils de longues années. Ce qui fait voir la bassesse de leurs flatteries et l'extravagance de leur vanité. Ils demandent une longue jouissance de la vie pour un vieillard décrépit, quoiqu'ils sachent que cela est contre l'ordre de la nature ; et ce vieillard se réjouit que l'on fasse cette demande en sa faveur, quoiqu'il sache que Dieu ne l'accordera pas et que s'il l'accordait, ce serait moins une faveur pour lui qu'une disgrâce. Que servait-il à Nicéphore d’être appelé par le peuple le Prince de la paix, ou l'astre qui porte la lumière ? Quand on donne la qualité de généreux à un lâche, de savant à un ignorant, de grand à un petit, d'homme de bien à un vicieux, de blanc à un noir, ce n'est pas une louange, c'est une injure. Quiconque est ravi d'entendre des acclamations où l'on lui attribue toute autre chose que ce qui lui convient, ressemble à ces oiseaux que la lumière aveugle et qui ne voient qu'à la faveur des ténèbres. [29] Mais retournons à notre sujet. Durant le souper dont je parle, Nicéphore fit lire à haute voix une Homélie de S. Jean Chrysostome, sur les Actes des Apôtres, ce qu'il n'avait point encore fait en ma présence. Lorsque la lecture fut achevée, je lui demandai mon congé et il me fit signe de la tête qu'il me l'accorderait et cependant commanda à mon persécuteur de me ramener parmi les lions. Ce qui fut exécuté et je ne le vis plus avant le vingtième de Juillet et durant ce temps-là je fus gardé très étroitement, de peur que je ne parlasse à quelqu'un qui me dît de ses nouvelles. Cependant il envoya quérir Grimizon, Ambassadeur d'Adelbert et ordonna qu'Adelbert lui ramenât ses vaisseaux. Il y avait vingt-quatre vaisseaux légers, deux vaisseaux Russiens et deux vaisseaux Français. Je ne sais s'il y en avait davantage, mais ce fut là tout ce que je vis. La valeur de vos soldats n'a pas besoin d’être excitée par le récit de la faiblesse des ennemis. L'expérience a fait voir plusieurs fois que les dernières de toutes les Nations étaient capables de vaincre les Grecs et de leur imposer un tribut. Je sais bien que je ne vous ferais point de peur quand je relèverais leur valeur par mes paroles et que je les représenterais aussi redoutables que des Alexandres. Mais je ne laisse pas d'accroître votre confiance, quand je les décris tels qu'ils sont et que je rapporte au vrai combien ils ont de faiblesse et de lâcheté. Je vous supplie de me faire l'honneur de me croire et je ne doute point que vous ne me le fassiez. Je vous assure qu'il ne faudrait pas plus de quatre cent de vos soldats pour défaire toute leur armée dans une rase campagne. Nicéphore a donné le commandement de cette armée à une créature que je ne puis appeler ni homme, parce qu'il a cessé de l’être, ni femme, parce qu'il ne le saurait devenir. Adelbert à mandé à Nicéphore qu'il avait huit mille cuirassiers, lesquels étant joints au reste de ses troupes, formeraient un corps capable de vous renverser, ou de vous mettre en fuite et l'a supplié de lui envoyer de l'argent pour le leur distribuer et pour les animer au combat. [30] "Mais apprenez maintenant quel est l'artifice des Grecs et jugez de toutes leurs fourberies par celle" (Virgile, Énéide, II, v. 65-66) que je vais vous raconter. Nicéphore a donné une assez grosse somme d'argent au Général de son armée, duquel je viens de parler, pour la distribuer aux huit mille cuirassiers d'Adelbert dès qu'ils feront arrivés. Il lui a ordonné de vous combattre avec Cona son frère et de faire garder Adelbert à Bari. De plus il lui a commandé de s'assurer d'Adelbert, au cas qu'il n'amène pas les huit mille hommes qu'il a promis, de le lier et de vous le remettre entre les mains, lors que vous serez arrivés. Il a aussi ordonné que la somme d'argent qui lui avait été destinée, vous fût mise entre les mains. O ! la grande sincérité. Il veut trahir celui qui lui amène du secours ! Cette manière d'agir quelque lâche qu'elle nous paraisse, n'est peut-être pas tout-à-fait indigne des Grecs. Retournons à notre sujet. [31] Le dix-neuvième jour de Juillet, je vis partir l'armée navale, qui était une armée composée du mélange de diverses nations. Le vingtième auquel les Grecs, par un effet de leur légèreté ordinaire, célèbrent avec des jeux qui ne sont dignes que du Théâtre, l'enlèvement d'Elie ; Nicéphore m'envoya querir et me dit ce qui suit : "J'ai dessein de tourner mes armes non contre les Chrétiens, comme fait votre Maître, mais contre les Assyriens. J’avais le même dessein dès l'année passée ; mais par ce que j’appris que votre Maître armait contre moi, je laissai les Assyriens en repos et marchai de votre côté. Dominique Vénitien Ambassadeur vint au devant de moi en Macédoine, me conjura de m'en retourner et me trompa par les serments qu'il me fit que son Maître ne désirait point d'entrer en guerre avec moi. Retournez-vous en et rapportez à votre Maître ce que je vous dis. Vous reviendrez s'il demeure d'accord des conditions que je lui propose". [32] Je louai Dieu dans le secret de mon cœur, de ce que Nicéphore m'accordait ainsi mon congé et lui dis : Si votre Majesté a la bonté de me permettre de retourner en Italie, j'espère de faire en sorte que mon Maître consente à tout ce qu’elle désire et je reviendrai avec joie vous en dire des nouvelles. Ce Prince rusé reconnut bien à quel dessein je parlais ainsi et en souriant me fit signe de la tête qu'il m'accorderait ma demande. Comme je me retirais après lui avoir fait une profonde révérence, il me commanda de l'attendre dehors pour souper avec lui et pour tâter de ces mets délicieux qui sentent l'ail et l'oignon et qui sont assaisonnés de garum et d'huile. Le même jour j'obtins à force de prières, qu'il acceptât le présent que jusques alors il avait toujours refusé. [33] Durant le souper où nous étions assis à une longue table qui n'était pas couverte de toute sa longueur, Nicéphore voulant se railler des Français, sous le nom desquels il entend les peuples d'Italie et de Germanie, me demanda de quelle ville j’étais Evêque et ou cette ville-là était assise : La ville dont je suis Evêque, lui répondis-je, s'appelle Crémone. Elle est assez proche du Pô, qui est le Roi des fleuves d'Italie. Puisque Votre Majesté a résolu d'envoyer des vaisseaux de ce côté-là, je la supplie de me permettre de m'y embarquer. Que j’aie sujet de me tenir heureux d'avoir eu l'honneur de vous approcher. Donnez la paix au pays où Dieu m'a établi en qualité de pasteur et puisque les peuples qui l’habitent ne sauraient résister à votre puissance, souffrez au moins qu'ils subsistent par un effet de votre bonté. Comme Nicéphore avait beaucoup de pénétration d’esprit, il vit bien qu'il y avait de l'ironie dans mon discours et baissant le visage, me promit de m'accorder ce que je demandais et me jura par la puissance de son saint Empire et en touchant son estomac, que l'on ne me ferait aucun mal et que l'on me remmènerait sur ses vaisseaux au port d'Ancône. [34] Mais, je vous supplie, de remarquer sa perfidie et son parjure. Ce fut le lundi vingtième jour du mois de Juillet qu'il me fit ce serment et depuis ce jour-là jusqu'au vingt-quatrième, il ne me fournit rien pour ma subsistance, quoique la famine fût alors si grande dans Constantinople, que je ne pouvais donner à souper à mes vint-cinq domestiques et à mes quatre Gardes, à moins de trois écus d'or. Le Mercredi de la même semaine, Nicéphore partit de Constantinople, pour aller faire la guerre aux Assyriens. [35] Le Jeudi, Léon son frère m'envoya quérir et me parla de cette sorte : "L'Empereur m’a laissé ici en partant pour prendre soin des affaires. Dites-moi si vont désirez de le voir et si vous avez quelque chose à lui proposer. Ma réponse fut que je n'avais rien de particulier a dire à l'Empereur et que toute la grâce que je demandais, était que l'on me conduisît à Ancône, comme on me l'avait promis. Alors comme les Grecs sont toujours prêts à jurer, il me jura par le salut de l'Empereur, par le sien et par celui de ses enfants, que cela serait exécuté. Le Drongaire, me dit-il, qui commande à tous les vaisseaux en l'absence de l'Empereur, aura soin de vous". Je m'en retourné fort satisfait de cette réponse, par laquelle il me trompait. [36] Le Samedi, Nicéphore m'envoya ordre de l'aller trouver à Ombrie, lieu distant de dix-huit milles de Constantinople. Quand j'y fus arrivé, il me dit : Je croyais qu'un honnête homme comme vous n’était point venu ici à autre dessein que de faire ce que je souhaitais et d'établir une paix ferme et fiable entre moi et votre maître. Mais puisque la dureté de votre cœur ne vous permet pas de vous quitter d'un si juste devoir ; faites au moins une autre chose que vous ne sauriez raisonnablement refuser. Faites en sorte que votre Maître n'assiste point les princes de Capoue et de Bénévent, qui sont des sujets rebelles, que j'ai résolu de châtier par les armes. S'il ne me veut rien donner du sien, qu'il me laisse au moins ce qui m'appartient. Chacun sait que les ancêtres et les prédécesseurs des deux Princes dont je parle, ont payé tribut à mon Empire et j'espère contraindre bientôt ceux-ci à le payer de la même sorte. Quand Nicéphore eut achevé de parler, je lui répondis en ces termes : "Les deux illustres Princes dont vous parlez, sont vassaux de mon maître et il ne faut point douter que si vous les attaquez à main armée, mon maître ne leur donne un secours capable de défaire vos troupes et de prendre les deux Provinces que vous possédez au-delà de la mer". A peine eus-je achevé ces paroles, que Nicéphore étant ému et enflé comme un crapaud, me dit : "Retirez-vous, je ferai en sorte que votre maître aura bien d'autres choses à faire que de protéger des rebelles". [37] Comme je me retirais, il commanda à l'interprète de me retenir à souper. On envoya aussi querir Léon Phocas frère de l'Empereur et Barisien, auxquels cet Empereur incivil avait commandé de tenir durant le repas des discours fort désavantageux à votre réputation et fort contraires à l'honneur de l'Italie et de la Germanie, Mais au moment que je me levais de cette table malpropre, ils m'envoyèrent protester que ce n'était point d'eux-mêmes qu'ils avaient tenu ces discours désobligeants, mais par un ordre express de l'Empereur. Durant le souper, Nicéphore me demanda si vous aviez des bois et des parcs ; et si dans ces parcs vous aviez des ânes sauvages et d'autres bêtes. Je lui répondis que vous aviez de fort beaux parcs, où il y avait toute sorte de bêtes, à la réserve des ânes sauvages ; sur quoi il me dit qu'il me mènerait à son parc et que j'en admirerais la grandeur et la quantité des ânes sauvages qui y étaient. Je fus donc mené à ce parc, qui est d'une fort grande étendue, rempli de quantité d'arbres et néanmoins n'est pas fort agréable. Le Curopalate m'ayant aperçu de loin à cheval avec un chapeau sur ma tête, m'envoya dire par son fils qu'il n'était pas permis de marcher avec un chapeau sur la tête aux endroits où était l'Empereur et qu'il n'y fallait avoir qu'un voile. "La coutume de notre pays", lui répondis-je, est que quand les femmes vont à cheval, elles aient sur la tête ou des tiares, ou des voiles et que les hommes aient des chapeaux. Il n’est pas juste que vous m'obligiez à changer la coutume de mon pays, puisque nous n'obligeons point vos Ambassadeurs à changer la coutume du vôtre. Ils vont parmi nous à pied et à cheval et se mettent à table avec de grandes manches, avec des bandes, avec des agrafes, avec de longs cheveux, avec des tuniques qui leur pendent jusques sur les talons ; et ce que nous trouvons le moins civil et le moins honnête, ils saluent seuls nos Empereurs et les embrassent et les baisent sans se découvrir". En disant à haute voix ces paroles, je souhaitais dans le secret de mon cœur, que Dieu ne permît plus que des étrangers parussent devant vous en une posture aussi peu respectueuse que celle-là. On me commanda de me retirer. [38] Ce que je fis et en le faisant, je rencontre une troupe d'ânes sauvages, mêlée de chèvres sauvages ; mais ils me parurent peu différents de ceux de Crémone. Ils avaient la même figure, la même hauteur, la même couleur, la même voix, la même vitesse, les oreilles faites de la même sorte. Il est vrai pourtant qu'ils n'étaient pas plus doux que des loups. Sur ce que je dis au Grec qui marchait à cheval à côté de moi, que je n’avais point vu d'ânes sauvages en Saxe, il me répondit : Si votre maître se soumet aux volontés du saint Empereur, il lui en donnera plusieurs et ce ne lui sera pas une petite gloire de posséder ce que n'a jamais possédé aucun de ses prédécesseurs. Mais croyez moi, très saints Empereurs, Antoine mon confrère peut en fournir qui ne cèdent en rien à ceux des Grecs, comme il paraît par le commerce qui s'en fait à Crémone. Il est vrai que ces derniers sont apprivoisés et qu'ils servent à porter la charge que l'on leur met sur le dos. Nicéphore ayant été averti par le Curopalate de tout ce que je viens de dire, m'envoya deux chèvres et me permit de me retirer. Le jour suivant il partit pour aller en Syrie. [39] mais je vous supplie de faire une attention particulière à la raison qui l'empêcha de tourner alors ses armes contre les Assyriens. Les Grecs et les Sarrasins ont des livres qu'ils appellent les visions de Daniel et que j'appelle les livres des Sibylles. Ces livres-là contiennent les années du règne de chaque Empereur, les principaux événements de chaque règne, si ce sera un temps de paix, ou un temps de guerre, si l'état des affaires des Sarrasins sera bon ou mauvais. Or on trouve dans ces livres-là, que les Sarrasins ne pourront résister aux Grecs sous le règne de Nicéphore, que ce Prince ne régnera que sept ans et qu'il aura un successeur moins hardi et moins courageux que lui, sous lequel les Assyriens remporteront de si grands avantages, qu'ils pousseront leurs conquêtes jusques à Chalcédoine, ville peu éloignée de Constantinople. Ces deux peuples ajoutant également foi à ces prédictions. Les Grecs attaquent quand ils croient que le temps leur est favorable ; et les Sarrasins se tiennent sur la défensive, se réservant à attaquer à leur tour, lorsque le sort des armes sera changé. [40] Il y a un évêque de Sicile nommé Hippolyte, qui a composé un livre de semblables prédictions touchant votre empire et touchant la fortune de notre nation. Quand je dis notre nation, j'entends sous ce terme-là tous les peuples qui relèvent de votre puissance. Je souhaite de tout mon cœur que l’événement confirme la vérité de ce qu'il a écrit touchant notre temps. Ce qu'il a prédit des temps précédents a été accompli, comme je l'ai appris par le rapport de ceux qui sont intelligents dans la doctrine de ces livres-là. En voici un exemple : Il dit que l'on verra en notre temps l'accomplissement de ces paroles de l'Ecriture: "Le lion et le lionceau extermineront l’âne sauvage". L'interprétation que les Grecs donnent à ces paroles, est que l'Empereur de Constantinople et le Roi des Français joints ensemble chasseront d'Afrique les Sarrasins. Cette interprétation n'a rien à mon sens de vraisemblable. Quoique le lion et le lionceau ne soient pas de même grandeur, ils sont pourtant de même nature, de même espèce, de même inclination. Or je ne puis me persuader que l'on puisse attribuer la même inclination à l'Empereur des Grecs et au Roi des Français ; et partant si l'Empereur des Grecs est signifié par le nom de lion, le Roi des Français ne sera point signifié par celui de lionceau. Car bien qu'ils soient de même nature, puisqu'ils sont tous deux hommes, il y a entre eux une plus grande différence, qu'il n'y en a entre les espèces comprises sous le même genre et qu'il n'y en a entre les êtres sensibles et les insensibles. La principale différence du lion et du lionceau, procède du temps. Ils ont tous deux la même figure, la même rage, le même rugissement. L'Empereur des Grecs et le Roi des Français n'ont rien de semblable. Le premier a de longs cheveux et de longues manches. Il est vêtu d'une tunique et a une espèce de voile sur sa tête. Il est fourbe, imposteur, cruel, superbe, avare, intéressé. Il se nourrit d'ail, d'oignons et de poireaux et boit de l'eau aussi sale que celle qui a servi aux bains. Le second au contraire a les cheveux coupés avec beaucoup de propreté, un vêtement fort différent de celui des femmes et porte toujours un chapeau. Pour ce qui est de ses mœurs, il est sincère et véritable, agit toujours de bonne foi, fait user et de clémence et de rigueur, selon qu'il est à propos. Il n'est jamais avare ni trop épargnant. Il ne vit point d'oignons et de poireaux, à dessein de vendre les animaux au lieu de s'en nourrir. Ne recevez donc pas, s'il vous plait, l'interprétation des Grecs, car il est impossible que Nicéphore soit le lion et qu'Othon soit le lionceau, qui soient joints ensemble pour combattre un commun ennemi. "Le Parthe boira de l'eau de la Saône et le Germain boira de celle du Tigre" (Virgile, Bucoliques, I, v. 62), avant que Nicéphore et Othon soient en parfaite intelligence. [41] Vous avez ouï l'explication que les Grecs donnent à cette prédiction. Je vous supplie d'écouter maintenant celle qu'y donne Liutprand, Evêque de Cremone. Je dis donc que si cette Prophétie doit être accomplie en notre temps, le lion et le lionceau sont les deux Othons, savoir le père et le fils, qui extermineront ensemble Nicéphore, qui peut avec raison être comparé à un âne sauvage par l'extravagance de sa vanité et par l'impureté du mariage qu'il a contracté avec une Princesse, à laquelle il était uni par une affinité spirituelle. Que si Nicéphore n'est point exterminé par les deux Empereurs Othons et que la prédiction ne soit point accomplie, selon l'explication que j'en apporte, on la doit rejeter absolument, l'explication des Grecs n'étant nullement probable. Parole éternelle de Dieu qui vous faites entendre à nos cœurs, non par une voix sensible, mais par des inspirations secrètes, ne permettez pas que l'explication que je donne à la prédiction, se trouve fausse. Faites en sorte que le lion et le lionceau abattent l'âne sauvage, selon le corps, afin que se mettant dans son devoir et que demeurant sous l'obéissance de Basile et de Constantin ses Souverains, son âme soit sauvée au jour de notre Seigneur Jésus-Christ. [42] Les Mathématiciens assurent de vous et de Nicéphore la même chose que je viens de dire. Ce que je vous raconterai vous paraîtra merveilleux, mais il n'en est pas moins véritable. Je me suis entretenu avec un homme qui fait profession d'Astronomie, qui m'a fait un portrait très fidele de votre esprit et de vos mœurs ; des mœurs et de l’esprit de l'Empereur Othon votre fils et qui m'a rendu présent tout ce qui m'est jamais arrivé. Il n'y a eu aucun de mes amis, ni de mes ennemis, touchant lequel je me sois avisé de l'interroger, sans qu'il m'en ait fait une peinture fort naïve et fort ressemblante. Il m'a prédit toutes les disgrâces que j'ai essuyées dans le cours de mon voyage. Mais que tout le reste de ce qu'il m'a dit se trouve faux, pourvu que ce qu'il m'a assuré, touchant le traitement que vous feriez à Nicéphore, se trouve vrai, je serai alors très satisfait et oublierai toutes mes peines et mes fatigues. [43] Le même Hippolyte a laissé par écrit que les Grecs remporteront la victoire, non sur les Sarrasins, mais sur les Français ; et ce fut cette prédiction qui relevant le courage aux Sarrasins, leur fit oser en venir aux mains vers le détroit de Sicile, avec Manuel Patrice, fils naturel de Léon Phocas, oncle de l'Empereur Nicéphore. En cette journée mémorable ils défirent son armée navale, le prirent, lui tranchèrent la tête et pendirent son corps. Ils prirent aussi Nicolas Eunuque et lui enviant l'honneur d'une mort semblable, ils le laissèrent languir longtemps dans une étroite prison, d'où il sortit enfin moyennant une rançon que nul homme sage n'aurait voulu payer pour un sujet de si peu de mérite. La même Prophétie leur inspira encore la hardiesse de donner combat bientôt après au maître qu'ils mirent en fuite et poursuivirent fort vivement. [44] L'autre motif que Nicéphore a eu d'entreprendre en ce temps-ci la guerre contre les Assyriens, est que Dieu a permis que le pays des Grecs ait été affligé d'une si grande stérilité, qu'aux endroits où il y avait le plus de blé, deux setiers de la mesure de Pavie valaient plus d'une pièce d'or. La disette avait été augmentée par une multitude incroyable de rats qui avaient rongé les racines des herbes ; mais elle l'avait été encore davantage par l'avidité détestable de Nicéphore, qui au temps de la récolte, avoir acheté tous les grains à vil prix, quelques plaintes que pussent faire ceux à qui il les ôtait de la sorte. En Mésopotamie, où il n'y avait point eu de rats et où l'abondance avait été fort grande, il avait fait des amas et des provisions, dont on ne saurait comparer la quantité qu'à celle des grains de fable qui sont sur le rivage de la mer. Pendant que par cet infâme commerce, il rendait la famine de jour en jour plus insupportable et plus cruelle, il assembla quatre-vingt mille hommes, sous prétexte de les enrôler et durant un mois leur vendit deux pièces d'or le bé qui ne lui en coûtait qu'une. Voila, Seigneur, les raisons qui ont porté Nicéphore à tourner en ce temps-ci ses armes contre les Assyriens, mais quelles armes ! Les hommes qu'il a rangé sous ses enseignes, ne sont pas des hommes, ce sont des fantômes ; des hommes qui ont une langue pour menacer leurs ennemis, mais qui n'ont point de mains pour les combattre. Aussi Nicéphore en les choisissant n'a eu égard qu'au nombre et non à la valeur, ce qui est une des plus dangereuses fautes que l'on puisse commettre dans la guerre et dont il aura lieu de se repentir, si jamais ces lâches se fiant à leur multitude, osent en venir aux mains avec des troupes aussi aguerries et aussi vaillantes que les nôtres. [45] Dans le temps que vous assiégiez la ville de Bari, trois cents Hongrois prirent cinq cents Grecs aux environs de Thessalonique et les emmenèrent en Hongrie. Cet heureux succès donna la hardiesse à deux cents autres Hongrois de faire une pareille entreprise aux environs de Constantinople ; mais elle ne leur réussit pas si avantageusement. Car comme ils s'en retournaient par un chemin étroit, il y en eut quarante pris, que Nicéphore a depuis peu mis en liberté et superbement équipés, à dessein de les tenir toujours autour de sa personne durant cette guerre de Syrie. Jugez, s'il vous plait, de son armée par ce que je vous vais dire; qui est que les meilleures troupes qui s'y trouvent, sont des troupes levées à Venise et à Amalfi. [46] Mais sans parler davantage des forces que Nicéphore mène contre les Assyriens, je continuerai la narration de mes aventures. Le vingt-septième de Juillet étant à Ombrie hors de Constantinople, je reçus de Nicéphore la permission de m'en retourner en votre Royaume. Mais dès que je fus arrivé à Constantinople, Chrestophe Patrice Eunuque qui y disposait de toutes choses en l'absence de l'Empereur, m'envoya dire que je ne pouvais partir à cause que les Sarrasins étaient en mer et que les Hongrois tenaient les passages de terre et qu'il fallait que j'attendisse qu'ils se fussent retirés ; mais l'un et l'autre était faux. De plus on me donna des Gardes pour m'empêcher moi et mes domestiques de sortir. Des pauvres qui parlaient latin étant venu me demander l'aumône, les Gardes se saisirent d'eux, les fustigèrent et les mirent en prison. Ils ne voulurent jamais permettre de sortir pour acheter les provisions nécessaires à un Officier que j’avais qui parlait Grec ; de sorte que je fus obligé de les faire acheter par un cuisinier qui ne parlait que par signes et qui payait quatre écus des marchandises, dont l'autre n'en aurait payé qu'un. Un de mes amis m'ayant envoyé des parfums, du pain, du vin et des fruits, ils jetèrent à terre tous ces présents, donnèrent des soufflets à ceux qui me les apportaient de sa part et les renvoyèrent ainsi maltraités. Si Dieu n'avait eu la bonté de préparer une table devant mes yeux contre ceux qui m'affligeaient, je serais mort de douleur. Mais celui qui a permis que je fusse éprouvé de la sorte, m'a fait la grâce de souffrir cette épreuve avec patience. Je demeuré dans cet état l'espace de cent-vingt jours, savoir depuis le second jour de Juin, jusqu'au second jour d'Octobre. [47] Mais pour comble d'affliction, les Légats du Pape Jean XIV arrivèrent à la Fête de l'Assomption de la Sainte Vierge, avec des lettres, par lesquelles il portait Nicéphore Empereur des Grecs, à contracter alliance et amitié avec son cher fils Othon Empereur des Romains. Bien que je paraisse quelquefois trop étendu dans mes discours, j'avoue qu'en cette occasion je n'ai point de paroles pour exprimer combien cette lettre sembla insolente et criminelle aux Grecs et combien il s'en fallut peu qu'ils ne firent périr misérablement celui qui avait eu la hardiesse de la leur apporter. Ils accusèrent la mer et s'étonnèrent qu'elle ne se fût pas entr'ouverte pour abîmer le vaisseau où était une lettre qui contenait un si horrible blasphème. Le Pape, dirent-ils, ne donne au grand Empereur Nicéphore, qui est le seul Empereur de tous les Romains, que la qualité d'Empereur des Grecs ; et donne la qualité d'Empereur des Romains à un misérable barbare. O ! Ciel. O ! terre. O ! mer. Que ferons-nous de ces scélérats qui se sont chargés de sa lettre ? Ce sont des gens de basse naissance. Si nous les faisons mourir, nous souillerons nos mains en les trempant dans un sang aussi vil qu'est celui qui coule dans leurs veines. Ce sont de pauvres paysans trop honorés d'avoir des coups d'une étrivière dorée; Plût à Dieu que l'un des deux fût Evêque et l'autre Marquis ! Car on pourrait les battre de verges, leur couper la barbe et les cheveux, puis les coudre dans un sac et les jeter au fond de la mer. Mais puisqu'ils ne sont pas de qualité, il faut les mettre dans une rigoureuse prison et les y laisser jusques à ce que l'on ait écrit au très saint Empereur Nicéphore et que l'on ait reçu sa réponse. [48] Quand j'appris toutes ces choses, je jugai que les Nonces du Pape étaient heureux d’être pauvres et que j’étais fort malheureux d’être riche, lorsque j’étais dans mon Evêché, je n’avais point de honte d'avouer ma pauvreté ; mais étant à Constantinople, je me vantais d'avoir de grands biens, de peur d’être maltraité, si j'eusse passé pour incommodé. La pauvreté qui m'avait toujours paru fâcheuse commença à me paraître agréable. Elle est sans doute souhaitable à Constantinople, puisqu'elle y garantit du fouet et de la mort ; mais elle n'est pas souhaitable en d'autres pays, où elle n'a pas les mêmes effets. [49] Les deux Nonces du Pape ayant été mis en prison, on envoya leurs lettres à Nicéphore en Mésopotamie d'où l'on ne reçut point de réponse avant le neuvième de septembre. Elle fut ici deux jours sans que je susse qu'elle était arrivée et j'obtins alors par d'instantes prières et par présents, la permission d'adorer la vraie Croix ; et dans la foule et la confusion du peuple, quelques-uns de mes amis échappèrent à la vigilance de mes Gardes et me dirent ces nouvelles qui dissipèrent une partie de ma tristesse. [50] Le dix-septième de Septembre étant comme entre la vie et la mort, je fus mandé au Palais, où Chrestophe Patrice Eunuque et trois autres qui étaient avec lui, se levèrent pour me recevoir et me parlèrent en ces termes: "La pâleur de votre visage, la maigreur de votre corps, la longueur de vos cheveux et de votre barbe que vous avez laissé croître contre votre coutume, témoignent assez le déplaisir que vous avez de ce que votre départ a été retardé. Mais nous vous supplions de n'attribuer ni au saint Empereur, ni à nous ce retardement. En voici le véritable sujet. Le Pape de Rome, si toutefois on doit donner le nom de Pape à un homme, qui non seulement est entré dans la Communion du fils d’Alberic qui est un Apostat, un adultère et un sacrilège, mais qui a encore participé à tous ses crimes, a écrit une lettre digne de lui et indigne de notre très saint Empereur, ou au lieu de l'appeler Empereur des Romains, il ne l’appelle qu'Empereur des Grecs. On ne doute point que cette lettre-là n'ait été écrite par le conseil et à la suscitation de votre maître". [51] Quand j'entendis ce discours, je crus être mort et que l'on m'allait mener devant des Juges pour me condamner. Mais ils continuèrent en me disant : "Le Pape est le plus grossier et le plus ignorant de tous les hommes, vous le savez bien et pour nous, nous n'en doutons pas". Je les interrompis pour leur dire que je n'en demeurais pas d'accord, mais ils reprirent la parole et continuèrent de cette sorte: "Le Pape est un homme sans esprit et sans lumières, qui ne sait pas que le saint Empereur Constantin transféra autrefois en cette ville-ci le siège de l'empire, le Sénat et la Milice et qu'il ne laissa à Rome que des gens ou d'une infâme naissance, ou d'une basse condition, des pêcheurs, des oiseleurs, des cuisiniers, des esclaves. Jamais le Pape n’aurait écrit cette lettre, s'il n'y avait été engagé par votre maître. Mais à moins qu'ils n'en fassent tout deux une prompte satisfaction, ils reconnaîtront à quel danger ils se sont exposés en l'écrivant". Je tâché de les apaiser par la réponse qui suit. "Le Pape, qui fait profession d'une simplicité véritablement Chrétienne, a cru faire honneur à l'Empereur, bien loin d'avoir dessein de lui faire injure. Nous savons bien que Constantin mena autrefois la milice Romaine en cette ville et qu’après l’avoir magnifiquement bâtie, il lui donna son nom. Mais parce que vous avez changé depuis de langue, de vêtement et de manière de vivre, le Pape s'est persuadé que le nom de Romains ne vous déplaisait pas moins que leur habit. Il vous satisfera, là-dessus par ses lettres, dont l'inscription sera conçue en ces termes. Jean Pape de Rome, à Nicéphore, à Constantin, à Basile, Grands Empereurs des Romains". Je vous supplie de considérer la raison pour laquelle je leur promettais que le Pape écrirait de cette sorte à l'Empereur. [52] Nicéphore est parvenu à l'Empire par l'adultère et par le parjure. Or comme il n'y a point de fidele, au salut duquel le Pape ne soit obligé de veiller, je serais d'avis qu'il écrivît à ce Prince une lettre semblable à des sépulcres qui sont blanchis au dehors et dedans sont pleins d'ossements de morts. Que cette lettre lui reproche l'injustice, par laquelle il a usurpé l'autorité absolue sur ses légitimes Souverains, qu'il le cite pour ce sujet à un Concile et s'il n'y comparait, qu'il prononce contre lui Sentence d'excommunication. Or jamais la lettre ne sera mise entre les mains de Nicéphore, à moins qu'elle n'ait l'inscription que je viens de dire. [53] Quand j'eus promis aux quatre Princes auxquels je parlais, que la première lettre du Pape serait conçue en des termes dont ils auraient sujet d’être satisfaits, ils crurent que j'agissais de bonne foi et me dirent : "Nous vous en remercions, Monsieur l'Evêque. Et certes il ne fallait pas un homme moins sage ni moins habile que vous pour négocier une affaire aussi difficile et aussi importante que celle-ci. Vous êtes le seul de tous les Français pour qui nous ayons de l'estime et de l'affection. Nous en aurons pour tous les autres, lorsque par votre entremise ils se seront rangés à leur devoir. Cependant nous vous assurons que quand vous reviendrez, ici, vous y recevrez, de riches présents". Je dis alors en moi-même. Nicéphore me donnera sans doute un sceptre et une couronne d'or, quand j'y retournerai. En continuant la conversation ils me dirent: "Déclarez-nous franchement si votre très saint Maître a dessein de contracter amitié avec l'Empereur et de la confirmer par un mariage". Il avait ce dessein là, leur répondis-je, quand j’arrivai ici, mais il ne l'a plus maintenant, parce que n'ayant point reçu de mes lettres, il croit que vous vous moquez, de lui et que vous m'avez arrêté et chargé de chaînes. Il ne respire que la vengeance et est dans une colère semblable à celle d'une lionne qui a perdu ses petits. A peine avais-je achevé ces paroles, qu'ils me répondirent de cette sorte: "Bien loin de se rendre Maître de l'Italie par les armes, il ne trouvera pas de sûreté dans le pauvre pays de Saxe ou il est né et où les habitants sont si misérables, qu'ils ne s'habillent que de peaux. Par notre argent dont nous avons des provisions inépuisables, nous armerons tous les peuples contre lui et le briserons comme un vase de terre. Au reste, nous savons que vous avez acheté pour lui des étoffes qu’il faut, s'il vous plait, représenter, afin que l'on mette la bulle de plomb à celles que vous pouvez emporter et que l'on retire en vous rendant le prix celles qui sont défendues à toutes les nations et qui ne sont permises qu'aux Romains". [54] Cela fut exécuté et ils m'ôtèrent cinq belles pièces de pourpre, sous prétexte que les Italiens, les Saxons, les Français, les Bavarois, les Souabes et les autres étrangers étaient indignes de porter ces précieuses étoffes. C'est sans doute un outrage insupportable que la pourpre soit réservée à des Eunuques, à des hommes mols et efféminés, qui ont des mitres et des voiles comme des femmes et que l'usage en soit interdit à des hommes de cœur, qui savent l'art de la guerre, qui s'y signalent par des exploits héroïques et qui d'ailleurs servent Dieu, avec une foi très pure et une charité très ardente. Mais où est, leur dis-je, la parole de l'Empereur? Car en prenant congé de lui, je le supplie de me permettre d'acheter à quelque prix que ce fût des étoffes pour le service de l'Eglise. Achetez-en, me répondit-il, telles et en telle quantité qu'il vous plaira. Il n'usa d'aucune réserve. Léon Curopalate son frère en est témoin. Evodise l'Interprète l'est aussi ; et je le suis moi qui entendis aussi bien que l'Interprète ce que me disait l'Empereur. Cet étoffes-là sont défendues, me répondirent-ils ; et quand l'Empereur vous a permis d’en emporter, il n'a pas cru que vous voulussiez emporter celles qui sont particulièrement destinées à notre usage. Car nous ne devons pas moins nous distinguer des autres Nations par la magnificence de nos vêtements, que par l'éclat de nos richesses et par la pénétration de notre prudence. Et il est bien raisonnable que nous ayons quelque chose de singulier dans la beauté de nos habits, aussi bien que dans l'excellence de notre vertu. [55] Vous n’avez rien, leur répartis-je, de singulier dans vos habits, puisqu'il y a parmi nous jusques à de pauvres femmes, jusques à des Religieux qui portent de ces étoffes-là. Où les prenez-vous, me dirent-ils ? Des Marchands de Venise et d’Amalfi, leur répondis-je, nous les vendent. Ils repartirent avec un peu de chaleur. Ils ne vous en vendront plus. Car on visitera exactement leurs ballots et quiconque en sera trouvé saisi, sera fustigé et rasé. Je crus alors leur devoir faire la remontrance qui suit. N’étant encore que Diacre, je vins ici sous le règne de l'Empereur Constantin d'heureuse mémoire et j'y vins non de la part d’un Empereur, ni d'un Roi mais du Marquis Bérenger et j'y achetai une plus grande quantité de draps et de plus grand prix que ceux que j'ai maintenant et ils ne furent point visités, ni marqués de la bulle de plomb. Aujourd'hui, que par la grâce de Dieu j'ai l'honneur d’être Evêque et d’être Ambassadeur des Empereurs Othons père et fils, est il de l'honnêteté et de la bienséance que l'on marque mes étoffes, comme l'on marquerait celle d'un négociant de Venise et que l'on m'ôte les plus belles et les plus riches que je n'ai achetées que pour faire des ornements à mon Eglise ? N'êtes-vous point las des injures que vous me faites souffrir, ou plutôt que vous faites souffrir à mes maîtres en ma personne ? Ce n'est pas assez que j'aie été mis en prison, que j'y aie enduré la faim et la soif, que j'aie été retenu ici si longtemps sans pouvoir obtenir mon congé, il faut que pour comble d'outrages on m'enlève mon propre bien. Que si vous voulez, user de cette rigueur, prenez les étoffes que j'ai achetées et me laissez au moins celles dont mes amis m'ont fait présent. Ces quatre Princes se souciant fort peu de mes raisons, me dirent d'un air plus fier que de coutume: "L'Empereur Constantin était un Prince d'un esprit fort doux, qui passait la plus grande partie de sa vie dans son cabinet et qui gagnait volontiers l'affection des étrangers par sa libéralité. L’empereur Nicéphore est d'une autre humeur : bien loin de s'enfermer dans son Palais, il tient toujours la campagne. Nous disons ordinairement qu'il ne cherche que la guerre et les combats ; et il aime bien mieux réduire les peuples à son obéissance par la force de ses armes, que de leur amitié par des Traités, et par argent ; et pour vous faire voir combien il estime celle de vos maîtres, on vous ôtera également les étoffes de pourpre que vous avez achetées et celles dont on vous a fait présent". [56] Cette affaire ayant été terminée de la sorte, ils me donnèrent une lettre écrite en caractères d'or et scellée d'un sceau d'or, mais qui ne contiendra rien, comme je crois, qui fait digne de la majesté de votre Empire. Ils m'en donnèrent aussi une autre scellée d'un sceau d'argent et me dirent: "Le Pape ne mérite pas que l'Empereur lui fasse l'honneur de lui écrire. Voila une lettre que lui écrit le Curopalate frère de l'Empereur et dont il vous charge, n'en voulant point charger des gens aussi misérables que ses Nonces : elle est conçue en des termes dignes de celui à qui elle est envoyée et lui marque que s'il ne devient plus sage, il est perdu sans ressource". [57] Quand ils m'eurent chargé de cette lettre, ils me dirent Adieu en m'embrassant fort tendrement. Comme je me retirais, ils me firent une députation digne d'eux et peu digne de moi, pour me déclarer qu'ils me donneraient des chevaux pour moi et pour mes domestiques, mais qu'ils ne m'en donneraient point pour mon bagage. Cette déclaration-là me mit un peu en peine et je ne laisse pas toutefois de faire à celui qui avait charge de me conduire, un présent qui valait bien cinquante écus d'or. Avant que de partir, n'ayant aucun autre moyen de me venger que par mes vers des mauvais traitements que j’avais reçus de Nicéphore, j'écrivis sur la muraille de ma désagréable maison et sur une table de bois ce qui suit : Il n'y a nulle assurance à la partie des Grecs et ils ne la gardent que quand ils n'ont point d'intérêt de la violer. Il est de la prudence de notre nation de ne s'y pas laisser surprendre. Moi Liutprand évêque de Crémone suis venu d'Italie à Constantinople pour y négocier un Traité de paix et ai été enfermé durant quatre mois d'été dans cette maison bâtie de marbre de différentes couleurs, exposée à tous les aspects du Soleil, sujette à l'excès du chaud et à la rigueur du froid, dépourvue d'eau et des autres commodités nécessaires. C'était au temps auquel l'Empereur Othon avait entrepris le siège de Bari et où il n'épargnait rien pour la réduire à son obéissance et mettait tout à feu et à sang. Les vœux que je fis pour l'heureux succès de ses armes, furent exaucés du Ciel et il retourna victorieux et comme en triomphe. L'Empereur Grec promit sa belle fille en mariage à l'Empereur Othon et oublia sa promesse. Si cette Princesse n'avait jamais vu le jour, je n'aurais jamais eu le déplaisir de ce voyage, ni senti les effets de la rage de Nicéphore; l’Univers ne serait point menacé d'une guerre, qui fera d'horribles ravages, si Dieu n'a la bonté de la détourner. [58] Je n'eus pas sitôt achevé cet écrit que le second jour d'octobre à la dixième heure du jour, je partis avec mon conducteur de cette ville autrefois riche et florissante, maintenant affamée, fourbe et trompeuse, infidèle et parjure, avare et intéressée et marchai l'espace de quarante-neuf jours tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt sur d'autres montures, toujours pressé par la faim et par la soif, toujours serré de douleur, accablé de tristesse, toujours trempé de mes larmes, après des fatigues que je ne puis exprimer, j'arrivé enfin à Naupacte, appelée aujourd’hui Nicopole, où mon conducteur me mit entre les mains de deux hommes qu'il chargea de me conduire sur deux petites barques à Otrante. Mais parce qu'ils n'avaient point d'ordre par écrit, ils furent peu considérés en tous les lieux par où nous passâmes et d'ailleurs ils étaient si pauvres, que bien loin de fournir ce qui était nécessaire pour notre dépense, ils avaient besoin que nous leur donnassions de quoi vivre, ce qui me fit souvent répéter avec indignation cette parole de Térence: "Les défenseurs que l'on nous a donnés, ont besoin eux-mêmes d'avoir des défenseurs". [59] Etant parti de Naupacte le vingt-troisième de Novembre, j'allai en deux jours jusques au fleuve Offidaris et mes domestiques firent ce chemin-là par terre à cause qu'il n'y avait point de place pour eux dans les barques. Quand nous fûmes sur ce fleuve, nous vîmes à dix-huit milles sur l'autre bord de la mer, la ville de Patras consacrée autrefois par le martyre de S. André ; et parce que nous l'avions visitée en allant à Constantinople, nous ne la visitâmes point au retour. Je confesse franchement ma faute. Le désir dont je brûlais de revoir vos personnes sacrées, m'empêcha de m'acquitter de ce devoir de piété. [60] Un vent de Midi agita la mer jour et nuit avec une extrême violence et je ne reconnus que le vingt-neuvième de Novembre, jour de la Fête de S. André, que ma faute avait excité contre moi la tempête. La peine où je me trouvai m'ouvrit les yeux de l’esprit. D'un côté nous manquions de vivres et les habitants bien loin de nous secourir dans notre besoin, nous poursuivaient à dessein de nous faire mourir et de profiter de nos dépouilles. De l'autre, la mer furieusement émue ne nous permettait pas de nous enfuir. Dans l'extrémité de ce péril, je me tournai vers l'Eglise de S. André et lui dis en fondant en pleurs. Saint Apôtre, je suis l'humble sujet de Pierre votre confrère et votre Collègue dans la fonction sacrée de l'Apostolat. Ce n'est par aucun mépris que j'ai manqué de visiter le lieu que vous avez consacré par vos souffrances, c'est par le désir de revoir promptement les saints Empereurs. Si mon péché a excité votre colère, que leur mérite l'apaise. Pardonnez-le au zèle que ces Empereurs ont fait paraître en plusieurs occasions pour le service de S. Pierre votre Collègue. Vous savez combien ils ont essuyé de travaux et de fatigues, combien ils ont fait de défenses pour retirer l'Eglise Romaine d'entre les mains des impies, pour la rétablir dans son ancienne splendeur et pour la combler d’honneurs et de biens. Si mes péchés, méritent châtiment, leurs bonnes œuvres méritent grâce ; et S. Pierre votre frère par la foi et votre compagnon dans le martyre, qui ne leur souhaite que de la prospérité et du bonheur, ne voudrait pas qu'en la personne de leur Ambassadeur, ils refusent une disgrâce. [61] Je vous supplie, très saints Empereurs d’être persuadés que je n'use point de flatterie et pour me servir des termes de l'Ecriture, que je n'attache point des oreillers sous vos coudes. Je dis sincèrement la vérité. Deux jours après que j'eus fait cette prière, la mer fut rendue si tranquille par le mérite de votre vertu, que sans le secours des matelots qui nous avaient abandonnés, nous naviguâmes l'espace de cent quarante milles jusques à Leucate sans péril, ni sans crainte, si ce n'est à l'embouchure du fleuve Achéloüs, où nous trouvâmes un peu d'émotion causée par le reflux de la mer. [62] Que rendrez-vous donc à Dieu pour tous les biens dont il vous a comblés en personne ? Je vous dirai ce qu'il demande, ce qu'il pourrait faire sans vous et qu'il ne veut pourtant faire que par votre ministère. Car il nous met entre les mains les présents que nous lui offrons, il nous donne ce qu'il exige de nous et couronne ses dons en couronnant nos bonnes œuvres. Voici donc la reconnaissance que Dieu souhaite de vous. Nicéphore, dont l'impiété a déclaré la guerre à toutes les Eglises, a commandé au Patriarche de Constantinople, par un effet de la jalousie dont il est animé contre vous, d'ériger l'Eglise d'Otrante en Eglise Archiépiscopale et de ne plus permettre que les divins mystères soient célébrés en Latin, mais seulement en Grec dans la Pouille et dans la Calabre. Il dit que les derniers Papes ont été des Marchands qui ont vendu le S. esprit qui remplit l’Univers, qui contient tout, qui connaît tout ce qui se dit, qui a la même éternité et la même substance que le Père et le Fils, qui n'a ni commencement ni fin, qui n'a été mis à aucun prix et qui ne peut être acheté que par ceux qui ont le cœur pur et qui l'estiment autant qu'il vaut. Polyeucte, Patriarche de Constantinople a donc accordé un privilège à l'évêque d'Otrante, qui lui donne droit de sacrer les Evêques de Cirenza, de Tursi, de Gravina, de Matera et de Tricarico, bien que ce droit-là appartienne au Pape de Rome. Mais qu'est-il besoin de dire que ce droit appartient au Pape, puisque l'Eglise de Constantinople relève de celle de Rome ! Ne servons nous pas, ou plutôt ne voyons-nous pas que l'Evêque de Constantinople ne se sert du Pallium qu'avec la permission de notre Saint père ! Mais au temps que l'impie Alberic exerçait dans Rome une cruelle domination et que le Pape y gémissait sous une honteuse captivité Nicéphore, qui connaissait l'humeur avare et intéressée de ce Tyran, lui fit de Grands présents pour obtenir de lui que l'on expédiât des lettres au nom du Pape, par lesquelles il fût porté que Théophylacte Patriarche de Constantinople, fils de Nicéphore et les autres Patriarches ses successeurs, pourraient se servir du Pallium sans autre permission du Pape ; et c'est de ce honteux commerce qu'est venue la coutume qu'ont non seulement les Patriarches de Constantinople, mais tous les Evêques de Grèce, de porter le Pallium ; ce qui ne peut être considéré que comme un abus manifeste. Que s'il m'était permis de m’opposer mon sentiment sur ce sujet, je souhaiterais que l'on citât Polyeucte à un Concile et que s'il refusait d'y paraître et de réparer ses fautes, on le traitât selon la rigueur des Canons. C'est à vous, puissants Empereurs, à continuer d'agir avec la même vigueur que vous avez commencé, si Nicéphore refuse d'obéir aux lois de l'Eglise et de déférer à nos Jugements, domptez son orgueil par la force de vos armes, auxquelles sa lâcheté et sa faiblesse le mettent hors d'état de résister. C'est un service que les Ss Apôtres attendent de vous et pour lequel ils vous offrent leur protection. Au reste, les Grecs ne doivent pas si fort mépriser la ville de Rome, sous prétexte qu'elle fut autrefois abandonnée par Constantin. Ils doivent plutôt la révérer en considération de ce qu'elle a été honorée par la présence de S. Pierre et de S. Paul. Je n'ajouterai rien davantage sur ce sujet. Si Dieu me fait la grâce de me délivrer des mains des Grecs, j'aurai l'honneur de vous en dire de vive voix ce que le chagrin où je fuis ne me permet pas maintenant d'écrire. J'achèverai cependant le récit de mon voyage. [63] Nous arrivâmes le sixième de Décembre à Leucate, où nous fûmes reçus aussi incivilement et aussi maltraités par l'Evêque de cette ville-là, qui est un Eunuque, que nous avions été dans les autres villes de guerre par où nous avions passé. Et certes je n'avancerai rien de contraire à la vérité, si je dis que dans toute la Grèce je n'ai pas trouvé un Evêque qui reçut favorablement les étrangers. Ils sont tout ensemble et riches et pauvres. Ils sont riches, parce qu'ils ont de l'argent dans leurs coffres. Ils sont pauvres, parce qu'ils n'ont ni meubles, ni domestiques. Ils mangent seuls à une petite table sans nappe, qu'ils couvrent eux-mêmes, où ils se servent d'un pain bis et d'un breuvage chaud comme bain, dont ils boivent goutte à goutte dans un petit verre. Ils vendent eux-mêmes les choses qui leur sont inutiles et achètent celles dont ils ont besoin. Ils ouvrent et ferment eux-mêmes leur porte. Ils sont eux-mêmes leurs panetiers et leurs maîtres d'Hôtel. Ils sont Cabaretiers. J'ai pensé dire un autre mot qui marque qu'ils ne sont plus hommes et en effet ils ne le sont plus, ce qui n'est pas conforme aux Canons et ils sont Cabaretiers, ce qui est contraire aux Canons. "Enfin les laitues que les Anciens ne mangeaient qu'au dessert, sont le commencement et la fin de leurs repas". Je les tiendrais heureux s'ils se réduisaient à cette manière de vivre par un désir sincère d'imiter la pauvreté du Sauveur ; mais ils ne s'y réduisent que par avarice et par une ardeur insatiable d'amasser de l'argent, ce que je prie Dieu de leur pardonner. Je crois aussi que ce qui les oblige à épargner de la sorte, est que leurs Eglises sont chargées d'impositions. L'Evêque de Leucate m'assura avec serment, que son Eglise payait tous les ans cent écus d'or à Nicéphore et que les autres Eglises payaient de semblables redevances à proportion de leur revenu. L'injustice de ces exactions est manifestement condamnée par l'exemple célèbre du Patriarche Joseph, qui exempta les terres des Prêtres de l'imposition qu'il mit durant la famine au nom de Pharaon sur toute l'Egypte. [64] Le treizième de Novembre nous partîmes de Leucate et parce que nos matelots s’étaient enfuis, comme je l'ai déjà dit, nous conduisîmes nous-mêmes nos barques et arrivâmes le dix-septième à Corfou. Avant que nous fussions descendus à terre, le Gouverneur vint au devant de nous. Il s'appelait Michel et était de Chersone. Il était chauve, avait le visage riant, la conversation agréable, mais le naturel dissimulé. Dieu me déclara par des marques sensibles le dessein que cet imposteur avait de me tromper. Mais je n'eus pas assez de lumière pour les reconnaître. Au moment qu'il me donna le baiser de paix, bien qu'il eût toute autre chose que la paix dans le cœur, l'île trembla trois fois. Trois jours après, pendant que j’étais à table et que ce perfide épiait mes pas pour me perdre, le Soleil qui avait honte de sa trahison, s'éclipsa et en s'éclipsant l'étonna sans le changer. [65] Je rapporterai les bons offices que je lui rendis et ce qu'il fit pour les reconnaître. En allant à Constantinople, je fis présent à son fils du riche bouclier que vous m'aviez mis entre les mains pour le donner aux amis que je pourrais faire en Grèce. En revenant je fis présent au père d'une pièce d'un drap de grand prix. Voici ce qu'il fit en revanche. Nicéphore avait envoyé des ordres qui portaient expressément, que quand je désirerais l'aller trouver à Constantinople, on m'embarquât sur un vaisseau et on m'adressât à Léon Cetonite. Michel, au lieu d'exécuter cet ordre, me retint vint jours, durant lesquels il me nourrit à mes dépens, jusques à ce qu'il arriva un homme envoyé par le Cetonite, qui le reprit de ce qu'il m'arrêtait de la sorte. Ne pouvant alors soutenir les plaintes accompagnées de larmes que je fis contre lui, il me mit entre les mains d'un scélérat, qui me traita avec une si extrême rigueur, qu'il ne me permettait pas d'acheter les choses dont j’avais besoin, jusques à ce que je lui eu donné un tapis, qui ne valait pas moins de deux marcs d'argent. Quand je partis, il commanda secrètement au Pilote de m'exposer sur un promontoire où je mourusse de faim. Ce qui le porta à donner cet ordre cruel, est qu'il avait visité très exactement mon bagage, pour voir si je n'emportais point de pourpre et que parmi les étoffes qu'il mania, il voulut prendre une pièce que je ne lui voulus pas donner. Je ne sais par quelle rencontre il est arrivé que dans le cours de mon voyage, j'aie trouvé plusieurs personnes de même nom, qui m'aient injurieusement traité, celui qui me gardait à Constantinople et qui était un homme fâcheux et incommode, me mit entre les mains d'un autre encore plus incommode et plus fâcheux nommé Michel. J'eus pour conducteur un autre Michel qui était homme de bien et qui néanmoins me fit presqu'autant de mal par sa simplicité, que les autres par leur malice. Mais je tombai enfin entre les mains de ce Michel, Gouverneur de Corfou, qui vivait en Moine et en Solitaire. Mais cette manière de vivre ne lui servait de rien. C'était en vain qu'il buvait souvent chaud comme bain en l'honneur de S. Jean Baptiste. Ceux qui ne cherchent pas Dieu sincèrement ne méritent pas de le trouver.